L a peinture du X Xe e siècle nous a fait des yeux neufs
pour un nouveau matin
du monde.
Une convention, vieille de cinq
siècles, était tenue pour une nécessité naturelle : il
était entendu qu'un tableau doit
nous donner une image du monde telle que peut la voir
un homme qui ne reçoit par d'autres
informations que celles de son oeil, un spectateur
immobile et ne regardant que d'un
oeil le cube d'une scène de théâtre. Le peintre, metteur
en scène d'un théâtre figé, devait
soumettre son dessin aux exigences abstraites de la géométrie
et sa palette à celle de la
physique. Réalisme d'opticien.
La peinture du X Xe e siècle nous a rappelé que c'était là
une convention, parfaitement
respectable d'ailleurs, et que
d'indiscutables chefs-d'oeuvre ont été créés en s'y soumettant,
mais une convention parmi d'autres.
I l n'est pas exclu de nous présenter, dans un
seul tableau, les aspects successifs
que peut prendre un être pour un homme qui se déplace,
qui se souvient, qui rêve, qui
participe à l'action. Ce sera une autre convention, moins
abstraite d'ailleurs que la
précédente. Il est même arrivé que l'on ne conçoive plus le
tableau comme un miroir où se
refléterait le monde extérieur selon certaines lois d'imitation
ou de transposition, mais un écran
où se projetterait le monde intérieur avec des équivalents
plastiques ordonnés selon des lois
de création poétique.
La raison d'être d'une rétrospective
comme celle du Musée d'Art Moderne des
Ponchettes, c'est de nous décrasser
les yeux de leurs routines. Démontrer, par les maîtres du
X Xe e siècle, q u ' i l n'y a pas de
vision du monde extérieur valable une fois pour toutes, que
notre perception coutumière n'est
pas un fait de nature, mais une oeuvre de l'histoire, que
le découpage utilitaire, selon les
lois de clivage de nos besoins immédiats, ne constitue pas
le cadre nécessaire et éternel des
arts plastiques.
Peut-être est-ce là la signification
la plus haute de l'esthétique : nous faire prendre
conscience de la relativité de ce
que nous croyons être un monde « donné » et éveiller le
désir d'un monde construit selon la
loi de l'homme.
Cette Exposition nous permet de
suivre les étapes de l'abandon des préjugés d'un
réalisme optique.
Nous avons choisi, comme origine des
temps, le moment où, avec Paul Signac, poussant
jusqu'à ses conséquences ultimes le
principe de l'impressionnisme, le réalisme optique
atteint son point culminant et, en
même temps, se transforme en son contraire.
Avec l'impressionnisme a commencé le
grand dégel de la vision du monde extérieur :
accorder la primauté à la sensation
subjective, c'était déjà considérer q u ' i l n'existait pas
une vision valable une fois pour
toutes ; c'était rappeler que le sujet d'un tableau n'est pas
une réalité seulement extérieure,
mais le rapport de l'homme avec cette réalité.
Signac saisit l'impression qui
passe, telle qu'un oeil d'une merveilleuse sensibilité
peut l'enregistrer et qu'une main de
virtuose peut les exprimer, avec les touches de sa
mosaïque de lumière.
Avec Bonnard, prolongeant les
recherches de Gauguin et des « Nabis », est franchie
une étape nouvelle du décollement de
la réalité coutumière : i l ne s'agit plus de saisir, dans
leur vie fugitive, les couleurs du
réel, mais de les transposer en trouvant une traduction
plastique d'une émotion plus que
d'un spectacle Chaque touche de couleur est alors référée
non à un objet extérieur au tableau
et qu'elle aurait pour mission de reproduire, mais aux
touches voisines, qui réagissent sur
elle, et avec lesquelles i l s'agit de composer un accord
musical.
V u i l l a r d , influencé lui
aussi par les « Nabis », compose comme des symphonies
des oeuvres où un sentiment
s'exprime par une atmosphère colorée où les figures, les
objets ou les paysages « passent »
les uns dans les autres pour constituer un ensemble
organique merveilleusement
décoratif.
L'autonomie du tableau s'affirme
plus encore avec le fauvisme. Pour Matisse, le
dessin, comme la couleur ou la
composition, sont des signes servant à l'expression synthétique
d'une émotion plus qu'à la
reproduction d'une réalité extérieure.
Marquet, utilisant ce langage, en
homme capable de dessiner comme Toulouse
Lautrec et de colorer comme
Vélasquez, est le moins bavard des peintres : i l synthétise,
avec le maximum de concision, une
atmosphère lumineuse et un paysage dont i l dégage
avec autorité deux ou trois plans
essentiels, comme s'il en saisissait, en éliminant toute
anecdote, la vie intérieure et le
sens.
Recréer un monde nouveau en
transposant, par une orchestration de couleurs pures,
les sentiments vécus par l'homme,
sera la tâche de tous les fauves, de Vlaminck à Dufy
qui a appris, à Nice peut-être, à
percevoir d'abord la lumière ensuite seulement la couleur
et les formes, et qui nous restitue
ce ton ambiant par de grands à-plats à l'intérieur
desquels une arabesque légère évoque
les figures dont la couleur franchit délibérément les
contours.
Par des voies différentes, les
cubistes nous aident à prendre conscience eux aussi de
la part d'activité et d'initiative
humaines que comporte notre perception du monde. Ils sont
à l'origine d'un nouveau réalisme,
c'est-à-dire d'un renouvellement du dialogue de l'homme
avec le monde.
A la conception traditionnellement
contemplative de ces rapports entre l'homme
et le monde, ils opposent une
attitude active : celle d'ailleurs qui correspond à l'expérience
nouvelle de notre époque où la «
nature » qui nous entoure est de plus en plus humanisée,
fabriquée selon des plans humains,
oeuvre de la technique. La réalité n'est pas donnée, elle
est construite.
Avec Picasso, nous ne sommes plus
seulement spectateurs devant le monde : nous
tournons avec lui autour des choses,
nous en déployons les plans et le tableau même est
une construction architecturale
obéissant à ses lois propres, distinctes de celle de la
nature : détruisant systématiquement
l'ordre rassurant et coutumier des choses, i l ne nous
donne pas seulement à v o i r , mais
à f a i r e , à reconstruire pour notre propre compte un
monde neuf dont i l fournit quelques
éléments de base. Cette peinture nous appelle non à
jouir d'un spectacle, mais à
participer à la fois à une remise en cause et à une reconstruction
de notre univers.
« L'art est fait pour troubler, la
science rassure », disait Braque qui, jusque dans ses
« collages », donne un sens neuf aux
objets désaffectés de leur usage quotidien, et les
ordonne selon des rapports nouveaux,
qui ne sont plus ceux de la géométrie, de la physique,
ou même de la vraisemblance, mais de
de la musique ou de la poésie.
Juan Gris inverse plus profondément
encore le mouvement spontané de la perception
routinière : conduisant à son terme
l'entreprise de Cézanne de rechercher dans la
nature les grandes formes claires de
l'esprit ; le cube, la sphère, le cylindre, Juan Gris a
souligné, d'un trait assuré, le
tournant inauguré par le cubisme : partir des formes et des
éléments construits par l'esprit
selon ses lois propres pour rejoindre et ordonner la nature
et l'humain, en maintenant toujours
la primauté du tout sur les parties.
C'est peut-être Fernand Léger qui a
eu la conscience la plus aiguë des exigences profondes
de l'art du X X e siècle : créer une peinture animée
du même esprit que la création
technique, obéissant aux grandes
lois de construction de l'objet industriel, affirmant le
même pouvoir de l'homme de
transformer le monde et de créer une seconde nature.
Même ceux qui se détournent de ce
monde sont pénétrés de son dynamisme. Lorsque
Chagall évoque miracles, mythes et
fables, avec une fantaisie poétique qui rappellerait
celle de Bosch, si elle n'était pas
faite d'anges plus que de démons, et de rêves bleus plus que
de cauchemars, c'est en refusant,
pour son tableau les lois de l'espace, de la pesanteur et
de la causalité, associant objets et
figures non selon les lois de la nature, mais selon celles du
rêve.
L a recherche par Masson
d'équivalents plastiques pour signifier non les formes
habituelles des choses, mais leur
mouvement intérieur, nous fait assister à la découverte de
signes capables de dire la force qui
fait pousser les fruits, graviter les planètes, s'aimer
l'homme et la femme.
Delaunay, cherchant à exprimer le
dynamisme de l'être par le contrasté simultané
des couleurs pures, indépendamment
des objets ou des formes qu'elles dégagent de la
nuit, inaugure, dès 1910, ce que l '
on a appelé si improprement, l'abstraction, qui n'est rien
d'autre peut-être que la tentative
de saisir le réel à un autre niveau de profondeur que
l'apparence immédiate.
Ce mouvement entier de notre temps,
Guillaume Apollinaire le saluait à l'aube de
ce siècle : « O n s'achemine vers un
art entièrement nouveau qui sera à la peinture, telle
qu'on l'avait envisagée jusqu'ici,
ce que la musique est à la littérature. ».
De cet art nouveau, i l faut
apprendre à déchiffrer le langage dont nous pourrions
résumer ainsi les caractères
essentiels :
— Le dessin est de .moins en moins
le contour d'une image, et de plus en plus le
signe ou l'équivalent plastique d'un
sentiment, ou encore la trace ou le sillage d'un mouvement,
d'un acte ;
— La couleur n'est plus
nécessairement le ton local des choses ou même le jeu impressionniste
du soleil et de la vie ; elle est,
soit u n symbole de valeur émotionnelle, soit une valeur
constructive, capable de créer un
espace qui n'est plus donné, mais construit ;
— La composition n'est plus une
variante de la mise en scène obéissant aux
lois géométriques ou physiques des
choses, mais tantôt une ordonnance simplement musicale,
tantôt une construction d'un «
modèle » exprimant la structure d'un acte. Elle n'est plus
soumise aux choses extérieures et à
leur ordre, elle exprime la vie propre de l'homme, son
action sur les choses, sa
participation créatrice au devenir du monde.
Le tableau est ainsi un objet dont
la valeur ne se mesure pas par rapport à une
chose q u ' i l est censé
représenter. Il vaut par lui-même, comme un objet technique, avec
cette différence qu'il n'est pas
destiné à satisfaire un besoin particulier mais à offrir, à notre
époque, un « modèle » exprimant
notre pouvoir de création et de transformation du monde et
notre confiance dans ce pouvoir.
Ce langage i l faut l'apprendre. Car
comprendre la peinture du X Xe e
siècle, c'est
comprendre l'esprit de ce siècle qui
s'exprime dans sa p e i n t u r e : l'esprit prométhéen et
conquérant d'une époque où l'homme a
pris conscience de sa responsabilité et de son pouvoir
de transformer le monde et de se
transformer lui-même.
Est-ce à dire que chacune de ces
recherches a une valeur définitive ? Qu'aucune d'elles
ne débouche sur une impasse ? En
aucune façon. Mais chacune d'elles, par l'inquiétude
qu'elle éveille, par la
contradiction qu'elle appelle, montre au-delà d'elle-même. Un
proverbe bouddhiste dit : « Lorsque
le doigt montre la lune, les imbéciles regardent le
doigt ». Cette exposition aura
rempli sa tâche si elle nous aide à regarder au-delà du doigt,
si elle nous permet, au sortir de la
galerie, d'être moins assurés de nos perceptions coutumières,
de retrouver nos yeux d'enfants pour
nous émerveiller devant les choses et devant
leur soleil.
Roger G A R A U D Y
Préface au catalogue de la Première exposition "Comprendre la peinture du XXe siècle", Nice, Musée des Ponchettes, 15 juillet-15août 1966. L'oeuvre reproduite en couverture est de Juan Gris.
Voir aussi la préface du catalogue de la deuxième exposition en 1967