26 août 2019

Garaudy aux débats du CCIF

Actes de la recherche en sciences sociales
Le Centre catholique des intellectuels français
Le dialogue comme négociation symbolique (EXTRAITS)
Par Jean Tavares


Le Centre catholique des intellectuels français
(CCIF) était une institution médiatrice de
l'intervention de l'Eglise dans le champ intellectuel à
travers une démarche de dialogue (négociation
symbolique) dont la manifestation apparente était la
production publique de discours, oral ou écrit. Vouloir
saisir les stratégies objectives à l'oeuvre dans ce
dialogue seulement par le décryptage de ce discours
public, qui est un discours censuré, serait prendre
comme point de départ ce qui est l'aboutissement
des stratégies de contrôle-censure qui ont mené à
sa production et qui ne peuvent être appréhendées
que par l'analyse des conditions sociales de
production des promoteurs du dialogue et du
fonctionnement et des moyens de contrôle de l'institution
comme lieu de négociation intellectuelle.

Un téléphone et des idées
La définition que donne du CCIF un de nos
informateurs traduit exactement ce qu'il était en
apparence : démuni du point de vue institutionnel,
réduit à quelques intellectuels bénévoles qui
organisaient des débats entre intellectuels. Sa réussite,
étonnante même pour ceux qui en ont été les
artisans, tient à l'adoption d'une méthode de travail
qui, répondant aux limites de l'institution, a
transformé ses insuffisances en atouts d'une pratique de
négociation symbolique : l'absence de mandat
ecclésial renforce l'apparence de laïcité et
d'indépendance, son côté non institutionnel l'apparence
de neutralité, son apparente neutralité facilite le
travail de recrutement et de marquage. Le CCIF est
l'exemple parfait d'une institution de
manipulation douce fondée sur les apparences et agissant par
dissolution. Placé aux frontières du champ
religieux et du champ intellectuel, il se donne pour
tâche non pas de borner ces frontières mais de les
effacer pour que la liaison se fasse sans à-coups. Il ne
rassemble pas des membres sous une étiquette
institutionnelle mais se dilue et peut ainsi rassembler
de fait autour d'une entreprise et marquer invisiblement
les gens qu'il met à contribution
séparément sans les détacher de leur milieu.
Le CCIF en tant qu'institution n'a toujours
compté que quelques membres. L'équipe
animatrice était réduite à un minimum indispensable pour
assumer les tâches d'organisation et prendre les
initiatives mais elle pouvait compter sur la
collaboration d'un ensemble d'intellectuels présents aux
points névralgiques du champ intellectuel, comme
étant la tête de ce que l'on pourrait appeler un
réseau diffus de négociation symbolique composé de
cercles concentriques qui se propagent en dégradé
continu au-delà du champ catholique jusqu'aux
incroyants, sympathisants catholiques ou tout
simplement ouverts au dialogue avec le champ religieux.
Le dégradé continu masque la différence
qualitative qu'il y a entre les cercles centraux et ceux de
l'extérieur, entre les agents qui ont l'initiative et les
agents-cible de la stratégie de dialogue, ceux à qui
elle profite et ceux qui la servent, les marqueurs et
les marqués. A un certain endroit il y a une rupture
mais qui se passe tellement en douceur qu'elle
n'apparaît pas comme telle. La tâche du CCIF consiste
à émousser les oppositions, ce qui fait
qu'apparemment il n'y a pas de rupture. Elle vise à transformer
une opposition entre un dedans et un dehors en un
réseau à base de plus et de moins. Cette stratégie
réussit en émoussant dans chaque intellectuel la
ligne de démarcation entre son côté profane et la
partie plus ou moins étendue de son côté religieux,
jusque chez les incroyants, en sollicitant chez eux
la parcelle de chrétien qu'ils portent sans le savoir,
dans la tête ou dans le coeur, ne serait-ce que leur
«bienveillance», leur côté «humain» d'ouverture
au dialogue, «bonne volonté» qui exclut a priori
des oppositions irréductibles et des rencontres
hostiles. Les différents cercles du réseau de
négociation symbolique constituent autant de niveaux
d'engagement religieux sur lesquels le CCIF pouvait
compter pour la réussite de son travail de dialogue,
mais ne représentent pas une mesure de
l'importance de la contribution à ses activités. Du nombre de
participations de chacun des 1500 intellectuels
invités au CCIF on ne peut pas déduire
mathématiquement l'importance qualitative de sa
contribution, sauf pour un tout petit nombre d'invités dont
la présence constante aux débats est un indice du
rôle qu'ils ont joué dans leur orientation. La
méthode qui consisterait à prendre indistinctement les
participants par nombre de participations
n'aboutirait qu'à consacrer les apparences de lieu neutre du
CCIF, en opérant un nivellement qui cacherait
l'essentiel, la stratégie de lieu neutre qui est une
stratégie de coups. Tous les coups n'ont pas la même
signification, la même valeur stratégique, et on ne
fait pas de la stratégie à tous les coups.

[…]
 «Le CCIF c'était rien. Une secrétaire. C'était un
téléphone et des idées. Et ce qu'on a fait à si peu !».
Inviter Jacques Monod en cercle fermé pour
le «questionner sévèrement» après la sortie de son
livre Le hasard et la nécessité n'a pas la même
signification que d'inviter un scientifique catholique à
parler sur les applications de la mécanique
ondulatoire ou les mathématiques modernes. Inviter
Roger Garaudy pour qu'il parle de Dieu à la
Semaine des intellectuels catholiques (SIC) en 1965 n'a
pas la même «valeur» que d'inviter un autre
marxiste à sa place, de l'inviter lui-même en 1971,
ou d'inviter le père Calvez sur le même sujet. Une
seule participation d'incroyant peut avoir plus de
valeur que plusieurs participations d'un autre
invité. Faire parler un incroyant sur la poésie ou
l'art de l'Egypte antique a moins de valeur que de
le faire parler sur la nature humaine ou la mort. Il y
a les invités «irremplaçables» et les invités
anonymes, les invités porte-parole et les invités
passepartout qu'on a fait venir parce qu'on n'a pas pu
avoir d'autres collaborations. Il y a l'invité vedette
pour qui le débat est monté et ceux qui passent en
lever de rideau pour garnir la prestation. Ce n'est
pas un hasard si beaucoup de participants n'ont
laissé aucun souvenir aux animateurs du CCIF. Il y
a des débats-choc devant des centaines, voire des
milliers de personnes, et ceux qui se passent devant
«quelques dizaines de bonnes soeurs». Il y a des
débats à public restreint qui ont plus de «valeur»
que des débats à grand public. Il y a les débats à
enjeu, ceux dont l'enjeu est l'occupation du terrain
de débat, et les débats de remplissage qui sont
organisés parce qu'il faut bien que l'entreprise
tourne pour garder son public. Il y a le débat et il
y a le déjeuner de préparation ou de mise en
scène, les activités publiques et les contacts privés
grâce auxquels les membres du centre prennent le
pouls de la conjoncture intellectuelle et ajustent la
ligne à suivre.
[…]
Avant que la voie réformiste, prônée dès 1947
par la fraction éclairée de la hiérarchie française, ne
devînt, avec Vatican II, la voie officielle de l'Eglise,
on trouve au CCIF des dirigeants d'esprit
réformateur ayant fait leurs armes avec Maritain et les
personnalistes ou ayant subi leur influence. On y
retrouve les anciens collaborateurs de Sept, Vie
intellectuelle, Temps présent, Témoignage chrétien ou
Esprit qui, en 1947, refusaient l'immobilisme mais
aussi la voie trop osée du progressisme chrétien. On
y retrouve, après les années 60, les élèves ou les
disciples des premiers ayant en plus pendant leur
jeunesse acquis l'expérience du travail avec la
hiérarchie dans les mouvements d'action catholique
étudiante. Critiques vis-à-vis de l'immobilisme de
l'Eglise officielle, ils «restaient dedans tout en
maugréant» et essayaient de la tirer vers le renouveau.
Ils possèdent l'habitus caractéristique d'une
certaine catégorie d'agents présents dans toute
institution établie. Audacieux mais sages, «iconoclastes»
pleins de nuances, irrespectueux dans les limites de
l'obéissance, ils sont avancés en apparence et centristes de
fait et n'apparaissent comme de «gauche»
que parce qu'ils combattent le conservatisme
rétrograde.
[…]
 Il n'y a eu qu'un incident,
mais de taille, à propos de l'invitation de Roger
Garaudy, membre du Bureau politique du PCF, à
la Semaine de 1964 où il devait parler sur «le
marxisme et le fait religieux». Mis au courant du projet
et des orateurs invités, l'archevêque de Paris
consulta le Nonce apostolique qui accepta les autres
incroyants mais s'opposa à la présence de Garaudy.
Les membres du CCIF ne voulant pas céder, après
maintes discussions avec l'archevêque et le Nonce,
l'affaire fut portée à Rome et le président du
Centre se rendit auprès de la Secrétairerie d'Etat
vaticane qui mit un veto absolu et final sur le nom de
Garaudy, en interdisant en même temps au CCIF de
faire état de ce veto.
«Ils avaient peur de Garaudy. Il y avait une espèce
de peur panique de Garaudy. Il avait sorti un
article dans Témoignage chrétien et Veuillot avait
fait un communiqué blâmant Montaron d'avoir
donné la parole à Garaudy. C'est un fait que
certains textes de Garaudy étaient difficiles et qu'il
ne s'est trouvé personne pour faire le poids devant
Garaudy à ce moment-là. Alors ils avaient une peur
bleue de Garaudy en disant  «Garaudy va entraîner
tous les gens et personne ne pourra faire le poids
devant lui» (un animateur).
Mais le CCIF étant résolu à un dialogue avec les
marxistes, la Secrétairerie d'Etat accepta que
Garaudy fût remplacé par Gilbert Mury, secrétaire
du Centre d'études et de recherches marxistes, qui
était beaucoup moins connu. Roger Garaudy ayant
accepté ce remplacement et «Gilbert Mury étant
accepté par Rome», la Semaine prévue pour
novembre 1964 put avoir lieu, mais avec quelques
mois de retard, en mars 1965.
Après cet incident,le CCIF décida d'envoyer
à Rome un mémoire sur le déroulement des
Semaines de 1965 et 1966 et «le dialogue public avec
les incroyants» qui fut bien accueilli. En mai 1966,
l'assistant ecclésiastique et les dirigeants laïcs du
Centre furent reçus en audience privée par Paul VI.
Quelques mois plus tard, dans un document papal
sur le dialogue, le CCIF retrouvait confirmées
quelques-unes de ses orientations. «L'affaire Garaudy»
a été la dernière occasion de désaccord entre le
CCIF et l'autorité hiérarchique. Le Concile se
termine en décembre 1965 et avec lui la ligne
pastorale prend le pas sur la ligne dogmatique dans
l'Eglise.
[…]
Les invités incroyants
Dès 1947 le CCIF a invité à ses débats des
intellectuels incroyants (5).
[…]
Ainsi dans la première séance de dialogue
institutionnel entre catholiques et communistes (Semaine
de 1965) Jean Bruhat, historien communiste,
professeur à Sciences Po, passe d'abord, suivi par René
Rémond, historien catholique et collègue du
premier, Gilbert Mury passe en troisième, suivi par
le père Wackenheim, sous la présidence du
secrétaire général du CCIF qui se charge de la
conclusion. Dans une séance de la Semaine de 1971,
Roger Garaudy, enfin accepté, passe entre Etienne
Borne et Paul Ricoeur, etc. Chaque séance compte
4 ou 5 orateurs ; il n'y a eu que trois séances de 3
orateurs. Des 53 séances que comptent les 8 SIC
de 1965 à 1972, il y en a eu 25 avec au moins un
participant incroyant. Les incroyants comptent au
total 34 participations à ces 25 séances. Ils ont eu
à parler en premier 1 3 fois et 1 0 fois en deuxième.
Dans 5 des 7 séances avec 2 incroyants, ils passent
tous les deux au début ou ils alternent en première
et troisième position. L'orateur incroyant ne passe
à la fin que deux fois dont une durant laquelle il
est aussi président.
[…]

Jean TAVARES

Dans Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 38, mai 1981. La représentation politique-2. pp. 49-62https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1981_num_38_1_2118

 Sur le blog, un choix d'articles sur le dialogue chrétiens-marxistes: https://rogergaraudy.blogspot.com/search?q=dialogues+chrétiens+marxistes