13 avril 2015

Le M'PEP et le "nouveau bloc historique"

 Le M'PEP vient de publier un texte évoquant notamment le nécessité d'un "nouveau bloc historique",  "alliance des victimes" pour aller vers "une nouvelle organisation sociale". Roger Garaudy avait dés la fin des années 60 utilisé en l'actualisant ce concept emprunté à Gramsci. Il est à ma connaissance l'un des derniers à avoir réfléchi à cette notion de bloc historique nouveau. Si l'on écarte les éléments historiquement datés, cette réflexion me parait toujours valable aujourd'hui. Voici donc pour enrichissement réciproque deux textes: celui du M'PEP et à la suite des extraits d'un des textes de Roger Garaudy (de 1971) sur ce sujet (pour plus de précisions se reporter à "L'alternative", Robert Laffont éditeur, 1972)

AGIR POUR METTRE EN PLACE UN NOUVEAU BLOC HISTORIQUE, FORCE PROPULSIVE DE LA DYNAMIQUE POPULAIRE

Par le Mouvement politique d’émancipation populaire.
Le 12 avril 2015
Toute révolution a nécessairement besoin de s’arrimer à un mouvement culturel qui implique la critique du système existant et l’acquisition de nouvelles idées. Toute révolution constitue un fait culturel qui bouleverse le système de pensée précédemment dominant.
Pour parvenir à opérer ce basculement il convient d’abord de comprendre comment s’exercent les processus culturels dominants. Dans le système capitaliste, le pouvoir des classes dominantes ne repose pas uniquement sur le contrôle des appareils répressifs de l’Etat (justice, police, armée…). Il repose d’abord sur son « hégémonie culturelle » [1], au moyen du contrôle du système éducatif, des institutions religieuses, des médias, des Think-Tanks, de la fonction idéologique des grandes entreprises, de la publicité... L’influence intellectuelle, morale, sociologique et psychologique des classes dominantes s’impose par un jeu savant de diffusion d’idées, du contrôle économique et de l’Etat. Cet entrelacement d’une vision du monde, une « philosophie », des coutumes et un modèle de vie formaté apparaît comme un sens commun. Il s’agit en réalité d’un système d’idées, une idéologie qui opère sur le peuple et, en particulier sur les classes dominées, soumises à des lavages de cerveaux continus qui font obstacles à penser la société autrement. Sa perversité est de laisser croire à chacun qu’il est « libre » de son opinion et de sa manière de vivre alors même que chacun est enfermé dans un modèle de pensée qui le façonne.
Alors, comment faire pour briser le cycle infernal de la reproduction idéologique dominante ? Le système peut présenter des failles. Une crise de l’hégémonie culturelle peut éclater quand, même en étant toujours au pouvoir, la classe sociale politiquement dominante n’est plus capable de résoudre les problèmes de toute la société. Sa conception du monde perd alors de sa crédibilité. Il devient possible qu’une des classes dominées parvienne à présenter des solutions concrètes aux problèmes irrésolus et à faire partager sa vision du monde à d’autres groupes sociaux. Dans ce cas elle peut devenir dirigeante et impulser la création d’un nouveau « bloc historique ».
C’est la situation dans laquelle nous sommes en 2015.
Le Parti socialiste, qui s’appuie sur de larges fractions de la petite et moyenne bourgeoisie intellectuelle et des catégories intermédiaires, a perdu l’initiative et sa crédibilité. Non seulement il n’impose pas sa vision du monde, mais il suscite à l’inverse un réflexe de rejet. Le processus de construction d’une nouvelle hégémonie culturelle qui est en cours rassemble une part significative des ouvriers, des employés, des petits et moyens commerçants et artisans dans le vote FN. C’est la seule dynamique politique qui existe en France. Elle s’appuie toutefois sur des éléments contradictoires.
La critique de la mondialisation, la volonté de souveraineté nationale, le discours sur la sortie de l’Union européenne et de l’euro, la reprise d’éléments du discours syndical sur l’emploi et les salaires : le recours à l’évocation de ces thèmes vise à donner l’apparence que le FN va combattre la mondialisation, sortir de l’Union européenne et de l’euro, résoudre les problèmes de l’emploi et des salaires. La réalité est tout autre. Rien, dans le programme du FN, ne permet de résoudre les problèmes évoqués. Le référentiel sur lequel s’appuie le FN est celui d’un nationalisme français arrogant vis-à-vis des autres peuples, l’encouragement à la xénophobie et au racisme, la haine des fonctionnaires et des syndicalistes, l’idéologie d’un capitalisme familial paternaliste et autoritaire. Or ce sont ces idées qui s’imposent en France. Les autres forces politiques sont asséchées car elles ont démontré, dans les faits, qu’elles ne répondent en rien aux aspirations populaires.
En proposant une définition large et dynamique des classes populaires et des classes moyennes (les classes dominées) le M’PEP cherche à créer un nouveau bloc historique faisant référence à toutes les personnes victimes, à différents titres, des politiques néolibérales et, de manière plus générale, à tous ceux et à toutes celles qui souffrent du capitalisme. Soit plus de 80% de la population. Cette union de classes sociales vise à créer les conditions du portage de la remise en cause de l’hégémonie culturelle des classes dirigeantes et à lui substituer un nouveau système de pensée afin de parvenir à une prise du pouvoir politique et économique libérant la Nation et restituant la souveraineté du peuple et ouvrant sur une nouvelle organisation sociale.

Notes

[11. L’hégémonie culturelle est un concept qui décrit la domination culturelle d’un groupe ou d’une classe et le rôle que les pratiques quotidiennes et les croyances collectives jouent dans l’établissement des systèmes de domination. L’analyse de l’hégémonie culturelle a été d’abord formulée par Antonio Gramsci. Il pensait que l’échec des travailleurs à faire la révolution socialiste était dû à l’emprise de la culture hégémonique bourgeoise sur l’idéologie et les organisations des travailleurs.
Il s’agit donc de mener une lutte culturelle devant permettre d’attirer toutes les classes opprimées dans la lutte pour la prise du pouvoir politique. Pour Gramsci, toute classe qui vise à la conquête du pouvoir politique doit en effet dépasser ses simples intérêts « économiques », prendre la direction morale et intellectuelle, et faire des alliances et des compromis avec un certain nombre de forces sociales. Gramsci appelle cette union des forces sociales un « bloc historique » (terme emprunté au syndicaliste Georges Sorel). C’est à partir de cette alliance que l’insurrection contre le capitalisme pourra être conduite avec le support des masses.


Je veux seulement faire quelques remarques très sommaires, et d'abord
noter qu'il ne s'agit pas d'une étude historique des textes de Gramsci ; ensuite
dire qu'il n'est pas exact, comme on l'a écrit, de présenter la notion de bloc
historique comme étant le centre de la pensée de Gramsci. Peut-être des
textes m'ont échappé, mais il me semble qu'en dehors des textes fondamentaux
qui sont dans Le matérialisme historique et la pensée de Crocce et dans
les Notes sur Machiavel j'ai vu onze passages dans lesquels ce problème est
étudié ; cela revient donc assez épisodiquement ; ce qui est vrai, c'est que
cette notion prend une importance considérable du fait qu'elle se situe dans
la pensée de Gramsci à un moment particulièrement important. J'ai eu
l'impression que cette notion intervenait chaque fois dans une polémique
contre toute tentative d'interprétation mécaniste ou déterministe du matérialisme
historique, et qu'elle intervenait en particulier pour introduire une idée
tout à fait centrale chez Gramsci, tout à fait capitale pour nous tous, l'idée
de l’initiative appropriée, l'idée de l’ initiative historique là encore dans sa
polémique contre toute interprétation mécaniste ou déterministe. Je ne
reviendrai donc pas sur des éléments qu'on peut tenir pour connus, puisque
ces polémiques mêmes ont amené à ressortir l'essentiel des textes ; je ne
reviendrai pas non plus sur les reproches qui ont pu m'être faits, mais qui
étaient tellement orientés par un souci politique qu'ils n'ont pas apporté
beaucoup du point de vue théorique ; en particulier on voulait à tout prix me
faire dire, quand j'ai utilisé cette notion, qu'il s'agissait de mettre en cause le rôle dirigeant de la classe ouvrière, ensuite on m'a fait des reproches tout à
fait contradictoires : tantôt que c'était une manière hypocrite d'intégrer
l'ensemble des intellectuels à la classe ouvrière, ou au contraire de substituer
les intellectuels à la classe ouvrière.

Je voudrais seulement m'en tenir à quelques-unes des conséquences, et
dire pourquoi il me semble que ce concept de bloc historique peut jouer un
rôle très important dans notre définition de la lutte pour le socialisme. Je
noterai seulement, pour ne pas revenir sur les détails, que ce qui me paraît
riche et stimulant dans la conception de Gramsci, c'est que son concept de
bloc historique exprime à la fois l'unité complexe de la base économique
d'une société et de ses superstructures politiques, et d'autre part l'organisation
nouvelle des forces de classe qui en découlent. Par exemple, pour essayer d'illustrer
très grossièrement les choses : au moment de la Révolution française, la bourgeoisie
détenait déjà les formes nouvelles de l'économie — industrie, commerce, banque —
et que par sa révolution elle a réalisé un blochistorique nouveau à la fois en créant des superstructures politiques correspondant à des formes nouvelles de l'économie, qui
correspondait jusque-là aux formes anciennes de la propriété terrienne féodale
et en réalisant — c'est le deuxième aspect — les alliances capables de briser
les anciennes superstructures et d'en créer de nouvelles : alliance avec la paysannerie
— qui avait elle aussi besoin d'abolir les survivances du régime féodal — avec
les artisans et les ouvriers des villes.

Ce que je voudrais retenir simplement ici — c'est la première idée
importante qui paraît se dégager — c'est que le bloc historique ne désigne pas
n'importe quelle coalition occasionnelle, contingente, tactique entre des
classes ou des couches sociales différentes, mais une alliance objectivement
fondée sur un nouveau rapport entre la base et la superstructure. C'est
d'ailleurs ce que Gramsci dit explicitement dans un passage de Matérialisme
historique et la pensée de Crocce ; je cite : « pour libérer la poussée
économique des entraves de la politique traditionnelle, pour changer la
direction politique de certaines forces qu'il est nécessaire d'absorber, pour
réaliser le bloc historique économique et politique nouveau , homogène, sans
compromission interne ». C'est dire que la définition du bloc historique
nouveau, nécessaire pour réaliser la tâche révolutionnaire de mettre en harmonie
la structure politique avec la base économique, exige à chaque moment de crise
et de rupture dans une histoire en train de se faire, trois choses :
1 - une analyse prospective, scientifique du développement à la fois des
forces productives et de l'économie dans son ensemble ;
2 - une analyse correspondante des classes et des couches sociales qui
peuvent mettre en oeuvre les forces nouvelles, et les formes les plus
dynamiques de l'économie, et qui par là peuvent être les porteuses, par leur
alliance, d'une authentique révolution ;
3 -  pour reprendre l'expression de Gramsci, l'initiative politique appropriée
pour donner à cette classe et à ces couches sociales conscience de leur
unité, de leur pouvoir de réaliser un possible historique nouveau (c'est un des
aspects importants de la pensée de Gramsci dans sa polémique contre tout
déterminisme de l'économie).
[...]
Mais quel socialisme ? Là il y a un autre problème où, à mon avis, la
notion de bloc historique peut nous apporter un élément de réflexion
important. Pour nos sociétés capitalistes développées ou moyennement développées,
nous avons rappelé déjà que, selon l'enseignement de Lénine, le
schéma de Lénine doit être inversé pour réaliser le projet initial de Marx,
mais dans des conditions nouvelles. Au départ, Marx avait conçu le socialisme
comme le dépérissement du capitalisme parvenu à sa pleine maturité, en
prenant l'exemple du capitalisme le plus développé de son temps, celui de
l'Angleterre. Historiquement, les choses ne se sont pas passées ainsi. Il a fallu
que Lénine inverse le schéma, c'est-à-dire qu'au lieu d'imaginer que les
conditions économiques étaient déjà réalisées et qu'il s'agissait de mettre en
accord (et ainsi réaliser le bloc historique nouveau) les superstructures avec
cet état nouveau des forces productives, il s'agissait de faire l'inverse,
c'est-à-dire de prendre d'abord le pouvoir et de créer ensuite les conditions
économiques pour passer au socialisme. Est-ce à dire que nous n'avons plus
qu'à revenir au schéma initial de Marx. Ce serait absurde, car Marx a élaboré
ce schéma en fonction de la première révolution industrielle et nous avons à
le repenser en fonction d'un nouvel état des forces productives et des
rapports de classe correspondants, ce qui nous amène à repenser la notion
même de révolution, celle de l'Etat et même celle de la politique, à un
moment où le rôle croissant de l'ordinateur et de la cybernétique, à un
rythme sans précédent, non seulement accélère la concentration monopoliste,
alors que le pouvoir économique et le pouvoir d'Etat ne tendent qu'à faire
un, mais où du point de vue proprement politique, les mesures d'information
dont disposent nos dirigeants leur permettent de réaliser un Etat-policier
parfait, où toute la vie publique et privée de chaque citoyen serait plus
implacablement fichée que par la mise en carte des prostituées ou par le livret
de travail du Second Empire. Si on ajoute que le monopole de la radio et de
la télévision, la possibilité de manipulation qu'il ouvre peuvent s'ajouter à
cette parfaite police et par conséquent rendre totalement illusoire toute
démocratie et tous ces prétendus pouvoirs, tels que le législatif et le
judiciaire, un exécutif, rendu omniscient par l'informatique, tout-puissant par
la manipulation des mass média peut régner sans partage. Et le problème
politique central est de savoir quelle peut être la parade à ces possibilités
techniques d'un Etat-policier parfait. Comment pouvons-nous définir le
socialisme de telle sorte qu'il soit l'alternative à ce nouveau Leviathan,
l'autre possible, celui où l'accès de chacun au nouveau pouvoir de l'homme
pourrait permettre à tous de prendre part aux décisions dont dépend son
destin, de contrôler l'application des décisions, de participer à leur réalisation.
Voilà ce que semble être la première conséquence qui découle de l'utilisation
opératoire de la notion de bloc historique nouveau.

Le deuxième point est de savoir comment réaliser ce socialisme et
quelles sont les couches et les classes sociales qui peuvent mettre en oeuvre
ces forces nouvelles les plus dynamiques de l'économie et qui, par là-même,
peuvent être porteuses, par leur alliance, d'une authentique révolution. Je ne
reviendrai pas sur le commencement de l'analyse, car il s'agit bien plus d'une
hypothèse de travail que d'une analyse véritable des stratifications à l'intérieur
des intellectuels, un certain nombre d'intellectuels étant intégrés
pleinement dans la classe dominante, d'autres s'étant déjà intégrés à la classe
ouvrière, la grande majorité faisant mouvement vers la classe ouvrière sans y
appartenir. Je ne reviens pas sur cette ébauche d'analyse. Mais je voudrais
faire quelques observations sur quelques principes théoriques de la stratégie
de ce bloc historique pour créer un modèle nouveau de socialisme. Il existe
des couches de travailleurs intellectuels qui sont organiquement engendrées
— pour reprendre encore une expression de Gramsci — par les formes
nouvelles de l'économie, engendrées à la fois par les nouveaux rapports de
production et par le développement des forces productives nouvelles et
notamment de la science et de la technique. Ces couches, qui peuvent
constituer avec la classe ouvrière un bloc nouveau, mettent en oeuvre les
formes nouvelles de la richesse qui était autrefois la terre, puis le capital et
qui est aujourd'hui de plus en plus la formation et l'information scientifiques.
Le problème central qui me semble décisif pour l'avenir de la société
développée c'est de savoir qui, du capital ou de la classe ouvrière, gagnera
cette force.
C'est pourquoi le mot d'ordre qui a été lancé par le Parti communiste espagnol :
l'alliance des forces du travail et de la culture, mot d'ordre qui est devenu
central dans leur politique, me semble devenir presque nécessairement dans
notre société un mot d'ordre central ; car à mon avis, lui seul pose le problème
d'unité sur une base de principe. Il s'agit ici de l'union de toutes les forces qui
se développent avec l'économie elle-même et qui ont des raisons communes de
détruire en son principe même la structure capitaliste. A mon avis, le mérite essentiel
de la notion de bloc historique, c'est de désigner une alliance privilégiée,
qui

n'exclut pas les alliances avec les classes moyennes ou paysannes ; mais ce qui me
paraît intéressant dans cette notion, c'est qu'elle montre que l'alliance avec les
intellectuels est de nature radicalement différente de ce que pouvait être une
alliance avec les classes moyennes et d'abord pour une raison évidente, c'est
que ces intellectuels ne sont pas la classe moyenne. Alors ce bloc historique
nouveau peut se trouver dans la situation révolutionnaire classique,
définie par Marx, à partir de l'analyse de la révolution bourgeoise de 1789.

[...]
Toutes les forces vivantes de l'économie moderne sont mises en oeuvre par ce
bloc historique constitué par la classe ouvrière et par ses alliés privilégiés,
 une partie des ingénieurs, des
techniciens, des cadres, des chercheurs, des enseignants et de nombreuses
autres couches d'intellectuels salariés, fonctionnaires, employés, de tous ceux
qui, à la différence des classes moyennes traditionnelles (petits propriétaires,
paysans, commerçants, artisans) sont engendrés par le progrès technique et se
développent avec lui au lieu d'entrer en involution avec lui.
Le nombre croissant des intellectuels salariés en France paraît de ce
point de vue assez révélateur : 60 % des artistes, 50 % des médecins et du
personnel sanitaire, 30 % des juristes, 84 % des professions littéraires et
scientifiques, 98 % des chercheurs, sont salariés actuellement en France, c'est
dire qu'il y a une tendance à la disparition des professions libérales, les
producteurs individuels de biens ou de services intellectuels. D'où naturellement
des possibilités nouvelles de heurt avec les monopoles et l'état des
monopoles. Dans les couches sociales diverses qui peuvent constituer le bloc
historique nouveau, peut naître d'une part la conscience du caractère
parasitaire de la survivance que constitue de nos jours la domination exercée
par les capitalistes propriétaires des moyens de production (alors que la
gestion de l'économie a mis en évidence la séparation entre la propriété et la
direction technique). Le fait que le pouvoir économique conféré par la
propriété est resté le seul pouvoir héréditaire et qu'il donne un double
privilège, d'une part celui de prélever la plus-value et d'autre part celui de
fixer la fin de la production, apparaît de plus en plus comme aussi périmé
que les privilèges féodaux en 89 ; et peut naître aussi la conscience du
décalage entre le possible et le réel, ou, disons entre deux rationalités : entre
la rationalité du profit, en vertu duquel on produit d'abord ce qui est plus
rentable et l'on crée ensuite, par le conditionnement, par les manipulations,
des besoins artificiels afin d'écouler les produits, et puis une autre rationalité
plus proprement humaine d'une économie dont l'objectif ne serait pas le profit,
mais la satisfaction de besoins, en particulier collectifs, de culture, de santé,
d'environnement, etc. Je crois que la conscience de ce parasitisme d'une part
et de ce décalage d'autre part sont les deux composantes premières d'une
conscience révolutionnaire, c'est-à-dire de la conscience des rapports de
classe et l'exigence d'un possible humain à réaliser.

De là la troisième remarque que je voulais faire : l'initiative politique
appropriée découle de là, permettant de surmonter les contradictions d'un
capitalisme parvenu à un certain degré d'épanouissement, et de réaliser la
révolution socialiste en créant les superstructures politiques correspondant à
l'état actuel des forces productives et des rapports sociaux. Les trois
conditions sont :
1 - une analyse scientifique (qui n'est pas encore faite) du bloc historique
nouveau et du mot d'ordre qui pourrait exprimer cette prise de
conscience. L'union des forces du travail et de la culture pourrait être un de
ces mots d'ordre ;
2 - de cette analyse découle la stratégie du bloc historique et là encore,
je crois que c'est une idée importante, avancée par les camarades espagnols,
que cette idée de grève générale capable à la fois de paralyser le système
actuel et de faire la preuve que l'économie entière peut fonctionner au service
des besoins collectifs et non au profit de quelques-uns, après l'abolition du
pouvoir économique et politique de ces privilèges parasitaires ;
3 - une révolution ainsi accomplie avec l'immense majorité d'un peuple
peut déboucher sur un modèle nouveau de socialisme, un modèle fondé sur
l'autogestion démocratique de l'économie et de tous les organismes politiques
et sociaux. Il me semble que c'est là le tryptique de base qui peut découler
de la notion de bloc historique dans la lutte pour le socialisme dans notre
pays, c'est-à-dire son fondement objectif : le bloc historique nouveau, sa voie
de passage orientée vers l'idée de la grève nationale et son modèle nouveau
d'autogestion démocratique.

Pour terminer, trois remarques sur ces trois aspects.
D'abord que cette notion de bloc historique n'exclut pas une alliance
antimonopoliste avec les classes moyennes des villes ou la paysannerie, mais
qu'il peut seul ouvrir à tous ceux qui vivent de leur travail une véritable
perspective d'avenir, celle d'un socialisme d'autogestion.
Ensuite que la grève nationale dont on a ébauché la définition, avec
l'idée de nos amis Espagnols, mais surtout à partir de l'expérience de mai
1968 qui me paraît assez importante pour qu'on en tire toutes les conséquences
: il me semble que si l'on estompe la réalité du bloc — et ce qui a
peut-être tant cabré la direction du P.C.F. contre cette notion — c'est qu'en
repoussant le bloc historique, on voulait s'en tenir au seul mot d'ordre
d'alliance des forces antimonopolistes. Mais si l'on s'en tient à ce mot d'ordre
qui ne voit au-delà de la classe ouvrière qu'un magma de classes moyennes, la
tactique qui découle d'une telle analyse, à mon avis totalement périmée, [...],
ne peut déboucher que sur la thèse d'une coalition électorale et
parlementaire, c'est-à-dire finalement qu'elle n'ouvre pas d'autre perspective
que celle d'une social-démocratie traditionnelle dont les échecs historiques
ont révélé l'impuissance [...]
Je le répète une fois de plus : il ne s'agit nullement de renoncer à ces
alliances antimonopolistes, pas plus d'ailleurs qu'au travail électoral et
parlementaire, mais de les situer à leur rang qui est loin d'être le premier,
comme un moment subalterne mais utile de la mobilisation des masses, le coup
principal et décisif devant être porté au système là où se trouvent ses centres
vitaux, et ils ne se trouvent manifestement ni dans des Partis ni au Parlement,
mais au niveau de l'économie et de l'organisation technique et monopoliste
de cette économie.
Et enfin l'autogestion démocratique qui est le but de cette lutte pour le
socialisme doit être à mon avis étudiée, élaborée dans les conditions propres
à notre pays, pour atteindre le but final. [...] Il faudrait qu'il soit clair que ce
modèle de socialisme est radicalement différent, non pas dans ses fins proclamées,
mais dans ses méthodes effectives de réalisation, des modèles centralisés,
bureaucratiques et despotiques qui ont perverti la conception même du socialisme
et de son but final, qui en ont défiguré l'image dans les pays où le stalinisme est
né ou dans les pays auxquels il a été imposé de l'extérieur. Le modèle de socialisme
correspondant aux exigences d'un pays développé, ayant connu une révolution
démocratique bourgeoise, dont le niveau de conscience et de culture est
relativement élevé, est, il faut le dire clairement, encore à inventer.

Roger Garaudy, Revue l'homme et la société, n° 21-12, 1971