Le
traumatisme du 21 août 1968 crée un effet de souffle jusqu'au sein du bureau
politique du PCF qui aboutira à l'exclusion du philosophe officiel du Parti,
Roger Garaudy. Ce dernier avait déjà émis des critiques sur le dialogue avec
les intellectuels chrétiens et exprimé ses insatisfactions en mai 1968, jugeant
la direction du Parti trop timorée vis-à-vis du mouvement étudiant. La crise tchécoslovaque
constitue pour lui un nouvel objet de critique, même s'il exprime celle-ci avec
prudence, regrettant que le PCF ne
manifeste pas suffisamment sa solidarité avec les Tchécoslovaques, et espérant
par ailleurs dans un entretien accordé au Nouvel Observateur en septembre 1968 que la situation évolue : « Je vous
répondrai avec Lénine qu'il ne faut pas ériger son impatience en principe
théorique [...]. Je comprends le souci de la majorité de mes camarades de la
direction du parti de ne pas bousculer le pot de fleurs au moment où les roses
sont en train de pousser. » Roger Garaudy pense encore convaincre la direction
du Parti en revenant sur sa première impulsion, qui fut de réprouver l'invasion soviétique,
mais le cap pris, désormais, est celui du soutien à la politique de
normalisation. À la conférence mondiale des Partis communistes
qui se tient à Moscou en 1969, le PCF entérine même le principe de
non-ingérence dans les affaires internes de la Tchécoslovaquie, tout en
laissant au nom de la normalisation se déployer sans protestation la politique
de répression des partisans du printemps de
Prague. Le PC italien se distingue en revanche des autres partis du pacte de Varsovie en
exprimant son désaccord avec cette ligne et trouve en Roger Garaudy un relais
de ses positions en France. Ce dernier publie en effet en 1969 un ouvrage dans lequel il rompt le silence et assume une
critique similaire : « Si je suis
aujourd'hui contraint à rendre public ce débat, c'est que mes suggestions, depuis plus de trois ans, n'ont
jamais pu briser le huis clos du BP [bureau politique] et du C C [comité central]. » S'appuyant
sur les enseignements qu'il tire des deux printemps [celui de 68 en France et
celui de Prague], Roger Garaudy préconise de transformer le centralisme
démocratique et s'ouvre à l'idée
d'autogestion. Lors du XIX e Congrès du PCF en 1970, dans un silence de plomb,
il prend la parole pour défendre ses thèses : il sera
exclu du bureau politique deux semaines plus tard. Même la très officielle revue des
intellectuels du PCF, La Nouvelle Critique, qui a pour mission
d'incarner l'avant-garde, est ébranlée par les événements en Tchécoslovaquie.
Appuyant d'abord ceux qui, au sein de la direction du Parti, soutiennent le
printemps de Prague, elle défend fermement l'orientation de Dubcek, dont le
discours du 1er avril 1968
devant le comité central est publié en supplément de la revue.
Après l'invasion, le dossier tchécoslovaque remplit les colonnes et inspire
nombre d'analyses, dont celles de Pierre Juquin et d'André Gisselbrecht, qui ne
partagent en rien la doxa en vigueur au Parti d'une intervention préventive
devenue nécessaire. Ces articles posent
problème à la direction. Celui de Pierre Juquin, d'une extrême
prudence, insiste simplement sur les voies nationales d'accès au socialisme.
Celui de Gisselbrecht est plus ouvertement critique, dans la mesure où il «
s'attache à développer le
contenu du socialisme à visage
humain, à partir
notamment de la reprise des travaux de R. Richta et d'O. Sik, dont, selon son
témoignage, il a pris connaissance
par un livre paru en Allemagne et par ses entretiens lors de son voyage,
notamment avec l'écrivain, proche de Milan Kundera, Antonin Liehm ».
Gisselbrecht est convoqué par Roland Leroy, qui dénonce dans son article une
apologie à peine
dissimulée de la politique de Dubcek. La direction impose à La Nouvelle Critique de
modifier son orientation au nom d'un nécessaire combat à la fois contre la ligne Garaudy, qualifiée de
liquidatrice du Parti, et contre la ligne conservatrice de Jeannette
Thorez-Vermeersch.
FRANÇOIS DOSSE
L A SAGA DES
INTELLECTUELS FRANÇAIS
II . L'AVENIR
EN MIETTES (1968-1989) G A L L I M A R D
pp 232 à 234