Christophe prit
conscience de sa destinée qui
Picasso. La Danse. 1925 |
était de
charrier, entre les frères ennemis, comme
une artère,
toutes les forces de vie de l'une à
l'autre rive.
Romain ROLLAND, Jean-Christophe
Je
relis ces pages et je revis ma vie. Avec le
sentiment
que tout est à refaire, et la certitude que
si
c'était à refaire je referais le même chemin. Non
pas que
j'aie atteint le but, mais parce que je crois
que
c'est dans cette direction qu'il fallait marcher.
A
dix-sept ans, au sortir du lycée, et quittant
pour
toujours un ami, nous avons échangé nos
«
portraits »; je terminais le mien par cette définition:
je suis une sphère qui court après son centre.
je suis une sphère qui court après son centre.
Je n'ai
pas cessé de l'être. Mais j'ai pris conscience
que le
centre c'est cette course même.
Je voudrais
partir de là pour désigner l'essentiel.
Ce
livre est fait de cris. Parce qu'il est fait de vie.
Tous
ces cris partent de la même vision ou de la
même
indéracinable foi à laquelle je suis parvenu à
travers
un demi-siècle de tâtonnements.
Elle
était là, toujours, sans doute depuis le
commencement,
et je n'arrivais pas à la saisir. Je
retrouve
dans les élucubrations de mes carnets du
temps
où j'étais élève au lycée Henri IV (j'avais dix-
huit
ans), l'esquisse de ce que j'appelais pompeusement
«
philosophie de l'amamus » ! C'était une
sorte
d'anti-Descartes : la première certitude n'est
pas cogito,
je pense. Mais amamus, nous aimons!
Finalement
ce n'était pas si bête. Individu solitaire,
et
raison abstraite pour retrouver le monde,
les
autres et Dieu, cela me rendait la vie impossible.
Cette
philosophie, prétendant, sous des formes
diverses,
être la philosophie, alors qu'elle n'était
que la
philosophie occidentale, me rendait la vie
impossible.
C'est
pourquoi toute ma vie je l'ai vécue en
dehors
de la philosophie bien que mon métier fût de
l'enseigner
: comme militant politique l'action (et le
rapport
d'homme à homme) débordait toujours la
pensée
et lui donnait le mouvement et la vie;
l'expérience
artistique débordait le concept : la
poésie,
la peinture, la musique, la danse, c'était le
contact
immédiat avec la réalité première; la
tentation
permanente de vivre la foi, c'était le
pressentiment
que cette réalité première ce n'est pas
la
structure mais la rupture, pas l'individu insulaire,
mais
l'amour passeur de frontières.
Et peu
à peu tout cela ne fit qu'un : la politique,
l'art,
la foi.
L'essentiel
de la politique marxiste c'est de créer
les
conditions économiques, sociales, politiques,
pour
que chaque homme soit un homme, un
participant
actif et conscient à la création continuée,
et cela
dans la lutte contre toutes les formes
de l'avoir
(propriété, État, idéologie) qui sont des
aliénations
de l'être.
L'essentiel
de l'esthétique, c'est de nous
apprendre
à coïncider avec l'acte créateur, à discerner,
dans
chaque oeuvre forte, non pas le reflet d'un
monde
déjà existant mais le projet d'un ordre
possible.
L'art n'est pas exploration gratuite de
formes;
il est une manière de vivre : celle qui
permet
l'émergence poétique de l'homme.
L'essentiel
de la foi, c'est de jouer sa vie sur ce
pari
que la réalité la plus profonde est l'amour,
c'est-à-dire
le choix de sortir de soi pour se donner
à
l'autre. A l'autre quel qu'il soit.
J'approche
ainsi de l'affirmation centrale de ma
vie : la
politique, la création artistique et la foi ne
font
qu'un . Apprendre à les saisir dans leur unité,
c'est
cela la philosophie. Tout au moins la mienne.
C'est
pourquoi je n'en fus peut-être pas trop mauvais
professeur.
J'ai toujours pensé, depuis que j'ai
décidé
de le choisir, à dix-sept ans, que mon métier,
celui
de professeur de philosophie, était le plus beau
métier
: apprendre à rechercher ce qui est le coeur de
la vie,
à vivre dans le centre de jaillissement de
toute
vie, prolonger la création.
Être un
militant politique, apprendre à déchiffrer
la
peinture, la poésie ou la danse, danser sa vie et
revivre
de la vie primordiale de la foi, de la Croix et
de la
Résurrection, tout cela ne fait qu'un, n'est
qu'un
seul mouvement, celui de la vie.
C'est
ainsi qu'on devient un marginal. Sinon un
rejeté.
Un exclu. De toutes les institutions.
Dire
que la politique n'est pas seulement une
science
ou une technique du pouvoir, mais d'abord
une
réflexion sur les fins, cela vous rend suspect à
ceux
qui n'acceptent pas que l'on remette en cause
les
fins. Si vous ajoutez que le socialisme ne peut
pas se
construire par en haut, c'est-à-dire par une
délégation
de pouvoir à un parti et à ses dirigeants,
car
cela risque fort de réduire une révolution à un
transfert
de pouvoir et au maintien, sous des formes
nouvelles,
des aliénations anciennes, mais par la
base,
c'est-à-dire par un pari sur les possibilités
créatrices
de l'homme et de tout homme, par une
autodétermination
des fins et une autogestion des
moyens,
alors vous apparaissez comme un danger
non pas
seulement pour un parti, mais pour tout
parti.
Un utopiste! Un hérétique! Un anarchiste!
Un
asocial! Ce qui est finalement vrai puisqu'il
s'agit
de la mise en cause de l'ensemble de cette
société.
Dire
que ce qu'on appelle la philosophie n'est
que la
philosophie occidentale, et que ce qu'on
appelle
la science n'est que la science occidentale,
l'une
et l'autre fondées sur le postulat selon lequel
tout ce
qui n'est pas réductible au concept n'existe
pas et
n'a pas le droit d'exister, c'est être aussitôt
traité
d'irrationaliste, d'obscurantiste, de « fïdéiste»,
s'exclure soi-même de la confrérie des
s'exclure soi-même de la confrérie des
«
philosophes »! Et ce n'est pas davantage être
accueilli
par ce qui a été longtemps « la confrérie
d'en
face » : les théologiens.
Dire
que la théologie a contracté toutes les
maladies
de l'Occident; qu'elle a été pervertie par le
dualisme
platonicien jusqu'à séparer l'âme et le
corps,
la terre et le ciel, l'ici-bas et l'au-delà,
l'homme
et Dieu, et que ce « platonisme pour le
peuple
», comme disait Nietzsche, en a fait l'idéologie
privilégiée
des conservatismes, des résignations
et de «
l'immortalité de l'âme » ; dire qu'elle a été
contaminée
par le rationalisme aristotélicien jusqu'à
vouloir
saisir Dieu dans le filet à papillons de la
logique
formelle, jusqu'à se fabriquer une dérisoire
panoplie
de preuves rationnelles de l'existence de
Dieu;
dire qu'elle a été pénétrée par l'individualisme
jusqu'à
rendre inintelligible le salut ou la
résurrection;
dire que son flirt avec l'existentialisme
l'a
conduite à faire vivre l'homme en face de
l'angoisse
et de la mort et non avec l'autre et le tout
autre;
dire que les derniers avatars du structuralisme
et de
la linguisticomanie l'amènent à disserter
sur le
« discours théologique » (comme d'autres sur
le «
discours de Marx ») alors que la foi chrétienne
(comme
la « praxis » de Marx) est précisément le
contraire
d'un « discours » ; dire que cette foi
chrétienne
(comme la dialectique de Marx) n'est pas
structure
mais rupture, rupture de toute structure
contre
toutes les apologétiques religieuses ou politiques
(qu'elles
soient fondées sur des logiques
linéaires
ou des méthodes structurales); dire qu'elles
ne sont
que des idéologies de justification ou de
sacralisation
de ce qui est et qu'en lisant de telles
théologies
l'on n'a pas le sentiment que Dieu s'est
fait
homme, mais qu'il s'est fait occidental, dire
tout
cela — juste ciel ! c'est se placer en dehors des
Églises,
comme en dehors des partis.
Quelle
reconnaissance est la mienne, à votre
égard,
Maurice Blondel, qui m'avez appris à vivre
la vie
divine comme un mouvement; à vous, père
Chenu,
qui m'avez appris que le travail, celui du
menuisier
ou celui du poète, est participation à la
création
divine; à vous Moltmann qui m'avez
appris
que la foi est espérance, à vous, dom Helder
Camara,
qu'elle était libération, à toi, père Leclerq,
qui
m'as appris à aimer un Christ poète, subversif
et
militant, à vous tous qui m'avez appris combien
la
dimension chrétienne de la transcendance était
nécessaire
à notre vocation révolutionnaire de
«
mutants », qui m'avez appris que le mouvement
de
libération remplit tout le passage de l'animalité à
Dieu.
Dire
que l'art n'est pas fait pour faire de l'art
mais
pour faire l'homme, que ce n'est pas affaire
d'inspiration
individuelle, mais prise de conscience
de la
création continuée de l'espèce et découverte de
langages
nouveaux pour exprimer le jaillissement de
la
réalité nouvelle, c'est se faire excommunier du
monde
des arts pour politisation de l'art, enrégimentement
des
artistes, moralisme, stalinisme, ou
bigoterie!
Ces messieurs du marché de l'art, que les
lois de
jungle de la concurrence amènent à
confondre
singularité rentable avec émergence de
dimensions
nouvelles de l'homme, et ces messieurs
de la
propagande, chargés de sacraliser une politique,
vous
condamneront avec la même rage
lorsque
vous refuserez d'identifier le réalisme avec
le
reflet et l'apologie d'un système provisoire, et que
vous
rappellerez qu'avec l'homme, le possible faisant
partie
du réel, l'oeuvre doit être avant tout
projet,
à la fois critique et prophétique, sans
rivages!
Mais précisément ce socialisme-là, comme
toutes
les autres formes de conservatisme, refuse
que
l'on quitte des yeux ce rivage. Choisir ce critère
de la
grandeur d'une oeuvre artistique : dans quelle
mesure
cet artiste a-t-il contribué à inventer le
futur?
et quel langage a-t-il créé pour exprimer cette
émergence
poétique de l'homme? C'est d'avance
liguer
contre soi les conservateurs de tous les bords
qui ne
souhaitent pas la création d'un avenir
nouveau
mais le maintien des normes établies.
Comme
disait Marx lorsque Hegel transforma la
dialectique
de méthode critique de dépassement en
justification
d'un système : il y a eu de l'histoire,
mais il
n'y en aura plus.
Nous
voilà donc tout nus et tout seuls? Je ne le
crois
pas, et je ne l'ai jamais désiré. Je n'ai pas le
goût de
la destruction ou de la critique destructive.
Je
n'aspire pas à la solitude. Mon rêve serait d'être
en
communion avec tout le monde. Et que ce que je
dise
paraisse banal comme une évidence que chacun
peut
faire sienne.
Mon
propos, dans tout ce livre, comme dans la
vie
qu'il questionne, était d'amour.
Je
voudrais que cela fût le dernier mot.
Car
c'est à partir de là que tout le reste prend
sens :
politique, création artistique, ou foi.
[…]
31 décembre 1974.
Roger Ggaraudy
Parole d’homme. Pages
257 à 264
LES
ÉDITIONS ROBERT LAFFONT
N» d'édit. 6495. — N° d'imp. 1209.
Dépôt
légal : 2e trimestre 1975.