Un immense portrait de l'Emir Abd el Kader dans la maison de Cheikh Mohamed Bachir Ibrahimi, c'est l'image dominante que je conserve de la première rencontre avec le cheikh, en 1944, lorsque, après mon essai sur LA CONTRIBUTION DE LA CIVILISATION ARABO-ISLAMIQUE A LA CULTURE UNIVERSELLE, il me reçut chez lui
J'étais accompagné d'Amar Ouzegane, futur ministre de l'agriculture de l'Algérie libérée, et avec qui j'avais vécu près de trois années de prison et de camp de concentration.
Abd el Kader était à la fois le symbole et l'exemple de la vie, religieuse et militante, de Cheikh Ibrahimi. Il nous montra, ce jour-là, la continuité de la lutte menée, depuis 1830, par le peuple algérien, contre la menace de dépersonnalisation, de perte de son identité, que faisait peser sur lui, depuis plus d’un siècle, l'invasion colonialiste française, et aussi la perversion de l'Islam par le maraboutisme, qui collaborait d’ailleurs avec l'occupant.
Contre la dégradation du soufisme par le maraboutisme, professant à la fois une évasion de la vie quotidienne par une obsession morbide de la vie future, et par un faux mysticisme, « qui place la perfection dans le non-désir de la vie terrestre » comme écrivait le Cheikh Ben Badis, l'Emir Abdelkader disciple d'Ibn Arabi (le « Cheikh el Akbar »), sut lier , selon la plus haute tradition islamique, la foi et la politique. Le moment mystique était, pour lui, celui du « recentrement » sur Dieu. Son action, comme chef de guerre et homme d’Etat, était l'expression de sa foi et de sa spiritualité pour modeler le monde selon la « guidance » de Dieu.
Ce sont là les deux pôles de la vie, indivisiblement religieuse et politique.
Cheikh Ibrahimi fut, avec Cheikh Ben Badis, le continuateur, pour la rénovation de l'Algérie, de l'œuvre réformatrice entreprise en Egypte par El Afghani, Mohamed Abdou, Rachid Reda, qui mourut en 1935. Cette œuvre était à la fois novatrice du point de vue religieux, politique et culturel.
Faisant l'éloge de l'interprétation du Coran par Mohamed Abdou, grand Cheikh d'El Azhar, Cheikh Ibrahimi ajoutait : « Rachid Reda a ouvert aux savants la voie de l'exégète coranique... Après lui, la maîtrise de l'exégèse coranique pour le monde musulman tout entier, passa à Abd al Hamid Ben Badis le promoteur de la renaissance intellectuelle réformiste en Algérie, et même en Afrique du Nord. »
Cheikh Ibrahimi fut, avec Cheikh Ben Badis, l'âme d’une véritable « révolution culturelle » en Algérie, qui rendit possible la libération du peuple algérien, en 1962, de cent trente ans d'aliénation, et la reconquête de son identité arabo-islamique pour laquelle son peuple n'a jamais cessé de lutter de la résistance d'Abd el Kader, aux insurrections de Cheikh Bouamama et d'El Mokrani, jusqu'au soulèvement de 1954 et à la victoire libératrice de 1962.
La tâche des réformateurs était immense.
Cheikh Ibrahimi rappelle qu'en 1913, à Médine, au cours de ses veillées avec Cheikh Ben Badis, qui ne se terminaient qu'avec la prière du matin, a commencé à germer l'idée de l « Association des Oulémas », qui ne devait voir le jour qu'en 1931.
Ils refusaient à la fois les idées de Zya Gokalp, en Turquie, mises en pratique, quelques années plus tard, par Mustapha Kemal, qui, confondant « modernisation » avec « occidentalisation », faisaient perdre à l'Islam son âme par une imitation mécanique de l'Occident, et le conservatisme aveugle de ceux, qui entrant dans l'avenir à reculons, ne lisaient le Coran qu’avec les yeux des morts. Le programme officiel de la Zitouna, jusqu'en 1912, ne comportait exclusivement que les commentaires du Coran d'Al Baydawi (mort en 1316) et des Galalayn (dont l'un mourut en 1459, et l'autre, son disciple, 1505).
Quel que soit le respect que l'on puisse porter à ces grands exégètes du passé, il est grave de croire que la pensée créatrice de l'Islam se soit arrêtée avec eux, et que cette tradition médiévale puisse apporter réponse aux problèmes de notre temps. D'autant plus que le « Statut organique » de la Zitouna sacralisait ce dogmatisme. Il y était expressément stipulé : « Nul ne pourra se livrer à l'examen des principes que les savants se sont transmis d'âge en âge, et qui sont acquis la science. »
Cheikh Ben Badis et Cheikh Ibrahimi ont eu à combattre ce double fléau : l'imitation servile de l'Occident, et l'imitation servile du passé.
Cheikh Ibrahimi écrivait que le pire défaut de ceux qui adoptent la culture occidentale « c'est une ignorance totale des vérités de l'Islam, et que le pire défaut de ceux qui se réclament de la culture islamique est une ignorance totale des problèmes et des exigences de notre siècle. »
Dans la perspective islamique, où la foi est inséparable des lois de la communauté, c'est-à-dire de la politique, le problème majeur était de découvrir comment l'Islam pouvait se « moderniser » sans cesser d'être lui-même, c'est-à-dire sans imiter l'Occident.
La solution préconisée par Cheikh Ben Badis et Cheikh Ibrahimi, dans la voie ouverte en Egypte par Mohamed Abdou et Rachid Reda, mais dans les conditions spécifiques de l'Algérie, directement affrontée au colonialisme, au colonialisme militaire et politique, mais aussi au colonialisme spirituel, c'était de retrouver le dynamisme créateur de l'Islam matinal, celui de la Révélation coranique et de l'exemple du Prophète.
Il fallait, pour atteindre cet objectif, « décaper » d'une gangue millénaire de ritualisme, de légalisme étroit, de littéralisme, la lecture du Coran et de la Sunna.
Cette entreprise ne mettait en cause ni l'origine divine du Coran, ni la grandeur de la tradition : elle en retrouvait au contraire la source vivante.
Cette « Ijtihad » est, comme l'écrivait Mohamed Iqbâ. « le principe de mouvement » en lequel s'exprime la puissance créatrice de l'Islam, et, comme disait Rachid Reda, d'une audacieuse ouverture de cet « Ijtihad », dépend tout l'avenir de l'expansion de l'Islam.
Il est vrai, que, très tôt, dès les premières crises de l'Empire abbasside, se manifeste un repli frileux qui s'exprime déjà avec Hanbal, et qui marque la fin de la première et fulgurante expansion de l'Islam. Ce fut pire encore, trois siècles plus tard avec les séismes de l'invasion mongole et des croisades. L'on se mit à théoriser, avec El Mawerdi, à partir d'une scolastique livresque, sur le pouvoir de l'empire abbasside en décadence
L'immense mérite d'El Afghani, de Mohamed Abdou, de rachid Reda, de Cheikh Ben Badis, de Cheikh Ibrahimi, fut de remonter, au-delà des spéculations théologiques, des gloses des arguties juridiques accumulées au long des siècles, jusqu'à la source vivante : la Révélation coranique, et l'exemple du Prophète, et de procéder comme l'avaient fait les grands jurisconsultes, qui avaient travaillé à atteindre, dans des conditions historiques nouvelles, les objectifs éternels que nous assigne la parole divine.
La Loi ne peut se pétrifier alors que la vie, qu'elle a pour mission de façonner selon le dessein de Dieu, qui a fait de l’homme son Calife, est en perpétuelle métamorphose.
En face de ce renouveau des Rachid Reda, des Ben Badis, des Bachir Ibrahimi, le grand Mohamed Iqbal écrivait : « Je trouve que la prétention de la présente génération de réformistes musulmans à réinterpréter les principes juridiques fondamentaux à la lumière de leur propre expérience et des éditions différentes de la vie moderne, est parfaitement justifiée. Le Coran enseigne que la vie est un processus de création incessante, ce qui exige que chaque génération, guidée mais non empêchée par l'oeuvre de ses prédécesseurs, ait le doit de résoudre ses propres problèmes. »
Parce qu'ils ne se sont pas contentés de répéter, dans leur formulation littérale, des décisions prises dans des situations historiques concrètes, mais en ont retrouvé l'esprit et la guidance divine pour atteindre le même but dans des circonstances historiques nouvelles, inédites, Cheikh Ben Badis à Constantine, Cheikh El Oqbi à Alger, Cheikh Ibrahimi à Oran et à Tlemcen, ont éduqué toute une génération qui allait trouver dans cet Islam vivant la force principale de mobilisation libératrice du peuple algérien.
C'est seulement à la lumière de l'Islam que le problème pouvait être posé dans toute son ampleur : la révolution algérienne ne pouvait pas avoir simplement pour but de remplacer l'équipe colonialiste au pouvoir par des Algériens qui exerceraient ce pouvoir selon les mêmes lois. Il s'agissait de créer une communauté nouvelle, fondée sur des valeurs radicalement différentes de celles qui étaient imposées, depuis cent trente ans par l'occupant : des valeurs spécifiquement islamiques.
Cette tâche exigeait la transformation des hommes autant que la transformation des structures. A de faux révolutionnaires prétendant tout changer, sauf eux-mêmes, le Coran rappelle « Dieu ne change rien en un peuple avant que celui-ci ne change ce qui est en lui. » (XIII, II).
Parce qu'ils étaient pénétrés de cette vérité coranique, les hommes qui créèrent, en 1931, avec Cheikh Ben Badis et Cheikh Ibrahimi, l'Association des Oulémas, mirent au premier plan de leur programme un gigantesque effort d'éducation, à la fois contre l'école dépersonnalisation de l'occupant colonialiste qui tentait de déraciner l'enfant Algérien de la culture arabo-islamique, contre l'obscurantisme maraboutique, si contraire, par ses superstitions et ses « intercessions », à l'esprit de l'Islam (et choyé, pour cette raison, par le pouvoir colonialiste), et contre un enseignement périmé de l'Islam qui le momifiait et le stérilisait par la simple répétition du passé.
Le problème était d'échapper au double piège d’une intégration aveugle au modèle occidental de croissance et de culture, ou d'un refus global de tout ce qui n'était pas la tradition médiévale.
Le mérite des réformateurs fut de montrer qu'au lieu d'opposer stérilement science et religion, il était possible de réaliser une intégration critique et sélective des sciences et des techniques de l'Occident, en les subordonnant, comme des moyens, au but de l'Islam.
La « shari'a », ce mode de vie dominé par le souci d’accomplir le dessein de Dieu, n'implique nullement la sclérose d'une répétition figée des règles qui ont magnifiquement régi la vie de la communauté islamique il y a un millénaire, mais au contraire l'effort créateur pour modeler les sociétés d'aujourd'hui, dans des conditions historiques radicalement nouvelles, qui exigent des initiatives et des méthodes nouvelles, selon le message éternel de l'Islam. En aidant ainsi à « se souvenir de Dieu », et de la signification profonde de la vie et de l'histoire, l'Islam peut apporter à un monde qui meurt, non par manque de moyens mais par absence de but, le sens d'une communauté se consacrant à la réalisation du dessein de Dieu.
L'occupant ne se trompait pas sur l'importance de ce travail en profondeur : dès le mois de mars 1940, Cheikh Ibrahimi était exilé en résidence surveillée. C'est dans cette situation qu'il fut élu, à la mort de Cheikh Ben Badis, Président de l'Association des Oulémas. Libéré au début de 1943, il crée, en une seule année, soixante-treize médersas dans les villes et les villages, et quatre cents au cours des années suivantes. Arrêté après les massacres perpétrés en 1945 par l'occupant, Cheikh Ibrahimi se remit, dès sa libération, à sa tâche éducative.
Roger Garaudy
Extrait de « Biographie du XXème siècle », Editions Tougui, 1985.