ACADÉMIE INTERNATIONALE D'ÉTÉ
Centre de Culture Artistique du Musée des Ponchettes
sous le Patronage du Ministère des A f f a i r e s Culturelles
e t d e la M a i r i e de Nice
Préface de Roger GARAUDY
Président de
l'Académie I n t e r n a
t i o n a l e d'Été :
D i r e c t e
u r d u C e n t r e de
C u l t u r e A r t i s t i q u e d u Musée des
Ponchettes :
Monsieur Roger GARAUDY.
La première Exposition : « Comprendre la peinture
du X X e siècle »,
au Musée des
Ponchettes de Nice, en 1966, commençait avec Signac et
Les oeuvres
présentées exprimaient l'aboutissement des deux grands
mouvements
qui, depuis un siècle, ont forgé le langage nouveau de la
peinture : l’Impressionisme,
de 1860 à 1900, et le cubisme de 1900
à 1940.
S'il était
traditionnellement admis que le dessin reproduisait le contour
des choses et
que la couleur remplissait ce contour, l'impressionnisme a
remis en cause
ce postulat et a réalisé une première libération de la
peinture en
dissociant des objets, et du dessin des objets, le jeu coloré
de la lumière
sur les choses indépendamment de leur forme.
Le cubisme a
franchi une étape nouvelle en montrant que le dessin,
comme la
couleur, comme la perspective classique, étaient un système de
signes
conventionnels exprimant une certaine attitude de l'homme à
l'égard du
monde extérieur.
La rupture
brutale de 1940 donna occasion aux artistes de prendre
conscience,
dans les conditions nouvelles de la vie française, de la signification
profonde de
cette remise en cause du langage de la peinture.
Une date
caractéristique du tournant qui était en train de s'opérer :
le 10 mai
1941, à Paris, à la Galerie Braun, rue Louis-le-Grand, à
quelques
mètres de la Kommandantur hitlérienne s'ouvrait 1' « Exposition
des jeunes
peintres de tradition française », aux premiers rangs desquels
figuraient
les neuf peintres de nouveau rassemblés ici.
Si l'on
appelait l'impressionnisme : la première école de Paris.
Si l'on
appelait le cubisme : la deuxième école de Paris.
L'on pourrait
appeler ce groupe de peintres : la troisième école
de Paris.
Ils avaient
conscience, dès ce nouveau départ, de la continuité de
la grande
aventure de la peinture française depuis un siècle.
Et d'abord,
ils tentaient, très lucidement, d'intégrer le double héritage
de
l'impressionnisme et du cubisme.
L'un d'eux,
Manessier, écrivait : « A mon retour de la guerre, soit
par simple
politesse française, soit par un mouvement plus profond en
moi, et qui
tenait d'un besoin de resserrement de l'héritage..., sentant
bien comment,
en pareil moment de désespoir pour l'avenir de la
peinture
française, il fallait plutôt élargir son amour que continuer à
déchirer et à
mordre sa propre chair, brusquement, à mon insu, les
contraires se
sont touchés ; ce qui me semblait une impossible opposition
:
Bonnard-Picasso, par exemple, s'est trouvé complémentaire. »
Il ne
s'agissait point d'épigones : l'impressionnisme comme le cubisme
étaient, dira
Bazaine, « un tremplin de départ ».
Ils
n'oublient pas leurs dettes à l'égard de leurs devanciers, mais
ils entendent
ouvrir des voies nouvelles.
Tous ont dit
ce qu'ils devaient à Bonnard : non seulement l'éclat
d'une palette
un instant assourdie par le cubisme, mais un sens aigu
du dynamisme
que pouvait créer la couleur.
Tous ont dit
ce qu'ils devaient au cubisme : « Par des changements
inédits de la
perspective, écrit par exemple Lapicque, par la transparence
des objets ou
des plans, par l'indépendance de la couleur ou des formes,
par de
multiples ruptures de l'espace, par une transposition quasi-magique
des objets,
qui, chez les plus grands, ne nuisent pas à leur
émouvante
présence, le cubisme affirme l'autonomie de la peinture
et revendique
pour elle toutes les libertés. »
Mais en même
temps ils élaborent un langage pictural nouveau
pour exprimer
l'attitude nouvelle de l'homme à l'égard du réel en
cette
deuxième moitié du X X e siècle.
Un homme qui
n'a pas attendu midi pour croire au soleil, et qui
a consacré la
première grande étude à cette problématique nouvelle de
la peinture,
Monsieur Pierre Francastel, dans son livre de 1943, Nouveau
dessin,
nouvelle peinture, définissait ainsi l'esprit qui animait ces
artistes : «
Les jeunes peintres indépendants s'orientent vers une synthèse
entre le
réalisme, la peinture pure et le cubisme. Ils acceptent
l'enseignement
du cubisme qui a insisté sur la valeur purement conventionnelle
des signes,
mais ils retrouvent, en même temps, la notion du
tableau représentatif
du spectacle de l'univers, et ils attachent la plus
grande
importance à la valeur en soi des couleurs, héritiers et continuateurs
de la
nouvelle peinture qui, depuis Monet, considère le dessin et
la couleur
comme les deux termes, souvent opposés mais finalement
complémentaires,
de la technique... Ils choisissent et ils affirment. La
peinture
nouvelle — si elle franchit le stade des essais de virtuosité —
sera réaliste
par les thèmes et abstraite par la technique. Qu'elle prenne
garde du
double danger d'être abstraite non par les moyens mais par
l'invention
et de fleurir uniquement dans les ateliers. Elle ramène la
perspective
aux deux dimensions ; elle est monumentale dans de petits
cadres — pour
le moment ; elle s'accroche au volume et aux puissances
de la
couleur, à la valeur en soi de la toile ; elle met au premier
plan les
procédés de l'écriture plastique, mais elle s'affirme aussi comme
soucieuse
avant tout d'expression ; elle puise à pleines mains dans les
recherches
des générations précédentes, mais une page est tournée, nous
allons vers
un art nouveau... Il est suffisamment hardi d'affirmer
que nous
assistons, en ce moment, à un changement complet de décor
et qu'une
nouvelle époque d'art est sans doute commencée : la troisième
depuis près
d'un siècle. Je salue les prémices de la nouvelle Ecole
de Paris. »
Monsieur
Pierre Francastel écrivait cela il y a près d'un quart
de siècle et
l'oeuvre ultérieure des peintres qu'il saluait ainsi et dont il
inaugure
cette année, à Nice, cette nouvelle Exposition commune, a
pleinement
vérifié son jugement d'alors.
Comment
situer l'apport nouveau et l'apport commun de ces peintres
depuis
vingt-cinq ans ?
Ce qui les
caractérise c'est, selon le beau titre du livre de l'un d'eux,
EdouardPignon : La quête de la réalité.
Au risque de
paraître rechercher le paradoxe — ce que je ne veux
nullement —
je dirai que je ne parviens pas à concevoir que l'on
appelle aucun
d'entre eux un « abstrait ». A moins de se faire du réalisme
une
conception désespérément étroite et pauvre.
Le réalisme
est étroit et pauvre lorsqu'il recherche entre l'oeuvre
peinte et
notre vision coutumière et utilitaire des choses une correspondance
terme à
terme. Une telle définition du réalisme ne s'applique
à aucune
grande oeuvre d'art : ni au byzantin, ni au roman, ni à Giotto,
ni à Léonard,
ni à Courbet, ni à Cézanne. Le réalisme, à toutes les
grandes
époques, a consisté à créer, dans une oeuvre, une totalité autonome,
comme un
microcosme, en laquelle s'expriment à la fois l'esprit
d'une
civilisation dans son attitude globale à l'égard du monde, et le
sentiment
propre et la position la plus personnelle et la plus intime
de l'artiste
à l'égard de ce monde.
Balzac, dans
Le chef-d'oeuvre inconnu, souligne que le réalisme
ne consiste
pas à copier la nature mais à en exprimer le mouvement
et la vie.
N'est-ce pas
ce que nous dit Bazaine lorsqu'il définit le tableau
comme « une
contraction du réel tout entier » ?
N'est-ce pas
ce que nous dit Lapicque : « La peinture peut nous
rendre présents
non seulement des mouvements de notre âme, mais les
mouvements du
monde eux-mêmes » ?
N'est-ce pas
ce que nous dit Pignon : « Ce désir permanent de
capter des
formes en mouvement, qui se font et se défont sans cesse,
correspond
chez moi à un besoin impérieux de réalité » ?
Où est
l'abstraction, où est le « formalisme » en tout cela ? Pas
besoin de
manière de faire les choses, écrit encore Pignon. Ce qu'il
faut, c'est
découvrir des choses. »
Quel que soit
leur style personnel, ce qui me paraît commun à
ces artistes
c'est un réalisme profond, répondant à l'esprit de notre
temps : ils
ne sont pas en face de la réalité, mais en elle, au corps-à-corps
avec elle,
ils y participent et nous y font participer, non pas
en détournant
notre attention vers le partiel et l'anecdotique, mais
en nous
révélant des rythmes essentiels.
Pourquoi,
objectera-t-on, cela n'est-il pas directement sensible à tous ?
Répondons
sans détour : un langage, une écriture, exige un apprentissage
de la lecture
(et c'est l'objet essentiel de ces Expositions et du
Centre de
Culture artistique du Musée des Ponchettes). Or, nous n'avons
en général
appris qu'une seule langue picturale : cette très belle langue
qui a été
codifiée à la Renaissance.
Le mérite,
précisément, des plus grands parmi les peintres de notre
siècle,
c'est, après la remise en cause, par l'impressionnisme et par le
cubisme, des
conventions de la Renaissance, de nous avoir aidé à
prendre
conscience de la relativité de ces conventions et d'avoir contrôlé
la valeur de
leurs recherches en se référant à d'autres langages, fondés
sur d'autres
conventions : par exemple, le langage de l'art roman qui
fascinait
Gischia à Tavant ou à Saint-Savin, ou Le Moal dans les fresques
de Catalogne,
ou encore le langage de la peinture Song revécu
par Tal Coat.
Il ne s'agit
pas d'érudition ou d'archéologie, mais d'une étude
nécessaire
pour repenser, avec la distanciation nécessaire, par delà les
conventions
de quatre siècles de l'Occident, les lois profondes du langage
plastique
élaborées dans tous les continents et depuis des millénaires.
« Comprendre
la peinture du XXe siècle », c'est donc d'abord
apprendre ces
langages, comme nous avons appris sur les bancs de
l'école celui
de la perspective classique, avec son point de fuite unique,
où, un peu
plus tard, les lois des couleurs complémentaires sur le disque
de Chevreul.
Apprendre la langue des mosaïques de Ravenne ou
des estampes
japonaises, des sculpteurs de masques du Congo ou des
fresquistes
romans, c'est la première et indispensable préparation pour
comprendre le
langage de nos peintres les plus vivants, c'est-à-dire pour
ne pas les
situer exclusivement par rapport à la peinture de la Renaissance
comme s'il
n'y avait eu, avant elle, que maladresses de primitifs,
et, après
elle, qu'impuissance de décadents.
Mais ce n'est
là que le moment préparatoire de cet apprentissage
de la lecture
de la peinture du X X e siècle : reconnaître la pluralité des
conventions
possibles.
Le moment
essentiel de la compréhension, c'est la conscience de la
conception du
réel qui nous est suggérée, en ce dernier tiers du X X e
siècle, par
le développement des techniques, des sciences, de l'organisation
politique et
sociale, de la morale et des arts : le réel n'est pas
une donnée
immuable, toute faite. Nous ne connaissons le monde qu'en
le
transformant, en participant à sa construction continuée.
Pas plus que
la connaissance n'est la copie passive des lois d'un
monde déjà
pensé par je ne sais quel Dieu mathématicien pas plus
que la morale
ou la politique ne sont l'observance passive des décrets
d'un ordre
éternel de je ne sais quel « droit divin », pas davantage le
tableau n'est
le miroir inerte d'une nature immuable. Connaître, ce
n'est pas
décrire.
Tout
commence, dans les arts comme dans les sciences ou la
morale, par
une initiative de l'homme. La science commence par l'hypothèse,
la morale par
le projet, la décision et le risque. Il en est
de même pour
l'art en lequel s'expriment, à chaque époque, les expériences,
d'abord
tâtonnantes, d'adaptation d'une société aux conditions
nouvelles de
sa vie créées par la technique, l'économie, la politique, la
morale d'une
époque. L'art n'est l'art que s'il joue son rôle propre
d'exploration
et de construction des possibles nouveaux de l'homme.
Il est
connaissance parce qu'il est création.
Telle est la
dialectique du réel et de l'imaginaire, telle que l'a
définie
Gaston Bachelard dans l'esprit de notre siècle : « L'imagination
n'est pas,
comme le suggère l'étymologie, la faculté de former des
images de la
réalité ; elle est la faculté de former des images qui
dépassent la
réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de
surhumanité.
Un homme est un homme dans la proportion où il est
un surhomme.
On doit définir un homme par l'ensemble des tendances
qui le
poussent à dépasser l'humaine condition... L'imagination invente
plus que des
choses et des drames ; elle invente de la vie nouvelle,
elle invente
de l'esprit nouveau. »
Puisse donc
cette Exposition nous aider à remettre en cause les
conventions
d'une perception que nous avons tendance à croire naturelle
simplement
parce qu'elle est coutumière sinon routinière.
Puisse cette
remise en cause nous aider à prendre conscience à la
fois que le
monde change — et l'idée qu'on s'en fait — et que notre
métier
d'homme est d'assumer la responsabilité et l'initiative de cette
création
continuée.
Roger GARAUDY
Préface du catalogue de la 2ème exposition "Comprendre la peinture du XXe siècle"
Musée des Ponchettes, Nice, 10 juillet-10 août 1967
Préface du catalogue de la 2ème exposition "Comprendre la peinture du XXe siècle"
Musée des Ponchettes, Nice, 10 juillet-10 août 1967
Voir aussi la préface du catalogue de la première exposition de 1966