02 octobre 2010

Matérialiste ou idéaliste, Marx ?

Dans les Thèses sur Feuerbach, Marx présente sa propre philosophie comme un "nouveau" matérialisme (Thèse 10) qui consiste en fait en un matérialisme de la pratique (Praxis). De l'idéalisme, ce matérialisme reprend la thèse du primat de l'activité (Thèse 1), du matérialisme la thèse du rôle déterminant des "circonstances" (Thèse 3) et des "conditions" (Idéologie allemande). La notion de pratique désigne précisément l'activité en tant qu'elle est conçue comme conditionnée par des conditions matérielles indépendantes d'elle et néanmoins modifiables par elle. Elle définit ainsi un "matérialisme pratique".

Si Marx se réclame du matérialisme, c'est en tant qu'il ne connait "qu'une seule science, celle de l'histoire", et que celle-ci doit être étudiée du point de vue d'une "conception matérialiste de l'histoire". La notion de matérialisme tire alors son sens de la critique des conceptions idéalistes de l'histoire. Dotée d'un sens essentiellement polémique, elle désigne une intention davantage qu'une doctrine: il s'agit de rapporter l'étude de l'histoire à sa base réelle en cessant d'y voir le simple développement de principes abstraits. D'où les difficultés qui surgissent dés que l'on tente de préciser le contenu du matérialisme de Marx.

Le coeur de ce matérialisme semble résider dans la thèse du caractère déterminant des "conditions matérielles" de la pratique. Déterminantes, ces conditions ne le sont cependant que relativement puisqu'elles sont elles-mêmes le produit de l'action historique. Matérielles, elle le sont également en un sens trés relatif, puisque la pratique qui les modifie dans l'histoire n'est pas seulement conditionnée par la "base matérielle" de la société, mais également par es facteurs idéels.

Avant L'idéologie allemande, et la Sainte famille, Marx hésitait à nommer sa propre entreprise théorique matérialisme. Dans les Manuscrits de 1844, il décrit sa propre position comme celle d'un "naturalisme" qui tantôt est considéré comme la synthèse du matérialisme et de l'idéalisme ou du matérialisme et du spiritualisme, tantôt comme un "vrai matérialisme". Le contenu de ce naturalisme est particulièrement problématique puisqu'il consiste en une historicisation du naturalisme feuerbachien qui, tout en insistant sur la continuité de la nature et de l'histoire, voit dans l'histoire la suppression de la nature:"de même que tout ce qui est naturel doit naïtre, de même l'homme a son propre acte générateur, l'histoire. Mais étant donné que l'histoire est consciente et que cette naissance est effectuée consciemment, elle se supprime elle-même en tant qu'acte générateur".
On retrouvera cette même tentative de conciliation des contraires que sont la nature et l'histoire, le matérialisme et l'idéalisme dans les Thèses sur Feuerbach et L'Idélogie allemande, et dans la mesure où la première Thèse semble faire pencher la balance du côté de l'idéalisme en affirmant le primat de l'activité, il est permis de se demander pourquoi la conception matérialiste de l'histoire est conçue comme un nouveau matérialisme plutôt que comme un nouvel idéalisme. En définitive, l'option matérialiste semble tenir tout autant à la connotation subversive du matérialisme et à la volonté de privilégier le point de vue de ceux d'en bas, qu'à des motifs théoriques.
Matérialisme synthétisant en lui l'idéalisme et le matérialisme, matérialisme sans matière, matérialisme "non ontologique", le "matérialisme" de Marx est pour le moins paradoxal. Si philosophie de Marx il y a, elle ne méritait donc pas d'être nommée "matérialisme historique" ou "matérialisme dialectique", notions absentes sous sa plume.
La pensée marxienne joue néanmoins un rôle fondamental dans l'histoire du matérialisme. Elle a notamment contribué à populariser l'opposition du matérialisme et de l'idéalisme, après l'avoir substituée à l'antithèse classique du matérialisme et du spiritualisme. Sans doute est-elle également à l'origine de l'incertitude qui entoure aujourd'hui encore bien des usages de la notion: "En général le mot matérialisme sert à beaucoup d'écrivains récents en Allemagne de simple phrase avec laquelle on étiquette toutes sortes de choses sans les étudier davantage, en pensant qu'il suffit de coller cette étiquette pour que tout soit dit" (Engels à C. Schmidt, 05/08/1890).

Article "Matérialisme" dans Le vocabulaire de Marx, Emmanuel Renault, Editions Ellipses, 2001, pages 35 à 37