03 octobre 2010

Chenu, mon père

Quand je dis Père Chenu, je l’entends au sens filial : il est pour moi le « père », celui dont, aux heures de doute et d’angoisse, on recherche la présence que l’on sait d’avance compréhensive et aimante.
Jeune communiste chrétien, refusant d’opposer la foi en l’homme et la foi en Jésus, je lus, en 1937, son manifeste : « Une école de théologie : le Saulchoir », qui me pénétra de trois certitudes qui, depuis lors, ne m’ont pas quitté :
1 - la foi n’est pas une idéologie, mais une manière d’agir ;
2 - elle est la foi en la possibilité de rompre avec l’ordre établi de la connaissance et de la société ; cette ouverture sur ce qui dépasse le réel existant est le postulat nécessaire de toute volonté de changement : une révolution a plus besoin de transcendance que de déterminisme ;
3 - une telle foi, que le Père Chenu incarnait dans l’histoire, pouvait y agir non comme un opium mais comme un levain : la vie et l’histoire ont un sens et nous en sommes responsables.
Puis j’eus la joie, depuis 1954, de le rencontrer personnellement, lors de la tragédie des prêtres-ouvriers, de vivre, dans sa chaleur, leurs angoisses et leurs espoirs. De le voir accueillir, avec la sérénité d’un arbre, les coups qui le frappaient lui-même. Dans sa bouleversante « Théologie du travail », en 1955, il apportait le témoignage joyeux de celui qui se sent partenaire de la création continuée du monde : « Plus je travaille, plus Dieu est créateur ».
Lors du Concile du Vatican II, il fut l’un des promoteurs les plus passionnés de cette « perestroïka » de l’Eglise, qui, à l’inverse des régressions actuelles de la « hiérarchie », renonçait alors, elle aussi, à son « rôle dirigeant » pour se mettre au service du monde : dans un passage de son « message à l’humanité » de 1962, directement inspiré par le Père Chenu, il était proclamé : « l’Eglise n’est pas faite pour dominer, mais pour servir. » Répondant à mon livre : « De l’anathème au dialogue. Un marxiste s’adresse au Concile, » (1965) le Père Chenu me disait : « dommage que votre contribution vienne trop tard pour aider à la réflexion du Concile ». En 1968, au moment de la défaite du mouvement, c’est dans la cellule du père Chenu, au Couvent des Tanneries, - nous étions cinq autour de lui - que nous prenions conscience grâce à lui, de l’espérance dont ce mouvement était porteur.
A l’heure des pires attaques contre moi, en 1984, le Père m’écrit : « Bien cher, votre conviction - mieux votre « théologie » rencontrent parfaitement les miennes. Vous devinez de quel coeur et de quel esprit je me sens en communion avec vous. »
C’est de lui, et de Don Helder Camara (mon frère aussi depuis plus de vingt ans), de leur intelligence de la foi et de leur tendresse, de leur « oecuménisme planétaire », qu’en ce domaine j’ai tout appris. Et d’abord ce qui, fondamentalement, lie les chrétiens et les marxistes. Les « Théologiens de la libération », qui doivent tant au Père Chenu, se fondent sur cette exigence de leur foi : ne pas laisser défigurer en l’homme, par la misère et l’oppression, le Dieu qui l’a fait à son image. Comme Marx, en un autre langage, en 1843, évoquait : « l’impératif catégorique de changer tous les rapports sociaux où l’homme est un être dégradé, asservi, abandonné ».
Le père Chenu restera le militant inébranlable de cette unique foi.

Roger Garaudy, dans l'Humanité, le 23 février 1990, pour la mort du père Chenu