10 novembre 2014

Le marxisme et le "modèle" soviétique. L’essentiel de l’héritage de Marx, ce n’est pas le marxisme, c’est la prospective. Par Roger Garaudy



Je voudrais aborder le problème des rapports du système soviétique avec le marxisme, non pas sous la forme d'un jugement mais l'aborder du point de vue de sa genèse historique. De ce point de vue il me semble que nous avons à faire à trois renversements successifs d'un schéma, et je voudrais vous soumettre quelques réflexions pour engager la discussion sur ces problèmes. D'abord en situant la révolution d'Octobre elle-même par rapport au marxisme. L'aspect probablement le plus original de Lénine est d'avoir inversé le schéma marxiste d'une révolution socialiste(1ere inversion).
Deuxièmement, Staline a inversé et dogmatisé le schéma élaboré par Lénine(2ème inversion). Et enfin, si nous examinons aujourd'hui non pas d'un point de vue rétrospectif mais d'un point de vue prospectif, les perspectives du modèle soviétique, examiner quel est le type de renversement nouveau qui serait nécessaire pour le  situer dans le droit fil des réflexions de Marx sur la révolution et sur le socialisme(3ème  inversion).

Voyons d'abord comment Lénine a inversé, pour réaliser de façon victorieuse la Révolution d'Octobre, le schéma de Marx. Le socialisme, pour Marx, c'était essentiellement le dépassement des contradictions d'un capitalisme parvenu à sa pleine maturité, à son plein épanouissement. Marx avait pris comme matériau expérimental le développement du capitalisme anglais qui était alors-et de très loin-le capitalisme le plus avancé. Or historiquement, les choses ne se sont pas passées comme le schéma de Marx semblait l'indiquer. Le socialisme n'a pas triomphé dans les pays où le capitalisme avait poussé jusqu'au bout son développement et ses contradictions, mais,au contraire, il a triomphé d'abord d'une manière autochtone dans des pays techniquement et économiquement retardataires comme l'était la Russie de 1917 ou comme le fut ensuite la Chine de 1948. Si nous nous en tenons à la révolution soviétique, il faut remarquer d'abord que, loin d'être un pays où le capitalisme avait déjà pleinement triomphé, la paysannerie représentait dans cette Russie l’immense majorité de la population, alors que la classe ouvrière représentait 3% seulement de la population active. Ajoutons que, du point de vue culturel, ce pays était encore au deux-tiers analphabète et n'avait jamais connu de démocratie bourgeoise.

Quelles sont les conséquences d'une telle situation en ce qui concerne le développement même de la révolution ? Une révolution, dans de telles conditions, ne peut pas être engendrée par le simple mûrissement de la contradiction fondamentale du capitalisme, c'est-à-dire de l'opposition entre le capitalisme et la classe ouvrière, une telle révolution est nécessairement conjoncturelle puisqu'elle ne peut résulter que de la conjonction contingente de contradictions hétérogènes. Par exemple: l'opposition, dans la Russie de 1917, entre la paysannerie et un certain nombre de survivances féodales; les contradictions entre cette paysannerie et les formes nouvelles d'exploitation capitaliste des campagnes que Lénine a analysées dans son livre fondamental sur "Le développement du capitalisme en Russie"; enfin la guerre et la défaite qui avaient révélé l'impuissancedu système à résoudre l'ensemble de ces problèmes. Si bien que Lénine s'est trouvé devant cette situation paradoxale: réaliser une révolution prolétarienne presque sans prolétariat mais avec des paysans, et une révolution socialiste avec des paysans qui ne luttaient pas pour des objectifs socialistes. Le mot d'ordre de la paysannerie russe, au moment où Lénine va accomplir la Révolution d'Octobre, c'est un mot d'ordre de révolution bourgeoise: la terre et la liberté.
Révolution conjoncturelle mais en même temps, et pour les mêmes raisons, révolution ponctuelle, c'est-à-dire se réalisant, non pas - comme l'avaient suggéré Marx et Engels - par un long processus de maturation, mais se réalisant enquelque sorte par un acte fulgurant, puisqu'il s'agit de saisir le moment où se conjuguent un certain nombre de contradictions hétérogènes. C'est un assaut - l'assaut du Palais d'Hiver en étant le symbole - qui va représenter le point de rupture avec l'ancien système.

Lénine avait parfaitement conscience de cet éloignement du schéma marxiste.
Il est vrai que dans l'immédiat il a refusé les critiques des marxistes prétendument orthodoxes et en réalité dogmatiques du genre de Kautsky qui disait: "les conditions objectives ne sont pas réalisées en Russie donc il ne fallait pas faire la révolution". Lénine passe outre à cette objection, mais, lorsqu'il examine la perspective du point de vue de la stratégie lointaine de cette révolution, Lénine est convaincu - et ici il reste fidèle à la conception de Marx - que cette révolution ne sera durable et ne triomphera que si le prolétariat des pays avancés d'Europe Occidentale, et notamment d'Allemagne, réalise aussi sa révolution. Il est parfaitement convaincu, au départ, qu'il n'est pas possible de construire le socialisme dans un seul pays, et surtout de le construire dans un pays arriéré, ce qui était d'ailleurs la conception de Marx. Dans l'immédiat, pour lui, le problème était d'abattre le système capitaliste en frappant, selon sa propre expression, là où le chaînon était le plus faible, mais étant bien entendu que le socialisme ne pourra s'instaurer que grâce à l'appui des révolutions européennes et surtout allemande.
Quelles sont les conséquences?
Lorsque Lénine envisage de préparer une révolution prolétarienne et socialiste, dans cette Russie paysanne et retardataire du point de vue technique et économique, le problème essentiel pour lui est d'élaborer un parti, et d'abord une théorie de ce parti. Or cette théorie n'existe pas chez Marx.
Marx avait même assez peu d'intérêt pour ces formes d'organisation et la plus grande part de sa vie s'est réalisée en dehors d'une organisation communiste proprement dite. Depuis la dissolution de l a Ligue des communistes jusqu'à la constitution de la Première Internationale, c'est-à-dire pendant un quart de siècle environ, Marx n'a même pas essayé, ni de constituer un organisme politique nouveau, un parti, ni d'influencer les partis déjà existants. Il répondait même avec une certaine insolence à des socialistes anglais organisés qui venaient lui dire: "Vous parlez toujours du parti prolétarien, mais c'est nous le parti prolétarien, nous sommes des ouvriers anglais, vous, vous êtes un intellectuel allemand et vous n'avez rien derrière vous!" Marx répondait: "le parti prolétarien, c'est Monsieur Engels et moi-même. Si vous ne voulez pas le croire, vous verrez que cette réalité est contresignée par la haine générale que nous portent tous les régimes capitalistes d'Europe alors qu'on vous accepte fort bien". C'est dire combien, pour lui, le problème fondamental ce n'était pas un problème d'organisation, mais d'abord d'éducation, de pédagogie du prolétariat.
Lénine est obligé de procéder d'une manière tout à fait différente. Dès 1902, au moment où il écrit "Que faire?", il emprunte à Kautsky sa théorie de la conscience révolutionnaire apportée "du dehors" à la classe ouvrière et aux masses. Du
dehors, cela signifie que la conscience révolutionnaire ne peut pas naître de la sphère des rapports économiques et des luttes syndicales pour de meilleures conditions de vie des travailleurs; une lutte proprement politique est nécessaire pour mettre fin au système ou la force de travail est une marchandise. Lénine a aperçu qu'une lutte de classes n'est pas nécessairement révolutionnaire; il peut exister des luttes de classes très puissantes, violentes même, qui ne soient pas du tout révolutionnaires. 
Un exemple typique me paraît être celui des Etats-Unis.
C'est probablement le pays dans lequel il y a les grèves les plus puissantes, les plus fréquentes et souvent les plus violentes, mais qui ne mettent jamais en cause le principe du système.
Il s'agit donc pour Kautsky puis pour Lénine, de créer cette conscience politique en dehors des rapports de lutte entre le patronat et les ouvriers, mais dans un pays arriéré où la classe ouvrière est minoritaire et dans un océan de paysannerie inculte. L'idée d'introduire la conscience "du dehors", met en cause le principe fondamental du marxisme: en effet dans cette perspective où la conscience est apportée du dehors, la classe ouvrière ne devient pas sujet de l'histoire, elle en reste objet. Or, c'est une thèse constante de Marx, pas seulement dans ses oeuvres de jeunesse, dans ses Manuscrits de 1844, mais aussi dans son "Capital", de poser le problème dans des termes tout a fait différents. Dans les Manuscrits de 44, dans une formulation qu'il emprunte à Moses Hess, il oppose l'être et l'avoir. Pour lui, le type de la société capitaliste est une société fondée sur l'avoir de l'homme, ou sa puissance, sa f o r c e , sa richesse se mesurent par son avoir, et Marx donne une autre définition de la richesse: la véritable richesse, dit-il, c'est une richesse d'être, et il illustre ce propos en opposant sa conception du socialisme à celle de Sylvain Maréchal, l'auteur du "Manifeste de égaux" (trop souvent attribué à Babeuf). Marx fait remarquer que, dans cette conception de Sylvain Maréchal, le socialisme apparaît comme la distribution  ou la généralisation de 1'avoir. Marx souligne un point, peut-être encore plus important aujourd'hui qu'à son époque, c'est que le socialisme ne peut pas être la satisfaction des besoins que le capitalisme a suggérés par la manipulation ou qu'il a exacerbés par la frustration: il s'agit de découvrir un autre projet de civilisation; nous sommes ici au centre de la pensée de Marx. Il ne s'agit pas seulement de l'opposition de l'être et de l'avoir dans les Manuscrits de 1844. Dans "Le Capital", Marx, utilisant le langage de la philosophie de classique allemande, le langage de Kant, de Fichte et de Hegel parle d'une inversion des rapports du sujet et de l'objet. Pour lui, le capitalisme a inversé le rapport du sujet et de l'objet en faisant du sujet un être dominé par l'objet, c'est-à-dire en faisant de l'homme un appendice de la machine, un appendice de chair dans une machinerie d'acier. C'est ce qu'il développe à propos de sa théorie du fétichisme de la marchandise d'une part, et dans son analyse de l'aliénation. Là encore, en dépit
d'une légende aussi fausse qu'invétérée, Marx ne renonce, dans "Le Capital", ni au concept ni au mot d'aliénation. Le socialisme sera - et là encore Marx emploie une formule hégélienne - une inversion des rapports du sujet et de l'objet. Si dans le système capitaliste, explique Marx, le sujet est subordonné à l'objet, la fin dernière du socialisme à son étape ultime, le communisme, c'est de subordonner l'objet au sujet.
Cette digression philosophique me paraît extrêmement importante, si nous voulons situer la théorie du parti et de la conscience apportée du dehors: théorie, je le répète, qui était d'abord celle de Kautsky. Lénine l'a empruntée dans une situation particulière où il avait une classe ouvrière minoritaire et dans un pays essentiellement inculte. Dans cette perspective, lorsqu'elle va se stabiliser, un parti va parler au nom de la classe, une classe qui est déjà minoritaire, (3% disions-nous de la population active en 1917) et après la guerre civile et l'intervention étrangère, cette classe ouvrière qui a fourni les meilleurs cadres aux armées révolutionnaires est complètement décimée. Pratiquement, au moment où Lénine a à construire en 1919-1920 le régime, cette classe ouvrière doit représenter moins de 1% de la population russe, les pertes ayant été effroyables pendant la guerre civile et l'intervention étrangère. Il y a eu anéantissement des éléments les plus lucides, les plus conscients et les plus actifs de cette classe, et l'on arrive à cette situation où le parti parle au nom d'une classe qui n'existe plus, ou qui n ' existe qu'à peine, ce qui conduit à une deuxième conséquence, concernant non plus seulement le parti mais l'Etat. La dictature du prolétariat, dans de telles conditions, devient la dictature du parti, et pour cause, puisqu'il n'existe pas une base prolétarienne suffisante. En outre, cette dictature du prolétariat présente ce caractère particulier d'être une dictature sans prolétariat, faite en son nom mais sans lui. De là une série de conséquences en ce qui concerne l'Etat.

Marx, qui était un esprit non pas spéculatif mais au contraire profondément expérimental, n'a élaboré sa théorie de l'Etat, de l'Etat socialiste, que lorsqu'il a pu avoir au moins un commencement d'Etat socialiste à analyser: cet exemple fut la Commune à Paris. C'est seulement après la Commune de Paris que Marx élabore sa conception de l'Etat. Dans "le Manifeste communiste" il n'y a que des allusions très vagues à ce que pourrait être un Etat socialiste, mais après la Commune de Paris Marx écrit, dans son petit livre sur "La guerre civile en France", tout de suite après la chute de la Commune de Paris: "voilà enfin ce que je concevais comme la dictature du prolétariat". Or qu'est-ce qui caractérise cet état socialiste, cet état de type nouveau?
Une première remarque, c'est qu'il n'est pas dirigé par des Marxistes. Il n'y avait aucun marxiste au comité central de la Commune de Paris, il y avait une majorité de plus de deux tiers de proudhoniens et un petit tiers de blanquistes plus
quelques anarchistes de tendances différentes. Si bien que sous l'influence de sa majorité proudhonième, ce premier Etat socialiste, que Marx va considérer comme le modèle initial d'un Etat socialiste, est un Etat curieusement libertaire, autogestionnaire et fédéraliste. Ceci s'explique sans doute pour des raisons, là encore, contingentes, historiques, qui tiennent à l'histoire française. En France la tradition
bureaucratique et centralisée est très ancienne puisque nous sommes l'un des pays d'Europe qui ont réalisé les premiers leur unité nationale. Il existe déjà un embryon de cette organisation bureaucratique de l'unité nationale avec Charles VII, plus encore avec Louis XI, et ceci atteindra la forme classique avec Louis XIV. Mais cette centralisation bureaucratique n'est pas seulement une tradition monarchique: elle est aussi une tradition révolutionnaire. Pendant la Révolution Française s'affrontent deux courants, comme le montre très bien Soboul dans sa thèse sur les sections des quartiers de Paris au temps de la Révolution Française. Il y avait un courant libertaire, sans-culotte , et puis il y avait le courant jacobin , et ce courant jacobin a été au moins aussi centralisateur que l'avait été Louis XIV. Cette tradition va se poursuivre dans l'Etat napoléonien, qui donnera à cette centralisation bureaucratique en France une forme encore plus éclatante que sous Louis XIV, et durable. Ceci va se transmettre dans la tradition révolutionnaire, à travers les babouvistes et à travers les blanquistes, c'est-à-dire jusqu'à la Commune de Paris. Nous avons donc, au moment de la Commune de Paris, avec cette minorité Proudhonienne qui, elle, ne se rattache pas, comme les blanquistes, aux jacobins mais qui se rattache à la tradition sans-culotte, une volonté de faire contre-poids à cette tradition centralisée et bureaucratique. Voila pourquoi la Commune de Paris est essentiellement anti-centraliste. Par là même, elle a permis de définir ce que Marx appelle une démocratie socialiste qui, dans son esprit, est un synonyme de la dictature du prolétariat.
Une démocratie socialiste, qu'est-ce qui la distingue d'une démocratie de type bourgeois semblable à celle qui a été instituée par la Révolution Française? Ce n'est pas - Marx l e montre dans son livre sur "La question juive" - la négation de la démocratie bourgeoise, mais le dépassement de ses limites:
et en particulier des deux limites fondamentales qui font de cette démocratie bourgeoise une démocratie formelle: Premièrement, elle n'est démocratie que dans la sphère politique, et elle ne pénètre pas au niveau économique. On peut donner à un ouvrier un bulletin de vote tous les quatre ans, le dimanche, mais le lundi matin, à la porte de l'entreprise, il retrouve une monarchie patronale, que cette monarchie soit de type absolu ou constitutionnel.
Deuxième limite, c'est une démocratie indirecte, c'est-à-dire une démocratie déléguée, aliénée au sens où Rousseau emploie ce terme d'aliénation dans "Le contrat social". A partir du moment ou il y a délégation, démocratie indirecte, nous avons une démocratie aliénée: Rousseau considérait la démocratie directe comme une limite puisqu'il pensait qu'elle n'était possible que dans des petites cités du type de la cité athénienne. L'exemple est d'ailleurs très mal choisi, car lorsqu'on parle de démocratie grecque, on oublie qu'il y avait vingt mille citoyens libres pour quatre cent mille esclaves sans aucun droit politique; par conséquent le vrai nom serait oligarchie esclavagiste et non pas démocratie.
Avec la Commune de Paris nous avons une réaction contre ce type de démocratie qui porte sur trois points:
- Premièrement: une tentative de démocratie directe avec la constitution du comité de base: le comité de quartier, organisme essentiel du pouvoir à une exception près: une concession faite à la minorité blanquiste: la création du Comité de salut public, avec toujours cette idée de renouveler, avec cinquante ans de retard, la révolution précédente. C'est d'ailleurs la tendance de beaucoup de révolutionnaires actuels de regarder vers les révolutions du passé et d'essayer de les recommencer.
Ce Comité de salut public est donc l'exception, mais la règle ce sont les comités du quartier, les comités de bases.
- Deuxième caractéristique de la Commune: la mise en autogestion des entreprises abandonnées par leurs propriétaires sous la forme de coopératives ouvrières, les ouvriers désignant eux-mêmes leur directeur.
- Troisièmement, mais cela n'est resté qu'à l'état de projet puisque la Commune n'a pas triomphé en dehors de Paris, le fédéralisme, c'est-à-dire là encore une volonté de décentraliser contre les excès de bureaucratie.
C'est devant cet Etat fait par des Proudhoniens, que Marx dit: voilà la forme enfin trouvée de l'Etat socialiste! C'est pour lui la dictature d'un prolétariat et non pas de celle d'un parti: et deuxièmement c'est une dictature du prolétariat qui n'est dictature qu'en raison de la guerre civile(Versailles) mais aussi de la présence des armées bismarckiennes autour de Paris. Par conséquent, lorsque Marx identifie démocratie socialiste et dictature du prolétariat, il est clair, dans son esprit, que la dictature du prolétariat c'est la forme que prend une démocratie socialiste dans les conditions d'une contre-révolution armée et d'une intervention militaire étrangère; ce qui s'était produit déjà d'ailleurs pour la dictature jacobine en face de la contre-révolution Vendéenne à l'intérieur et de l'intervention étrangère à l'extérieur.

Or, comment va se poser le problème pour Lénine en 1917? Nous pouvons ici voir le chemin parcouru par Lénine en comparant un livre comme "Que faire", qu'il a écrit en 1902 avec ce qu'il écrit en 1917 dans "l'Etat et la révolution" à la veille des
événements révolutionnaires et dans ses "thèses d'avril". Chose remarquable, il met tout à fait à l'écart les thèses de son livre "Que faire"? et lorsque quelques-uns de ses camarades viennent lui rappeler, très dogmatiquement et d'une manière très scolastique, les thèses qu'il a développées dans "Que faire", il les traite de "vieux bolcheviks", et dans sa bouche cela a un sens péjoratif! Ceux là voulaient refaire en 1917 la révolution de 1905, Lénine au contraire développe des thèmes absolument opposés à ceux de "Que faire?", il y a chez lui une véritable réhabilisation de cette spontanéité qu'il avait combattue avec tant de fermeté dans "Que faire ?" - Or la spontanéité, c'est le contraire de "la conscience apportée du dehors". Il n'y a pas contradiction chez Lénine, il y a deux manières d'agir, à deux moments historiques différents, dans une période de reflux de l a révolution ou dans une période d'offensive de la révolution.
La spontanéité n'est pas le contraire de la conscience. Si vous me permettez cette expression leibnizienne, je dirai qu'on pourrait la définir comme une conscience confuse.
Mao Tsé Toung emploie une formule qui me paraît très éclairante de ce point de vue : Nous devons enseigner aux masses clairement ce qu'elles nous enseignent confusément. Il y a là une dialectique des rapports de la conscience et de la spontanéité, qui n'oppose pas d'une manière antagonique la conscience apportée du dehors et la spontanéité.
Au contraire il existe une dialectique constante entre l'une et l'autre: c'était d'ailleurs l'opinion de Marx dans ses lettres à Kugelmann. Marx, écrit Lénine, n'apprécie rien tant que l'initiative historique des masses. Il est remarquable que Lénine a relevé en 1917 cette formule dans la préface qu'il fit aux "Lettres à Kugelmann".
A cette époque, c'est-à-dire entre 1917 et 1920, lorsque l'on lit les textes de Lénine,ce qui caractérise ces textes, dans leur opposition radicale aux textes de 1902, c'est que Lénine insiste sur la coopération, sur le mouvement coopératif pour associer les travailleurs aux mouvements, sur la spontanéité, sur l'initiative historique des masses. Les textes abondent:
"L'initiative de millions d'hommes apporte toujours quelque
chose de beaucoup plus génial que les pensées, même les plus géniales, de quelques dirigeants ou de quelques théoriciens!" Ce qui est absolument en contradiction avec les thèses que défendait Kautsky et que Lénine avait reprises à une autre période.
Lénine a vécu une grande tragédie. Lorsqu'on lit ses derniers textes on a l'impression que cet homme a dû mourir désespéré, avec le sentiment que toute son œuvre était en train de s'effondrer, ou tout au moins de s'inverser. Nous avons dit tout à l'heure que la perspective de Lénine c'était: un socialisme ne doit s'instaurer durablement et n'être véritablement le socialisme dans un pays comme la Russie, que
si les prolétariats européens font leur propre révolution, et il avait surtout les yeux fixés sur la révolution allemande. Or, après l'écrasement du mouvement spartakiste en Allemagne, l'exécution de Liebknecht et de Rosa Luxemburg, il ne peut plus compter sur cet appui et cette possibilité de redressement. Il se produit alors un phénomène semblable à celui qui s'est produit aux origines de l’Eglise chrétienne, lorsqu'un historien du christianisme disait: "on attendait le retour du Christ, c'est l'Eglise qui est arrivée!" On attendait, en effet, un socialisme de ce type, mais la nécessité de s'installer dans une situation que l'on croyait provisoire, la nécessité de maintenir le socialisme dans un seul pays alors que l'appui extérieur ne venait pas, a amené à éterniser les mesures qui doivent été prises, en ce qui concerne le parti et l'Etat, pour une période transitoire, en attendant l'arrivée des autres. Si bien que les dernières luttes de Lénine sont des luttes contre le système qui est en train de se cristalliser par suite des échecs de la révolution européenne.
1 - Il y a d'abord chez Lénine une lutte permanente contre la bureaucratie. Il emploie une formule qui résume par avance ce qui sera le Stalinisme; "nos soviets, écrit-il, dans les conditions où ils fonctionnent aujourd'hui, c'est-à-dire non plus avec une participation réelle à la prise de décision des grandes masses, mais seulement sous la direction de quelques uns des plus instruits de nos militants, ces soviets peuvent à la rigueur construire encore le socialisme pour le peuple, mais ils ne le construisent plus par l e peuple! ». Formule décisive de Lénine en 1920. Il voyait déjà l'arrivée du moment
redoutable. Après avoir dit: "Notre ennemi principal c'est le bureaucrate, le militant communiste qui occupe une fonction administrative dans l'Etat ou le parti,il ajoutera dans une réponse à Trotsky qui parlait d'Etat prolétarien: "De quoi parlez-vous? C'est un mythe! notre Etat est en principe un Etat prolétarien, mais c'est un Etat prolétarien premièrement à dominance paysanne et deuxièmement un Etat prolétarien avec une déformation bureaucratique."
A partir de cette critique, quels sont les remèdes qu'envisage Lénine? Un beau texte de Lénine mériterait beaucoup plus que celui qu'on a appelé de ce nom d'être "son testament". Ce qu'on appelle le testament de Lénine ce sont quelques recommandations au Comité Central sur le changement des personnes et en particulier sur Staline.
On a monte en épingle ce texte parce que cela justifie après coup le rejet de Staline, mais le texte le plus important est celui "Sur la coopération", où il montrait que la formule coopérative était la seule qui permettait d'associer les larges masses, y compris paysannes, à l'élaboration et à la prise des décisions. Dans le langage d'aujourd'hui, nous appellerions ceci un modèle d'auto-gestion du socialisme, à la différence des modèles centralisés.
Le premier remède qu'il propose c'est la coopération. Il envisage une longue période d'apprentissage pour les paysans, au moins 25 ou 30 ans, pour que, sur la base de leur propre expérience, ils arrivent à concevoir le socialisme. Vouloir précipiter les choses ne ferait que tout remettre en question.
Deuxièmement, il définit dans ce texte ce qu'il appelle une "révolution culturelle ». Dans un peuple inculte, disait-il, il ne peut pas y avoir de participation réelle à la prise de décision de la part des larges masses. Par conséquent, nous ne deviendrons un pays socialiste, dit Lénine, que si nous réalisons cette révolution culturelle grâce à laquelle les grandes masses, cultivées, pourront effectivement prendre part aux décisions. Voilà l a deuxième préoccupation.
La troisième préoccupation de Lénine concerne le communisme à l'extérieur de l'Union Soviétique. Lénine est également très anxieux lorsqu'il voit les partis communistes des autres pays imiter ce qui n'était qu'un modèle provisoire. Il insiste sur un thème qui , aujourd'hui encore, a une importance décisive pour l'avenir de ces partis; Lénine demande que l'on distingue ce qui, dans la Révolution d'Octobre, a une valeur universelle d'exemple et ce qui est spécifiquement russe. Ce qui est spécifiquement russe, c'est l'interférence des problèmes entre la construction du socialisme et les problèmes de la lutte contre le sous-développement, et ceci naturellement a déformé et gauchi le modèle. Autrement dit, Lénine enseignait à distinguer ce qui découle des principes et ce qui découle de l'histoire. Mais à partir de 1922, en raison de sa maladie (il va mourir en 1923 mais il était déjà hors circuit en 1922, et même à la fin 1921) la situation échappe entièrement à Lénine.

2 - Ici commence la deuxième série de réflexions que je voudrais  vous soumettre: comment Staline a dogmatisé le schéma de Lénine? Il est assez facile de trouver les textes fondamentaux, car il y a une bible du Stalinisme qui s'appelle curieusement "les principes du Léninisme". Il reste assez peu de léninisme dans ces textes, qui sont une dogmatisation du léninisme.
Qu'est-ce que j'entends par dogmatisation? Dogmatiser, c'est considérer comme valable en tout temps et en tout lieu ce qui a été défini et préconisé dans une situation historique déterminée. Ce que Lénine avait dû improviser pour résoudre les problèmes spécifiques de la Russie à un moment particulier
de son histoire, et, en particulier, en ce qui concerne le parti au début du siècle, voilà qu'on va en faire un principe
universel valable en tout temps et en tout lieu.
Je prendrai quelques exemples qui me paraissent caractéristiques et qui ont une importance pour le jugement que nous pouvons porter sur le système aujourd'hui.
D'abord celui de la conception du parti, fondée sur la thèse selon laquelle la conscience révolutionnaire est apportée aux masses "du dehors". Pour la défendre il faut gommer radicalement tout ce que Lénine a pu écrire à partir de 1917, c'est-à-dire au moment où il réfléchit sur les conditions concrètes du développement de la révolution, et théoriser sur le seul livre "Que faire ?", qui reste malheureusement une sorte de manuel fondamental d'organisation pour la plupart des partis communistes dans le monde.
Pour justifier cette théorie, on va la rapprocher de la théorie de l a connaissance développée par Lénine - là encore dans des circonstances très particulières dans la lutte qu'il avait à mener contre certains courants philosophiques aux environs de 1906-1907 - dans son livre "Matérialisme et empiriocriticisme". Marx était un philosophe de profession, mais dans le maniement des concepts philosophiques il y a, chez Lénine, une certaine gaucherie qui entraîne des confusions si on ne l'étudie pas dans son ensemble.

Par exemple il parle souvent, dans cet ouvrage de ce qu'il appelle une "théorie du reflet", selon laquelle la connaissance serait un reflet plus ou moins exact de la réalité extérieure. Cette théorie du reflet est imprégnée, chez Lénine, d'une certaine tendance empiriste et même positiviste, bien qu'il s'en défende. Lénine lui-même, d'ailleurs s'est aperçu qu'il y avait là une théorie insuffisante puisque, en pleine guerre et a un moment où ses tâches de militant étaient plus importantes que jamais, il se met à étudier, dans une bibliothèque suisse, la "Logique" de Hegel et à écrire ses "Cahiers philosophiques" qui sont, à mon avis l'oeuvre philosophique fondamentale (et non pas
"Matérialisme et empirio-criticisme"). Dans ces "Cahiers" il fait, à l'égard de "Matérialisme et empirio-criticisme" écrit en 1905, la même autocritique qu'il avait faite à l'égard de "Que faire" au moment de ses "Thèses d'avril", c'est-à-dire à la veille de la Révolution. Il ne retient plus les thèses empiristes, positivistes et dogmatiques du reflet, mais au contraire il reprend l'essentiel de la conception dialectique de Hegel.
Or, du temps de Staline, on ne réédite pas les "Cahiers philosophiques" de Lénine, on ne réédite pas les "Manuscrits de 44" de Marx, c'est-à-dire tout ce qui pourrait corriger les erreurs empiristes de la théorie du reflet avec la conséquence politique immédiate qui découle de cette théorie de la connaissance, c'est-à-dire une conception du parti considéré comme investi de la charge d'apporter "du dehors" à la classe ouvrière la vérité. Il y a là un phénomène de substitutions ou d'identifications successives qui aggravent le problème: à partir du moment où un petit groupe d'hommes, le parti, possède le reflet du réel, le reflet authentique, et doit l'apporter aux masses, ce groupe va devenir de plus en plus réduit. Comme l'a noté Trotzki déjà le parti parlait au nom de la classe, puis l'appareil va parler au nom du parti, puis la direction va parler au nom de l'appareil, et à la limite un seul parlera et pensera au nom de tous, c'est ce que l'on appellera le culte de la personnalité. C'est un mot qui ne signifie rien; car Staline dans cette affaire, est beaucoup moins la cause, que 1'effet de tout un système. Parler de culte de la personnalité, c'est escamoter les défauts de la logique d'un certain système, c'est une façon de le continuer. Si tout va mal simplement parce que le chef était un mauvais homme, il suffira de le remplacer par un homme meilleur pour que tout aille bien, ce qui est la pire des erreurs quand c'est le système lui-même qui est mis en cause. Mais nous y reviendrons dans un instant à propos du XXème congrès.
Dans cette perspective, le parti n'est plus l'organe de la conscience de la classe, il devient un organe de commandement.

Deuxième exemple: celui du problème de l'alliance avec les paysans qui était une nécessité absolue dans un pays comme la Russie. Marx disait déjà que, dans la plupart des nations européennes où la paysannerie reste une force importante, une révolution prolétarienne ne sera possible que liée à un renouvellement de la guerre des paysans d'Allemagne.
Lénine concevait cette alliance d'une façon loyale puisque, prenant le pouvoir, il renonce au programme agraire du parti bolchevique et il adopte le programme des cahiers de doléances des paysans de l'époque sur le thème "la terre et la liberté": puis il veut amener les paysans, dans un cycle de 25 à 30 ans, par le système coopératif, au socialisme. Or, après la mort de Lénine, on va essayer de forcer l'histoire et d'obtenir cette collectivisation, sans attendre que se fasse l'expérience paysanne: la collectivisation est décidée pour eux, en dehors d'eux, et imposée sous une forme répressive, si bien que l'agriculture soviétique, aujourd'hui encore, ne s'est pas relevée du coup qui lui a été porté à cette époque.

Troisième déformation, ou même inversion, en ce qui concerne l'Etat.
Les soviets, qui étaient non pas une invention théorique de Lénine, mais une création spontanée des ouvriers en 1905, étaient à ce moment-là des conseils ouvriers pour l'autogestion économique et pour l'autodétermination politique. En 1917 Lénine reprend cette thèse des soviets, les conçoit comme des organes de la démocratie directe du point de vue politique, et ensuite il organise le contrôle ouvrier. Dans la conception Stalinienne, et selon la propre expression de Staline, les Soviets, comme d'ailleurs les syndicats, et
toutes les organisations de masse, deviennent des "courroies de transmission" du parti et de l'Etat: la métaphore même, avec son caractère mécaniste, montre combien on est loin de la dialectique marxiste.

Quatrièmement: le modèle de développement du socialisme.
Pour tenir dans un seul pays, il fallait absolument, selon l'expression de Staline, "rattraper et dépasser", du point de vue économique et du point de vue militaire, les pays capitalistes avancés.
Mais l'écart par rapport au marxisme commence à grandir, lorsque l'on aborde la méthode pour y parvenir. Il se produit ici un phénomène extrêmement curieux et qui est l'un des traits aujourd'hui essentiel du système soviétique.
Marx avait élaboré dans "Le capital", les lois fondamentales du développement du capitalisme sur l'exemple anglais, et il avait formulé la loi de la priorité absolue de ce qu'il appelle "la section Un", (c'est-à-dire la production des moyens de production, l'industrie lourde en général), sur la section Deux, (la production des moyens de consommation). Marx donne ceci comme une description du système anglais. Or dans l a théorie et dans la pratique soviétique, on procède à une double transformation: premièrement on passe du descriptif au normatif: on admet que ce qui était décrit comme une loi objective devient une loi au sens politique et moral du terme, alors qu'il s'agissait d'une loi scientifique dans l'esprit de Marx. Deuxièmement, on fait d'une loi de développement du capitalisme un dogme du développement du socialisme, ce qui va amener à intégrer au socialisme les critères de croissance et les critères de développement du capitalisme lui-même. Sauf les Chinois qui ont rompu avec ce dogme [les choses ont bien changé depuis,ndlr 1014] non sans efficacité, même du point de vue économique, ce thème de la priorité absolue de l'industrie lourde, en sacrifiant d'une façon permanente le niveau de vie, est resté la loi. Le seul correctif qu'on a tenté d'apporter est très récent: au XXIVème congrès, lorsqu'après les événements de Pologne Brejnev a pensé qu'il fallait peut-être transformer légèrement le Plan et mettre un peu plus l'accent
sur la consommation.
Mais ce qui est plus grave c'est qu'il y a eu contamination par les objectifs qui étaient ceux du capitalisme. On y a admis une fois pour toutes l'autonomie de la vie économique, ce que Hegel a appelé "la société civile", les rapports des hommes devenant essentiellement des rapports économiques.
Le critère essentiel du progrès, pensait-on au XVIIIème siècle, c'est le développement ou la croissance comme on dirait aujourd'hui. C'est une sorte de dogme: la croissance devient une fin absolue. Cela caractérise assez bien l'éthique immanente du système capitaliste. Mais à partir du moment où l'on a adopté ces lois de développement et cette conception, le socialisme a été contaminé par cet idéal de la société de consommation. On a intégré ce modèle de développement, et accepté cette finalité sans fin qui est celle du capitalisme. (Tout au moins sans finalité humaine). Cet impératif absolu de la croissance est devenu une sorte de religion des moyens.
Les conséquences sont extrêmement graves: Khrouchtchev a développé le même thème, "rattraper et dépasser le monde capitaliste". Il dit aux Etats-Unis: nous ferons mieux que vous! Mais depuis quand l'idéal du socialisme c'est de faire un capitalisme amélioré?
Ce qu'on attendait de lui c'est qu'il fasse autre chose! Faire mieux que les Etats-Unis...! Serait-ce un progrès que d'avoir plus d'automobiles que les Etats-Unis? Quelles sont les conséquences aussi en ce qui concerne la culture, les arts, et
l'homme? (Je me contente d'énumérer ici, parce que chacun de ces chapitres mériterait une analyse particulière).

C'est la transformation de la théorie philosophique marxiste
elle-même, qui cesse d'être une méthode de recherche pour devenir un instrument d'apologétique, une justification à partir d'une conception qui n'a plus rien à voir avec la dialectique. On la définit dogmatiquement comme la théorie des lois les plus générales du développement de la nature, de la société, de l'histoire, et même de l'esprit. C'est une philosophie de l'histoire qui n'a rien à voir avec le Marxisme.
Même perversion en ce qui concerne les arts: une conception
utilitaire. Les théories successives de Jdanov, de Staline, de Khrouchtchev,  de Brejnev, sur le réalisme socialiste, montrant que l'esthétique joue un rôle central, parce que sous le nom de réalisme socialiste il s'agit d'éviter de poser le problème des fins, d'éviter que l'artiste prenne une certaine distanciation à l'égard d'une société et qu'il y exerce son rôle prophétique.
Marcuse a décrit l'homme "unidimensionnel", positiviste, des sociétés capitalistes. Malheureusement on est arrivé à quelque chose de semblable dans les régimes du type soviétique. Il n'y a plus distanciation à l'égard du réel. Ici encore il y a inversion de la théorie de Marx. Lorsque Lassalle, qui était en même temps un militant et un dramaturge, écrivait des pièces de théâtre apologétiques pour faire l'éloge du socialisme, Marx lui écrivait: "Tu devrais moins Schilleriser et un peu plus Shakespeariser,"c'est à dir e non pas exposer un thème de propagande mais poser les problèmes à partir des hommes, toujours transcendants par rapport au système social. L'on est ainsi conduit à une conception mécaniste de l'homme; le socialisme est réduit à son aspect économique.
Luigi Longo, le secrétaire général du Parti communiste italien faisait remarquer très fermement :"l'abolition de la propriété privée des moyens de production est une condition nécessaire du socialisme, mais ce n'est pas une condition suffisante pour amener, ni une démocratisation politique, ni un homme nouveau, ni un renouveau culturel.
De même à l'égard de la religion. Il y a eu des polémiques assez violentes, en particulier lorsque Illytchev avait développé ses thèses affirment qu'on ne ferait pas le communisme tant que la religion subsisterait. Ce qui est inverser la position de Marx disant au contraire: on ne supprimera les aliénations religieuses que lorsqu'on aura détruit les racines politiques, économiques et culturelles de cette aliénation.
Si bien que le problème est aujourd'hui posé en U.R.S.S. d'une manière absolument opposée à celle du Marxisme. Lorsqu'il définissait l'objectif fondamental du socialisme, Marx disait: le problème, c'est de créer des conditions économiques sociales et politiques telles que tout homme qui porte en lui le génie d'un Mozart puisse l'épanouir pleinement. Nous sommes très loin ici de la simple abolition de la propriété privée des moyens de production qui est une Condition du socialisme mais qui n'en est pas la fin dernière.

Dernière série de conséquences, la septième, ce sont les conséquences en politique extérieure.
Du point de vue de Marx, le problème du passage au socialisme se fondait sur les contradictions fondamentales entre capital et travail, d'où il découlait que le socialisme devait être un développement spécifique en chaque pays puisque le socialisme
n'est pas une formation économique et sociale autonome. Il est un système de transition. Il n'est pas sur le même plan que la féodalité, le capitalisme ou le communisme.
Le socialisme c'est une transition entre le communisme comme objectif et puis un système antérieur qui peut être un système féodal, qui peut être le mode de production asiatique comme c'était le cas en Chine, qui peut être un capitalisme arriéré,
et dans chacun de ces cas, il y a un modèle de socialisme fondamentalement différent.
Si l'on passe d'un seul coup de la féodalité au socialisme, il est clair que l'on aura un socialisme très différent d'un socialisme qui serait le dépassement d'un capitalisme pleinement développé.
C'était le point de départ de Marx, d'où découlaient deux conséquences pratiques: la reconnaissance de la pluralité nécessaire des modèles, et deuxièmement, pas d'exportation de la révolution.
Il faut aussi tenir compte d'une autre série de contradictions, les contradictions inter-impérialistes comme disait déjà Lénine.
Chez Lénine, pendant une période transitoire, c'est-à-dire en attendant d'autres révolutions, cela se justifiait. C'est pourquoi il signe la paix de Brest-Litovsk dans des conditions
effroyables, pires, disait-il, que celles de la Prusse devant Napoléon, mais c'était une condition nécessaire à la survie: gagner du temps.
Deuxième principe: ne pas exporter la révolution, d'autre part, ne pas faciliter par un conflit militaire la formation d'un bloc d'intervention: enfin, aider toutes les forces anti-impérialistes. Lénine disait: nous défendrons même les féodaux afghans parce que c'est une manière d'affaiblir l'impérialisme anglais.
C'est une politique qui se justifie historiquement dans une période déterminée; elle ne découle pas des principes. Or, chez Staline, cette utilisation des contradictions inter-impérialistes devient une fin en soi. Il continue à proclamer en paroles que ce sont les contradictions entre capital et travail qui sont essentielles, mais il ajoute: en fait, si en théorie ce sont les principales, ce sont les contradictions inter-impérialistes qui sont les plus importantes! Et il mise sur ces contradictions pour faire, non plus une politique de principe, mais une politique de puissance, en adoptant les mêmes critères que les autres puissances.
C'est ce qui s'est produit au moment du développement de la révolution chinoise.
On voulait imposer les critères d'une révolution soviétique, se battre là où la classe ouvrière était la plus forte: et en 1929 ce sont les massacres de Shangaï et de Canton, parce que là où la classe ouvrière était la plus forte c'était là aussi que se trouvaient les principales forces économiques et militaires du capitalisme chinois, et surtout de l'impérialisme extérieur.
C'est la politique de Yalta et des zones d'influence: c'est la théorie du modèle unique appliqué contre la Yougoslavie en 1948 et contre la Chine en 1958, et finalement contre la Tchécoslovaquie en 1968. On ne raisonne plus en termes de principes révolutionnaires, mais en termes de glacis et autres.

Une dernière réflexion sur les crises et les perspectives du système.
Comment s'est manifestée la crise. Elle s'est manifestée à l'occasion du XXème Congrès lorsque Khrouchtchev a révélé les méfaits du système. Il a eu le mérite de poser le problème. Ce qui apparaît essentiellement au XXème Congrès c'est que les
méthodes antérieures: méthodes de planification strictement centralisée, de croissance purement quantitative, et de centralisme bureaucratique, ont permis le décollage économique du pays (quand on manquait de tout, cela a été efficace). Ces méthodes ont permis d'accomplir certaines tâches nationales: l'indépendance nationale de la Russie que la bourgeoisie russe avait été incapable de réaliser, l'industrialisation, et puis des réussites sociales, la diffusion de l'instruction(je ne parle pas de son contenu) et le système de santé. Mais si tout cela s'était révélé efficace au départ, à partir d'un certain niveau de développement économique et culturel, ces méthodes, qui avaient permis une croissance rapide, deviennent un obstacle à un développement nouveau. Seul, à cette époque, Togliatti le chef du parti italien, a posé le vrai problème: ce n'est pas la personnalité, c'est le système qui doit être mis en cause. Non pas le système socialiste, mais le modèle soviétique.
Sans une remise en cause fondamentale du modèle soviétique, l'espérance socialiste serait morte. Ses perspectives extérieures sont fondées sur des schémas complètement périmés: l'on répète par exemple: "les contradictions du capitalisme s'aiguisent » sans analyser les formes nouvelles de ces contradictions du capitalisme et les remèdes qu'il a su trouver à ses propres difficultés. L'on ne peut pas fonder une politique révolutionnaire sur une telle méconnaissance et une telle sous-estimation des possibilités de l'adversaire. Enfin l'on en est arrivé à une conception assez curieuse de la coexistence pacifique: il faut éviter les conflits militaires parce que le temps travaille pour nous: nous allons pouvoir dépasser la productivité des pays capitalistes, et par conséquent l'essentiel c'est d'attendre. Nous ferons beaucoup mieux la société de consommation que les capitalistes veulent faire, et par conséquent le prolétariat mondial pourra nous juger sur nos actes.
Inutile de souligner que toutes ces prévisions ont été infirmées. Cela a conduit à une série de crises, de protestations contre l'unité du modèle: Hongrie, Pologne, R.D.A. en 1955-1956, Tchécoslovaquie en 1968, Pologne en 1970. Or, toutes ces manifestations sont très différentes les unes des autres, mais elles ont un trait commun, elles sont dirigées contre le modèle Stalinien, la première tentative ayant été faite par la Yougoslavie. Les mots d'ordre ont toujours été les mêmes: conseils ouvriers et auto-gestion.

C'est à partir de là que pourrait peut-être s'organiser la réflexion sur les perspectives d'un marxisme tel que le concevait Marx.
Le refus de tenir compte de cette exigence fondamentale a aggravé les contradictions du modèle soviétique. Le sort de la réforme économique en est un indice. On a décentralisé, mais décentraliser cela n'a pas consisté à faire participer plus de gens à la décision; on a décentralisé en donnant un peu plus d'autonomie aux directeurs des entreprises qui sont les représentants de l'Etat. Deuxièmement, on s'est efforcé de moderniser en cybernétisant. Mais si Lénine pouvait dire: le socialisme c'est les soviets plus l'électricité, je ne pense pas que l'on puisse dire: le communisme c'est le stalinisme plus l'ordinateur.
Autre remarque, cette démocratie peut de moins en moins être dualiste, déléguée, aliénée, c'est contraire même aux implications profondes de cette réforme cybernétique.
Enfin, elle exige une autre attitude envers l'homme et envers sa culture.

En conclusion, si nous voulons juger les rapports de l'Union Soviétique avec la pensée marxiste, 1'éloignement du marxisme originel est venu de ce que l'on a théorisé sur un modèle contingent comme s'il était un modèle nécessaire. En U.R.S.S., le socialisme de type marxiste a été radicalement subverti. En réduisant la définition du socialisme à l'une de ses composantes économiques: l'abolition de la propriété privée des moyens de production. Mais le fait de prélever la plus-value, non plus entreprise par entreprise comme dans un régime capitaliste, mais de la prélever au niveau national et par l'intermédiaire de l'Etat, ne met fin, ni au salariat, ni aux différentes formes de l'aliénation et de la domination du travailleur. C'est-à-dire que l'on a substitué au capitalisme, non pas un régime prolétarien, mais une techno-bureaucratie, en perdant de vue l'objectif fondamental, le passage de l'avoir à l'être et l'inversion des rapports du sujet et de l'objet.
Je voudrais souligner que se demander dans quelle mesure l'Union soviétique répond aux exigences du marxisme, ne consiste pas à comparer les écrits de Marx avec les actes des Soviétiques. Ce serait une conception dogmatique: Marx a dit...et ils ont fait. . . J'ai évité d'employer cette méthode. A mon avis, l'essentiel de l'héritage de Marx ce n'est pas le Marxisme, c'est la prospective. Le marxisme ne se
réduit pas - comme des disciples dogmatiques, (tels que Kautsky ou Staline), l'ont fait- soit à un catalogue de lois économiques valables en tout temps et en tout lieu soit à un catalogue des lois philosophiques (Trois principes du matérialisme, quatre lois de la dialectique, cinq étapes de l'histoire, trois, quatre, cinq... C'est le marxisme sans larmes comme il existe un petit livre qui s'appelle "le latin sans pleurs"). Malheureusement les choses sont moins simples, et lorsque je dis que l'héritage essentiel de Marx ce n'est pas le marxisme mais la prospective, j'entends par là une méthodologie de l'initiative historique, à la fois une science et un art, permettant de découvrir, à partir des contradictions d'une époque déterminée et d'un pays déterminé, les possibles futurs capables de les surmonter. C'est seulement en abordant ce problème de ce point de vue que l'on peut faire une critique, non pas rétrospective, mais une critique prospective du modèle soviétique.


Roger Garaudy

Texte dactylographié non daté (d'une conférence ?) - sans doute au début des années 1970.