46. L’amour de la France (p.133-135)
Chaque fête du 14 juillet nous invite à une interrogation sur la France. La France d’aujourd’hui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, n’a-t-elle pas enfin trouvé sa vraie vocation ? Je frémis en me demandant comment j’aurais pu être francophile si j’avais vécu au temps de Louis XIV, voire de Napoléon ? La France actuelle a complètement abandonné ses idées de puissance et de domination. Elle n’a plus que l’ambition d’être elle-même et elle apparaît de plus en plus – au Liban, en Afrique noire, en Amérique latine – comme la conscience du monde.
La France, nous ne l’aimons nullement parce qu’elle est puissante, conquérante ou triomphante. Et nous l’aimons plus encore lorsqu’elle est dans le malheur. En 1940, le jour de l’entrée des troupes allemandes à Paris, dans d’innombrables foyers, en Amérique latine, au Liban, en Pologne, en Roumanie, au Québec, des hommes et des femmes qui n’avaient jamais vu la France se sont mis à pleurer sur elle. C’était un peu de la conscience du monde qui, pour quelque temps, s’éteignait. C’est en 1940, au cœur de la défaite – j’avais quatorze ans – que j’ai découvert ce qu’était vraiment la France, la France humiliée, torturée, redressée. Non pas parce que j’étais Wallon, mais parce qu’elle était la France.
« Pourquoi, se demande l’historien Pierre Chaunu, la carte de la France, sur le mur de la classe de français, fait-elle jaillir une image gratifiante de la réalité française associée aux idées d’unité, de mesure et d’équilibre ? Pourquoi est-ce dans cette nation très ancienne, mais foncièrement hétérogène, éclatée en une multitude de cultures locales et de particularismes, qu’est née la Déclaration universelle des droits de l’homme ? Pourquoi, de 1914 à 1918, à la surprise générale, la France réputée légère, frivole, inconstante, a-t-elle « tenu », résisté à l’usure d’un interminable carnage ? Pourquoi la république paysanne et rétive au grand large, est-elle devenue, aujourd’hui, sous nos yeux, le troisième pays exportateur du monde, tout en rêvant toujours de mettre pacifiquement et naïvement le reste de l’univers à l’heure de son clocher ? »
La réponse se trouve à la première page des Mémoires de guerre de Charles de Gaulle qu’aucun autre texte ne saurait remplacer.
« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a, en moi, d’affectif, imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J’ai, d’instinct, l’impression que la Providence l’a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S’il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j’en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ; que, seules, de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays, tel qu’il est, parmi les autres, tels qu’ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur. »
La France peut se tromper, commettre des fautes, sombrer dans l’abîme ou dans l’abjection. Si nous l’aimons envers et contre tout, si, dans le monde entier, il y a des hommes et des femmes qui voient dans la France une seconde patrie, c’est parce que, confusément, nous la considérons comme une princesse, une conscience, une personne dont la vocation est humaine et spirituelle. « En notre temps, la seule querelle qui vaille est celle de l’homme. C’est l’homme qu’il s’agit de sauver, de faire vivre, de développer ! » (Charles de Gaulle)
Je l’ai dit, un soir de 14 juillet, dans le cloître des frères mineurs, à Huy, haut lieu où souffle l’esprit, et où la Meuse, qui nous vient de France en s’élargissant, charrie, avec elle, en communion totale avec nous, un idéal de liberté, d’égalité et de fraternité.
47. Liban remords (p.137)
La poésie, lorsqu’on veut bien la faire sortir de soi, tisse autour de vous une toile invisible à laquelle d’autres qui ne vous le diront que très rarement, viennent s’accrocher. J’aime ce « Liban remords » parce qu’il a arraché à unancin élève ce message aussi dense que laconique : « Votre poème m’a beaucoup touché. Je voulais vous le dire. » Merci, Gabriel !
Le Liban chante.
C’était hier,
Un peuple fier
Qu’on ensanglante.
Le Liban saigne.
Beyrouth se meurt.
Le monde a peur
Qu’il ne s’éteigne.
Le Liban crie,
L’entendez-vous ?
Les nerfs à bout,
Qui nous supplie.
Que faire ou dire ?
Je vis sa mort,
Comme un remords
Qui me déchire.
Andrée Chedid,
Ta voix m’arrive,
Dans la dérive
Du génocide.
Liban conscience,
Blessure immonde,
Blessure au monde,
Liban silence.
48 . La Perle des Antilles (p.139-140)
La révolte gronde en Haïti tandis qu’isolé dans la tourelle d’un château du Namurois, je reçois les nouvelles de Port-au-Prince où le régime Duvalier vit sans doute ses dernières heures. J’ai évoqué, dans Francité, cer enfer où mon cœur est resté, auprès des Filles de Marie qui m’y ont accueilli en la personne d’une religieuse de chez nous, sœur Françoise Rennotte. Quand on a séjourné, ne fût-ce que quelque temps, dans un des pays les plus déshérités de la planète, pénétré dans les bidonvilles et touché du doigt la misère la plus nauséabonde, on est marqué pour la vie.
A maintes reprises, dans la presse et ailleurs, j’ai eu l’occasion de parler d’Haïti, de décrire son charme mais aussi sa détresse, de dénoncer un régime qui ne se maintient en place que par la dictature de « Bébé-Doc » et des tontons macoutes. « Il faut que les choses changent ici ! » avait dit et répété le pape Jean-Paul II, à la face du jeune dictateur, François Duvalier. Ce qui permit à l’Eglise catholique de se ressaisir et de prendre la tête de l’opposition. Est-ce le commencement de la fin ? Haïti va-t-elle enfin connaître le respect des droits de l’homme et sortir du marasme économique ?
Elle avait été jadis la colonie la plus prospère de l’Ancien Régime avant de bousculer les armées de Napoléon, graâce à Toussaint Louverture et ses nègres marrons, et de devenir, en 1804, la première république noire du monde libre.
Haïti nous est chère. Poste avancé de la francophonie en Amérique latine, elle se manifeste au monde par le mystère de son vaudou, la vivacité chantante de son créole et un art littéraire dont le chef-d’œuvre, Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, a fait le tour de la négritude. J’ajouterai les peintres naïfs, en contemplant, aux cimaises d’une exposition, Le Marché de Casimir. Quelle revanche sur la misère et l’injustice !
André Malraux ne s’y est pas trompé lorsqu’il a voulu voir de ses yeux, avant de mourir, cette extraordinaire communauté de Saint-Soleil dont il parle dans L’Intemporel : « Des paysans, des maçons, presque tous illettrés, n’ayant pas vu d’images, pas même les photos des journaux, sous la direction de deux Haïtiens cultivés et artistes, une communauté qui trouvait dans la peinture, non destinée à la vente, son principal moyen d’expression : Saint-Soleil. C’était une offrande. Toute leur peinture est offrande. A l’invisible. » (Gallimard, p.321, 325)
Haïti, « La Perle des Antilles » ? Oui, dans un écrin qui n’a pas fini de s’abîmer.
49. Un bain de jouvence (p. 141-142)
Quelle mutation ! Pendant des années, c’est par bribes qu’il fallait recueillir des informations sur ce qu’on appelait presque toujours le Canada français, c’est-à-dire l’ancienne Nouvelle-France ou le pays de Maria Chapdelaine. Tout a basculé à partir des années 60 et singulièrement autour du « Vive le Québec libre » du général de Gaulle, en 1967. A partir de cette date, le Québec s’est imposé au grand jour et il n’a plus cessé depuis d’occuper la une des journaux. Nous avons assisté à l’émancipation et à la naissance d’un peuple sur la carte du monde.
Sommes-nous en train de vivre le même phénomène à propos de l’Acadie ? Celle-ci n’existe pas encore dans les livres de géographie. Elle fait partie du Nouveau-Brunswick anglophone auquel elle a arraché la reconnaissance officielle de sa langue. Elle s’est donné un drapeau (l’Etoile de la mer aux couleurs françaises) et un hymne national (l’Ave Maris Stella), mais elle n’existe pas encore, en tant que telle, sur la scène internationale. Ce qui ne l’empêche pas de vivre intensémment. Quel bain de jouvence n’ai-je pas pris à Caraquet, naturellement, où l’Acadie des profondeurs, celle des bûcherons et des pêcheurs, des chorales et des violoneux, recevaient les délégués de la francophonie mondiale, mais aussi à l’université entièrement française de Moncton où la salle entière, debout, fit une ovation extraordinaire à Antonine Maillet, l’auteur de La Sagouine.
Y a-t-il tragédie plus sublime que celle d’Evangéline chantée par le poète américain Longfellow ? J’ai sous les yeux le célèbre tableau d’Henri Beau, illustrant le Grand Dérangement des Acadiens, déportés par milliers, en 1755, dans les diverses colonies anglaises. « Au centre, Evangeline, debout comme la Vierge du Golgotha, drapée d’un manteau sombre, la tête légèrement penchée dans l’attitude d’une douleur contenue mais profonde. Tout près d’elle, son vieux père, assis et pensif, puis des femmes, des mères avec leurs enfants, quelques bagages et les Anglais en uniforme. Le vieux curé, le père Félicien, au second plan, semble muet et navré. Les teintes grisâtres qui dominent donnent à l’ensemble une atmosphère de tristesse à laquelle la ligne d’horizon de l’océan, traversant le haut du tableau et suggérant l’affreux inconnu, ajoute une note qui remue l’âme. » Dérangés, dispersés, exilés, les Acadiens se remettront en marche au cours du XIXe siècle, à la manière de Pélagie-la-Charrette, pour réapparaître à la surface des vivants au Nouveau-Brunswick et en Louisiane, l’Acadie d’en haut et l’Acadie d’en bas, ces pays de « conteux-colporteux-rabouteux-arrêteux-de-sang-et-défricheux-de-parenté » (Antonine Maillet) où l’on est « chanceux » et « bénaise » au son du violon et de l’accordéon. Un bain de jouvence pour notre langue !
Revenons au Québec où le bain de jouvence se prend sur le « Chemin du Roy », de Montréal, en passant par Cap-de-la-Madeleine et Trois-Rivières, le chemin triomphal que suivra le général de Gaulle, dans l’autre sens, jusqu’à la mairie de Montréal.
Je n’ai fait que passser dans le Vieux-Montréal où Monsieur de Maisonneuve, en 1642, jeta les bases de Ville-Marie et où Marguerite Bourgeois, en 1658, ouvrit sa première école de Notre-Dame. En revanche, j’ai humé, respiré, savouré l’air du Vieux-Québec, blotti dans ses remparts et sentant bon la province, avec ses petites rues pavées, ses vieilles maisons en pierre et ses pittoresques calèches, tirées par des chevaux. La rue du Trésor fait penser à Montmartre et le vénérable monastère des Ursulines plonge aux sources de l’Eglise québécoise dont Marie de l’Incarnation est la mère. Sa Relation autobiographique de 1654, chef-d’œuvre méconnu de la littérature mystique française, révèle une femme extraordinaire, à l’aube de la Nouvelle-France. Quel souvenir que de parcourir les plaines d’Abraham et de remonter le cours de l’histoire jusqu’à Montcalm et Champlain ou de gravir, avec les pèlerins, les marches qui conduisent à Sainte-Anne-de-Beaupré, à l’endroit où le Saint-Laurent, majestueux, s’ouvre pour embrasser l’île d’Orléans. Nous baignons dans l’histoire de France, dans la parlure de France, dans l’atmosphère de France, comme je ne l’ai ressenti nulle part ailleurs. Un bain de jouvence !
J. BOLY, Le journal d’un mutant de l’île de Gorée, Bruxelles, CEC, 1987