26 mai 2013

Comprendre la peinture du XXe siècle



ACADÉMIE INTERNATIONALE D'ÉTÉ

Centre de Culture Artistique du Musée des Ponchettes

sous le Patronage du Ministère des A f f a i r e s Culturelles

e t d e la M a i r i e de Nice

Préface de Roger GARAUDY

Président de l'Académie I n t e r n a t i o n a l e d'Été :

D i r e c t e u r d u C e n t r e de
C u l t u r e A r t i s t i q u e d u Musée des Ponchettes :
Monsieur Roger GARAUDY.

La  première Exposition : « Comprendre la peinture du X X e siècle »,
au Musée des Ponchettes de Nice, en 1966, commençait avec Signac et
Bonnard et s'achevait avec Léger et Picasso.
Les oeuvres présentées exprimaient l'aboutissement des deux grands
mouvements qui, depuis un siècle, ont forgé le langage nouveau de la
peinture : l’Impressionisme, de 1860 à 1900, et le cubisme de 1900
à 1940.
S'il était traditionnellement admis que le dessin reproduisait le contour
des choses et que la couleur remplissait ce contour, l'impressionnisme a
remis en cause ce postulat et a réalisé une première libération de la
peinture en dissociant des objets, et du dessin des objets, le jeu coloré
de la lumière sur les choses indépendamment de leur forme.
Le cubisme a franchi une étape nouvelle en montrant que le dessin,
comme la couleur, comme la perspective classique, étaient un système de
signes conventionnels exprimant une certaine attitude de l'homme à
l'égard du monde extérieur.
La rupture brutale de 1940 donna occasion aux artistes de prendre
conscience, dans les conditions nouvelles de la vie française, de la signification
profonde de cette remise en cause du langage de la peinture.
Une date caractéristique du tournant qui était en train de s'opérer :
le 10 mai 1941, à Paris, à la Galerie Braun, rue Louis-le-Grand, à
quelques mètres de la Kommandantur hitlérienne s'ouvrait 1' « Exposition
des jeunes peintres de tradition française », aux premiers rangs desquels
figuraient les neuf peintres de nouveau rassemblés ici.
Si l'on appelait l'impressionnisme : la première école de Paris.
Si l'on appelait le cubisme : la deuxième école de Paris.
L'on pourrait appeler ce groupe de peintres : la troisième école
de Paris.
Ils avaient conscience, dès ce nouveau départ, de la continuité de
la grande aventure de la peinture française depuis un siècle.
Et d'abord, ils tentaient, très lucidement, d'intégrer le double héritage
de l'impressionnisme et du cubisme.
L'un d'eux, Manessier, écrivait : « A mon retour de la guerre, soit
par simple politesse française, soit par un mouvement plus profond en
moi, et qui tenait d'un besoin de resserrement de l'héritage..., sentant
bien comment, en pareil moment de désespoir pour l'avenir de la
peinture française, il fallait plutôt élargir son amour que continuer à
déchirer et à mordre sa propre chair, brusquement, à mon insu, les
contraires se sont touchés ; ce qui me semblait une impossible opposition
: Bonnard-Picasso, par exemple, s'est trouvé complémentaire. »
Il ne s'agissait point d'épigones : l'impressionnisme comme le cubisme
étaient, dira Bazaine, « un tremplin de départ ».
Ils n'oublient pas leurs dettes à l'égard de leurs devanciers, mais
ils entendent ouvrir des voies nouvelles.
Tous ont dit ce qu'ils devaient à Bonnard : non seulement l'éclat
d'une palette un instant assourdie par le cubisme, mais un sens aigu
du dynamisme que pouvait créer la couleur.
Tous ont dit ce qu'ils devaient au cubisme : « Par des changements
inédits de la perspective, écrit par exemple Lapicque, par la transparence
des objets ou des plans, par l'indépendance de la couleur ou des formes,
par de multiples ruptures de l'espace, par une transposition quasi-magique
des objets, qui, chez les plus grands, ne nuisent pas à leur
émouvante présence, le cubisme affirme l'autonomie de la peinture
et revendique pour elle toutes les libertés. »
Mais en même temps ils élaborent un langage pictural nouveau
pour exprimer l'attitude nouvelle de l'homme à l'égard du réel en
cette deuxième moitié du X X e siècle.
Un homme qui n'a pas attendu midi pour croire au soleil, et qui
a consacré la première grande étude à cette problématique nouvelle de
la peinture, Monsieur Pierre Francastel, dans son livre de 1943, Nouveau
dessin, nouvelle peinture, définissait ainsi l'esprit qui animait ces
artistes : « Les jeunes peintres indépendants s'orientent vers une synthèse
entre le réalisme, la peinture pure et le cubisme. Ils acceptent
l'enseignement du cubisme qui a insisté sur la valeur purement conventionnelle
des signes, mais ils retrouvent, en même temps, la notion du
tableau représentatif du spectacle de l'univers, et ils attachent la plus
grande importance à la valeur en soi des couleurs, héritiers et continuateurs
de la nouvelle peinture qui, depuis Monet, considère le dessin et
la couleur comme les deux termes, souvent opposés mais finalement
complémentaires, de la technique... Ils choisissent et ils affirment. La
peinture nouvelle — si elle franchit le stade des essais de virtuosité —
sera réaliste par les thèmes et abstraite par la technique. Qu'elle prenne
garde du double danger d'être abstraite non par les moyens mais par
l'invention et de fleurir uniquement dans les ateliers. Elle ramène la
perspective aux deux dimensions ; elle est monumentale dans de petits
cadres — pour le moment ; elle s'accroche au volume et aux puissances
de la couleur, à la valeur en soi de la toile ; elle met au premier
plan les procédés de l'écriture plastique, mais elle s'affirme aussi comme
soucieuse avant tout d'expression ; elle puise à pleines mains dans les
recherches des générations précédentes, mais une page est tournée, nous
allons vers un art nouveau... Il est suffisamment hardi d'affirmer
que nous assistons, en ce moment, à un changement complet de décor
et qu'une nouvelle époque d'art est sans doute commencée : la troisième
depuis près d'un siècle. Je salue les prémices de la nouvelle Ecole
de Paris. »
Monsieur Pierre Francastel écrivait cela il y a près d'un quart
de siècle et l'oeuvre ultérieure des peintres qu'il saluait ainsi et dont il
inaugure cette année, à Nice, cette nouvelle Exposition commune, a
pleinement vérifié son jugement d'alors.
Comment situer l'apport nouveau et l'apport commun de ces peintres
depuis vingt-cinq ans ?
Ce qui les caractérise c'est, selon le beau titre du livre de l'un d'eux,
EdouardPignon : La  quête de la réalité.
Au risque de paraître rechercher le paradoxe — ce que je ne veux
nullement — je dirai que je ne parviens pas à concevoir que l'on
appelle aucun d'entre eux un « abstrait ». A moins de se faire du réalisme
une conception désespérément étroite et pauvre.
Le réalisme est étroit et pauvre lorsqu'il recherche entre l'oeuvre
peinte et notre vision coutumière et utilitaire des choses une correspondance
terme à terme. Une telle définition du réalisme ne s'applique
à aucune grande oeuvre d'art : ni au byzantin, ni au roman, ni à Giotto,
ni à Léonard, ni à Courbet, ni à Cézanne. Le réalisme, à toutes les
grandes époques, a consisté à créer, dans une oeuvre, une totalité autonome,
comme un microcosme, en laquelle s'expriment à la fois l'esprit
d'une civilisation dans son attitude globale à l'égard du monde, et le
sentiment propre et la position la plus personnelle et la plus intime
de l'artiste à l'égard de ce monde.
Balzac, dans Le chef-d'oeuvre inconnu, souligne que le réalisme
ne consiste pas à copier la nature mais à en exprimer le mouvement
et la vie.
N'est-ce pas ce que nous dit Bazaine lorsqu'il définit le tableau
comme « une contraction du réel tout entier » ?
N'est-ce pas ce que nous dit Lapicque : « La peinture peut nous
rendre présents non seulement des mouvements de notre âme, mais les
mouvements du monde eux-mêmes » ?
N'est-ce pas ce que nous dit Pignon : « Ce désir permanent de
capter des formes en mouvement, qui se font et se défont sans cesse,
correspond chez moi à un besoin impérieux de réalité » ?
Où est l'abstraction, où est le « formalisme » en tout cela ? Pas
besoin de manière de faire les choses, écrit encore Pignon. Ce qu'il
faut, c'est découvrir des choses. »
Quel que soit leur style personnel, ce qui me paraît commun à
ces artistes c'est un réalisme profond, répondant à l'esprit de notre
temps : ils ne sont pas en face de la réalité, mais en elle, au corps-à-corps
avec elle, ils y participent et nous y font participer, non pas
en détournant notre attention vers le partiel et l'anecdotique, mais
en nous révélant des rythmes essentiels.
Pourquoi, objectera-t-on, cela n'est-il pas directement sensible à tous ?
Répondons sans détour : un langage, une écriture, exige un apprentissage
de la lecture (et c'est l'objet essentiel de ces Expositions et du
Centre de Culture artistique du Musée des Ponchettes). Or, nous n'avons
en général appris qu'une seule langue picturale : cette très belle langue
qui a été codifiée à la Renaissance.
Le mérite, précisément, des plus grands parmi les peintres de notre
siècle, c'est, après la remise en cause, par l'impressionnisme et par le
cubisme, des conventions de la Renaissance, de nous avoir aidé à
prendre conscience de la relativité de ces conventions et d'avoir contrôlé
la valeur de leurs recherches en se référant à d'autres langages, fondés
sur d'autres conventions : par exemple, le langage de l'art roman qui
fascinait Gischia à Tavant ou à Saint-Savin, ou Le Moal dans les fresques
de Catalogne, ou encore le langage de la peinture Song revécu
par Tal Coat.
Il ne s'agit pas d'érudition ou d'archéologie, mais d'une étude
nécessaire pour repenser, avec la distanciation nécessaire, par delà les
conventions de quatre siècles de l'Occident, les lois profondes du langage
plastique élaborées dans tous les continents et depuis des millénaires.
« Comprendre la peinture du XXe siècle », c'est donc d'abord
apprendre ces langages, comme nous avons appris sur les bancs de
l'école celui de la perspective classique, avec son point de fuite unique,
où, un peu plus tard, les lois des couleurs complémentaires sur le disque
de Chevreul. Apprendre la langue des mosaïques de Ravenne ou
des estampes japonaises, des sculpteurs de masques du Congo ou des
fresquistes romans, c'est la première et indispensable préparation pour
comprendre le langage de nos peintres les plus vivants, c'est-à-dire pour
ne pas les situer exclusivement par rapport à la peinture de la Renaissance
comme s'il n'y avait eu, avant elle, que maladresses de primitifs,
et, après elle, qu'impuissance de décadents.
Mais ce n'est là que le moment préparatoire de cet apprentissage
de la lecture de la peinture du X X e siècle : reconnaître la pluralité des
conventions possibles.
Le moment essentiel de la compréhension, c'est la conscience de la
conception du réel qui nous est suggérée, en ce dernier tiers du X X e
siècle, par le développement des techniques, des sciences, de l'organisation
politique et sociale, de la morale et des arts : le réel n'est pas
une donnée immuable, toute faite. Nous ne connaissons le monde qu'en
le transformant, en participant à sa construction continuée.
Pas plus que la connaissance n'est la copie passive des lois d'un
monde déjà pensé par je ne sais quel Dieu mathématicien pas plus
que la morale ou la politique ne sont l'observance passive des décrets
d'un ordre éternel de je ne sais quel « droit divin », pas davantage le
tableau n'est le miroir inerte d'une nature immuable. Connaître, ce
n'est pas décrire.
Tout commence, dans les arts comme dans les sciences ou la
morale, par une initiative de l'homme. La science commence par l'hypothèse,
la morale par le projet, la décision et le risque. Il en est
de même pour l'art en lequel s'expriment, à chaque époque, les expériences,
d'abord tâtonnantes, d'adaptation d'une société aux conditions
nouvelles de sa vie créées par la technique, l'économie, la politique, la
morale d'une époque. L'art n'est l'art que s'il joue son rôle propre
d'exploration et de construction des possibles nouveaux de l'homme.
Il est connaissance parce qu'il est création.
Telle est la dialectique du réel et de l'imaginaire, telle que l'a
définie Gaston Bachelard dans l'esprit de notre siècle : « L'imagination
n'est pas, comme le suggère l'étymologie, la faculté de former des
images de la réalité ; elle est la faculté de former des images qui
dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de
surhumanité. Un homme est un homme dans la proportion où il est
un surhomme. On doit définir un homme par l'ensemble des tendances
qui le poussent à dépasser l'humaine condition... L'imagination invente
plus que des choses et des drames ; elle invente de la vie nouvelle,
elle invente de l'esprit nouveau. »
Puisse donc cette Exposition nous aider à remettre en cause les
conventions d'une perception que nous avons tendance à croire naturelle
simplement parce qu'elle est coutumière sinon routinière.
Puisse cette remise en cause nous aider à prendre conscience à la
fois que le monde change — et l'idée qu'on s'en fait — et que notre
métier d'homme est d'assumer la responsabilité et l'initiative de cette
création continuée.

Roger GARAUDY

Préface du catalogue de la 2ème exposition "Comprendre la peinture du XXe siècle"
Musée des Pon
chettes, Nice, 10 juillet-10 août 1967