10 juillet 2015

L'Ijtihad : une nécessité absolue, par Taha Jabir Al Alwani



" La révélation et la raison sont deux éléments essentiels appartenant aux sources universelles de la connaissance et sont étroitement liées l’une à l’autre. Y avoir recours est une exigence préalable nécessaire si l’on veut créer un environnement propice à l’ijtihad et à la réforme de l’esprit musulman."

La renaissance en Europe surprit la Oumma en plein sommeil. Ceux qui avaient l’habitude d’aller solliciter faveurs et conciliation chez les chefs musulmans, venaient alors pour conquérir, occuper et subjuguer. L’attaque était massive et générale : intellectuelle, culturelle, politique, juridique de même que militaire, tandis que les Musulmans s’occupaient de débattre de l’au-delà et des diables cachés dans les machines et autres inventions que les Européens apportèrent avec eux. En conséquence l’ijtihad redevint un sujet d’actualité brûlant. D’aucuns affirmèrent qu’à la lumière du nouveau défi de l’Europe, l’ijtihad était devenu une condition nécessaire et suffisante pour la réforme intellectuelle. Il n’y avait aucune réforme, disait-on, sans ijtihad ; aucun réveil sans réforme et aucune libération de la domination étrangère et aucun salut sans un réveil véritable. L’esprit musulman fut mis à l’épreuve et fut défié de faire face à la nouvelle menace. L’ijtihad fut compris de plusieurs manières :
1. Il y avait ceux qui, au nom du modernisme, firent de l’ijtihad un moyen d’apaiser les colonialistes en appelant à la soumission à leur mode de vie. Ceci signifiait l’abandon d’une grande partie de l’héritage de l’Islam et l’adoption des habitudes des occupants, avec un éloignement progressif mais éventuellement fatal des sources fondamentales de l’Islam.
2. En réaction contre la tendance précédente, certains intellectuels rejetèrent l’ijtihad sous toutes ses formes, lui ôtant toute légitimité et niant totalement sa nécessité. Les tenants de cette tendance appartenaient au courant qui considérait le taqlid comme un principe important.
3. Une troisième catégorie permit l’exercice de l’ijtihad dans des domaines restreints ayant trait à des événements, situations ou questions nouveaux ou sans précédents. Pour de tels penseurs, lorsqu’une opinion juridique ou un jugement existait déjà l’ijtihad n’était pas nécessaire – le précédent ou l’opinion juridique annulant tout le reste. On préférait toute sagesse déjà perçue à toute nouvelle idée. Ceci revient à dire qu’on doit appliquer des jugements désuets à des situations contemporaines, ce qui engendra souvent des propositions absurdes et ridicules. Aujourd’hui, à un moment où le faqih a assumé de nouveaux rôles indignes de son rang, et qu’il est devenu un simple agent administratif dans les départements anti-islamiques de l’appareil des états, on compte parmi de tels exemples les ridicules fatawa ayant trait aux bébés-éprouvettes et aux banques de sperme.
4. Enfin, d’autres intellectuels trouvèrent dans l’ijtihad une raison de justifier le nouvel ordre colonial. C’était pour eux un moyen facile pour faire des entorses aux règles et jugements en vue d’accommoder la nouvelle situation créée par la domination coloniale. A leurs yeux, ceux qui défendaient la rigueur et l’authenticité étaient taxés de strictes et d’extrémistes ayant des préjugés. Cette tendance cherchait à intégrer toute idée nouvelle dans le patrimoine islamique en faisant sage de l’ijtihad pour lui donner une légitimité. Cette attitude se traduisit par une course vers l’ijtihad qui devint une fin en elle-même, une sorte d’activité récréative ouverte à tout le monde. Il existait une tension aiguë entre ces groupes dont les débats largement futiles débouchaient sur l’acrimonie et beaucoup de confusion.

A part les quatre tendances d’ijtihad citées ci-dessus, un cinquième courant existe également bien que moins bruyant. Il soutient une revivification de la pensée islamique sur la base de la méthodologie originelle du Prophète et en appelle à un ré-examen des sources fondamentales de l’Islam à la lumière des changements modernes et, partant, à un ajustement de la pensée islamique. Les partisans de cette école voient en l’ijtihad la réflexion de l’état psychologique et intellectuel contemporain de la Oumma. Pour eux, chaque fois que les conditions essentielles de l’ijtihad existent, il incombe alors aux oulama d’exercer l’ijtihad et de répondre ainsi aux besoins du temps. Ils avancent également que le fiqh n’est qu’un domaine où l’ijtihad est nécessaire afin de régler les affaires de la Oumma – contrairement au micro-fiqh qui traite de questions bien précises et qui de ce fait est soumis aux influences et conditions locales. Pour éviter de mettre la charrue devant les bœufs, il est important d’accorder plus d’attention au macro-fiqh plutôt qu’au micro-fiqh. Les tenants de cette tendance d’ijtihad croient que la Oumma est assez mure et capable de faire face à de nouvelles situations, et de les traiter d’une perspective authentiquement islamique. A cet effet, un examen de la méthodologie elle-même et de tout l’environnement culturel serait nécessaire de façon à éviter les abus et l’exploitation d’une telle approche à des fins sectaires ou partisanes. La transformation intellectuelle qui en résulterait, revitaliserait à son tour la manière de lire et d’interpréter le Coran et la Sounna en vue de jeter les fondements sur lesquels des sciences humaines islamiques pourraient être établies, utilisant le Coran et la Sounna comme sources fondamentales de la connaissance. L’esprit de l’homme n’est qu’un instrument responsable qui permet de connaître le Créateur, de bien comprendre sa révélation ainsi que la nature humaine et les lois du cosmos. Doté de cette faculté qu’est la raison, l’esprit est également chargé de faciliter la mise en application de la révélation dans la vie de tous les jours et de permettre à l’homme de bien appréhender son existence et celle de l’inconnu. Ceci permet à l’homme de formuler des idées, de découvrir le droit chemin, de proposer des solutions pour le bien-être du monde, d’apporter la lumière à ce monde et de se prouver.

La révélation et la raison sont deux éléments essentiels appartenant aux sources universelles de la connaissance et sont étroitement liées l’une à l’autre. Y avoir recours est une exigence préalable nécessaire si l’on veut créer un environnement propice à l’ijtihad et à la réforme de l’esprit musulman. C’est là une condition fondamentale si l’on veut promouvoir une culture intégrée dans laquelle les divers sciences et arts se développent sur la base d’une vision authentiquement islamique et une compréhension correcte de l’homme et de son environnement. Alors seulement la relation de l’homme avec le Créateur et avec la nature s’établira convenablement. C’est cette relation qui permet de mener une vie religieuse fondée sur des bases si saines qu’elles permettent à la société musulmane d’établir des institutions, des systèmes d’éducation et une vie familiale qui lui seraient propres, et de jouer le rôle qui est le sien dans le monde. A cet effet, l’histoire de l’Islam et le patrimoine culturel pourraient être étudiés de façon approfondie afin de libérer les générations musulmanes, présentes et futures, des contraintes et pressions du passé, et de leur permettre de comprendre ce passé correctement, tout en discriminant des acquis positifs de son héritage négatif.

Raison contre taqlid

Les spécialistes des fondements de la jurisprudence (Usul al fiqh) décidèrent que le ‘aql et le naql* constituent des bases du droit musulman et qu’on doit les utiliser conjointement pour qu’ils se renforcent mutuellement. L’idée qu’on devrait permettre à l’esprit musulman de ne fonctionner qu’à travers la rigueur du qiyas et l’istihsan ainsi que de leurs dérivés – ce qui le prive d’un rôle de premier plan dans la confrontation des défis et dans la préparation d’un projet de mise en pratique de la vision islamique dans la vie quotidienne – était un symptôme du conflit qui opposait les oulama aux chefs politiques au sujet de la légitimité. Elle était la conséquence de la détermination des premiers de protéger l’Islam contre les abus de ces derniers qui utiliseraient l’ijtihad comme moyen au service de leurs propres fins politiques.

Pour peu qu’on libère aujourd’hui l’esprit musulman de ces restrictions et que l’ijtihad retrouve sa place comme méthodologie constructive nécessaire à la réforme de la pensée islamique, les principes fondamentaux de l’Islam recouvreront leur place comme fondements de la pensée islamique. Ils pourront retrouver de même leur rôle légitime dans la formation de la pensée humaine en général et servir de référence pour comprendre la vie, l’homme, le monde. Ils seront pris en compte pour déterminer les objectifs des lois et des enseignements de l’Islam. Il sera alors de nouveau possible d’apporter des solutions islamiques pratiques aux problèmes de la vie, d’établir des systèmes sociaux, éducatifs et moraux spécifiques et, partant, de faire disparaître la dichotomie qui existe entre la théorie et la pratique. Ce faisant, on aura rompu le cercle vicieux dans lequel se trouve la pensée islamique aujourd’hui.

Cet article a été repris du site de l'Institut International de la Pensée Islamique en France : http://www.iiitfrance.net (qui a fermé ses portes et son site en 2011)

Le site officiel de Taha Jabir Al-Alwani : http://www.alwani.net/

Note: * L’école du ‘aql met l’accent sur l’usage de la raison dans l’interprétation du Coran et de la Sounna ; tandis que l’école du naql s’appuie sur le savoir transmis dans son approche aux textes sacrés.