05 juin 2011

"Merci, Roger...", par l'abbé Pierre

   Très cher Roger, merci. Ton manuscrit m'arrive: Avons-nous besoin de Dieu ? Quelle précieuse contribution tu apportes, parmi ceux, de plus en plus nombreux, qui accomplissent des travaux de grande qualité pour sauver l'espérance réelle. Une espérance qui ne soit pas illusoire. Cette espérance qui manque à la génération de l'actuelle jeunesse qui se sent suffoquer, murée, sans raison d'être, et cela peut être pour très longtemps encore après nous.
   Beaucoup, malgré des efforts éperdus, se voient acculés à vivre sans "projet", ni universel pour l'humanité, ni possible pour chacun, un à un et ensemble, dans la diversité des dons et des cultures.
   Tout peut être autre. "Non, comme s'écriait Psichari au Sahara, ce n'est pas vrai que la vraie route soit celle qui n'arrive nulle part." Serions-nous si fous que nous laisserions en douter ?
   Non ! Filles et garçons naissant à tout instant, vous n'aurez pas à nous maudire car répondant à la voix intérieure qu'entend tout ancien, nous n'avons pas gardé bouche close alors que vous criiez vers nous: "Avant de t'en aller, dis-nous ce que tu sais !"
   Roger, c'est très différemment, mais comme par les sentiers de montagne allant à la même cime, que nous dirons, toi et moi, ce que nous savons, aussi longtemps que l'âge ne nous aura pas privés d'autres paroles que celles de l'offrande et de l'adoration. Car la même réponse intérieure nous a parlé en dépit de nos débilités et nos étourderies.
   Avons-nous besoin de Dieu ? Il faut crier: "Oui ! Oui !" Et ce livre lance ce cri avec science, érudition et passion aimante: oui, l'humanité a besoin de Dieu !

   Je peux de moins en moins écrire et cette lettre est peut-être notre dernier dialogue. Elle éveille en moi de très forts souvenirs qui se révèlent avoir été un lien, comme pour des montagnards en cordée.
   Voici quarante-huit ans, notre première rencontre fut une querelle fraternelle, mais passionnante, à propos de la primitive Eglise et de la lenteur de ses prises de position devant l'esclavage dans la société d'alors.
   Le lendemain, plus réfléchis l'un et l'autre, nous avons chacun, dans une pensée plus approfondie, trouvé la possibilité d'un jugement commun.
   Depuis, nos vies n'ont pas cessé de se côtoyer, si différentes et si enrichissantes à chaque rencontre par l'identité des énergies qui les tendaient. L'une et l'autre s'orientaient, avec mille surprises, vers un but, le seul qui vaille, vers la poursuite d'une rencontre, la seule à la mesure de nos êtres d'hommes. Ces hommes qui seuls, par leur liberté, c'est-à-dire leur responsabilité d'âmes, se trouvent être comme points culminants dans ce que nous pouvons jusqu'ici connaître de l'univers Cosmos.

   Là où je vis, il y a des vieux comme moi, et il y a aussi des enfants. Et passent des enfants, beaucoup, de tous âges. Ils m'ont ébloui, souvent, par leurs "pourquoi ?"; c'est leur mot à tous.
   Ils m'ont fait sentir la gravité de l'inconscience avec laquelle nous usons de la coutume. Coutume de tricheurs.
   Ils ont demandé "pour quoi ?". Cette question qu'on peut dire sacrée, quête de finalités, de motifs, de joie de se découvrir faits pour l'apaisement sans fin de nos soifs de savoir et d'aimer, cette question nous met dans l'embarras. Alors, pour nous dérober, nous répondons non pas "pour quoi", mais par l'un des "trucs" innombrables des découvertes de nos sociétés.
   Ils veulent être pour quelques raisons, et on leur propose les moyens qui leur permettent d'être pour rien,  qui les habituent à courir, courir comme tout le monde, sans savoir. Et bientôt fatigués, ils ne se demandent plus pour aller où, ni pour être qui.
   Merci, Roger, pour l'enfant que je n'ai cessé d'être.
   Oui, nous avons besoin de Dieu !
   Tu as rajouté à l'adoration en moi.
   Puisse-t-il en être ainsi pour beaucoup.
   Je t'embrasse et te garde, toi et les tiens, dans les silences de la prière.

Abbé Pierre
Halte d'Emmaüs
Lundi 5 juillet 1993


Cettre lettre introduit le livre "Avons-nous besoin de Dieu ?", Editions Desclée de Brouwer, pages 7 à 9