Parler des Juifs ou ne pas en parler ?
par Séverine Boudier
•
Peut-on aujourd'hui parler des juifs et d'Israël quand on n'est pas
juif?
• Quand
on prétend parler des juifs, qu'essaie-t-on de dire ?
• Quand
on parle des juifs, qui nous récupère ?
•
Faut-il ne plus en parler ?
Ce sont
les quatre questions que m'inspirent la polémique et
l'émotion
soulevées par le soutien de l'abbé Pierre au livre de Roger Garaudy,
Les
mythes fondateurs de la politique israélienne.
1) Parler des juifs quand on n'est pas juif.
L'Histoire
n'est pas indifférente. Ce qui s'est passé pendant la
Deuxième
Guerre mondiale ne peut être mis entre parenthèses.
Comment
parler des juifs aujourd'hui sans tenir compte qu'ils ont été
victimes,
par le passé et notamment dans ces années 30 et 40, de la plus
grande
haine et des plus grandes atrocités ? Comment, lorsque je
m'adresse
à un juif, ignorer ce rapport, non pas établi de toute éternité,
non pas
dans l'ordre naturel des choses, mais imposé par les hommes ?
C'est le
regard de l'autre qui crée le juif, disait Sartre. Sans doute, mais
les événements
fixent aussi de drôles de rôles. Il sait, je sais, et il sait
que je
sais. Difficile. Comment trouver l'impudence d'évoquer la
Shoah «
objectivement », lorsque je sais le lot de souffrances et
l'ignominie
des bourreaux ? Puis-je faire de ce sujet le thème d'une
conversation
de salon ou d'un débat ? et débattre de quoi ?
2) Quand on parle des juifs, qu'essaie-t-on de dire ?
Garaudy
discute de la Shoah pour mieux parler d'Israël et de sa poli-
tique d'écrasement
des Palestiniens. Mais quel est son sujet ? La Shoah
ou les
politiques israéliens ? Il explique que des responsables
israéliens,
pas meilleurs que les autres, utilisent la Shoah pour minimiser
l'horreur
de leurs propres actes. On peut les condamner. Mais doit-on,
comme
Garaudy, minimiser en retour la Shoah pour faire éclater le
cynisme
de l'Etat d'Israël ? Le procédé est inacceptable. Les crimes des
nazis,
n'en déplaise à leurs réducteurs et réviseurs, ont atteint une
dimension
qui interdit de compter. Et faire argument du nombre des
victimes,
même pour une cause défendable qui serait celle du droit des
Palestiniens,
ne peut être admise comme règle du jeu. Faut-il alors se
taire
face à l'Etat d'Israël ? Non, mais il est impossible de le dénoncer
en vertu
de son passé. Certes, on est choqué de comprendre que les
enfants
de ceux qui furent déportés, à leur tour torturent. Mais cela ne
prouve
qu'une chose : l'humain est indécrottable, le mal peut
s'insinuer
partout, nul n'est garanti à jamais, ni par ses qualités, ni par sa
souffrance
ni par celle de ses parents. Et malheureusement, Israël n'a
pas
obligation de résultats positifs en fonction de ce qu'on a fait subir à
ses pères.
Garaudy prétend ne pas être antisémite et écrire en faveur de
la vérité
: pour lui, affirmer qu'il n'y a pas eu « génocide » des juifs et
que
l'existence des chambres à gaz n'est attestée que par des
témoignages
incertains, n'est en rien minimiser l'horreur des camps. Et, ses
doutes
seraient-ils fondés et scientifiquement vérifiés, il aurait raison.
Mais à
quoi joue-t-il ? Ne veut-il rien prouver d'autre que le cynisme
politique
d'Israël ? Je ne le sais pas au juste, mais j'imagine que
derrière
le sujet officiel, se cache quelque chose de plus vague, comme
dans les
paroles de l'abbé Pierre. Nous avons vu cet homme comme un
pur et,
soudain, sa bouche a laissé échapper des vipères et des
crapauds.
Quelles vipères, quels crapauds ? Pas qu'Israël soit
condamnable.
Mais il a commencé à parler « des juifs »... Et là tout bascule.
Là, on a
senti un ressentiment, diffus, qui dépasse la seule
condamnation
politique. Le malaise s'est installé. Mais je m'énerve qu'on ait
insulté
l'abbé Pierre sans analyser sa faute. Les médias ont jubilé' : le
pauvre
abbé n'est pas celui qu'on croyait, il était antisémite, un allié,
même
inconscient, des nazis. Peut-être ses propos dévoilent-ils tout ce
tabou,
justement, qui fait qu'on ne peut pas parler des juifs « n'importe
comment »,
c'est-à-dire avec une prétention (vraie ou illusoire)
d'objectivité,
comme si rien de grave ne s'était passé. Qu'a voulu dire
l'homme
d'Emmaiis en se lançant dans son couplet sur la Shoah ?
Peut-être
- mais je veux sans doute refuser de voir trop de mal en lui -
le poids
de la faute passée, collective, indicible.
3) Quand on parle des Juifs, qui nous récupère ?
Le problème,
si l'on souhaitait parler « objectivement » de la
Shoah,
c'est qu'il y a le cercle de ceux qui sont à peu près clairs dans
leurs
relations humaines, et ceux qui nourrissent leurs perversions de
tout ce
qui passe. Alors, sur un tel sujet ! Je ne sais pas si Garaudy est
antisémite,
ni l'abbé Pierre, mais je suis bien sûre qu'ils seront lus et
entendus
par des antisémites. Qui s'en frotteront les mains. Et cela
suffirait
pour se taire. Non pas se taire sur le judaïsme comme
religion,
ni sur la culture juive, ni sur Israël et sa politique, mais sur « les
juifs »,
cette appellation massive qui cache son véritable objet
d'intérêt,
et ce que l'humanité leur a fait endurer.
Arrêter
de parler de la souffrance, de la discuter, de la soupeser,
pour
aborder la connaissance de la religion et de la vie politique.
Sortir
la relation au judaïsme du rapport de force et du souvenir malsain
des
exactions. Ne plus donner prise aux esprits des fascistes en herbe
et des
commères aigries. Il faut connaître et reconnaître, sinon ce sont
encore
et toujours les ombres des camps qui reviendront, comme un
précédent
qui s'autojustifie. Je crois qu'on a hurlé contre Garaudy et
l'abbé
Pierre surtout parce qu'on a compris l'usage que pourraient
faire
certains, dans leur chimie intime et glauque, d'amalgames,
d'imprécisions,
de ressentiments mal ciblés. Et c'est vrai qu'on n'a pas le
droit de
ne pas être « clair » quand on parle des juifs.
4) Faut-il ne pas parler des Juifs ?
Eh bien,
dans la logique de ce que je viens d'affirmer, non, si l'on
n'a pas
fait soi-même ce travail de clarté sur le passé, lorsqu'il pèse
encore.
Au fond, contre ceux qui prétendent dénoncer un tabou de la
Shoah,
ne faut-il pas répondre que le tabou a crû à la mesure de
l'inhumanité
? Que c'est une réaction « normale », un symptôme d'humanité
a
posteriori ? Et si la Shoah a encore une incidence chez la génération
qui lui
a été contemporaine, ne serait-il pas préférable de la laisser
strictement
aux spécialistes, de s'informer comme citoyen sur ce qu'on
peut sérieusement
en dire aujourd'hui, et de garder le silence ?
S'abstenir
donc de « commentaires », tant qu'on n'est pas rentré dans une
relation
de connaissance du judaïsme, et de soi-même ? Car après ce
siècle,
les deux choses ne peuvent que se rejoindre.
S.B.
Autres Temps. Cahiers d'éthique
sociale et politique N°50, 1996, pp. 54-56