07 octobre 2010

Barbarie

Roger Garaudy, dans "L'avenir mode d'emploi" (Editions Vent du Large,1998,pages 22 à 28) rêve qu'il assiste à un Congrés international en 2050: un descendant des Indiens Incas est à la tribune.


"Ce n'est pas, dit-il dès ses premiers mots, dû a mes mérites personnels. Mais j'appartiens à la première communauté qui ait constitué l'une des plus grandes civilisations de l'histoire, c'est à dire l'une des rares, jusqu'ici, qui aient offert à l'homme d'agrandir et d'embellir son existence: celle du "Tahuantin-Suyu". Ses destructeurs l'appelèrent, dans leur langage: l'empire inca, habitués qu'ils étaient à l'opposition du maître et de l'esclave, du pouvoir impérial et de la soumission. Le modèle, pour eux, était l'empire romain, et ses troupeaux d'esclaves où une métropole de 200.000 citoyens tenait, sous le talon de fer de ses légions, vingt millions de sujets et, enfermée dans la forteresse de son limes, considérait tout le reste de l'humanité comme barbares.
Ce que ces aventuriers poussés par la fièvre de l'or ont ensuite appelé l'Amérique fut la première terre qu'ils firent régresser jusqu'à la préhistoire.
Dans une lettre au roi d'Espagne, le premier de ces pourrisseurs d'âmes, un certain Christophe Colomb, écrivait aux Rois d'Espagne: "L'or est le plus précieux de tous les biens... celui qui le possède a tout ce dont il a besoin en ce monde et également les moyens de sauver les âmes du purgatoire et de les envoyer un jour au paradis"
Il nous a simplement apporté l'enfer.
Il répète à maintes reprises dans son Journal de bord: "J'étais attentif et m'employai à savoir s'il y avait de l'or" lorsqu'il voyait des colliers en or sur les autochtones.
Car, jusqu'à l'invasion, l'or ne fut jamais une monnaie comme il l'était en Europe.
Tout comme la terre n'était pas une propriété. Lorsque les envahisseurs ne la volèrent pas à ceux qui la travaillaient, ce qui était en général le cas, surtout lorsqu'on y soupçonnait un gisement d'or -- ils proposèrent de l'acheter. Alors, comme le déclara l'un des chefs indiens dans l'autre Amérique, celle du Nord: "Notre terre vaut mieux qu'aucune monnaie... nous ne pouvons la vendre parce qu'elle ne nous appartient pas.... Aussi longtemps que le soleil brillera et que l'eau coulera, cette terre sera ici pour donner vie aux hommes et aux animaux. Nous ne pouvons vendre cette vie, c'est pourquoi nous ne pouvons vendre cette terre."
Il s'agissait de toute terre: celle de la communauté de base, l'Ayllu, qui était indivisible et inaliénable, la terre du soleil destinée à la construction des temples et au service du culte, celle de l'Inca dont le fruit était réservé aux grands travaux, tels que le réseau routier, plus beau que ne le furent jamais les chaussées romaines, reconnurent même les conquérants.
"La barbarie est venue d'Europe", écrivait l'un des premiers témoins de la conquête, l'évêque Bartholomé de Las Casas (1484-1566) témoin oculaire qui déclare: "Depuis les années 1500 je vois et je parcours ces Indes et je sais ce que j'écris."
Ce fut d'abord le pillage de l'or et de l'argent: les archives de la Casa de contratacion de Séville révèlent que, de 1503 à 1660, cent quatre-vingt-cinq mille tonnes d'or et seize millions de kilogrammes d'argent, furent volés par la même Europe qui, il y a un siècle encore osait parler de dettes du Pérou à une banque dévoreuse de vie qui s'appelait, en cet age préhistorique, il y a un siècle, le Fonds Monétaire International.
Cet or et cet argent volés à notre terre donna une impulsion si grande à ce qu'ils appelaient l'économie de marché (c'est à dire à un système où tout s'achète et se vend, depuis les armes pour tuer les corps, jusqu'à la conscience pour tuer les âmes) que les aventuriers marchands de l'Europe appelèrent cela du nom dérisoire de Renaissance.
Ce vol, à l'échelle d'un continent, les aventuriers, après Colomb, l'appelèrent la Découverte de l'Amérique, comme s'il s'agissait de l'invention de peuples qui cultivaient cette terre depuis dix mille ans!
Les soudards l'appelèrent la conquête.
Les prêtres de chez eux, commandés par un pape, l'appelèrent l'Evangélisation.
Les colons l'appelèrent la civilisation, c'est à dire l'introduction de l'économie de marché.
Sous quelque nom que ce soit, cela commença par un massacre. Les historiens évaluent à environ cinquante-sept millions la population des Indiens lors de l'invasion, dont la plupart moururent des maladies importées d'Europe: la variole, la syphilis, le typhus, mais aussi des boucheries de la guerre et, plus encore, du travail forcé, en particulier dans les mines et les plantations accaparées par l'occupant colonial (les encommenderos).
Cela commença par la capture, par trahison, de l'Inca, sa torture et sa mort pour lui extorquer de l'or, puis la mise en esclavage du peuple entier pour l'extraction du métal. Quelques prêtres héroïques, comme le père Montesinos, le dominicain Pedro de Cordoba, l'évêque Bartolomé de Las Casas, dénoncèrent en vain cette sauvagerie qui fit croire aux Indiens que les européens n'avaient d'autre Dieu que l'or. Les colons parvinrent à expulser ces prêtres.
Grâce à la profusion de monnaie d'or et d'argent les maîtres successifs de l'économie occidentale: Venise, plutôt que l'Espagne, puis l'Angleterre et la France, finalement les Etats-Unis, avaient réussi à imposer au monde une religion qui n'osa jamais dire son nom, mais qui régissait en fait toutes les relations humaines, sociales, internationales ou individuelles: le monothéisme du marché, c'est à dire l'idolâtrie de l'argent.
Un document de l'époque contient en germe tout ce développement: le parecer de Yucay(Yucay est une petite localité proche de Cuzco, au centre de la communauté Inca) et l'auteur de cet avis, apologie théologique du colonialisme, est le vice-roi Garcia de Toledo qui veut insérer l'exploitation sanglante des trésors du Pérou dans le plan providentiel de Dieu: "ainsi furent données ces montagnes d'or et d'argent, ces terres fertiles et de délice, afin qu'attirés par ce parfum il se trouvât des gens qui, pour Dieu, veuillent aller leur prêcher l'Evangile et les baptiser" (Y.142)
Il ajoute: "Il est tellement nécessaire, moralement parlant, qu'il y ait des mines que, si elles n'existaient pas, il n'y aurait en ces royaumes, ni roi ni Dieu."
Pendant quatre siècles nos pays indiens, sous le joug colonial de pays européens et, au cours des soixante dernières années, sous celui des Etats-Unis, retournèrent à la jungle animale de la préhistoire. Aux environ de l'an 2000, après avoir souffert la destruction de nos cultures, et l'assassinat de 90% de nos peuples (le plus grand génocide de l'histoire), mon pays, dont la richesse fut légendaire (il fut un temps où l'expression: "C'est le Pérou!" fut synonyme d'opulence) est devenu ce que l'on appelait, vers la fin des temps préhistoriques (vers 1980-2000) un pays sous-développé. On les distingue ainsi des pays développés (sept d'entre eux) dont la croissance avait créé notre sous développement, non seulement par le pillage initial de nos richesses mais par la déstructuration de nos économies rendues difformes pour n'être plus que des appendices de la métropole. Certains de nos trafiquants autochtones, enrichis par leur collaboration avec les colonisateurs d'Europe puis avec les Etats-Unis, avaient réussi, avec l'appui de leurs maîtres, à devenir des esclaves de première classe, et la masse de notre peuple, en essayant d'imiter ses maîtres, était devenu un peuple de singes.
J'ai là, pour conclure, un vieux document, l'un des derniers témoignages de la préhistoire, intitulé L'état du monde en 1995 qui résume sobrement les funérailles humaines du Pérou. Voici ce qu'était devenu le Tahuantin Suyu après cinq siècles d'intégration à la civilisation occidentale: 76% de la population victime de ce qu'on appelait alors le chômage, c'est à dire l'exclusion du travail et de toute vie sociale. Les deux tiers du peuple vivaient au dessous du seuil de pauvreté. L'agriculture vouée à l'abandon et les paysans contraints, pour survivre, à cultiver le coca, c'est à dire la matière première de la cocaïne, (de la drogue dont les Etats-Unis étaient les plus gros et les plus riches clients), car la culture du café ou du cacao, rapportant trois fois moins, ne leur eût pas permis de vivre.
Un hectare planté de coca pouvait rapporter au moins mille deux cents dollars chaque année à son propriétaire, parfois bien davantage. A titre de comparaison, le salaire annuel moyen d'un mineur était de 827 dollars; celui d'un ouvrier de 649 dollars; et les gains d'un paysan, non producteur de coca, de 150 dollars.
Cette production permit ainsi un afflux de narcodollars et les bénéficiaires de ce trafic, appuyés par les escadrons de la mort (financés et formés à l'école des Amériques par les Etats-Unis) purent s'emparer du pouvoir par la terreur.
Le Pérou devint ainsi l'un des bons élèves du Fonds monétaire international qui lui prêtait l'argent nécessaire à la survie de l'appareil d'Etat à condition qu'il observe les conditions politiques du remboursement de la dette (soixante millions de dollars par mois en 1994): blocage des salaires et de la protection sociale, liberté des prix, privatisation des entreprises, même de celles qui exercent des fonctions sociales (depuis les transports et les hôpitaux jusqu'à l'éducation). Un seul budget était épargné: celui de la répression par la police et l'armée.
Les Etats-Unis purent ainsi maintenir au pouvoir, comme dans toute l'Amérique du Centre et du Sud l'une de leurs marionnettes, régnant par la corruption et la terreur sur un peuple agonisant. Tel est le mécanisme par lequel l'une des plus brillantes civilisation du monde fut ramenée à la préhistoire bestiale de l'homme, par cinq siècles de colonisation européenne et un [demi] siècle de domination des Etats-Unis. Il ne recommença à participer à l'humanisation de l'homme et à sortir de la préhistoire où il avait été replongé, qu'à partir de la première moitié du XXIe siècle, après la faillite économique des Etats-Unis perdant deux milliards de ses clients par le boycott de ses exportations organisé par ce que notre histoire appelle le nouveau Bandoeng et la reprise de l'humanité dans sa marche vers un monde indivisiblement humain et divin.