Aujourd’hui, la mosquée-cathédrale de Cordoue est à la fois un musée et un lieu de culte au statut ambigu, et c’est là tout le problème. L’évêché de la ville ne veut retenir que sa partie catholique, en gommant toute référence à l’islam, alors même que les Espagnols ont de plus en plus conscience de leur riche passé musulman. En 2006, l’évêché a inscrit le lieu à son nom sur le registre foncier, en catimini, pour la modique somme de 30 euros. Et ce, en profitant d’une modification, survenue huit ans plus tôt, de la loi hypothécaire, permettant à l’Eglise de réclamer des biens sans propriétaire - terrains, cimetières, chapelles… Ainsi, en Navarre, un millier de municipalités ont fait les frais de cette voracité ecclésiastique.
En décembre 2013, un collectif citoyen de Cordoue s’est constitué en «plateforme mosquée-cathédrale de Cordoue : le patrimoine de tous» pour s’opposer à cette appropriation, car le temps joue en faveur de l’Eglise. Si, dix ans après son inscription au registre (en 2016 donc), les choses restent en l’état, la propriété de la mosquée-cathédrale échoira pleinement à l’évêché. «Il ne nous restera plus que les yeux pour pleurer», insiste le professeur de droit civil Antonio Rodriguez, un des membres actifs de cette plateforme.

«Le Messie» en apothéose

Tout au long du parcours touristique, des panneaux rappellent qu’une basilique wisigothique, celle de Saint-Vincent, préexistait à la mosquée construite après l’invasion musulmane de 711. De même, il est mentionné avec insistance que la mosquée est d’influence byzantine et que les Arabes n’y ont que peu contribué. «Bien plus que l’islam, c’est la dernière Rome qui respire ici !» tonne une voix caverneuse. Pas un mot quant au possible passé arianiste (une hérésie des débuts du christianisme) du lieu ou à une probable synagogue antérieure.
En revanche, le récit encense «la splendide cathédrale, symbole du retour de la croix de notre Christ». Au cours du son et lumière, des haut-parleurs émettent parfois une musique andalusi aux sonorités orientales, mais plus souvent des Kyrie Eleison, des chants grégoriens et, en apothéose finale, le Messie de Haendel.
Organisé par l’évêché de Cordoue, le spectacle pratique allègrement le mélange des genres - récit historique et catéchisme - et tend à minimiser l’apport musulman. Tant pis si la mezquita (la mosquée, nom que lui donnent l’immense majorité des Espagnols) est unanimement considérée comme un des joyaux de l’art islamique d’Occident. Tant pis si l’essentiel des 1,4 million de visiteurs qui y sont entrés en 2013 l’ont fait pour son legs omeyyade et non pour la nef et les 56 chapelles catholiques du monument. Tant pis enfin si c’est surtout pour le raffinement de son architecture islamique qu’en 1984, l’Unesco l’a déclarée patrimoine de l’humanité. C’est en 1523 que la cathédrale fut construite au milieu de la mosquée. Alors que le corregidor (maire de l’époque) avait interdit son total démantèlement, la partie centrale fut détruite sur ordre du roi Charles Quint, qui s’en était ensuite repenti : «Si j’avais su ce qu’il y avait ici, je n’aurais jamais osé toucher à l’ancien édifice. Vous avez détruit ce que l’on ne voyait nulle part pour construire ce que l’on voit partout.»

Emblématique d’Al-Andalus

Au cours de la visite, pas l’ombre d’une mention positive pour cette mosquée emblématique d’Al-Andalus (l’Espagne sous domination musulmane, entre 711 et 1492, où les trois religions du livre ont coexisté de façon à peu près pacifique). Sur le site de l’évêché (www.catedraldecordoba.es), on peut lire que «les restes de l’antique mosquée des Omeyyades» sont associés aux «invasions islamiques du début du VIIIe siècle». Sur place, chaque gardien a pour consigne de la nommer «cathédrale de Cordoue, ancienne mosquée». Le fascicule en six langues distribué aux visiteurs fait la part belle - 12 paragraphes - à l’héritage chrétien, contre 5 paragraphes pour la période islamique, qualifiée de simple «intervention». A deux pas du mihrab, l’archiviste en chef du monument Manuel Nieto Cumplido, aussi cultivé qu’obtus, lance sans rire : «Rien de ce que vous voyez là n’est autre chose qu’une cathédrale. Je me sens pleinement chez moi, dans la maison de Dieu.»
Depuis quelques années, l’Eglise s’est lancée dans une sorte de croisade afin de faire croire à l’identité exclusivement catholique du monument. En 2010, rompant avec une décision municipale de 1984 désignant ce lieu comme «mosquée-cathédrale», l’évêché l’a officiellement estampillé «sainte église cathédrale de Cordoue». Les guides doivent être assermentés et accrédités, après avoir reçu l’onction épiscopale et suivi trois ans de cours d’art chrétien. Tout autre guide est banni du lieu et, si un visiteur musulman a l’outrecuidance de prier en direction du mihrab, il est fermement invité à déguerpir. Il y a quatre ans, une violente altercation s’était produite entre des gardes et un groupe de huit Autrichiens musulmans, finalement interpellés et accusés de «désordre public» ; l’an dernier, l’affaire s’est soldée par un non-lieu judiciaire.
Ce type d’incident est fréquent. «Accompagnant un groupe d’Américains de différentes confessions, nous nous sommes fait expulser pour avoir récité à voix haute un verset du Coran», enrage Mohamad Escudero, membre de la Junta Islamica, une association influente d’Espagnols convertis, dont le siège national se trouve à Cordoue. Sa présidente, Isabel Romero, qui est également membre d’une commission régionale sur le patrimoine historique, s’arrache les cheveux : «Pendant longtemps, la mosquée-cathédrale a été le symbole de la concorde entre les religions. Je me souviens, en 1994, d’une cérémonie œcuménique et d’une lecture que j’y avais faite d’un poème de Mohamad Iqbal [2]. On en est loin. L’Eglise veut arracher nos racines musulmanes, comme si c’était de la mauvaise herbe.»
Elle est loin d’être la seule en colère. Dans le patio fleuri de sa demeure du XVIIIe, Miguel Santiago, professeur de biologie, est l’un des porte-parole de la plateforme mosquée-cathédrale. «Le combat de l’évêché vise une réappropriation symbolique, spirituelle, patrimoniale et des usages, explique-t-il. Depuis le 11 Septembre, via une pédagogie de la peur, l’Eglise utilise la conjoncture pour dresser l’épouvantail islamiste et s’arroger pleinement cette merveille architecturale qui nous appartient à nous tous, Cordouans, dont l’ADN culturel est riche et complexe.»
Car il s’agit aussi d’un litige de propriétaires. En inscrivant sur le registre la «sainte église-cathédrale de Cordoue», en 2006, l’évêché s’est approprié le monument : les billets d’entrée sous forme de «donations» (environ 15 millions d’euros l’an) alimentent un pactole qui n’est pas déclaré au fisc, étant donné les privilèges liés au concordat Etat-Eglise de 1979. C’est un peu par hasard, en 2009, qu’un juriste s’est rendu compte de cette inscription, déclenchant toutes les inquiétudes. «J’imagine qu’une bonne partie des recettes sert à entretenir le monument, dit Miguel Santiago. Mais une autre partie finance à coup sûr des activités pastorales. En tout cas, c’est le règne de l’opacité, sur le dos de la mezquita, notre trésor collectif. Inadmissible.»
Dans le palais épiscopal situé en face du monument, le porte-parole de l’évêché Pablo Garzon ne voit rien de scandaleux. «Durant huit siècles, nous avons géré la cathédrale et nous l’avons entretenue avec soin. En l’inscrivant sur le registre, nous n’avons fait qu’officialiser cette longue appartenance.» L’évêché se fonde sur le fait que, trois ans après la reconquête, en 1239, le monument avait été «consacré». Mais, aux yeux du collectif citoyen, ce n’est qu’un tour de passe-passe : «En réalité, souligne le juriste Antonio Rodriguez, l’évêché a profité d’un vide juridique. Elle n’a que l’apparence de la propriété.»

166 000 signatures

Sans remettre en cause l’existence d’un culte catholique dans la nef, le collectif a posé quatre revendications : le mot «cathédrale» ne peut à lui seul définir le lieu ; un code bonne conduite doit être rédigé ; les citoyens doivent être les propriétaires du monument sur le plan juridique ; enfin, il doit être géré de manière publique et transparente. A la mi-mars, le collectif avait recueilli quelque 166 000 signatures, dont quelques-unes prestigieuses, comme celles de l’architecte Norman Foster et de l’écrivain Antonio Muñoz Molina.
Aujourd’hui, la balle est dans le camp de la Junta, le gouvernement régional, seul à pouvoir accéder à ces exigences. Quoique bastion socialiste depuis un quart de siècle, la Junta andalouse n’a bizarrement rien trouvé à redire à «l’appropriation» ecclésiastique de 2006. Mais, devant l’indignation citoyenne, Susana Diaz, présidente de cette junta depuis six mois, a promis d’«étudier sérieusement la question».
«Ce n’est pas une simple affaire de symbole ou de vocabulaire», dit Marta Jimenez, autre membre du collectif pro-mezquita. Le grand risque, à ses yeux, serait que l’Unesco retire le titre de Patrimoine de l’humanité. «Car, ajoute-t-elle, cette récompense ne tient pas seulement à sa singularité artistique, mais aussi à son statut de paradigme d’entente entre les croyances et les civilisations. Or, c’est cela que l’évêché a remis en cause.» 

(1) Niche qui indique la direction de La Mecque. (2) Poète, père spirituel du Pakistan.