Ilija BOJOVIC
Sous la direction de Bosko BOJOVIC
PRÉFACE
Michel WIEVIORKA
Roland BARTHES • Jacques BERQUE
Maurice BLANCHOT • Pierre de BOISDEFFRE
Jean CASSOU • Philippe DEVILLERS
Jean-Marie DOMENACH • Roger GARAUDY
André GORZ • Eugène IONESCO
Jean LACOUTURE • Michel LEIRIS
Hélène PARMELIN • Gaëtan PICON
Édouard PIGNON • Alain ROBBE-GRILLET
Claude SIMON • Philippe SOLLERS
Jean VILAR
Paris 2008
Texte
intégral de l’interview accordée par Roger Garaudy à Ilija Bojoviç pour la
revue de
l’Union des Communistes Yougoslaves, publié sous le titre : « Le marxisme
Voulez-vous avoir l’amabilité de nous donner votre avis sur la
situation actuelle de la philosophie marxiste, sur les conditions
du
développement de cette dernière, sur les progrès accomplis dans
cette philosophie et sur les possibilités de son futur
développement ?
Les problèmes
essentiels qui sont posés aux marxistes à l’heure
actuelle, découlent
des conditions qui ont été créées pour notre
activité, non
seulement pour notre activité philosophique, mais, pour
notre activité
politique générale, depuis la mort de Staline.
Le problème
essentiel étant de nous débarrasser des conceptions
dogmatiques voire
théologiques du marxisme, qui postulait la
possibilité, pour
les philosophes, de s’installer dans l’être et de dire
ce qu’il est. Le
marxisme ainsi interprété se trouvait ramené à des
conceptions qui
étaient plus proches de celles du matérialisme du
XVIIIe siècle
français que du matérialisme de Marx. De ce point de
vue l’apport
essentiel de Marx dans la création du matérialisme
dialectique c’est
d’avoir mis en évidence le moment actif de la
connaissance. Le
propre du marxisme c’est d’aller au-devant des
choses avec des
hypothèses, avec des théories, qui sont toujours
nécessairement
provisoires, relatives à une étape déterminée du
développement des
sciences. C’est pourquoi, à l’étape actuelle du
développement de la
théorie de la connaissance la théorie des «
modèles », telle
que la cybernétique, qui lui a donné aujourd’hui un
grand
développement, peut nous permettre de reconstruire la théorie
matérialiste de la
connaissance.
Si j’ai commencé
par la théorie matérialiste de la connaissance
c’est pour montrer
l’orientation générale de cette rénovation
nécessaire du
marxisme qui implique la mise au premier plan du rôle
actif de l’homme,
de l’homme comme centre d’initiative, de
responsabilité et
de création. Le problème de l’esthétique est d’une
importance
extrêmement grande, parce que nous avons là peut-être
l’un des exemples
les plus nets de ce que peut être le développement
d’une création au
sens véritable du mot. S’il est vrai que Marx disait
qu’il ne suffit pas
d’interpréter le monde mais de le transformer, nous
avons, avec
l’esthétique, un exemple permanent de ce qu’est l’effort
de l’homme depuis
des millénaires pour construire à chaque étape
de son
développement un modèle des rapports existant entre
l’homme et la
société. Chaque grande oeuvre d’art est un modèle de
cet ordre.
On dit que les courants le plus réputés dans la philosophie
bourgeoise (l’existentialisme, le positivisme, le pragmatisme)
sont à
bout de leurs forces et qu’ils dépérissent. N’aperçoit-on pas,
selon
vous, dans les différentes idées qu’on rencontre à l’Occident,
le début
d’un nouveau courant dans la philosophie bourgeoise ?
Le grand fait
nouveau, en France, c’est qu’un règne est en train
de s’achever, le
règne de l’existentialisme. Depuis 35 ans l’exaltation
de la Subjectivité,
le dialogue entre la subjectivité de l’homme et la
transcendance,
étaient au centre de la réflexion philosophique.
Lorsque j’étais
étudiant, il y a quelque trente années, nos professeurs
nous disaient «
mettez du Kierkegaard », le problème étant d’en finir
avec la conception
désuète de la « philosophie de l’esprit » telle
qu’était développée
à l’époque par des gens comme Le Senne et
Lavelle.
Pendant 35 ans
l’existentialisme a joui d’une domination
incontestée. Il a
connu son apogée au lendemain de la deuxième
guerre mondiale et
cela correspondait non pas seulement à une
exigence
philosophique mais à une expérience humaine très générale.
Pendant
l’occupation allemande, en particulier, il n’était possible
d’affirmer sa
propre dignité que par une révolte contre l’ordre qui
nous était imposé.
Comme l’écrivait à cette époque Sartre la liberté
consistait d’abord
à dire NON. Mais les difficultés ont commencé
lorsque c’est non
seulement de dire « non » à un ordre qui nous était
imposé mais de
construire un ordre nouveau. L’existentialisme a
alors conduit à une
double déception. D’abord, déception pratique
son impuissance à
fonder une politique, son impuissance à tenir
compte des
conditions objectives dans lesquelles se développe une
société, sa
tendance à substituer trop souvent des réactions humaines
a une analyse
véritable des conditions dans lesquelles l’action
politique peut être
efficace. Outre cet échec politique, il eut un échec
que l’on pourrait
appeler épistémologique : l’échec de
l’existentialisme à
fournir les fondements d’une science humaine. À
la fin de « l’être
et le Néant » Sartre avait promis l’élaboration d’une
morale.
« L’être et le
Néant » maintenant est vieux plus d’un quart de
siècle et cette
morale n’est jamais venue. Lorsque Sartre a écrit son
deuxième
grand-livre philosophique, sa « Critique de la raison
dialectique », il
nous a promis de fournir les fondements d’une
anthropologie.
Cette anthropologie et ce fondement de
l’anthropologie ne
sont toujours pas venus. Et c’est pourquoi chez
beaucoup
d’intellectuels et surtout des jeunes intellectuels,
l’existentialisme a
beaucoup perdu de son importance au profit d’un
autre courant qui
est en ce moment en pleine expansion, même si
cette expansion ne
doit pas durer aussi longtemps que celle de
l’existentialisme.
Si le mot magique a été pendant un tiers de siècle :
« subjectivité »,
le mot magique c’est peut-être maintenant le mot
« structure ». Pour
trouver un renversement aussi important il faudrait
aller au début du
XIXe siècle, lorsqu’un mot d’ordre
de
« mécanisme », a
succédé cet autre mot magique que devenait
« l’organique ».
Ce fut le passage
de La Mettrie à Goethe. Un renversement du
même genre vient de
s’opérer dans la toute dernière période. Le
grand tournant se
situe aux environs de 1963-1964.
Pourquoi cet engouement pour le structuralisme ?
Il a donné des
résultats incontestables dans la tentative de donner
à la science
humaine un statut égal en dignité à celui des sciences de
la nature. Il a permis
une formalisation des sciences humaines. De ce
point de Vue les
Essais de linguistique générale de Saussure, ou les
essais de
linguistique générale de Jacobson, les études de Troubetskoi
sont, pour notre
époque, de véritables livres de formation. Ils ont
permis de montrer
comment les sciences humaines pouvaient accéder
aux statuts de
sciences véritables. Sans doute, ce progrès s’est
accompagné de
difficultés. M. Levi Strauss extrapolant les résultats
et les méthodes
surtout celle de la linguistique au domaine de
l’ethnologie, au
domaine de l’étude de la mythologie ou à celui de la
parenté a fait une
application extrêmement brillante de cette méthode.
Nous assistons dans
une deuxième génération de structuralistes à une
sorte de
dogmatisation de cette méthode. Chez Levi Stross subsisté
constamment l’idée
que si la structure est un moment nécessaire de
l’analyse du réel
la structure n’en est qu’un moment ; et M. Levi
Strauss n’a jamais
exclu la possibilité de compléter cette méthode
structurale, cette analyse
structurale par les analyses génétiques dont,
en France par ex.,
un homme comme Henri Walon — nous a donné
l’exemple en
particulier dans un livre comme « De l’acte à la
pensée ». Chez
certains disciples de M. Levi Strauss on assiste
aujourd’hui a une
interprétation abstraite et doctrinaire du
structuralisme oui
consiste a considérer que la structure recouvre la
totalité du
connaissable.
C’est la tendance
qui apparaît chez M. Michel Foucault, l’auteur
de « Les mots et
des choses », ou même chez certains marxistes
comme Althusser,
qui a tendance à considérer que l‘homme n’est
plus le sujet de
l’histoire et que le sujet de l’histoire ce sont les
rapports de
production. Le résultat d’une telle attitude c’est de
bloquer la
dialectique car si l’on cesse de tenir les deux bouts de la
chaîne, comme le
faisait Karl Marx, écrivant par exemple dans son
« Ier Brumer de Louis Bonaparte » ce sont les hommes qui
font leur
histoire, mais ils
la font toujours dans des conditions qui sont
structurées par le
passé, si l’on abandonne le premier point, c’est-àdire,
ce sont les hommes
qui font l’histoire, alors on abouti à cette
conception
finalement qui revient au mécanisme oh l’histoire n’est
plus qu’un pur jeu
de structure et l’on finit par appeler l’histoire
scientifique, une
histoire dans laquelle l’avenir est déjà écrit et d’où
l’homme est absent.
Et si par contre, on insiste unilatéralement sur le
premier aspect, ce
sont les hommes qui font leur histoire et si l’on
oublie la structure
alors on va vers un humanisme spéculatif.
Examinons
maintenant dans quelles conditions historiques se
développe ce
structuralisme. De point de vue économique et du point
de vue technique si
l’on tient compte de ce que représente comme
élément de
nouveauté le développement de la nouvelle révolution
scientifique et
technique, il semble bien que nous n’allions pas dans
un sens tel que les
structures détermineraient l’histoire, au contraire,
de la première
révolution industrielle celle qui dans les pays comme
la France ou
l’Angleterre a commencé à la fin du XVIIIe siècle
a duré
pendant tout le XIXe et la première moitié du XXe, s’il est vrai dans
une telle
perspective nous allions d’une part a la séparation radicale
du travail manuel
et du travail intellectuel et de direction, s’il est vrai
que les
investissements les plus rentables pendant cette période
étaient ceux qui
consistaient à investir tant des machines de plus en
plus complexes et
investir dans l’embauche d’une main d’oeuvre non
qualifiée homogène,
avec la révolution scientifique et technique, avec
la révolution
cybernétique, il n’est pas vrai que cette séparation
demeure
nécessairement et que l’homme continue nécessairement à
être l’appendice de
la machine.
Les possibilités de
cette révolution scientifique et technique sont
telles, que
désormais ce qui est rentable ce n’est plus d’utiliser dans
l’homme la machine
d’os, de muscles et de nerfs qu’il porte en lui,
mais ce qui en lui
est proprement humain, c’est-à-dire l’attitude au
choix, à
l’initiative, à la décision et à la création. Cet aspect qui est
étroitement lié à
notre propos, car dans cette perspective il n’est pas
vrai que nous
allions, comme les structuralistes, vers une étape de
l’histoire où ce
sont les structures qui font l’histoire. Au contraire, du
fait d’abord de
cette révolution scientifique et technique et surtout,
des possibilités
d’en tirer toutes les conséquences humaines dans un
régime socialiste,
nous allons vers une étape de l’histoire où nous
assisterons au
contraire à la naissance d’une subjectivité nouvelle,
qui n’est pas celle
de l’ancien humanisme du XVIIe et
XVIIIe siècle
fondé sur l’idée
d’une nature humaine ou d’une essence humaine
éternelle et
définitivement constituée, mais au contraire l‘idée d’une
essence humaine qui
est de part en part historique puisque ca sera le
développement même
des forces productives et des rapports de
production qui
définiront cette forme nouvelle de subjectivité. Nous
allons vers un
humanisme nouveau. Voilà pourquoi il me semble que
les théoriciens
comme Faucault qui fondent leurs démonstrations sur
la perspective de
ce qu’il appelle la mort de l’homme ou des
théoriciens comme
notre camarade Louis Althusser qui définit le
marxisme comme
antihumanisme théorique, sont en train de théoriser
sur une réalité
déjà morte, déjà dépassée. Ce sont des hommes du
passé et ce n’est
pas la philosophie qui correspond à cette étape du
développement de
technique. Cela se retrouve dans les arts lorsqu’en
France on peut voir
des films comme Alfaville ou comme
Farenheight 451,
quelle que soit la beauté de ces films que je ne
conteste à aucune
façon, il ne s’agit pas du tout dans ces films d’une
véritable
anticipation prospective de l’avenir, mais d’une
extrapolation du
passé.
Vos études sur les rapports entre le catholicisme et le marxisme
sont connues. Pouvez-vous nous indiquer si dans la pratique,
dans
une des actions concrètes, on a pu constater un rapprochement
important entre le catholicisme et le marxisme ? Dans quelle
mesure
pourrait-on, dans de telles actions : négliger la différence
idéo -
logique indiscutable existante entre les deux doctrines.
De ce point de vue
je voudrais distinguer deux aspects essentiels
de cette question.
D’abord du point de vue des faits, et ensuite du
point de vue des
principes. Du point de vue des faits il se produit à
l’heure actuelle
les choses tout à fait nouvelles. Je voudrais vous
signaler, parce que
cela me parait peut-être le fait le plus important
dans la période
actuelle, que le prochain congrès de la société St.
Paul, une société
catholique de l’Allemagne de l’est ; à Marianzke
Lazne, du 26 au 30
avril. c’est un fait absolument nouveau que dans
un pays socialiste
se tient pour la première fois. Ce congrès qui
rassemblera
quelques-uns des théologiens les plus éminents,
catholiques ou
protestants, de deux continents et des marxistes de
pays de démocratie
populaire, pays socialistes et aussi des marxistes
des pays
oxidentaux. Voila, je crois, un fait nouveau qui aurait peutêtre
été impensable il y
a quelques années. Il est devenu possible.
C’est un fait oui
valait d’être signalé. C’est un phénomène assez
général — le voyage
du président Podgorni au Vatican, la traduction
des oeuvres de
Teilhard de Chardin à Museum Christianisme un
visage nouveau en
Union Soviétique, les articles sur les dialogues
qui vient de
parâtre dans certaines républiques dominantes
catholiques en
Union Soviétique, les accords passés par la Hongrie
avec le Vatican en
1964 et qui en normalisaient les rapports entre
l’Eglise et l’Etat,
ce sont là des indications d’une évolution profonde
du point de vue des
rapports entre le monde socialiste et le monde
chrétien.
Du point de vue des
principes, le dialogue se développe à trois
niveaux différents.
D’abord un niveau de collaboration pratique qui
n’implique pas
nécessairement une confrontation des doctrines
lorsqu’il s’agit
par exemple en France, d’une collaboration des
syndicats chrétiens
et des syndicats de la C. G. T. dans les luttes
revendicatives au
niveau de l’entreprise, on peut parfaitement
concevoir que les
perspectives philosophiques des deux forces qui
collaborent ainsi
puissent être mises entre parenthèses. Lorsqu’il
s’agit de lutter
contre une guerre atomique de lutter en commun pour
le désarmement, je
ne pense pas que de telles luttes impliquent
nécessairement une
confrontation des doctrines.
Il y a donc déjà —
un très large champ sur le plan de la pratique,
de collaboration
entre les chrétiens et les marxistes. Il y a un
deuxième plan qui
engage déjà des aspects pratiques des aspects
théoriques. Dans un
pays comme la France où des millions
d‘hommes et des
femmes trouvent dans la religion chrétienne le sens
de leur vie et de
leur mort et où des millions d‘hommes et de femmes
considèrent que le
communisme donne un visage à leurs espérances,
il n’est pas
possible de construire l’avenir de France ni sans les
Chrétiens et moins
encore contre eux ni sans les communistes et
moins encore contre
eux. Une collaboration, est donc nécessaire
d’abord dans notre
pays pour instaurer une démocratie véritable et
ensuite pour
construire le socialisme. Mais, lorsqu’il s’agit d’une telle
perspective, il est
parfaitement normal que les Chrétiens demandent
aux communistes et
les communistes aux Chrétiens que voulez-vous
faire de l’homme ?
Il y a la par conséquent, non seulement une
collaboration
pratique, mais aussi un dialogue théorique, une
confrontation, qui
peut être à la fois d’affrontement et d’émulation.
Cela n’engage pas
encore les perspectives dernières, il y a toute une
zone de recoupement
sur le plan théorique ce que la dernière
résolution de notre
Comité central d’Argenteuil appelle des
convergences
morales qui permettent à des marxistes et à des
chrétiens de
collaborer même si leux conceptions philosophiques sont
fondamentalement
différentes.
Dans l’Eglise
catholique il y a une tradition importante, c’est la
notion d’une morale
naturelle, c’est-à-dire la possibilité de déduire et
de définir des
règles de conduite oui soient communes à des hommes
qui ont la foi
religieuse et des hommes qui n’ont pas cette foi. Au
dernier concile de
Vatican II, dans son allocution de clôture le Pape
Paul VI a souligné
la valeur autonome de la création. L’autonomie,
au moins relative,
des valeurs humaines, cela rend possible une
collaboration dans
la construction de l’avenir de notre peuple, il y a
des valeurs
humaines que nous avons à défendre en commun
indépendamment de
nos perspectives philosophiques respectives.
Enfin il y a un 3e
plan qui engage fondamentalement le débat sur nos
conceptions du
monde. Je poserais le problème de la façon suivante.
C’est un problème
tout à fait théorique. Quelle est la conception du
monde et quelle est
la méthode de pensée et d’action, gui peut donner
à l’homme à la fois
la pleine responsabilité de sa propre histoire et la
plus grande
maîtrise sur le développement de cette histoire. Ici, il
s’agit d’un
affrontement et il n y a pas de convergences du moins
dans l’immédiat.
Des chrétiens diront que l’humanisme marxiste tel
que nous le
concevons, en limitant l’homme aux perspectives de la
terre, constitue un
appauvrissement de l’homme et nous, au contraire,
nous pensons que le
fait d’invoquer la réalité d’un Dieu conduit à
une aliénation et
enlève quelque chose à la responsabilité de
l’homme. Pour nous
marxistes, pour nous athées, personne ne nous
attend au bout de
notre histoire et rien ne nous est promis. Tout
dépend de notre
propre action. Mais je dois ajouter pour conclure sur
ce point que s’il y
a là des perspectives philosophiques irréductibles,
cela n’exclut
nullement la collaboration sur les deux premiers plans
— celui de l’action
pratique immédiate et même celui de la
construction de
l’avenir de notre peuple.
Certains sont d’avis que la dialectique de la nature est un
vestige
hégélien dans le marxisme, qu’elle est sans perspective, qu’elle
ne
correspond plus à l’esprit authentique de Marx, que l’auteur du
Capital même n’a pas écrit la dialectique de la nature ; il n’a
pas non
plus explicitement parlé de la nécessité de la création. Que
pensezvous
de la nature ?
Ce serait un
vestige hégélien dans le marxisme si cette
dialectique de la
nature était conçue d’une façon théologique comme
si nous imaginions
qu’il y des lois immuables achevées, données une
fois pour toutes et
qui règlent à la fois le devenir de la nature et le
devenir de
l’histoire humaine. Ce n’est pas ainsi qu’un marxiste peut
concevoir la
dialectique de la nature. C’est un fait qu’au cours de son
développement la
pensée scientifique a été amenée à réviser
constamment même
ces postulats fondamentaux pour répondre aux
questions qui lui
étaient posées par la nature elle-même. Pour ne pas
que prendre que des
cas très proches de nous, lorsque Einstein est
amené à réviser la
conception traditionnelle de l’espace et du temps,
à revenir même sur
la notion d’espace telle qu’elle était définie
depuis Euclide,
nous avons le sentiment que des schémas anciens
éclatent au contact
d’expériences nouvelles de la science. La
dialectique ce
n’est pas un choix que nous avons fait arbitrairement,
c’est un mode de
penser qui nous est imposé par les résistances même
que la nature
oppose à nos hypothèses. Ces résistances nous obligent
à réviser les
postulats fondamentaux ce qu’un philosophe français
M. Bachelard
appelait une épistémologie non-cartésienne ni
l’impossibilité de
partir comme le croyait Descartes des principes
immuables et
définitifs. Alors, nous dira-t-on est-ce que c’est la
nature oui est
dialectique ou seulement notre pensée ? Dans mon
dernier livre, sur
le marxisme du XXe siècle,
je pose cette question :
comment une pensée
dialectique pourrait-elle nous donner une prise
efficace sur une
nature qui ne sera dialectique à aucuns degrés.
Si tous les
développements de notre pensée sont allés vers la
dialectique sous le
choc des résistances que la nature nous appose
c’est ou il y a
dans la nature quelque chose qui correspond à cette
forme de penser.
C’est une façon non dogmatique de poser le
problème de la
dialectique de la nature. Il y a une dialectique de la
pensée et si cette
dialectique de la pensée nous donne une prise sur
les choses c’est
qu’il y a, sous une forme qui ne correspond pas aux
lois de notre
pensée dans la nature à ces initiatives de notre pensée.
Les théoriciens bourgeois parlent souvent de la sous-estimation
injustifiée de la problématique d’humanisme dans le marxisme.
Comment déterminerez-vous l’essence de l’humanisme marxiste ?
Il faut insister
sur la différence radicale qui existe entre
l’humanisme
marxiste et les formes antérieures de l’humanisme par
exemple l’humanisme
du XVIIe et XVIIIe siècles français qui reposait
sur la conception
d’une essence ou d’une nature éternelle de
l’homme. À la
différence de cet humanisme l’humanisme marxiste
est historique de
part en part. Dans la critique que Marx, dans le
Capital faisait des
théories de Bentham il reprocha à Bentham d’avoir
défini l’homme par
les caractères qui sont ceux des petits bourgeois
de son temps. Marx
ajoutait : « Il faut étudier d’abord la nature
humaine en général
et examiner ensuite le développement de cette
nature au cours de
l’histoire ». Il y a une différence fondamentale
entre cet humanisme
marxiste aussi avec le sujet essentiel de Sartre,
ou avec
l’existentialisme en général. À la différence du sujet
existentiel,
l’homme marxiste est non seulement historique de part en
part, mais aussi
social de part en part. Mais alors, me dira-t-on
comment les
marxistes peuvent-ils conserver la notion même
d’essence de
l’homme ?
Il serait
absolument faux de croire que Marx y a renoncé. Marx
définit au
contraire excellemment, dans le premier livre du Capital,
ce que c’est que
l’essence de l’homme lorsqu’il défini ce qu’est le
travail sous sa
forme spécifiquement humaine, par rapport au travail
animal, celui de
l’abeille, de la fourmi, ou du castor. Il nous montre
que ce qui
caractérise ce travail spécifiquement humain et qui va
finalement définir
l’homme et l’essence humaine, c’est le fait que ce
travail est précédé
de la conscience de son but. Avec l’homme
émerge dans le
devenir universel une forme nouvelle de ce devenir
avec le rôle du
projet. Pour la première fois l’avenir exerce son
efficace sur le
présent. C’est l’émergence de la finalité. C’est le fait
nouveau avec
l’histoire proprement humaine ; dont Marx, reprenant
un thème tel de
l’italien Vico nous dit :« ce qui distingue l’histoire de
la nature de
l’histoire de l’homme, c’est que l’homme a fait celle-ci
et qu’il n’a pas
fait celle-là ». Nous avons, avec cette conception du
travail, une
définition de l’essence de l’homme par le rapport a toutes
les autres espèces
animales. Et nous trouvons dans le Capital tous les
éléments pour
définir les étapes différentes de ce développement de
l’homme et de sa
subjectivité suivant le niveau des forces productives
et des rapports de
production. Je ne reviens pas sur ce que j’ai
expliqué tout à
l’heure en ce qui concerne l’étape actuelle du
développement des
forces productives et des rapports de production
en montrant comment
la nouvelle révolution scientifique et technique
permet la naissance
d’une subjectivité nouvelle, d’un humanisme
nouveau, à la fois
en faisant du travail non plus l’utilisation de
l’homme comme
l’appendice de la machine, mais l’utilisation de
l’homme comme
créateur. Lorsque l’ingénieur Taylor se ventait,
dans un de ces
livres, de répondre à des ouvriers qui lui proposaient
des modifications
dans la méthode du travail : « la réflexion ralentit
le rythme de votre
activité manuelle ; Je vous interdis de penser,
d’autres sont payés
pour cela », il y a là une formule qui est, non
seulement
moralement mais, économiquement périmée : les études
sur la gestion
optimale des entreprises aussi bien dans les pays
socialistes où l’on
est à recherche d’un modèle humain de la
civilisation
technicienne, que dans les pays capitalistes, et, en
particulier, en
Amérique, montre que ce qu’il y a de plus rentable,
c’est précisément,
au moins déjà dans les industries de pointe et
bientôt dans
l’ensemble des industries ce qui dans l’homme est
spécifiquement
humain, c’est-à-dire son aptitude à la création.
Les études
américaines sur le « managering » montrer que ce
n’est plus la
conception autocratique de l’usine qui est la plus rentable
mais au contraire
une décentralisation et une démultiplication de
l’initiative. Tout
cela va dans le sens de la démonstration que nous
avons amorcé tout à
l’heure : nous assistons à la naissance historique
de conditions du
développement d’une subjectivité nouvelle et d‘un
humanisme nouveau.
Quelle est, selon vous, la branche de la philosophie marxiste,
la
moins développée, c’est-à-dire, dans quelle branche (l’étique,
la
logique, l’ontologie, la gnoséologie, etc.) existe le plus grand
nombre
de questions ouvertes ?
En réalité, dans tous
les domaines, un grand nombre de questions
sont ouvertes, en
économie par exemple, par les conséquences de la
révolution
scientifique et technique qui change non seulement les
instruments de
production, les éléments objectifs de la production
mais aussi les
éléments subjectifs, c’est-à-dire le rôle de l’homme
dans cette
production. En politique où l’on se heurte à ce problème
fondamental de
l’articulation de la nécessaire planification par en
haut et de
l’initiative d’en bas que l’on parte d’en haut, c’est-à-dire
de la
planification, comme le modèle soviétique en a donné un
exemple ou que l’on
parte d’en bas, de l’autogestion comme le
modèle yougoslave
en a donné l’exemple, dans les deux cas de ces
deux niveaux.
Même problème en ce
qui concerne l’éthique, la morale, les
rapports entre les
valeurs de disciplines et les valeurs d’initiative et
de création ou
encore en esthétique où se pose le problème de la
création esthétique
non pas un terme de production ou de
reproduction d’une
nature déjà formée, mais pour reprendre une
expression qui
était celle de notre Delacroix et de notre Baudelaire,
la création d’une
seconde nature. Ceci, simplement, pour arriver à
cette conclusion
très simple, qu’il n’y a pas des domaines dans
lesquels les
problèmes sont déjà résolus et des domaines où les
problèmes demeurent
ouverts. Les problèmes demeurent ouverts
dans tous les
domaines et c’est heureux car cela prouve que le
marxisme est
attentif à déchiffrer lui aussi les signes du temps.
La
conception de Karl Marx, selon laquelle le communisme
représentera
le saut « du royaume de la nécessité au royaume de la
liberté
» est dès fois interprétée comme l’opposition de Marx à la
nécessité
et à la liberté. Pouvez-vous nous dire quelques mots de ces
rapports
en général et de la position de Marx en particulier ?
Pour avoir consacré
deux ouvrages à ce problème, vous me
permettrez de
répondre très sommairement — ce qui défini la liberté,
pour un marxiste,
ce n’est pas cette définition négative de la liberté que
l’on trouvait chez
Sartre — la liberté pour nous n’est pas simplement
la possibilité de
dire non — la liberté commence avec la possibilité de
dire non, mais elle
est quelque chose d’essentiellement positif ; elle est
une organisation
consciente, par l’homme, de la vie économique,
politique,
culturelle. Une démocratie c’est un régime oui donne à
chaque homme et à
chaque enfant tous les moyens de développer
pleinement toutes
les puissances humaines qu’il porte en lui.
De ce point de vue,
ce que l’on appelle « le monde libre » où les
démocraties
bourgeoises sont loin de répondre à cette définition
puisque les
statistiques gouvernementales françaises nous montrent
que la part des
fils des travailleurs qui ont cette possibilité de
développer tous
leurs moyens entrants dans l’enseignement supérieur
restent infiniment
inférieurs à la proportion de la classe ouvrière dans
notre pays, c’est
dire que pour reprendre l’expression d’un écrivain
catholique, Saint
Exupéry lorsqu’un enfant à des possibilités qu’on
lui refuse, c’est
en lui Mozart assassiné. Dans ce régime du monde
libre on assassine
tous les jours, des petits Descartes, des petits
Mozarts en envoyant
un enfant à quatorze ans sur un triporteur alors
qu’il portait
peut-être en lui le génie d’un Descartes, d’un Mozart. Si
nous conservons
cette définition de la liberté je ne vois le socialisme
qui puisse lui
donner sa pleine efficace. Le socialisme c’est-à-dire
un régime
permettant, par l’abolition de la propriété privée de
moyens de
production, de faire de chaque homme un homme, c’està
dire un créateur, à
tous les niveaux — au niveau de la technique, au
niveau de
l’économie dans l’entreprise, de la vie sociale, de la vie
politique et de la
vie culturelle.
Étant donné qu’à l’idée d’un passage pacifique du capitalisme
à socialisme on n’est pas arrivé, en général, par la voie
inductive et
sur la base des expériences, voulez-vous nous mentionner les
plus
forts arguments théoriques qui prouvent irréfutablement son
indubitable justesse ?
Cela n’implique
nullement, comme le disent certains de nos
adversaires, que
nous n’ayons l’illusion que le capitalisme a changée
de nature. Une
classe au pouvoir n’abandonne jamais volontairement
la situation de
domination qui est la sienne. Ce qui a changé ce n’est
pas la nature du
capitalisme c’est le rapport des forces.
Lorsque nous
parlons d’une possibilité de voie pacifique vers le
socialisme cela
suppose qu’il peut se produire une situation à la fois
extérieure,
interdisant l’exportation d’une contre-révolution (comme
cela s’est produit
par exemple, au moment de la naissance de l’Union
Soviétique où 14
nations capitalistes se sont coalisées contre elle) et
une situation
intérieure où grâce à la mobilisation des masses, cette
bourgeoisie soit
impuissante à organiser une résistance armée.
Situation semblable
à celle qui s’est produite, en février 1948, en
Tchécoslovaquie, où
l’appui des masses, et la mobilisation de ces
masses a permis un
passage pacifique d’une démocratie bourgeoise
à la construction du
socialisme. Il s’agit là d’une évolution possible,
probable, mais pas
nécessaire, parce que pour être pacifique il faut
être deux, et que
dans la mesure où une agression se produirait de la
part des forces de
réaction nous serions naturellement obligés de
répondre avec, les
moyens appropriés.
Nous vous prions de bien vouloir nous dire certains avantages
principaux que la théorie marxiste a déjà donnés dans la période
après Lénine.
Malgré les erreurs
commises, elle a, quand même donné la
construction du
socialisme, c’est-à-dire la construction de sa base
matérielle
technique, avec un rythme de croissance industriel
supérieur à celui
de tous les pays capitalistes, un changement radical
des rapports de
reproduction interdisant l’exploitation de l’homme
par l’homme, en
supprimant la propriété privée des moyens de
production et
enfin, une instruction généralisée qui a fait les pays
longtemps
analphabètes dans sa majorité, un pays où chaque enfant
peut développer,
pour reprendre la formule de tout à l’heure, toutes
les richesses
humaines qu’il porte en lui.
Ayant
en vue que la spécificité des voies provisoires au
capitalisme
à socialisme n’est plus la question seulement de théorie,
mais
de la pratique, voulez-vous nous indiquer certaines propres
qualités
du socialisme, qui sont restées aujourd’hui dans les pays
socialistes
malgré les divergences et les malentendus enter eux ?
La nécessité d’une,
diversité des voies de passage et d’une
spécificité des méthodes
employées pour construire le socialisme
dans chaque peuple
découle de la diversité des conditions dans
lesquelles il faut
construire le socialisme. Par exemple, dans des pays
qui ont été
longtemps colonisés, ce qu’il est convenu d’appeler, des
pays
sous-développés et où il y a nécessité d’accomplir à la fois les
tâches propres du
socialisme, c’est-à-dire, la transformation des
rapports de
production et l’abolition de l’exploitation de l’homme
par l’homme, et des
tâches qui n’ont pas été réalisées par le
capitalisme,
c’est-à-dire une accumulation primitive, le problème se
pose évidemment
dans des termes très différents de la manière dont
il se pose dans les
pays comme l’Angleterre, la France, l’Italie, peutêtre
même des
Etats-Unis, dans lesquels nous avons affaire à une
civilisation
technique et économique déjà très avancée. Par
conséquent,
nécessité d’enraciner le marxisme dans les conditions
propres de chaque
peuple. Tenir compte de la structure sociale, de
l’histoire de la
culture de ces peuples. La diversité n’est pas un
moindre mal. C’est
une nécessité interne de ce passage au socialisme.
Ceci n’exclut
nullement l’unité profonde du mouvement, c’est-à-dire,
d’abord ce qui
constitue le socialisme lui-même, la nécessité d’un
changement radical
des rapports de production et ce qui permet
d’écarter de la
définition même du socialisme des gens qui se
réclament du
socialisme sans vouloir mettre fin à la propriété privée
des moyens de
production, nécessitée d’un développement industriel
pour que le
socialisme ne soit pas une collectivisation de la misère
nécessité de
l’internationalisme prolétarien, car sans une coopération
des différents
éléments du camp socialiste, nous aboutirions à un
échec, sans une
division du travail à l’échelle internationale.
Vouloir faire vivre
chaque pays socialiste en autarcie aboutirait
à un
affaiblissement considérable de chaque pays considère et de
l’ensemble du camp
socialiste. Enfin, il y a aussi de point de vue la
conception de
l’homme un trait qui nous est commun, c’est cet
humanisme
socialiste, la volonté de faire de chaque homme un
homme,
c’est-à-dire, un créateur en fournissant à chaque homme et
à chaque enfant les
moyens de développer pleinement toutes les
richesses humaines
qu’il porte en lui.
Un tel accès à l’idée au sujet des voies spécifiques de
formation
du socialisme nous ramène à question d’aggiornamento se trouvant
dans vos oeuvres. Comment, concrètement, on détermine le
problème
de contemporanéité de marxisme en rapport avec les différents
exemples de formation du socialisme ?
Vous avez une façon
assez curieuse de me poser la question en
disant que j’ai
posé la question d’un « aggiornamento » du marxisme
— léninisme. Bien
entendu, le mot aggiornamento, la mise à jour,
est
un mot qui est
devenu à la mode depuis le Concile de Vatican II et
l’encyclique du
Pape Jean XXIII. Il s’agit de quelque chose de tout
à fait différent à
propos du marxisme. Disons, sans employer ce mot
polémique, qu’il
s’agit de penser le marxisme, non pas seulement
sous la forme d’une
exégèse des textes écrits par Marx, mais, d’une
part de revenir à
ce qu’il y a de fondamental en marxisme — pardelà
une tradition qui
eut cours près d’un quart du siècle à
dogmatiser, à
pratiquement ramener le matérialisme à une étape
proche à celle du
matérialisme du XVIIIe siècle
français, et d’autre
part tenir compte
de ce qui est survenu de nouveau dans le monde,
tenir compte de
grandes transformations historiques qui sont au
nombre de trois,
d’une part, la révolution scientifique et technique,
d’autre part, les
problèmes qui se posent au socialisme à une certaine
étape de son
développement, et enfin le problème de la
décolonisation qui
nous met en face, là aussi, d’exigences nouvelles.
En ce qui concerne
la révolution scientifique et technique, nous avons
noté déjà que l’on
ne pouvait pas poser le problème du matérialisme
dans les termes du
XVIIIe siècle, ni même dans les termes
où le
définissait
Staline. L’impossibilité de nous installer dans l’être pour
dire ce qui il est,
mais au contraire de mettre en avant la notion de
modèle, à la fois
technique ou conceptuel par lesquelles nous allons
à la rencontre des
choses pour les reconstruire selon un plan humain.
Cela nous permet de
retrouver ce qu’il y a de fondamental dans le
marxisme à travers
ce qu’il y a de plus neuf dans le développement
actuel des sciences
et des techniques, retrouver ce qu’il y a de
fondamental dans le
marxisme, c’est-à-dire « le moment actif » de la
connaissance. En ce
qui concerne les problèmes du socialisme, nous
en avons déjà dit
un mot tout à l’heure ; les problèmes qui se posent
sont ceux qui
naissent de l’existence de plusieurs modèles du
socialisme en
fonction des différents pays dans lesquels il se
construit. Modèle
qui peut être, par exemple, celui que l’Union
Soviétique a
inauguré et qui exigeait une très grande concentration
des moyens et des
forces une planification de type autoritaire qui
était, je crois,
aux premières étapes la condition nécessaire pour
l’accumulation et
pour la réalisation des bases industrielles
permettant de construire
la vie nouvelle. Un modèle, si vous voulez,
qui peut-être déjà
profondément différent ce serait le modèle chinois
puisque là, des
conditions particulières se présentaient le socialisme
n’était plus le
passage du capitalisme au socialisme, mais comme
l’avait déjà prévu
Lénine au deuxième Congrès de l’Internationale
communiste en 1920,
il s’agissait ici de passer directement d’une
société pré
capitaliste au socialisme, sans franchir l’étape, du
capitalisme.
Cela posait
évidemment des problèmes nouveaux dans la
conception de
l’Etat. Lénine envisageait déjà, et, c’est en effet ce qui
s’est à peu près
produit, la constitution de Soviets paysans et non pas
seulement
ouvrier-paysan, Lénine envisageait même, dans sa
discussion avec le
communiste indien ROY, en 1920, la possibilité
d’une
transformation de la conception même du parti en fonction de
cette situation
nouvelle. Un troisième modèle, pour ne prendre que
quelques exemples,
est constitué par le modèle yougoslave, partant
non pas d’une
planification d’en haut du moins dans la deuxième
étape de la
construction du socialisme en Yougoslavie, mais partant
de la notion
d’autogestion. Mais quelles que soient les étapes, quelles
que soient les
méthodes envisagées dans les différents pays
construisant le socialisme,
nous nous retrouvons devant un problème
que nous évoquions
tout à l’heure. Celui de l’articulation entre la
nécessaire
planification d’en haut et les initiatives d’en bas. Il y a là
un problème
fondamental. De ce point de vue ce qu’il y a de nouveau
dans le
développement du marxisme à notre époque, c’est cette idée
que le marxisme, le
communisme, ne se construit pas selon un
modèle unique.
L’idée de la pluralité des modèles. Les études que
l’on fait, par
exemple, du Professeur Sik de Prague sur le problème
du rôle de la loi
de la valeur et des relations marchandes en régime
socialiste, jouent
également un rôle déterminant. Le socialisme est
un régime de
transition entre le capitalisme, qui n’a pas d’autre
moteur que
l’intérêt personnel, et un communisme où le moteur sera
essentiellement
d’ordre moral ; entre les deux, il y a cette période de
transition que
constitue le socialisme et où la loi de la valeur peut
être la seule
mesure des besoins des aspirations des très larges masses
et, par conséquent,
peut déjà pallier aux inconvénients d’une
planification
autoritaire d’en haut et en même temps permettre de
trouver les moyens,
d’équilibrer la production, de tenir compte des
initiatives d’en
bas sans pourtant aboutir à une anarchie dans la
production.
L’un des aspects
essentiels de cette mise, c’est peut-être la
découverte de ce
pluralisme. Mais à condition de ne pas entendre
pluralisme dans un
sens relativiste ou sophistique ; ce que j’appelle
le sens relativiste
ou sophistique de la notion du pluralisme c’est une
conception du
pluralisme qui verrait dans la pluralité un état définitif.
Alors que pour
nous, nous considérons qu’il est absolument
nécessaire que dans
les arts, par exemple, il y ait une pluralité
d’écoles, de
méthodes, de tendances, que dans les sciences les débats
soient toujours
ouverts entre une pluralité d’hypothèses, d’écoles, de
théories, mais nous
ne considérons pas ce pluralisme comme une
vérité dernière.
Nous pensons qu’en chaque époque il’y a une théorie
qui est capable d’intégrer
tout ce que peut porter de valable, la théorie
adverse et c’est
celle-là qui en chaque époque est la théorie vraie. Le
pluralisme est un
moment de là recherche scientifique ou de la
création
artistique, mais un moment provisoire, toujours dépassé et
d’ailleurs toujours
renaissant, car lorsque l’unité est retrouvée, ce
n’est pas une
pluralité d’hypothèses que nous allons prouver le
dynamisme de la
science en train de se faire ou de l’art et train de se
créer. Donc, pas de
pluralisme définitif. Deuxième caractère qui
distingue ce
relativisme de la sophistique, qui distingue ce pluralisme
d’une conception
purement sophistique de la connaissance, c’est que
nous ne pensons pas
que soit vrai, ce lieu commun que dans toute
erreur il y a une
part de vérité. Il y a des erreurs qui sont des erreurs
absolues, et par
conséquent, il ne s’agit pas de mettre sur le même
plan toutes les
hypothèses, il s’agit qu’en chaque moment de savoir
quelle est la
doctrine qui est capable d’intégrer tout ce qu’il y a de
valable dans les
recherches antérieures et dans les recherches
contemporaines.
Nous avons assez confiance dans le marxisme pour,
ne pas revendiquer
pour lui le privilège a priori d’avoir raison en
toute chose et en
chaque moment, mais seulement le privilège qui ne
peut pas
s’octroyer, mais qui ne peut se conquérir que par l’émulation
et par
l’affrontement, le privilège d’être capable d’intégrer toutes les
vérités dont
d’autres doctrines peuvent être porteuses.
Par conséquent :
pluralisme d’intégration.
Comment imaginez-vous dans le proche avenir les rapports
entre les partis du centre gauche : comme la formation d’un
parti
seul, ou d’un front unique des partis autonomes ; est ce que
cela
ressemblera à la formation de « cartelliste » si les partis
n’appartiennent pas uniquement à une large organisation, mais
dans
certaines situations, comme élection etc., s’unissent ? Nous
vous
serions reconnaissants de nous dire pour notre public quelque
chose
de l’étape de la collaboration déjà atteinte, et la possibilité
d’un
dépassement des divergences essentielles en idéologie.
C’est une question
tout à fait d’actualité au lendemain de ces
élections
législatives, ces élections qui ont montré comment ce
commencement d’une
part de regroupement de la gauche non
communiste et
d’autre part l’accord entre cette fédération de la
gauche et du Parti
communiste à déjà porter ses fruits, car
contrairement à ce
que criaient déjà de faux prophètes, il ne s’agit
pas de plumer le
partenaire ; au contraire, les deux forces essentielles
de la gauche ont
progressé en même temps. Nous sommes
profondément
heureux de ce que la fédération de la gauche,
démocratique
socialiste ait gagné des voix par l’apport à l’ensemble
de parties qu’elle
a rassemblées, c’est un phénomène très heureux et
en particulier dans
l’est et dans l’ouest, il me paraît évident qu’il y a
déjà un effritement
des vielles forces conservatrices qui jusque-là
dominaient ces deux
régions de la France. Nous nous réjouissons
aussi du fait que
le Parti communiste français ait gagné un million des
voix par rapport
aux élections 1962.
Ce gui montre, que
ce qui est bénéfique à la gauche ce n’est pas
sa division, c’est
au contraire le rassemblement des forces de gauche
sous la forme de la
Fédération et sous la forme de l’accord entre cette
Fédération et le
Parti communiste. Quel est maintenant l’avenir de
cette gauche ? Déjà
nous pouvons noter le succès immense qui vient
d’âtre remporté,
car enfin, si l’on additionne d’après statistique même
du Ministère de
l’Intérieur Français, les forces de cette gauche elles
représentent 43 %
alors que le parti du général de Gaule recueille
38 %, en dépit de
l’appel, d’ailleurs, illégal que le Général Président
s’est, octroyé à la
veille de ses élections. Quelles sont maintenant les
étapes ultérieures.
La première étape c’est la première proposition
de notre parti. Ce
serait sur la base de ce succès commun, de nous
entendre sur un
programme commun, C’est-à-dire de développer les
quelques grandes
options qui ont été déjà fixées par nôtre accord.
Cela nous
permettrait sans doute de donner plus de puissance à cette
unité et d’arriver
à une véritable majorité permettant d’abord de
restaurer en France
une démocratie, car ce qui caractérise le pouvoir
personnel du
Général de Gaule, c’est la tendance à substituer partout
aux représentants
élus de la nation, des agents désignés par le pouvoir
central et ceci
dans tous les domaines : qu’il s’agisse de la caisse des
écoles ou de la
gestion des hôpitaux. La restauration d’une
démocratie implique
un mouvement symétriquement inverse :
substituer partout
aux agents désignés par le pouvoir central des
représentants élus
par la nation. À partir de là, sur la base de
l’expérience que
feront les masses de l’efficacité d’une telle
démocratie, nous
pouvons nous acheminer vers le socialisme. Il y a
déjà des éléments
communs : cette fédération de la gauche prévoit
dans son programme
un certain nombre de nationalisations. Nous
pensons que c’est
un programme insuffisant, mais enfin, il y a déjà
une amorce ici de
convergences entre nos deux formations ; car seul
un programme de
nationalisations peut permettre une véritable
planification
démocratique.
Sans ces
nationalisations en nous heurtant à chaque pas à
puissance des
monopoles, nous ne pouvons guère avoir sous le nom
de planification
(au sens ou l’on-dit un « cinquième plan ») qu’une
sorte de vaste
étude de marché assorti de quelques objectifs globaux
qui ne sont jamais
impératifs. Une véritable planification
démocratique
impliquée que la Nation ait les possibilités de
contrôle sur les
grands moyens de production, de transport, de crédit
et d’échange. Ce
programme de nationalisations serait insuffisant
s’il ne comportait
en même temps une démocratisation de la gestion
des entreprises
nationalisées. Au lendemain de la libération, en
France c’étaient
des dirigeants de syndicats qui étaient à la tête des
grandes entreprises
nationalisées, à la tête des mines comme de
l’électricité de
France. Or, depuis lors ces dirigeants syndicaux ont
été partout éliminés.
C’est cela la définition d’une politique
antidémocratique :
on leur a substitué des hommes qui rien a voir
avec la classe
ouvrière. Les problèmes idéologiques qui se poseront,
seront étroitement
liés au développement de ces problèmes
pratiques.
Est-il indiscret de vous demander — à quoi vous travaillez
actuellement ?
Je suis en train de
rechercher quelles peuvent être les
conséquences sur le
plan positif de ce qui a été traité d’une manière
négative dans mon
dernier livre Le matérialisme du vingtième siècle ;
j’ai fait là une
critique générale du dogmatisme qui a régné pendant
un quart de siècle
dans la pensée marxiste, et à partir de cette critique,
j’ai essayé de
dégager quelles pouvaient en être les conséquences sur
le plan des
sciences, de la morale, des arts, ou des rapports avec les
chrétiens.
Maintenant il s’agit de passer à une autre étape de cette
recherche, plus
concrète.
Je fais
parallèlement deux recherches : d’une part, une étude
sur ce que
peut-être le modèle chinois du socialisme dans mon livre
« Le problème
chinois », en essayant de dégager les raisons pour
lesquelles ce
modèle est spécifique, quelles sont les raisons tenant
à la structure
sociale et à l’histoire de la Chine aux survivances dans
ce pays, d’un mode
de production asiatique gui ont conduit
nécessairement à
construire un modèle nouveau du socialisme ;
cette nouveauté,
cette spécificité du modèle était une chose
parfaitement
légitime, « d’examiner ensuite » quelles sont les
raisons, tenant à
la proche histoire, qui ont pu amener certaines
distorsions de ce
modèle, et enfin, d’examiner en quel sens la
théorisation
chinoise peut devenir malfaisante dans la mesure où
l’on essaie
d’extrapoler ce modèle dans des conditions qui ne sont
plus celles de la
Chine, et, en particulier, cette théorie prétendant
établir en 25
points un programme général pour tous les partis
communistes et
ouvriers dans le monde, en se contestant
d’extrapoler ce qui
a pu dans une très large mesure, être vrai dans
les conditions
chinoises de la construction du socialisme, mais qui
ne peut pas, pas
plus d’ailleurs que tout autre modèle, la prétention
d’avoir une valeur
universelle.
Cette prétention
d’extrapoler conduit évidemment à des
difficultés
extrêmement grandes, en particulier à cette entreprise de
tentative de
scission de tous les partis communistes et ouvriers
auxquels on
voudrait imposer quelles que soient les circonstances
intérieures,
quelles que soit la structure sociale, l’histoire et les
traditions culturelles
de ce pays, un modèle qui lui est étranger, qui
par conséquent ne
peut pas fonctionner. L’application du modèle
chinois en France
conduirait à un isolement, à une dislocation, à un
effondrement du
mouvement communiste et ouvrier dans notre pays.
Symétriquement dans
l’autre ouvrage que je prépare parallèlement à
celui-là, car les
deux thèmes se nourrissent mutuellement et
s’épaulent, je me
force de rechercher quelles sont les fonctions de la
révolution
technique, actuelle de la révolution scientifique et
technique, quelles
sont les transformations qui peuvent être apportées
à notre conception
du modèle du socialisme pour notre pays et d’une
manière plus
générale pour un pays avancé du point de vue
économique et
technique. Les deux questions s’épaulent
mutuellement, car
la libération des peuples colonisés, nous a apporté
une très riche
expérience.
La preuve a été
faite que contrairement à un vieux préjugé
colonialiste,
l’Occident n’est pas le seul centre d’initiative historique
ni le seul créateur
de valeur. L’un des aspects essentiels de ce que
vous appeliez tout
à l’heure la mise à jour du marxisme, c’est que ce
n’est pas seulement
par soucis tactiques mais par une exigence
interne de son
développement qu’il est amené à un dialogue avec des
conceptions du
monde ou avec les doctrines qui ne sont pas les
siennes. Le
marxisme s’appauvrirait si les apports des civilisations de
l’Asie ou de
l’Afrique, ou les apports du christianisme, ou les apports
des différentes
sciences qui se sont développées en dehors de lui
depuis un siècle
n’étaient pas intégrés à notre conception du monde.
Il ne s’agit pas la
d’une révision : il s’agit au contraire de retrouver
ce qui est
l’inspiration fondamentale du marxisme tel que l’avait
conçu Marx, tel que
Marx nous en a donné l’exemple par
l’intégration
notamment de la philosophie hégélienne ou de
l’économie
politique anglaise ou du socialisme français. C’est un
exemple que nous
devons suivre, en considérant, selon les
enseignements de
Marx et de Lénine, que le marxisme n’est pas une
doctrine achevée
mais une doctrine qu’il nous appartient, au contraire
de développer en
tous sens : dans les conditions nouvelles que la vie
moderne fait naître
autour de nous.