28 juin 2017

Le marxisme et l'art. 6/ Art, travail, aliénation. Par Roger Garaudy



L'art comme le travail est une objectivation de
l'homme. Ses produits, comme ceux du travail,
sont des fins humaines objectivées, des projets
humains réalisés.
Il n'y a donc pas, entre l'art et le travail, cette
opposition irréductible qui soumettrait pour toujours
le travail à des exigences vitales nécessairement
serviles, alors que la création artistique
serait pure liberté. La « finalité sans fin » de Kant,
fondement de toutes les conceptions idéalistes et
formelles de la beauté, appauvrit à la fois la notion
du travail en le réduisant à réalisation de fins
strictement et immédiatement utilitaires, et la
notion de l'art qui serait une activité gratuite et
un jeu.
Ce sont là deux limites extrêmes d'une même
activité créatrice réalisant des fins humaines,
satisfaisant des besoins humains, tantôt des besoins
particuliers, biologiques à l'origine, mais de plus en
plus complexes et de plus en plus socialises, et,
finalement, le besoin le plus général à lafois
et le plus profond de l'homme, celui de réaliser
sa propre humanité par son acte créateur, besoin
« spirituel » spécifiquement humain.
Ce qui est vrai, par contre, c'est que, dans toute
société marchande, avec laquelle est née l'aliénation
du travail par le fétichisme de la marchandise,
et plus encore dans toute société divisée en classes
antagonistes où les rapports d'exploitation et de
domination aggravent et généralisent l’aliénation,
s'opère un dédoublement ou une scission dans
l'acte primitivement unique du travail.

Lorsque, avec la naissance de la propriété privée
des moyens de production, l'homme, c'est-à-dire le
créateur, le travailleur, devient esclave, serf ou
prolétaire, ne possède plus ces moyens de production,
le lien organique est rompu entre la fin consciente
que s'assigne l'homme dans son travail et
les moyens qu'il met en oeuvre pour atteindre cette
fin. Le créateur se trouve ainsi séparé du produit
de son travail qui ne lui appartient plus, mais qui
appartient au propriétaire des moyens de production,
maître d'esclaves, seigneur féodal ou patron
capitaliste. Son travail n'est donc plus la réalisation
de ses fins propres, de ses projets personnels :
il réalise les fins d'un autre. Ainsi l'homme, dans
son travail, cesse d'être un homme, c'est-à-dire
celui qui pose des fins, pour devenir un moyen, un
moment du processus objectif de la production,
un moyen de produire des marchandises et de la
plus-value. L'aliénation est ici dépossession.
Dans tout régime de propriété privée des moyens
de production, le travailleur n'est pas seulement
séparé du produit de son travail, mais de l'acte
même de son travail. Le maître ne lui impose pas
seulement les fins, mais les moyens , les méthodes
de son travail. Les gestes et les rythmes sont commandés
du dehors par la place qui est assignée au
travailleur dans l'engrenage de la production. Ils
sont préfigurés, dessinés en creux, sous une forme
entièrement déshumanisée et à des cadences devenues
souvent hallucinantes, par l'outil ou la machine,
jusqu'à faire de l'ouvrier, selon l'expression
de Marx, « u n appendice de chair dans une machine
d'acier ». L'aliénation est ici dépersonnalisation.
L'ensemble des moyens de production existant
à une époque historique donnée, l'ensemble des
moyens scientifiques et: techniques de la culture
et du pouvoir qu'ils représentent, sont le fruit du
travail et de la pensée de toutes les générations
antérieures. Lorsqu'un homme travaille, son activité
est habitée par toute l'humanité antérieure ;
son travail est l'expression de la « vie générique »
de l'homme, de toutes les créations accumulées du
genre humain. Or, lorsque les moyens de production
sont propriété privée, tout ce patrimoine, en
lequel est présente l'oeuvre créatrice de toute
l'humanité passée, de l'humanité en tant qu' « être
générique », comme dit Marx, est aux mains de
quelques individus qui disposent de toutes les
inventions accumulées par des millénaires de travail
et de génie humains.
La propriété privée est donc la forme suprême
de l'aliénation. « La puissance sociale est devenue
puissance privée de quelques-uns », dira Marx dans
le Capital. Le Capital c'est le pouvoir aliéné de
l'humanité s'élevant au-dessus des hommes comme
une puissance étrangère et inhumaine. L'aliénation
est ici déshumanisation.
Cette aliénation du travail conduit nécessairement
à séparer dans le travail ce qui est moyen au
service de fins que le travailleur n'a pas posées,
et ce qui est création, position des fins qui, dans
toute société divisée en classes, est un privilège de
classe. Cette rupture entre travail aliéné et travail
créateur est mystificatrice ; le travail aliéné, qui
est pourtant un phénomène historique, apparaît
comme la forme « naturelle », et, par conséquent,
nécessaire et éternelle du travail, et le travail
créateur, qui définit l'art, sera séparé de ses origines
terrestres, et apparaîtra comme un don du
ciel, transcendant aux besoins humains.

Roger Garaudy
Suite de la publication du chapitre "Le marxisme et l'art" du livre "Marxisme du 20e siècle" (les illustrations sont extraites de "Comment l'homme devint humain", Roger Garaudy, Ed J.A