20 janvier 2014

Manifeste de l'Encyclopédie de la Renaissance française. Roger Garaudy - 1945



Paris-mars 1945

Rédigé par Roger Garaudy, alors membre de la section
d’Education du Comité central du Parti communiste français

(dans "Peut-on être communiste aujourd'hui ?", Roger Garaudy évoque le projet finalement avorté d' Encyclopédie de la renaissance française. A lire ici)





 La France est meurtrie dans sa chair et dans son âme. Un
million de maisons et de foyers détruits, des milliers d'enfants
morts ou anémiés, des millions de consciences déroutées par
trop de faillites spirituelles, c'est le bilan de ces années de
trahison, de défaite et de servitude.
La libération de la France sera celle de l'âme nationale,
aussi bien que celle du sol de nos pères. Cette reconstruction
totale de la patrie exige un effort complet et coordonné de tous
les bras et de tous les cerveaux.
Nous faisons appel à tous les intellectuels français, savants,
artistes, écrivains, ingénieurs et techniciens, instituteurs et
professeurs, médecins et architectes, pour qu'ils prennent
leur place dans ce chantier gigantesque de notre histoire
nationale.

La France n'a pas fini de donner au monde ce qu'elle
peut donner. Après avoir été le lieu de la chrétienté où saint
Thomas d'Aquin a pu écrire sa Somme, qui contient tout ce
que le regard des hommes pouvait alors embrasser, elle a porté
en elle et mis au jour le mouvement encyclopédique du
XVIIIe siècle, dont l'Europe a jusqu'ici vécu. Elle est le creuset
des grandes synthèses et l'atelier où se forgent les pensées qui
servent à construire.
Il s'agit aujourd'hui de donner une impulsion décisive
à la recherche et à la création dans tous les domaines de la
pensée, de la technique et des arts.
Les Français savent très exactement ce qu'ils veulent: ils
veulent que la culture française serve à son rang la cause de la
renaissance de la patrie.
La certitude de vaincre dans ce grand combat repose sur
la confiance dans le peuple. Ce peuple au coeur ardent et à la
tête froide vient encore de donner au monde des exemples
admirables d'héroïsme et de discipline, de conscience lucide
et d'indomptable volonté, c'est l'exemple de ce peuple qui a
permis aux meilleurs de nos intellectuels de poursuivre leur
tâche traditionnelle, de préparer, malgré les ténèbres de l'occupation,
l'aube d'un nouveau jour. Dans les crises et les remous
où tant de choses sombraient, où une vie nouvelle luttait pour
venir au monde, la culture française ravagée et physiquement
atteinte, dans ses maîtres même, pour survivre à l'orage avait
besoin d'un sang généreux et fort que ce peuple, qui vient de
renaître, n'a pas épargné à sa défense.
Nous voulons unir l'intelligence et le travail.
Nous voulons enraciner l'intellectuel dans le terreau
humain.
Aux artistes nous disons : Ne vous croyez pas liés à un
« courant » étroitement politique et actuel ; nous avons besoin
de votre grand art et de la sauvegarde de ses meilleures tendances.
Mais demeurez liés à la nation, à ses" besoins et à ses
douleurs, à ses colères et à ses espoirs. Vous en avez besoin
comme l'arbre de la terre qui le nourrit. Soyez-fidèles à la plus
haute tradition de l'art français qui traduit les expériences
de ce peuple, dont Rabelais et Molière ont fait sonner le grand
rire, ce peuple que Diderot et les encyclopédistes ont conduit
à l'assaut des Bastilles, ce peuple pour qui souffrit Lamennais,
pour qui chantait Hugo, pour qui moururent Jaurès et Gabriel
Péri, ce peuple loin duquel ne se conçoit rien de grand, sans
lequel on ne bâtit rien de fort. La réalité d'un monde en désordre
était impitoyable pour vos rêves et vous acculait au doute, à la
solitude et au désespoir. Un homme nouveau est né dans la
lutte nationale ; par sa victoire il a réhabilité la foi dans le
triomphe du-bien. Musiciens ou architectes, romanciers ou
poètes, peintres ou dramaturges, vous êtes devant la nation
comme devant un gisement de pierres précieuses : transportez
dans l'art les problèmes, les actes et les images des
hommes de notre époque. Soyez unis intimement aux questions
passionnantes de notre siècle. Soyez les hérauts, des jours
que nous vivons. Soyez animés par l'effort créateur des Français.
Ce visage nouveau du héros qui est le ferment vivant de
votre oeuvre, sculptez-le. Aidez-nous à transformer chaque jour
le rêve en réalité. La France attend des pensées faiseuses
d'hommes et des chants faiseurs d'hommes; elle attend des
poètes dont la voix fasse lever des armées.
Aux savants et aux techniciens nous disons: le monde
des crises de « surproduction » et des chômeurs affamés, le
monde des rapacités impérialistes et de l'obscurantisme hitlérien
vous rebutait, vous bâillonnait, vous excluait. L'ingénieur
découvrait-il un perfectionnement de la navette, on lui achetait
son invention pour ne pas l’appliquer : il y a déjà trop d'étoffes
en ce monde où les planteurs de coton sont nus et les tisserands
en loques.
Interdiction était faite au philosophe de sortir de ses nuées
et à l'économiste de ses statistiques : le monde est en désordre,
arrière les penseurs, arrière l'esprit critique, arrière l’intelligence
et la science, afin que durent les privilèges, la tyrannie
et la trahison des oligarques.
Aujourd'hui, pensez librement et pensez grand : pensez à
l'échelle de nos ruines, de la détresse et des besoins du peuple
qui les habite. La  patrie exige que nos géologues trouvent
dans notre sol de nouveaux trésors, que nos médecins sauvent
la chair d'un peuple aux millions d'enfants anémiés et de prisonniers
affaiblis, que nos physiciens découvrent de nouvelles
sources de forces motrices, que nos instituteurs rendent la
santé, spirituelle à nos enfants, que nos agronomes rendent la
vie à notre terre, que la science et la technique accomplissent
les miracles qui déplacent les montagnes, qu'elles hâtent,
l'heure de notre résurrection.
Nous voulons unir l'intelligence et le travail.
Nous voulons faire de chaque Français un intellectuel.
La guerre a prouvé que les plus fortes armées ne sont
pas celles des robots et des fanatiques sans âme, mais celles
des soldats qui pensent. Les premières étapes de la reconstruction
ont prouvé déjà que le travail d'un homme qui pense
est le plus fécond, il faut, par exemple, que chaque ouvrier
puisse situer sa tâche, si humble soit-elle, dans le tout de son usine,
son usine dans le tout de l'effort national, l’effort de sa
nation dans le tout de la civilisation en marche. Alors, seulement,
il cessera d'être une machine de chair, une force de la
nature aux prises avec d'autres forces de la nature, et il deviendra
un technicien et un philosophe, un collaborateur conscient ,
de la grande création continuée de l'homme par l'homme,
une personne humaine, avec sa part de responsabilité dans le
combat et sa part de gloire dans le triomphe.
La science et la technique ont aujourd'hui atteint une
complexité et une ampleur telles que leur progrès ne peut plus
être l'oeuvre de petites équipes d'hommes, de quelques dizaines
de spécialistes, mais de milliers et de millions de citoyens
pensants et créateurs.
L'Encyclopédfe de la renaissance française, non pas collection
de livres, non pas oeuvre de propagande ou de vulgarisation,
constituera un mouvement de réanimation de notre
culture. Elle sera l'état-major de cette formidable Armada
spirituelle que la France peut et doit aujourd'hui lancer à la
reconquête de sa grandeur.

Il existe aujourd'hui une méthode capable de dominer et
d'orienter l'ensemble des connaissances et de l'action de
l'homme : ce que Diderot a réalisé avec le matérialisme mécanique
de nos philosophes français du XVIIIe siècle, il est
possible de le refaire au XXe siècle, avec le matérialisme dialectique,
en une nouvelle Encyclopédie de la renaissance
française. L'Encyclopédie du XVllle siècle a constitué l'arsenal
idéologique de la Révolution française. Il est urgent, aujourd'hui,
avec une méthode plus compréhensive encore et plus
riche, de produire l'outillage intellectuel de la reconstruction
française.
Dans cette entreprise, il ne faut pas craindre de voir grand :
travaillons à l'échelle de la grandeur française. Il s'agit là, par
l'unité d'une méthode de pensée, d'orienter, de coordonner et
d'éclairer les recherches de la science et de la technique, par
les possibilités nouvelles de communion avec la nation que le
mouvement encyclopédique multiplie, de susciter un renouveau
des arts et de la beauté ; par le grand éveil de conscience
qu'il provoque, d'aider l'homme à naître et à grandir. Préparons
en tous les domaines une nouvelle floraison de
l'esprit français.

En parlant de « matérialisme dialectique », il ne saurait être
question d'imposer d’une manière dogmatique la doctrine
d'une « secte » à la pensée française. Être matérialiste et dialecticien
aujourd'hui, c'est penser scientifiquement, exactement
comme au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle être cartésien,
ce n'était pas se ranger dans une école ou dans une secte,
c'était penser scientifiquement contre les routines, les scolastiques,
les préjugés et les persécutions du passé.
Dans les conditions de son laboratoire, le savant agit en
matérialiste, même s'il ne pense pas toujours comme tel. Et
tous les hommes de pensée, quelle que soit leur interprétation
philosophique de la vérité, s'accordent indiscutablement sur
un ensemble de méthodes efficaces et de résultats valables.
La dialectique permet de réunir en un tout harmonieux ce qui
demeure objectif pour tous
Et c'est pourquoi l'Encyclopédie de la renaissance
française est ouverte à tous les libres chercheurs, à
tous les créateurs, a tous ceux qui aiment l'avenir.
Il serait ridicule de demander leur credo à tous ceux qui
veulent y apporter leur pierre. Toute découverte scientifique
ou technique véritable, toute oeuvre d'art authentique y trouve
spontanément sa place. On ne peut imposer d'autre condition
à la pensée du savant que d'être vraie, au projet du technicien
que d'être efficace, à l'oeuvre de l'artiste que d'être humaine.
Il faut, continuer la France sans la dépouiller d'aucune,
de ses dimensions spirituelles. Nous savons tous, ce que
l'esprit français doit au passé ; que pourrait-on faire de valable
sans en accepter le complet héritage? Il ne saurait donc y
avoir d'exclusive a l'égard d'une quelconque des familles spirituelles
de la France. Il serait criminel de laisser tarir les
grandes sources où le génie de notre peuple puise et renouvelle
sa force.
Source chrétienne à laquelle l'esprit français, de.la chanson
de Roland à Victor Hugo et de Pascal à Péguy, emprunte
le souci de faire de sa vie un problème en la subordonnant à
un idéal qui la dépasse.
Tradition romaine de l'ordre à laquelle nous devons l'architecture
spirituelle de l'Université de Paris, l'équilibre de la
raison classique, la « philosophie des lumières ».
Courant d'esprit critique et d'ironie aiguisée par des siècles
de lutte de la bourgeoisie et du peuple entier contre le monde
féodal, de Rabelais à Molière et de Voltaire à Anatole France.
Montée historique de la classe ouvrière, croissant sans
arrêt depuis un siècle, en force, en organisation et en
conscience, et devenue aujourd'hui le moteur et le guide de
toutes les énergies nationales progressives.

La tâche est géante. L'Encyclopédie de la renaissance
française répond à un triple besoin:
Orientation de la culture;
Coordination de la recherche ;
Participation de tous à la recherche et à la création.
Trop de chercheurs, en effet, n'ont pas la possibilité d'aborder
la solution de questions scientifiques, techniques, littéraires
ou artistiques, indispensables et urgentes pour la nation, parce
qu'il n'existe actuellement en France "aucun organisme d'orientation
de la culture. C'est un gaspillage de l'intelligence française.
Trop de Français et surtout d'ouvriers spécialisés et de
techniciens n'ont pas la possibilité d'apporter leur contribution
intellectuelle à la reconstruction de la patrie, parce qu'il
n'existe ni ouvrage synoptique permettant de situer dans le tout
de la science une recherche particulière, ni mise au point
simple et solide permettant à chacun d'assimiler assez vite
et par lui-même l'essentiel de ce qui est déjà découvert et de
ce qui est à trouver dans la spécialité qui est la sienne. C'est
un gaspillage de l’intelligence française.
L'Encyclopédie de la renaissance française constituera
à la fois un bilan et un programme : elle étudiera
les procédés par lesquels l'homme, avec ses mains et avec
son esprit, s'est emparé du monde, en est devenu le maître
et le créateur ; non seulement elle embrassera la culture en
un tout unique, elle donnera une vision d'ensemble de la nature
et de l'homme, mais, en chaque domaine, elle fera la mise au
point de l'état des problèmes, elle dressera la carte de nos
provisoires ignorances, elle suggérera les recherches indispensables
pour combler une lacune ou pour répondre à un
problème pratique.
- A travers l'Encyclopédie, le physicien fera appel au mathématicien
pour lui demander d'étudier telle fonction algébrique,
indispensable à ses recherches ; l'ingénieur ou le médecin
trouveront dans les besoins de la nation le stimulant pour leur
découverte ; l'artiste aura à coeur de répondre à l'appel d'un
peuple qui attend de lui qu'il incarne ses problèmes, ses
angoisses, ses espérances dans les harmonies vivantes de là
beauté ; écrivain et philosophe veilleront à ce que ne soit pas
déformé le merveilleux outil de connaissance, qu'est la langue
française et que le détournement des mots de leur sens ne
permette de retourner cette arme contre la nation qui l'a forgée.

Ce travail ne peut être réalisé avec une méthode individualiste,
artisanale. L'industrie française, sans perdre la
qualité et le fini de son exécution, a renoncé depuis un siècle
et demi à la méthode artisanale, mais un Individualisme excluront
des fruits dignes de ceux que le monde attend de la
France.
Telle est l'oeuvre à accomplir. Il en est peu de plus grande,
mais aussi de plus indispensable, pour que la France retrouve
le rayonnement spirituel qu'elle a connu à toutes ses époques
d'apogée. L'Université de Paris, qui dominait l'Occident chrétien
au XIIIe siècle, le-prestige de la pensée cartésienne et de
notre art classique, la philosophie française des lumières qui
régentait l'Europe, nos penseurs révolutionnaires, nos poètes
et nos savants du XIXe siècle, les peintres français qui sont,
de tout temps, une bonne part de notre prestige aux yeux du
monde, doivent être continués. Il y va du destin de la patrie.
Il y va du destin de l'homme dont la France a été si souvent la
conscience la plus lumineuse et le guide le plus hardi.

 









Parmi les PREMIERS MEMBRES du COMITÉ DIRECTEUR
ARAGON, Ecrivain.
Colonel A. ANTOINE et Marcel BERGERON, Présidents de l'Union des Ingénieurs et Techniciens Français.
Général DASSAULT, Grand Chancelier de la Légion d'Honneur.
Paul ELUARD, Ecrivain.
Jacques IBERT, Compositeur.
JOLIOT-CURIE, Membre de l'Institut, Professeur au Collège de France. Prix Nobel.
Paul LANGEVIN, Membre de l'Institut, Professeur au Collège de France. Prix Nobel.
LE CORBUSIER, Architecte urbaniste.
Henri MATISSE, Peintre.
PICASSO, Peintre.
Henri WALLON, Professeur au Collège de France
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