Si j’interviens au début de ce Colloque, qui est la suite de celui tenu, à Dakar, en 1962, c’est parce que nous en avons pris l’initiative, le Président Bourguiba et moi-même. Je le fais pour justifier la tenue de tels débats, qui sont nécessaires.
Nécessaires si, du moins, nous voulons sortir réellement de notre ancien état de colonisés de l’esprit, toujours dépendants et débiteurs, jamais prêteurs, jamais producteurs de civilisation alors qu’au fort de la colonisation, au début de ce siècle, l’Afrique renouvelait, bien que passivement, l’art de notre monde. Et sa pensée indirectement. Qu’aurait-ce donc été si elle l’avait fait activement comme pour l’Egypte, au début de l’histoire. En effet, le « marxisme », même fortifié du « léninisme », ou seulement le « socialisme » que nous servent nos intellectuels n’est, le plus souvent, qu’un catéchisme pour pays sous-développés, préparé par les marxistes-léninistes et autres socialistes européens. Au demeurant, ce catéchisme ne vient pas directement de Moscou ni de Pékin, mais de l’une ou l’autre de nos anciennes métropoles : de Paris ou de Londres quand ce n’est pas de New York. La meilleure preuve en est que la plupart de nos intellectuels n’ont lu ni Marx ni Engels et, quand ils les ont lus, comme l’a confirmé un professeur communiste, ils ne les ont pas compris. C’est qu’ils les ont lus avec des yeux de parisiens, de londoniens ou de new-yorkais ! Et s’ils l’avaient fait de moscovites ou de pékinois, ce n’aurait pas été mieux. L’étonnement des Chinois, par exemple, quand on leur présente la « pensée maotsétoung » mise en cachets d’aspirine ! Ce que nous disent ceux-ci, comme les socialistes scandinaves, comme les communistes roumains, yougoslaves, italiens, c’est de relire et de penser par nous-mêmes, Africains, les textes fondamentaux du Socialisme - qu’on lui donne ou non l’épithète de « scientifique ».
Il y a heureusement, depuis quelque 30 ans au moins, des intellectuels africains qui ont essayé de faire cette relecture africaine. Et qu’on les trouve aussi bien chez les Négro-africains que chez les Arabo-berbères témoigne en faveur de l’Afrique nouvelle. Et que nous avons commencé notre Nahda, notre « Renaissance », qui sera longue, bien sûr. Mais il n’est que de bien partir. Et nous sommes bien partis.
C’est vous dire que les réflexions que je vais vous livrer nous sont communes, à de nombreux Africains au nord et au sud du Sahara, qu’ils se réclament du marxisme-léninisme, du socialisme démocratique, voire du libéralisme planifié puisque l’idée de planification est une idée socialiste.
Nos réflexions porteront sur quelques-uns des grands thèmes avec lesquels sont confrontés, aujourd’hui, les chercheurs socialistes de toutes nuances et, d’abord, les chercheurs africains. Nous éviterons, avant tout, de nous enfermer dans les barrières du dogmatisme. Dans l’adaptation du socialisme à nos réalités d’aujourd’hui, nous ne craindrons pas de chercher la vérité aussi bien chez les communistes de toutes nuances que chez les socialistes qui se réclament de la démocratie. Cependant, nous la chercherons, avant tout, en Afrique.
La première question qui s’est posée à notre recherche était de savoir si le socialisme, très précisément le « socialisme scientifique », tel qu’il avait été formulé par Marx et Engels dans la période de leur maturité, c’est-à-dire après 1857, était encore valable un siècle après. En effet, au milieu du XIXe siècle, on était encore en plein scientisme, en pleine jeunesse de la science, où triomphait le déterminisme avec l’athéisme. Depuis, des révolutions scientifiques ont été provoquées dans tous les domaines : en préhistoire et en histoire, en anthropologie et en ethnologie, en sociologie et en économie, en physique, voire en mathématique, bref, en épistémologie. Au sein même du socialisme, la contestation s’est installée. Rien n’est plus significatif à cet égard que la « Lettre aux Hommes de Gauche » publiée, le 9 juin 1975, par Jean-Marie Domenach, dans l’hebdomadaire socialiste de gauche intitulé Le Nouvel Observateur. Le chrétien progressiste n’hésite pas à remettre en question les concepts les plus sacrés du socialisme scientifique, stigmatisant aussi bien « la mystique du progrès et de la science » que le « dogmatisme de la lutte des classes ». Plus significative encore est l’attitude, devant le problème, du communiste Louis Althusser, un des plus brillants marxologues français du XXe siècle.
« La fin du dogmatisme, écrit-il dans Pour Marx, nous a mis en face de cette réalité : que la philosophie marxiste, fondée par Marx dans l’acte même de la fondation de sa théorie de l’histoire, est en grande partie encore à constituer, puisque comme le disait Lénine seules les pierres d’angle en ont été posées que les difficultés théoriques dans lesquelles, sous la nuit du dogmatisme, nous nous étions débattus, n’étaient pas de part en part des difficultés artificielles, mais qu’elles tenaient aussi en grande partie à l’état d’inélaboration de la philosophie marxiste ».
C’est moi qui souligne.
Le marxisme, méthode dialectique
« Philosophie », « science », « théorie », « pratique », « histoire », « sociologie », « économie », qu’est-ce donc au juste que le « Socialisme ? » Marx et Engels y ont répondu par la phrase célèbre : « Notre doctrine n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action ». C’est dire qu’elle est une méthode. Mais encore ? Le « socialisme scientifique » de Marx et d’Engels, que l’on a désigné, par la suite, du nom de marxisme, c’est l’accent mis sur certaines idées, comme la théorie et la pratique, l’homme et l’aliénation, la lutte des classes, l’histoire et, dans celle-ci, la priorité de l’économie. C’est surtout, derrière ces concepts et les liant, une idéologie, c’est-à-dire un système de valeurs proposé aux hommes pour leur permettre de se transformer, en transformant le monde, dans le sens de ces valeurs. Mais, à y réfléchir, ce qui, plus que toute autre chose, caractérise le socialisme de Marx et d’Engels, c’est moins ces valeurs, dont, selon l’inventaire des marxologues, aucune n’a été inventée par les pères fondateurs, que la méthode dialectique. Non pas la dialectique pure, telle qu’elle a été élaborée par les anciens Grecs et perfectionnée par Hegel, mais celle-là qui est systématiquement appliquée aux faits concrets, je veux dire matériels et mesurables, dans lesquels elle se trouvait déjà.
Ainsi donc, le problème premier et fondamental du socialisme, par-delà celui de la méthode, est un problème d’épistémologie, c’est-à-dire de connaissance et, en définitive, de vérité. Or, comme l’a fait remarquer Jean-Paul Sartre, dans Les Temps modernes [2], « la théorie de la connaissance reste le point faible du marxisme ». Lorsque Marx écrit : « La conception matérialiste du monde signifie simplement la conception de la nature telle qu’elle est, sans aucune addition étrangère », il se fait regard objectif et prétend contempler la nature telle qu’elle est absolument » [3]. Et cependant, dans ses comptes rendus du « Capital », comme j’ai eu l’occasion de le faire remarquer, Engels faisait le reproche contraire à Marx, signalant, chez celui-ci, « certaines lubies suggestives » à côté des « développements objectifs ». Où est donc la vérité ? Elle est ici et là : elle est que, depuis la « coupure épistémologique » de 1845, Marx n’a cessé d’employer la méthode dialectique, mais, à mesure qu’il avançait dans son œuvre, singulièrement dans la rédaction du Capital, il accordait une place de plus en plus grande à l’objet, à la matière, à la nécessité, je veux dire, non pas le hasard, mais l’imprévu imprévisible, bref, la vie, qu’aucune mesure n’a jamais encore mesurée dans toute sa riche complexité.
Cette démarche de Marx était naturelle. C’est là, une habitude récurrente de l’Occidental qui, depuis l’élaboration du rationalisme albo-européen en Grèce, est toujours revenu en arrière, à la tyrannie de la raison discursive, utilitaire, chaque fois que l’autre raison - celle de l’âme et de l’art - avait repris ses droits avec sa place. Mais au moment même de la mort de Marx, dans le dernier quart du XIXe siècle, l’équilibre de la balance recommençait de se rétablir. Les nouvelles découvertes scientifiques, faites dans les domaines de la physique et de la mathématique, mais aussi de l’art et, partant de la philosophie, en rétablissant l’équilibre, accordaient autant d’importance au sujet qu’à l’objet, au noûs qu’à la dianoïa, comme disaient les Grecs, c’est-à-dire à l’intuition qu’à la discursion. Et l’on sait, aujourd’hui, que le regard du sujet transforme l’objet en sujet-objet : en réalité intégrale. Aristote, le fondateur du rationalisme occidental, l’avait déjà perçu quand il affirmait que « c’est sur une certaine ressemblance et affinité entre le sujet et l’objet que la connaissance repose » [4].
C’est ce renouveau qu’Engels, toujours à l’affût, toujours informé, avait perçu et qui lui faisait écrire à Joseph Bloch, un social-démocrate allemand, la fameuse lettre du 21 septembre1890 :
« Si, parfois, les jeunes attachent plus d’importance qu’il se doit au côté économique, c’est Marx et moi-même partiellement qui devons en porter la responsabilité. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous n’avons pas toujours trouvé le temps, ni le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque ».
Engels avait précisé auparavant :
« D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé rien de plus. Si quelqu’un veut déformer cette proposition jusqu’à lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure - les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses, et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques -, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et en déterminent de façon prépondérante la forme dans beaucoup de cas ».
La forme, c’est-à-dire le style. J’aurais voulu citer toute la lettre, qui est importante de bout en bout. D’autant que, dans son article intitulé « Contradiction et Surdétermination » [5] et qui est suivi d’une annexe, Althusser analyse longuement, impitoyablement, cette lettre d’Engels, à qui il reproche son philosophisme, très exactement sa tentative « de fonder philosophiquement... les concepts épistémologiques du matérialisme historique ». Ainsi qu’à Sartre, encore qu’il lui reconnaisse « l’avantage de le savoir et de le dire ». Ce qui doit nous intéresser le plus, nous autres Africains, c’est moins la querelle philosophique que le vrai débat. Celui-ci est, en effet, de savoir si, dans la réalité, la « superstructure », c’est-à-dire les faits culturels, ne sont pas aussi agissants - je ne dis pas « plus » - que les faits économiques.
C’est ici que nous devons, nous Africains, rester éveillés et vigilants. L’on m’a accusé, je le sais, d’avoir assis l’émotion sur le trône de la raison après avoir jeté, par-dessus bord, tous les facteurs de rationalité qui pouvaient aider l’Afrique à sortir de son retard. C’est là un argument polémique, c’est-à-dire un faux argument, qui ne repose pas sur des faits véritables. Nous sommes ici réunis, non pour faire de la politique politicienne, mais pour discuter sérieusement, par delà la libération politique de l’Afrique, du développement économique et social, partant culturel, de notre continent. Mon pays est conscient de l’importance du développement économique. Pourquoi le quart de nos bacheliers sont, maintenant, dirigés vers les carrières d’ingénieurs et de techniciens supérieurs. Et pourquoi, parmi les disciplines de nos enseignements primaire et secondaire, nous donnons la priorité à la mathématique.
« La race, facteur économique »
Cependant, comme le disait, l’autre année, le mathématicien Souleymane Niang, doyen de la Faculté des Sciences de l’Université de Dakar, en mathématique, c’est l’intuition qui compte plus que l’aptitude au calcul. Voilà bien situé le problème. L’Afrique n’est pas en retard partout. En tout cas, si nous voulons être efficaces, pour avancer en bâtissant progressivement notre avenir, il nous faut penser et agir par nous-mêmes et pour nous-mêmes, en nous appuyant sur les vertus africaines, jusque dans, surtout dans l’adaptation du socialisme à nos réalités. C’est seulement ainsi que cette adaptation sera scientifique, donc efficace. Si vous lisez attentivement la lettre d’Engels à Joseph Bloch, vous trouverez, mentionnés parmi les éléments de la superstructure, donc agissants aussi et déterminants, la « tradition » (nationale ou locale), la « religion », la « langue », le « cerveau des participants ». J’aurais pu, tout aussi bien, citer sa lettre du 25 janvier 1894 à Heinz Storkenberg, un autre social-démocrate allemand. A la question de savoir quelle est la place que tiennent la race et l’individu dans la conception du matérialisme historique, Engels répond : « Nous considérons les conditions économiques comme ce qui conditionne, en dernière instance, le développement historique. Or la race est elle-même un facteur économique ». Facteur économique, commenterai-je, parce que la race exerce son influence sur le développement, comme l’a constaté publiquement, un jour, Fidel Castro, devenu plus réaliste, parce que le développement économique, à son tour, agit sur la race en même temps que les conditions géographiques, parce qu’enfin les vertus non seulement raciales, mais ethniques, nationales, se transmettent matériellement par les gènes des chromosomes. En vérité, l’homme concret est le résultat des inter-réactions de l’hérédité et de l’environnement.
Voilà qui nous ramène à la nécessité de penser notre socialisme en Africains et pour les Africains. Encore une fois, il n’est pas question de bannir la raison discursive, calculatrice et technicienne, au moment même que nous parlons de développement économique ; il est question de maintenir l’équilibre - que nous savons, par nature, instable - entre les deux raisons, les trois raisons pour parler comme Descartes, et surtout de ne pas laisser en sommeil cette faculté de sentir profondément et d’imaginer puissamment qui nous caractérise, nous autres Africains, que nous nous situions au nord ou au sud du Sahara. Car ce n’est pas hasard si la caractérologie ethnique nous place tous dans le même ethnotype, avec tous les Méditerranéens et tous les Latino-américains, qui, au demeurant, veulent s’appeler, maintenant, « Ibéro-afro-américains ». Il est très précisément question des objectifs du développement économique et social ainsi que de ses moyens. Ce que nous allons examiner avec les autres problèmes, et, d’abord, celui que Véra Zassoulitch avait posé à Marx le 16 février 1881.
La populiste russe avait écrit au théoricien du socialisme scientifique :
« ... quel grand service vous nous rendriez si vous nous exposiez votre opinion sur les destins possibles de nos communautés rurales et sur la théorie qui veut que tous les peuples du monde soient contraints, par la nécessité historique, de parcourir toutes les phases de la production capitaliste... ».
Voilà donc notre deuxième problème. C’était, en effet, un problème capital, non seulement pour la Russie, mais aussi pour tous les pays d’Europe orientale et centrale, comme elle l’est, aujourd’hui, pour les pays en développement d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. D’autant que cette théorie du développement, non précisément linéaire, mais uniforme, avait été souvent exposée par Marx et Engels. Dans un de ses « textes d’émigration », par exemple, où il expose « scientifiquement » l’évolution de la société, Engels la résume ainsi :
« La révolution à laquelle aspire le socialisme est, pour être bref, la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie et l’organisation nouvelle de la société au moyen de la suppression de toutes les différences de classe... Il s’ensuit que la bourgeoisie est, sous cet aspect également, une condition préalable de la révolution socialiste » [6].
Voilà, exprimée, la « théorie » à laquelle Véra Zassoulitch faisait allusion.
Il reste qu’en général, elle est exprimée avec nuance par les deux fondateurs du socialisme scientifique. Cette « thèse de la nécessité du développement uniforme » ne serait valable que pour les « Etats avancés d’Europe », pour « l’Europe occidentale » ou simplement pour « l’Europe », c’est-à-dire la « société » ou la « production capitaliste ». C’est cet aspect, plus qu’une nuance, qui explique la réaction de Marx à la lettre de Véra Zassoulitch. Après avoir expliqué le retard de sa réponse, par « une maladie de nerfs », il poursuit :
« Cependant, j’espère que quelques lignes suffiront pour ne pas vous laisser aucun doute sur le malentendu à l’égard de ma soi-disant théorie... La fatalité historique de ce mouvement (du capitalisme vers le socialisme) est donc expressément restreinte aux pays de l’Europe occidentale... L’analyse donnée dans Le Capital n’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude que j’en ai faite, et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources originales, m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie... mais il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané... ».
C’est Marx qui souligne. Ainsi donc, nous qui vivons, aujourd’hui, en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord, nous pouvons partir de la « commune primitive » ou de l’étape, plus développée, de la « communauté rurale » pour arriver au socialisme en faisant l’économie de l’étape bourgeoise sinon de la lutte des classes. Cependant, il nous faut, pour cela, étudier objectivement, avec les conditions originales de notre continent et de chacun de nos pays, la situation de notre commune ou de notre communauté afin de fonder son développement sur ses vertus propres, débarrassées de toutes les influences délétères.
Curieusement, sur ce problème essentiel, Engels, une fois de plus, semble plus doctrinaire que Marx. Dans la postface à l’ouvrage intitulé Sur la Question sociale en Russie, après avoir réaffirmé la théorie du développement uniforme, Engels concède qu’après la victoire des « peuples d’Europe occidentale », les pays arriérés pourront :
« Utiliser ces restes de propriété communautaire ainsi que les coutumes populaires correspondantes en qualité d’instrument puissant leur permettant d’abréger considérablement le processus de leur évolution vers la société socialiste... Mais la condition indispensable en reste l’exemple et le soutien actif de l’Occident - aujourd’hui encore - capitaliste ». [7]
Je ne retiendrai pas la nécessité de « la victoire du prolétariat » en Europe occidentale puisque l’histoire l’a démentie et que les premières victoires ont eu lieu, non pas à l’Ouest et dans les pays développés, mais à l’Est, en Russie et en Chine entre autres : dans des pays à « forme sociale inférieure », pour parler comme Engels. Je retiendrai plutôt la possibilité, pour les pays en développement, de partir de la « propriété communautaire » et surtout de leurs « communes populaires », c’est-à-dire de leurs cultures nationales, ethniques. Il nous restera à examiner, plus loin, si le but final, si non l’objectif, que poursuivent les prolétariats des pays occidentaux, singulièrement des pays européens, est le même que le nôtre.
C’est ici que se pose le troisième problème : celui de la race ou, plus exactement, de l’ethnie, qui est le résultat non seulement de la race, mais encore des conditions spatio-temporelles, c’est-à-dire la géographie et l’histoire, la langue et la culture, bref la civilisation. D’autant qu’en Afrique, plus que sur les autres continents, nous sommes des métis biologiques et culturels.
Nous l’avons vu, Marx et Engels font souvent référence aux superstructures comme éléments également actifs : aux mœurs et aux coutumes, aux sentiments et aux idées, à la religion et au droit, à la littérature et à l’art. Ce qui légitime notre « vouloir penser-et-agir-en-Africains » : en Arabo-berbères et en Négro-africains. En quoi certains voudraient voir un « racisme antiraciste » en réaction contre un « racisme marxiste », sinon de Marx. Le problème est tellement d’actualité que Maxime Rodinson l’a traité, en 1964, dans La Nef, sous le titre de « Marxisme et Racisme » [8]. Nous partirons de cet article pour nourrir notre réflexion. Il nous permettra, en passant, de distinguer, dans le vif, les erreurs de circonstance et les vérités permanentes - je ne dis pas « éternelles » - du socialisme scientifique.
Nous admettrons, d’abord, cette vérité, notée par Rodinson, que « les fondateurs du marxisme étaient dépendants de la science de leur temps ». Or c’est seulement au milieu du XIXe siècle qu’ont commencé d’être fondées, comme sciences, en même temps que la préhistoire, l’ethnologie et la sociologie, avec toutes les douleurs, et les erreurs, de l’enfantement scientifique. Les savants de l’époque, dans l’enthousiasme du déterminisme triomphant, ont bien vu que les peuples, comme les races et les ethnies, étaient conditionnés et, partant, informés par leur environnement spatio-temporel. Cette vérité demeure solidement enracinée dans les faits, comme l’ont confirmée l’ethnologie et la sociologie contemporaines, mais surtout la caractérologie ethnique.
De là et devant les succès de la révolution industrielle parce que technologique, on est venu facilement à croire à « la Civilisation » et à distinguer - je cite le Manifeste du Parti communiste - les « nations barbares ou demi-barbares » et les « nations civilisées ». Ce qui s’accorde avec la « théorie » du développement uniforme. Il s’y ajoute que Marx et Engels étaient des hommes en chair et en os. A ce titre, ils avaient leurs sympathies pour certains peuples et leurs antipathies pour d’autres. « Les Russes les exaspéraient fortement », affirme Rodinson, « et les Français aussi ».
Cependant, malgré certains textes qu’on se plaît à citer, dont l’article d’Engels sur « Le Panslavisme démocratique » [9], Marx et Engels ont été assez lucides pour ne pas tomber dans les pièges du racisme sinon du nationalisme. Entre autres, ils n’ont jamais caché leurs dettes envers le socialisme français. Ils furent aidés, en cela, par leur formation scientifique, qui les poussait à exiger des preuves solidement établies, mais surtout, il faut le dire, par leur esprit d’universalisme hérité du XVIIIe siècle : de la « philosophie des lumières ». C’est ainsi qu’ils dénoncèrent toujours, au nom de cet esprit, les méfaits du colonialisme en Asie et en Afrique, plus particulièrement en Chine, en Inde, en Algérie. Ils allèrent jusqu’à considérer la résistance de la Chine comme « une guerre nationale pour le maintien de la nationalité chinoise », et puis, il y a les faits. Vous savez l’argument massue des racistes. « Donneriez-vous votre fille en mariage à un étranger : à un Arabe, à un Nègre ? ». Eh bien, Marx maria sa fille à un Français, Lafargue, et qui avait du sang noir.
Mais c’est moins ce dernier fait que nous retiendrons, qui relève de l’anecdote, que les leçons à tirer des vues de Marx et d’Engels sur le problème racial, plus exactement, ethnique. Ce qu’il ne faut pas retenir, malgré la générosité de l’idée, c’est que les « nations barbares » pourront parvenir à « la Civilisation » par la voie du développement uniforme, fût-elle révolutionnaire. Ce qu’il faut retenir, malgré les préjugés qu’elle provoqua d’abord, c’est que les peuples sont les fils de la géographie et de l’histoire : dans leur économie, bien sûr, mais aussi, plus fondamentalement peut-être, dans leurs valeurs de civilisation. « Certaines races, écrit Marx dans Le Capital, certaines dispositions, certains climats, certaines conditions naturelles, comme la proximité de la mer, la fertilité du sol, etc., sont plus favorables que d’autres à la production » [10]. Mais aussi à certaines mœurs, à une certaine religion, à un certain art, voire à une certaine philosophie.
L’humanisme socialiste
Nous nous dirigeons progressivement vers le problème majeur, celui de l’humanisme socialiste. Nous voici arrivés au cœur du débat avec le « dogmatisme de la lutte des classes », comme le disait Domenach. Le professeur Samir Amin, directeur de l’Institut africain de Développement économique et de Planification, a exposé, dans Le Nouvel Observateur du 9 juin 1975, une thèse voisine. Après avoir caractérisé le « social-impérialisme », qui s’est développé depuis 1945, l’intellectuel égyptien affirme :« ...les peuples de la Périphérie, condamnés, dans ce modèle d’expansion, à une paupérisation visible, ont résisté, C’est cette troisième contradiction qui est la contradiction principale du système. C’est pourquoi la crise est d’abord une crise du système impérialiste ».
Samir Amin pose, pour nous Africains, le vrai problème. Il ne dit pas « système capitaliste », mais « système impérialiste ».
Mais revenons à la lutte des classes pour replacer le concept dans l’idéologie du socialisme scientifique, très précisément, dans la dialectique. Je parle de la dialectique qui, essence des choses, des êtres et des phénomènes, est, en même temps, la méthode d’action qui la transforme comme existence. « Au sens propre, a écrit Lénine, la dialectique est l’étude de la contradiction dans l’essence même des choses » [11]. Je vous renvoie à l’étude de Mao Tsé-Toung intitulée « A propos de la Contradiction » [12]. En effet, le penseur chinois nous y fait, à la chinoise, un exposé concret, à la fois clair et subtil, de la dialectique en s’appuyant sur les textes de Marx, d’Engels et de Lénine. Mais c’est, par-delà les exemples classiques trouvés en Europe, en puisant de nouveaux exemples dans la réalité chinoise. Par quoi il enrichit la dialectique en l’élargissant et approfondissant.
Résumons, d’abord, son exposé en quelques propositions. La loi de la contradiction ou loi de l’unité des contraires est celle, fondamentale, de la dialectique matérialiste. Le mouvement des contradictions se développe, non pas à l’extérieur, mais au sein même de toutes les choses et de tous les phénomènes. Toute chose, tout phénomène a ses contradictions spécifiques, dont chacune doit être résolue par une méthode différente après analyse de la situation concrète. Dans une série, il y a toujours une contradiction principale, il y a un aspect principal. En vertu de la loi de l’unité des contraires, chaque contradiction et chacun de ses aspects peut se transformer en son contraire. Rien n’existant dans le monde qui se développe d’une manière régulière, l’aspect principal, comme la contradiction principale, peut devenir secondaire, et inversement.
Revenons au « dogme de la lutte des classes », pour l’analyser. Usant de la méthode dialectique, nous le formulerons ainsi : « Dans le système capitaliste, les deux forces qui forment la contradiction principale sont la bourgeoisie et le prolétariat ». Relisons, maintenant, l’histoire, depuis la formation du capitalisme, sous le double regard du marxisme et de l’africanisme.
Une remarque générale en manière d’introduction. L’essor du capitalisme coïncide avec les grandes découvertes : avec l’essor des sciences, mais aussi avec la Traite des Nègres.
D’abord, avec de nouvelles découvertes scientifiques, comme l’imprimerie, la boussole et la poudre, qui accroissent considérablement les moyens de la navigation. L’Amérique et l’Océanie sont découvertes, l’Afrique et l’Asie connues, peu à peu, sur toutes leurs terres maritimes. Ce qui facilitera l’acquisition, à vils prix, de marchandises exotiques, qui permettront l’accumulation des capitaux. Et aussi les progrès technologiques, d’où naîtra, au XVIIIe siècle, l’industrie, partant, le système capitaliste, qu’étudieront Marx et Engels. C’est ce processus qui a fait la puissance de la France, mais surtout de l’Angleterre jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Celle-ci, comme la première, fut provoquée par la lutte des impérialismes antagonistes. Car l’impérialisme se confond avec le colonialisme. L’impérialisme, c’est, nous dit le dictionnaire, la « politique d’un Etat visant à réduire d’autres Etats sous sa dépendance politique ou économique ». Et le Petit Robert, oubliant le cas français, de nous donner en exemple « l’impérialisme britannique ». C’est ce qu’on appelait « l’Entente cordiale » et qui nous ramène à la Traite des Nègres.
La Traite, c’est vingt millions de Négro-africains déportés « aux Amériques » pendant trois siècles et demi. C’est, par accident - mais cela faisait partie du système -, dix fois plus d’hommes exterminés pour alimenter la Traite et mis au compte des pertes et profits. Bien sûr, sur les terres tropicales du Nouveau Monde, comme les ouvriers de l’Euramérique sous les toits des fabriques, manufactures et usines des villes, les Nègres seront exploités par les capitalistes, aliénés, selon la dialectique marxiste, dans leur travail comme dans les produits de leur travail. Nous y reviendrons. Il reste que, si les Albo-européens les ont achetés et revendus, ce n’était guère parce qu’ils étaient des travailleurs, des prolétaires - ils avaient été souvent guerriers, voire princes -, mais qu’on les voyait, les voulait tels : d’une autre race, d’une autre ethnie, par-dessus tout - et c’est l’essentiel - d’une autre culture.
La preuve, c’est qu’il n’y avait jamais eu massivement, jusque-là, de préjugés raciaux contre les Négro-africains, surtout pas dans l’antiquité gréco-romaine, pour ne pas parler des Sémites. La preuve, c’est qu’à partir des premières traversées des négriers, on s’est mis à développer des thèses racistes, qui portent moins sur la différence de couleur que de culture : sur la « civilisation » des uns et la « barbarie » des autres. Et, à court d’arguments scientifiques, on s’appuyait sur la Bible, qui dit le contraire comme j’aurais pu le montrer si j’en avais eu le temps. Il n’est pas moins remarquable que c’est au milieu du XIXe siècle avec le nouvel âge de la civilisation industrielle, je veux dire le système capitaliste, que le racisme, armé d’arguments pseudo-scientifiques, s’étendra aux autres peuples du Tiers-monde fussent-ils blancs. Et l’on sait qu’à l’avant-dernier stade du capitalisme, Hitler ne donnera la supériorité qu’à une partie des Albo-européens : à ceux du Nord-ouest. Mais, déjà, Lénine avait appelé le XXe siècle celui de l’impérialisme. Ce n’est pas un hasard.
Cela nous ramène au professeur Samir Amin. Il y a, maintenant, vingt ans que je le dis, le problème majeur du socialisme, c’est moins de supprimer les inégalités de classe au sein d’une même nation que celles-là qui existent entre peuples nantis et peuples prolétaires, entre « pays développés » et « pays en développement », comme on dit pudiquement, hypocritement aujourd’hui. Cette idée, que je formulais brièvement et d’une manière théorique, Samir Amin l’a développée magistralement dans sa pratique théorique, d’abord, comme professeur à l’Université de Dakar, puis comme directeur de l’IDEP. Je vous recommande ses ouvrages qui ont pour titres, significatifs, Accumulation à l’Echelle mondiale [13] et Le Développement inégal : Essais sur les Formations sociales du Capitalisme périphérique » [14]. Dans la dédicace qu’il me faisait de ce dernier, l’Egyptien a écrit : « Cette tentative d’intégrer les problèmes de la culture et ceux du développement ». Que les Africains que nous sommes n’oublient pas la leçon.
Comme je l’ai dit plus haut Samir Amin a exposé - résumé, plus exactement - sa thèse dans Le Nouvel Observateur du 9 juin 1975. Je voudrais la présenter dans un commentaire assez libre. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le capitalisme est arrivé, sous la forme de l’impérialisme, à son dernier stade de développement organique, avec la trans-nationalisation des sociétés. C’est sur le plan économique, ce que la satellisation est sur le plan politique. Comme le capitalisme du XIXe siècle, l’impérialisme, encore que rené sous la forme démocratique et sociale, porte, en lui-même, les germes de sa destruction par son dépassement. En effet, les pays de la Périphérie ont perçu la nouvelle « contradiction principale » - pays riches et pays pauvres -, et plusieurs d’entre eux se sont soulevés contre le Centre et pour la dépasser, cette contradiction, entraînant, peu à peu, les autres : Chine et Cuba, Vietnam et Cambodge. Nous prendrons garde de ne pas oublier les pays du Maghreb et ceux issus des anciennes colonies portugaises.
Et Samir Amin conclut :
« Le Socialisme n’est pas un capitalisme sans capitalistes, contrairement à ce que la vieille social-démocratie affirme. La solution socialiste exige :
une rupture idéologique avec le fatras social-démocrate ;
un « désengagement » des pays de la Périphérie par rapport aux impérialistes ».
Voulant être moins partisan, je conclurai :
« Le socialisme, pour être intégral, c’est-à-dire développement et culture, exige :
une rupture idéologique avec les « lectures » du Centre, qu’elles soient « marxistes - léninistes ou « social-démocrates » ;
un « désengagement » des pays de la Périphérie par rapport à tous les impérialismes de gauche comme de droite ».
Le Monde diplomatique de juin 1975 confirme que cette position est la plus juste et la plus efficace. Comme on le sait, le journal Le Monde est le plus grand quotidien de la gauche française. Or donc, Le Monde diplomatique de juin nous a donné deux séries de pages qui traitent de deux problèmes connexes, intitulés, d’une part, « Alarme et Impatience dans le Tiers-monde » et, d’autre part, « Le Racisme » . Dans les premières pages, on développe une thèse voisine de celle de Samir Amin, mais « sans distinction d’école ». Dans les dernières pages, on combat d’autant plus vigoureusement le racisme, réapparu dans les pays développés, qu’il sévit surtout, et on l’avoue, chez les prolétaires. Comme l’écrit François Denantes, « c’est très rarement dans les quartiers populaires que se recrutent les gens qui militent pour les immigrés ». Il y a plus grave, depuis 1945, on peut compter les syndicats des travailleurs qui ont lancé une grève pour libérer une colonie ou combattre la détérioration des termes de l’échange. Je n’en connais pas un seul, même à gauche, voire à l’extrême gauche.
Du « réalisme socialiste »
Le professeur Samir Amin liait, tout à l’heure, le développement économique et la culture. Je n’aurai pas attendu longtemps pour appliquer une leçon si pertinente. Nous en arrivons donc au cœur du problème culturel : à la question du réalisme socialiste.Qu’on lise, relise Marx et Engels, on ne trouvera, nulle part, le fondement d’une théorie du réalisme socialiste : à peine une esquisse, et laquelle ? Dans sa lettre d’avril 1888 à Miss Harkness, la romancière de Jeune Fille de la Ville, Engels écrit :
« Je suis loin de vous reprocher de ne pas avoir écrit un récit purement socialiste, un « roman de tendance », comme nous le disons, nous autres Allemands, où seraient glorifiées les idées politiques et sociales de l’auteur. Ce n’est pas du tout ce que je pense. Plus les opinions (politiques) de l’auteur demeurent cachées et mieux cela vaut pour l’œuvre d’art ».
Quant à Marx, un de ses meilleurs biographes, Mehring, nous dit que
« Ses préférés en littérature ont été les grands poètes universels, dont les œuvres, d’Eschyle et d’Homère - en passant par Dante, Shakespeare, Cervantès - à Gœthe, présentent le même caractère. Comme le raconte Lafargue, tous les ans, il relisait Eschyle dans le texte original ; il est toujours resté fidèle à ses vieux Grecs... ».
Nous verrons bientôt quel est ce « même caractère ». En attendant, on ne peut dire que les « grands poètes » que voilà soient des « réalistes ».
Disons tout de suite qu’on ne trouvera pas une réponse toute prête à la question. L’esthétique est, en effet, avec la métaphysique, l’une des lacunes de la théorie de Marx. La métaphysique parce que Marx l’a récusée, et l’esthétique parce qu’il n’a pas eu le temps de la traiter. En vérité, c’est seulement sous Staline qu’a été lancée, par Jdanov, la théorie du réalisme socialiste. Lénine n’y aurait pas, n’y avait pas pensé, sous l’attention duquel la littérature soviétique s’était développée d’une façon remarquable avec les Gorki, Essenine, Maïakovski, etc. Au demeurant, il se plaisait à discuter avec les écrivains.
Mais en quoi consiste le « réalisme socialiste » ? Engels vient de nous le dire, car la mauvaise littérature, même « socialiste », ne date pas d’aujourd’hui. Le réalisme socialiste serait, non pas l’expression de la réalité sociale, telle qu’elle existe par-delà les apparences, mais l’expression des idées politiques de l’auteur. J’ai pu personnellement en juger d’après les œuvres que j’ai vues de cette école. Ce qui importe, ce n’est pas le style - la force suggestive de l’expression -, qui doit « cacher » les idées, mais le sujet traité : le portrait de Staline, par exemple, la Révolution d’Octobre, la maison natale de Mao Tsé-Toung, etc. A la réflexion, comme à l’expérience, le réalisme socialiste m’a paru être peu marxiste. C’est, en tout cas, l’anti-art, comme le prouvent, parmi d’autres, les deux textes que voici de Marx. L’un est tiré d’un inédit des œuvres philosophiques ou de jeunesse, tandis que l’autre est extrait d’une des œuvres de la maturité. Disons, une fois pour toutes, que les deux périodes s’éclairent mutuellement, les œuvres de jeunesse préparant celles de la maturité, d’où sont éliminés, au crible de la réflexion, mais surtout d’une expérience sociale concrète, les restes d’idéalisme empruntés, en particulier, à Hegel ou à Feuerbach. Voici donc le premier texte :
« Ce que l’animal produit fait partie intégrante de son corps physique, tandis que l’homme se dresse librement en face de son produit. L’animal œuvre seulement à l’échelle et suivant les besoins de l’espèce à laquelle il appartient, tandis que l’homme sait produire à l’échelle de n’importe quelle espèce et appliquer à l’objet la mesure qui lui est inhérente. C’est pourquoi l’homme sait également œuvrer suivant les lois de la beauté » [15].
Voici le second :
« L’art grec suppose la mythologie grecque, c’est-à-dire la nature et les formes sociales elles-mêmes façonnées par la fantaisie populaire. Ce sont là ses matériaux » [16].
L’œuvre d’art, c’est ce que les anciens Grecs désignaient du nom de poïésis, que l’on peut traduire par « fabrication » ou par « poésie ». Ce double sens éclaire le problème. Tout art est fabrication, c’est-à-dire, non pas reproduction ou imitation de la nature, mais création de ce qui n’existe pas à partir de ce qui existe, à partir de la « nature » et des « formes », c’est-à-dire des réalités « sociales ». Création donc de la « fantaisie », par quoi les Grecs désignaient l’imagination : création par l’imagination du peuple considéré. N’est-il pas remarquable que Marx insiste tant sur la spécificité ethnique ? L’accent est mis, en même temps, sur le caractère poétique, je veux dire non « réaliste », de l’œuvre d’art. Marx fait partir l’œuvre des réalités de la nature physique, extérieure, et de la nature sociale intérieure, mais transformées par l’imagination. Il serait plus juste de dire interprétées. Ce que fait tout véritable artiste, singulièrement en Afrique, où, l’affectivité étant profonde et rapide, l’imagination est puissante. En dernière analyse, ce que fait le poète - et tout artiste est poète parce que créateur -, c’est, par-delà les fausses apparences, que retient le « réalisme socialiste », de voir les liens sous-jacents qui unissent les éléments les plus distants à la vue ; car, on le sait aujourd’hui, ce sont leurs rapports, plus que les éléments eux mêmes, qui sont les vraies réalités du monde. Il s’agit, pour lui, de traduire ces réalités par les fruits de l’imagination que sont les métaphores ou images symboliques et, en même temps, par les mouvements de la sensibilité qu’on appelle rythmes. C’est dans cette traduction, parce que mesurée à son objet, que consiste la beauté, dont parlait le jeune Marx. Il reste que l’œuvre d’art exprime aussi, sinon toujours, une idéologie, c’est-à-dire une projection, par l’imagination, du réel présent, mais transformé, dans l’imaginaire possible : dans l’avenir à faire. Cependant, ce deuxième aspect n’est pas nécessaire.
C’est tout cela qui explique les caractéristiques de l’art africain, de l’Egypte à l’Angola, et qu’il ait, secours, réveillé le monde bourgeois à la fin du XIXe siècle, et qu’il ait renouvelé l’art contemporain, le faisant renaître. Pourquoi nous détournerions-nous de son modèle, très exactement de son style, surtout quand il répond à la pensée de Marx, comme à sa définition au demeurant ? Pour suivre un soi-disant réalisme socialiste, qui est l’anti-art ?
Je disais, tout à l’heure, que le problème majeur de notre débat était celui de l’humanisme socialiste. A preuve que, depuis 1945, tous ceux qui se réclament du socialisme en parlent. Et les communistes ne sont pas les derniers. Moi-même, je l’ai fait en 1948, pour La Revue socialiste, dans un article intitulé « Marxisme et Humanisme ». Le défaut principal de mon article était de n’avoir pas tenu compte de la « coupure épistémologique », notion devenue courante en marxologie.
L’humanisme, nous apprend le dictionnaire, c’est « toute théorie ou doctrine qui prend pour fin la personne humaine et son épanouissement » (Le Petit Robert : 855) C’est cette fonction théorique que semble lui contester Althusser, qui en fait une « idéologie ». Mais qu’est-ce que l’idéologie ? Althusser nous répond que c’est
« Un système... de représentations... doué d’une existence et d’un rôle historiques au sein d’une société donnée. Sans entrer dans le problème des rapports d’une science à son passé (idéologique), disons que l’idéologie, comme système de représentations, se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale l’emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance) » [17].
Ce qui veut dire qu’en l’état actuel des sciences de l’homme, l’humanisme est beaucoup plus un instrument de la praxis, de la pratique sociale, que le fondement du socialisme scientifique.
Roger Garaudy, un autre marxologue, aussi brillant qu’Althusser, ne conteste pas la valeur de l’entreprise de ce dernier. On sait que Garaudy, marxiste et croyant, a, depuis de nombreuses années, mis l’accent sur l’humanisme socialiste. Il écrit dans Perspectives de l’Homme : « Au principe de la démarche d’Althusser, il y a une exigence parfaitement légitime de rigueur scientifique » [18]. Et plus loin : « Rappeler la théorie à sa dignité scientifique est incontestablement une entreprise juste. C’est le but que s’assigne Althusser » (ibid. :326). Puis, après avoir résumé « la démarche » d’Althusser en manière d’introduction à sa théorie, il résume : « Le désaccord commence lorsque Althusser définit les rapports de la théorie et de la pratique » (ibid. :327). Ainsi donc, tandis qu’Althusser met l’accent sur la théorie, comme productrice de connaissance, Garaudy le fait sur la pratique concrète, technique, qui, en corrigeant les connaissances, transforme les concepts en les rendant plus opérationnels et, partant, la théorie.
Revenons à l’humanisme, pour, d’abord, rappeler son sens. Le mouvement fut lancé, à la fin du Moyen Age, pour fonder, contre la théologie, une nouvelle vision de l’univers. Dans la théorie du Moyen Age européen, tout partait de Dieu, était créé par Dieu et revenait à Dieu : tout était expliqué par Dieu. Pour les humanistes de la Renaissance qui, non pas suppriment Dieu, mais le mettent entre parenthèses, si tout ne part pas de l’Homme : tout aboutit à lui, comme au centre : au bout ultime. Je ferai remarquer, en passant, que la conception africaine du problème est proche de cette dernière. Comme le dit un dicton wolof, « nit mooy garab u nit » : « c’est l’homme qui est le remède de l’homme ».
La question ici, comme, tout à l’heure, à propos du « réalisme socialiste », est de montrer comment Marx, des œuvres de jeunesse au Capital, part d’un humanisme renaissant, encore imprégné de métaphysique, à un humanisme, non peut-être pas encore parfaitement scientifique, mais authentiquement humain parce que vécu dans la conscience de la lutte nécessaire pour bâtir un avenir humain.
L’homme des humanistes de la Renaissance, c’était l’homme en général, sans race, ni ethnie, ni patrie : un homme métaphysique, dont on nous définissait l’essence abstraite sans références concrètes. C’était encore, peu ou prou, l’homme de Hegel et de Feuerbach. L’homme du jeune Marx, c’était déjà quelque chose d’autre : un bourgeois, mais surtout un travailleur situé en Europe occidentale et inséré dans le système soumis au système capitaliste. Et c’est ce système, précisément, qui le soumet à l’aliénation, c’est-à-dire à la perte, pour lui, des produits de son travail, de son travail comme acte libre et, d’une façon générale, de lui-même comme personne dont l’activité « générique », spécifique, est, par delà la satisfaction des « besoins animaux », de créer des œuvres d’art : de beauté. La propriété privée est le symbole et la réalité de l’aliénation, qui substitue l’avoir mort du capitalisme à l’être vivant du travailleur, à son essence, mais vécue, plus exactement perdue. L’homme, dés-humanisé, devient une chose, une « marchandise ». C’est ainsi que, les choses se substituant aux hommes, « les rapports entre les hommes se métamorphosent en rapports entre des choses » [19].
Comme le montre Garaudy, en s’appuyant sur de nombreux passages du Capital, « Marx, dans Le Capital, ne renonce nullement à cette analyse de l’aliénation : il l’approfondit en opérant une reconversion des concepts spéculatifs qu’il dépasse en les intégrant » (ibid. :382). C’est ainsi que l’on retrouve, dans ce dernier ouvrage, les trois formes essentielles de l’aliénation : aliénation « du produit du travail », « de l’acte du travail » et « de la vie générique ». Qu’a donc fait Marx en mûrissant ? Eh bien, en vivant près des ouvriers, en s’initiant aux techniques du travail et de la gestion, en réfléchissant sur elles, Marx, fort des expériences vécues et réfléchies, a repensé les concepts - valeur, plus-value, marchandise, division du travail, vie générique, fin, moyen - pour en faire, encore une fois, des instruments précis, opérationnels, non seulement d’analyse scientifique, mais de libération politique, encore plus, d’épanouissement culturel. Il s’agit, dans Le Capital, de montrer aux travailleurs salariés comment, d’une situation d’aliénation, où ils sont comme des marchandises, ils peuvent se préparer, parmi les possibilités offertes, un avenir radieux de plénitude, où l’homme sera son propre créateur. C’est là, au fond, la conclusion, provisoire, du Capital :
« L’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement tous les échanges avec la nature... et ils accomplissent ces échanges... dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine... c’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme une fin en soi [20] » .
Nous concluons.
« Le socialisme auto-création de l’homme ». Il y a longtemps que nous le répétons en compagnie de nos camarades du Centre. Il est temps que nous, Africains, vivions cette vérité, en l’appliquant. Il est temps que, situés sur notre continent, enracinés dans notre ethnie, notre patrie, mais surtout dans ses valeurs, nous nous créions nous-mêmes. Comment ? En renaissant à nos cultures ancestrales et en nous développant selon nos lignes de forces, nos valeurs de civilisation. C’est pourquoi, comme je le suggérais plus haut, les buts économistes du Centre - la Civilisation de Consommation ! - ne sauraient être les nôtres. Il est possible, en effet, comme le suggèrent certains Asiatiques, de développer, bien sûr, une autre culture, voire une autre civilisation, et moderne, mais aussi une autre économie. Celle-ci reposerait sur l’idée d’un minimum vital humain, au-delà duquel le développement économique et le développement culturel - l’épithète « social » est ambiguë - seraient menés conjointement, avec l’accent mis sur la culture.
Ce qui exige que nous changions de politique. Il faut donc :
que nous lisions et relisions, d’un œil critique, en Africains et pour les Africains, les fondateurs du socialisme scientifique, mais aussi leurs commentateurs ;
que, pour fortifier cette critique africaine - le mot n’est pas péjoratif -, nous développions les études sur nos civilisations, tant sur les plans africain et régional que national.
Il est nécessaire en particulier qu’au-delà des faciès arabo-berbère et négro-africain de la Civilisation africaine, pour parler comme Leo Frobenius, les synthèses se multiplient dans tous les domaines. Nous Sénégalais, qui sommes à la frontière des deux aires de la Civilisation africaine, nous le savons, c’est la symbiose des deux mondes se fécondant réciproquement pour créer un monde nouveau, qui fait la vraie grandeur de l’Africa portentosa : de « l’Afrique prodigieuse ».
Leopold Sedar Senghor
Ethiopiques. Revue socialiste de culture négro-africaine, n° 5, 1976. Discours d’ouverture de la « Conférence des partis africains sur le développement planifié et les voies africaines du socialisme », Tunis, 1-7 juillet 1976.
______________________________
[3] Cf. Liberté 2, p. 244.
[4] Ethique à Nicomaque, VI, 2.
[5] Pour Marx, Paris, Maspero, p. 86-128.
[6] Marx, Engels, Lénine vous parlent du Communisme scientifique, Moscou, Editions du Progrès, 1967, p. 66.
[7] MARX, K. et ENGELS, F., Œuvres, édition russe, t. XXII, p. 446.
[8] Septembre - décembre, 1964.
[9] La Nouvelle Gazette rhénane, 15 février 1849.
[10] Editions sociales, 1948, p. 186.
[11] Cahiers philosophiques, Moscou, 1947, p.237.
[12] Morceaux choisis, Paris, Editions sociales, t. I, 1955, p.365 - 408.
[13] Dakar/Paris, IFAN/Editions Anthropos, 1970.
[14] Paris, Les Editions de Minuit, 1973.
[15] « Le Travail aliéné », in La Revue socialiste, 1947, p. 163.
[16] Contribution à la Critique de l’Economie politique, Berlin, Dietz Verlag, 1951, p. 270.
[17] Pour Marx, p.238.
[18] Presses universitaires de France, p. 236.
[19] GARAUDY, R., op. cit., p. 382.
[20] Le Capital, Editions sociales, VIII, p.198-199.