Tel est en
vérité l'état contemporain
des choses :
la classe moyenne se délecte des
marchandises
et des images téléportées,
cependant
que la révolution, le communisme,
tels des
astres morts, gravitent au loin,
privés de
toute image affirmative, et comme
englués dans
l'imagerie où le monde dominant
et son armée
de préfets de police s'imaginent
pouvoir les
cantonner pour toujours.
Dans une
pièce de jeunesse, Empereur et
Galiléen,Ibsen traite de l'histoire de Julien
l'Apostat,
appelé ainsi parce qu'il a voulu
restaurer le
paganisme après Constantin,
après la
conversion de l'Empire au christianisme.
Et selon
Ibsen, Julien l'Apostat,
balancé
entre l'esthétique venue des Grecs
et la
révélation des chrétiens, déclare magnifiquement
: «
L'ancienne beauté n'est plus
belle, et la
nouvelle vérité n'est pas encore
vraie. »
Qu'est-ce que le temps présent,
pour nous
autres, qui tentons de maintenir
ouverte la
porte par laquelle on s'évade de
la caverne
de Platon, du règne démocratique
des images ?
C'est un temps où
l'ancienne
politique révolutionnaire n'est
plus active,
et où la nouvelle politique
expérimente,
difficilement, sa vérité. Nous
sommes les
expérimentateurs de l'intervalle.
Nous sommes
entre deux mondes,
dont l'un
tombe peu à peu dans l'oubli, et
dont l'autre
n'est que fragmentaire. Il s'agit
de passer.
Nous sommes des passeurs.
Nous créons
par fragments une politique
sans
fétiches, pas même, surtout pas, le
fétiche
démocratique. Comme le dit dans
L e Balcon un des révoltés :
Comment approcher la Liberté, le Peuple,
la Vertu, et comment les aimer si on les
magnifie ! Si on les rend intouchables ? Il
faut les laisser dans leur réalité vivante.
Qu'on prépare des poèmes et des images,
non qui comblent mais qui énervent.
Alain Badiou - Pornographie du temps présent - Editeur Fayard/France Culture - 2013 - pages 43 et 44