.
II n'y a d'art
que sacré, car dans quelque religion que ce soit dire : DIEU,
c'est dire : la
vie a un sens.
Non pas un sens
déjà écrit avant nous et sans nous. Mais l'exigence de rechercher
à tous risques ce
sens. Tout art véritable nous somme de poser la question
du sens de notre
vie, et projette devant nous de nouveaux possibles.
Martha Graham
disait que la danse doit pouvoir dire en son langage ce que
Michel Ange ou
Shakespeare ont dit dans le leur.
La danse est la
synthèse de tous les arts, parce que tous les arts requièrent la
participation de
l'homme entier, et d'abord de son corps.
On ne l i t pas
une peinture, une sculpture, une musique ou un monument
comme on lit un
traité de mathématique ou de gestion, avec sa seule intelligence.
Car comprendre
une oeuvre d'art n'est pas seulement affaire de pensée.
Un esclave
enchaîné de Michel Ange irradie de sa force et de son effort dans
l'espace qui
l'entoure. Mon corps est pris dans ce champ d'énergie dont j'éprouve,
sans médiation
intellectuelle, dans mon torse, mes bras, mes cuisses, les vibrations
et les tensions,
les lignes de force s'emparent des fibres de ma chair comme si j'étais
sommé de prendre
la responsabilité de briser ces liens.
Le bouddha de
Mathura, au contraire, aspire en lui l'espace et semble le détruire:
la répétition
rythmique des courbes stylisées qui dessinent ses sourcils et ses
lèvres comme des
feuilles de lotus dont les contours appellent mes yeux vers la tige
qui les rassemble
et guide mes yeux vers la profondeur des eaux. Mon corps tout
entier est
entraîné dans une calme spirale. Le même mouvement rythmique des
paupières qui se
ferment, semble aspirer mon corps comme l'espace, non pour
l'abolir mais
pour l'ordonner à une unité plus harmonieuse et sereine. Comme un
yoga en
méditation d'où je n'émergeais du néant que pour retrouver le visage
d'avant ma
naissance. Recommencer une autre vie après une naissance purifiée.
Le parcours d'une
oeuvre sacrée me porte au-delà de moi pour me faire
prendre
conscience d'une réalité qui me dépasse et à laquelle j'appartiens d'un
mouvement
qui est en moi
sans être à moi. Je deviens un avec le tout, le tout vivant en
moi.
La visite de la
cathédrale de Chartres, même pour qui n'y vient pas avec une
intention
religieuse, est une dilatation de l'être. Je ne puis, physiquement, la
traverser
en ligne droite,
du portail à l'autel. D'invisibles lignes de force s'emparent de
moi, m'appellent
à suivre les déambulatoires des nefs latérales, à passer de colonne
en colonne, d'arc
en arc, comme si je n'en finissais jamais d'entrer, de franchir des
portes, en une
sorte de rite initiatique, de pèlerinage où, même seul, je me sens
entouré d'une
foule fraternelle, accompagné par elle jusqu'à ce que dans le cocon de
l'abside, après
la marche silencieuse, au-delà de tant de seuils, je me sente transporté
dans une terre
nouvelle, éclairée par d'autres soleils : ces rosaces de vitraux à
dominante bleue,
comme si le soleil illuminait la nuit sans la détruire, la nuit tumineuse
que chantait
Saint Jean de la Croix.
Le silence, par
le même paradoxe, est bourdonnant de ce dialogue avec les
voûtes d'où est
né le chant grégorien.
L'art n'est pas
sacré parce qu'il est destiné à un culte, comme tant de peintures
ne sont pas
sacrées parce qu'elles traitent d'un sujet religieux.
L'art est sacré
lorsqu'il ne me laisse pas intact, lorsqu'il me fait participer
à une vie plus
grande . L'église d'Auvers existe encore, et nous passons aujourd'hui
devant elle comme
devant n'importe quel édifice banal. Mais lorsque Van
Gogh la
transfigure, elle nous fait revivre une agonie, une résurrection. Les murs de
pierre grise et
les toits de brique sont devenus chair et sang, sous la poussée d'un
ciel bleu torride
et noirci de serpents de couleurs. Mes muscles se tendent pour
résister à cet
écrasement, ils sont parcourus par toutes les courbes de ces murs gémissants,
de ces tuiles
sanglantes, arc-bouté au sol pour résister à la tenaille des
chemins reptiles
qui l'enserrent déjà, et à la pesée du ciel. Je participe tout entier à
cet effort vers
une impossible victoire.
Une chorégraphie
et une danse sont le prolongement, l'expression en gloire,
de ces mouvements
qui se sont ébauchés en moi lorsque j'ai vécu intensément de
telles oeuvres.
L'esprit y prend
corps. Dans le corps du danseur se lève un autre moi, plus
grand, qui n'est
plus limité aux frontières de sa propre peau ou de la mienne, mais
qui envahit
l'espace et lui donne un sens. Tl en suggère l'immensité ou l'étouffement,
Martha Graham,
dans F r o n t i e r s nous fait physiquement éprouver l'illimité
des grandes
plaines d'Amérique et l'aventure humaine qu'elles appelaient.
Marie Wigman, au
contraire, dans toutes ces chorégraphies, hantée par
l'écrasement
hitlérien, nous fait éprouver l'espace comme une cage contre laquelle
le corps
s'arc-boute et se casse pour résister. Ce n'est pas un spectacle mais une
célébration.
L'art est le plus
court chemin d'un homme à un autre. Par la danse, le mouvement
signifiant d'un
corps induit directement l'ébauche de ce mouvement dans un
autre, et, avec
ce mouvement, le sens qui l'anime. Elle crée ainsi une communauté.
non pas de spectateurs,
mais de célébrants. Car la participation d'une communauté
à une
signification commune, à une interrogation commune, crée une communication
qui est autre
chose et plus que l'ensemble des individus qui la composent. Ce
dépassement est
au principe du sacré.
C'est cette
communion avec l'autre et l'appel au tout autre, à l'au-delà de soi
qu'elle suscite,
qui, dans toutes les grandes civilisations à leur apogée, ont fait de la
danse un langage
sacré.
Ce qu'il y a de
sacré par exemple, dans la danse, ce n'est donc pas de prétendre
illustrer la
liturgie de telle ou telle croyance, c'est cette exigence de totalité de
l'homme, corps et
esprit. C'est aussi cette puissance d'arrachement aux gestes quotidiens
utilitaires ou
protocolaires, préfabriqués par les contraintes de la machine ou
de la tradition.
Cette volonté
aussi de dépassement du chaos. La danse a une dimension
prospective,
prophétique, lorsqu'elle ne se contente pas de refléter le chaos de notre
décadence ou de
projeter dans l'avenir ce reflet, mais lorsqu'elle tend à en suggérer
le dépassement.
Je voudrais dire
ceci plus concrètement en prenant des exemples dans le
théâtre de ceux
qui ont vécu comme nous le chaos de l'effondrement des anciennes
valeurs.
Cervantes écrit
un siècle après l'ouverture d'un Nouveau Monde, il est soldat
à la croisade de
Lépante contre les Turcs ; intendant de la préparation de l'invincible
armada, il a vu
chavirer le destin de l'Espagne.
Shakespeare est
né cinquante ans après l'utopie de Thomas Moore, et du
prince de Machiavel,
dix-huit ans après la mort de Luther. Il a vingt-deux ans lors
de la destruction
de l'invincible armada, vingt-trois ans quand Elisabeth fait décapiter
Marie Smart. Dix
ans après, il ouvre son Théâtre du Globe, théâtre des tempêtes
de la
Renaissance.
Que de mondes et
de projets Shakespeare a vu naître et mourir, comme Cervantes.
Leur enracinement
dans ce siècle de fauves et d'orages leur a permis de donner
des oeuvres nous
faisant vivre l'angoisse et l'espoir du sens dernier de la vie.
1605 - L e R o
i L e a r révèle la décomposition du monde où les fous mènent les
aveugles (Acte I, scène
IV). Le Roi n'est plus que morceau de ruine. Il pose la
question cruciale
: " Q
u i p o u r r a me dire qui je suis ?(1)
" Je sais qui je suis "(2) 2 répond Don Quichotte (I, 5), le chevalier prophète
" Je sais qui je suis "(2) 2 répond Don Quichotte (I, 5), le chevalier prophète
qui eut la
grandeur de croire que l'idéal est plus vrai que le réel, lui aussi terrassé,
lui aussi au fond
du malheur, mais habité par le projet fou de lui donner un sens.
Nous avons là, à
l'état naissant, l'effort proprement humain et divin d'affronter
le chaos, de le
surmonter, de le transcender.
Telle est, dans
les arts, l'expérience de base de la transcendance , qui nous
permet de
comprendre même si nous ne les partageons pas, la naissance des projections
divines dans le
coeur des hommes.
Les arts, et plus
que tous les autres la danse, sont sacrés parce qu'ils sont le
contraire de
l'histoire déjà faite, de l'histoire du passé.
Ils sont
l'histoire en train de se faire, l'histoire de l'avenir et non pas celle
des dominations.
Jules César ne
joue aucun rôle dans ma vie. Il n'existe que dans nos manuels
scolaires. Comme
Ramsès II dans les véritables bandes dessinées des bas-reliefs
retraçant à
Karnak ses massacres . Ils sont le négatif de l'histoire, de plus en plus
destructives en
fonction du progrès dans l'efficacité des armes qu'elles soient
militaires,
économiques ou
médiatiques.
La véritable histoire
est celle de la Création, de la création continuée de
l'homme par
l'homme, l'histoire sainte de l'humanité, faite d'arts révélateurs du
sens divin de la
vie et annonciateurs d'avenir.
A l'inverse de
l'histoire linéaire triomphaliste, toujours écrite par les vainqueurs,
l'histoire sainte
de l'humanité ne s'inscrit pas sur de telles courbes, le temps
y est réversible.
Saint-John Perse
est contemporain de Pindare ou du Ramayana, Martha
Graham est
contemporaine du dieu Shiva, le seigneur de la danse, du moins pour
ceux qui en
vivent les appels. Moments intemporels de la création de l'homme,
éternité vécue en
chaque instant, leur présence en nous s'appelle la culture.
L'art est au
centre de cette vie poétique, créatrice et amoureuse en dehors du
temps linéaire,
illusoire et agressif.
L'art nous aide à
retrouver ces dimensions perdues de l'homme au cours de
tant d'occasions
perdues de l'histoire.
Ne nous laissons
pas aller à imiter le passé, ni à refléter le présent, ni à
confondre l'avenir
avec la nouveauté à tout prix, fût-elle absurde. II est vrai que la
tentation est
grande de confondre l'originalité avec la singularité. Le commerce et
l'argent y
poussent.
Dans cette
religion nouvelle qui n'ose pas dire son nom : le monothéisme du
marché, tout
pousse l'artiste, qu'ils soit peintre, musicien ou danseur, à présenter
toujours des
marchandises inédites parce qu'elles se vendent mieux dans les galeries
de peinture, à la
télévision ou chez les entrepreneurs du spectacle, de la chanson
ou de la danse,
en un mot : sur le marché de l'art.
Le plus novateur
de nos peintres, l'inventeur, plus profond que Picasso, du
cubisme, Juan
Gris, disait :
"La puissance
d'un véritable créateur exige qu'avant de le dépasser, i l mesure
la grandeur du
passé qu'il porte en lui. " Ce n'était pas un appel à un retour au
passé mais au
contraire, à condition de ne pas ignorer ce passé, à son dépassement.
C'est par
excellence, la mission de la danse : le masque africain, sous lequel
s'exécute la danse,
est un condensateur d'énergie, rassemblant les forces éparses de
la nature, des
ancêtres, des dieux, des vivants et des morts pour les irradier dans la
communauté et
créer des noyaux plus denses de réalité et d'énergie.
Telle est la
mission universelle des arts : réveiller en l'homme le Dieu qu'il
porte en lui. Lui
faire prendre conscience que la vie n'est pas cette petite et fausse
vie, entassement
de choses et de mouvements qui sont l'étofffe du temps et nous
coupe de la vie
totale. Le temps tissé par tout ce que l'on peut programmer : la fiche
de pointage à
l'entreprise, la calculette pour le super-marché, la programmation de
la vidéo, la date
optima pour changer la voiture, la liste, en un mot, de ce qui fait la
trame du temps.
Ce qui fait la grille : toutes les images de la vie que la télé m'empêche
de voir, tous les
parfums d'humus ou d'océan que la pétrole ou le tabac
m'empêchent de
sentir ; toutes les rumeurs des vents et des gens qui m'entourent, et
peut-être leur
bonheur de se dire dont me coupe le walkman des foules solitaires en
m'enfermant dans
sa cage sonore avec la danse de saint-Guy du rythme binaire
suggéré à mes
pieds et au claquement de mes doigts.
Nous voilà branchés,
branchés sur la plus fausse vie des coïts, des flics, du
rock, des pubs.
Robots télécommandés branchés sur la cage du temps.
Vivre de la vie
des arts, de leur dépouillement du chaos, crée un nouveau regard.
Ce regard qui ne
s'attache pas au partiel mais qui découvre en lui le tout et
l'avenir qu'il
désigne. Tout être fini (et il n'y a d'être fini que par le décopupage
mécanique du réel
à la tronçonneuse des concepts et des mots) est le témoin et le
signe de ce qui
le dépasse, un indicateur de transcendance.
Voilà le papillon
dans la chenille, la sainte dans la prostituée, l'aigle dans
l'oeuf, le frère
dans mon prochain et mon lointain, dans le sourire éphémère du
jasmin, la
résurrection éternelle du printemps. Mais, comme dit de Jésus l'Evangile:
'Il a joué de la
flûte et nous n'avons pas dansé. "(Mt. XI, 16-17 ; Luc VII, 32).
Dans un monde
physique qui tend incessamment à se défaire, et dans une
épopée humaine
qui, dans la décadence actuelle de l'Occident, semble s'abandonner
aux dérives
suicidaires de l'entropie, les arts - et la danse qui en est la synthèse,
sont un effort de
remontage de l'Univers, un noyau de résistance au non-sens pour
être
l'annonciateur d'un ordre plus riche de la vie. Pour exalter ses forces
montantes:
le travail,
l'amour, la révolte contre le non-sens, la beauté et la foi.
Notes 1. "WHO
is that can tell me who 1 am ?" 2.- "
Yo sé quien soy. "
Roger Garaudy
Roger Garaudy
(Pages 1 à 5)