15 avril 2013

" Qu'on prépare des poèmes et des images, non qui comblent mais qui énervent "





Tel est en vérité l'état contemporain
des choses : la classe moyenne se délecte des
marchandises et des images téléportées,
cependant que la révolution, le communisme,
tels des astres morts, gravitent au loin,
privés de toute image affirmative, et comme
englués dans l'imagerie où le monde dominant
et son armée de préfets de police s'imaginent
pouvoir les cantonner pour toujours.
Dans une pièce de jeunesse, Empereur et
Galiléen,Ibsen traite de l'histoire de Julien
l'Apostat, appelé ainsi parce qu'il a voulu
restaurer le paganisme après Constantin,
après la conversion de l'Empire au christianisme.
Et selon Ibsen, Julien l'Apostat,
balancé entre l'esthétique venue des Grecs
et la révélation des chrétiens, déclare magnifiquement
: « L'ancienne beauté n'est plus
belle, et la nouvelle vérité n'est pas encore
vraie. » Qu'est-ce que le temps présent,
pour nous autres, qui tentons de maintenir
ouverte la porte par laquelle on s'évade de
la caverne de Platon, du règne démocratique
des images ? C'est un temps où
l'ancienne politique révolutionnaire n'est
plus active, et où la nouvelle politique
expérimente, difficilement, sa vérité. Nous
sommes les expérimentateurs de l'intervalle.
Nous sommes entre deux mondes,
dont l'un tombe peu à peu dans l'oubli, et
dont l'autre n'est que fragmentaire. Il s'agit
de passer. Nous sommes des passeurs.
Nous créons par fragments une politique
sans fétiches, pas même, surtout pas, le
fétiche démocratique. Comme le dit dans
L e Balcon un des révoltés :
Comment approcher la Liberté, le Peuple,
la Vertu, et comment les aimer si on les
magnifie ! Si on les rend intouchables ? Il
faut les laisser dans leur réalité vivante.
Qu'on prépare des poèmes et des images,
non qui comblent mais qui énervent.

Alain Badiou - Pornographie du temps présent - Editeur Fayard/France Culture - 2013 - pages 43 et 44