TOUS DROITS RÉSERVÉS. ©Alain Raynaud 2021
Acheter le livre >> https://www.thebookedition.com/fr/le-principe-transcendance-p-380931.html
12 – Le récit abrahamique
Transcendance et foi – foi en l’Eternel (Dieu, Yahvé, l’Eternel, IHVH, …) pour Abraham – ont partie liée, comme immanence et transcendance. Ce que montre le récit de la «Genèse»: «Ancien Testament», 11-20 à 22-24.
Pour s’assurer de la foi d’Abraham, l’Eternel lui demande d’abord de quitter son pays, sa patrie et sa famille pour une région et une vie incertaines, en échange d’une promesse de grandeur («Je ferai de toi une grande nation») et de bénédiction, bénédiction «pour ceux qui te béniront», et malédiction «pour ceux qui te maudiront» (12.1 à 3). Cette promesse sera renouvelée deux fois: Abraham aura une descendance (c’est-à-dire un peuple) aussi nombreuse que «les étoiles du ciel» (15.5), dans un pays s’étendant du Nil à l’Euphrate (15.18). Funeste prophétie dont s’inspirent aujourd’hui les partisans du « Grand Israël »…
Ne pouvant en avoir avec son épouse Sarah, Abraham a eu un fils, Ismaël, avec une de ses servantes, Agar. L’Eternel promet par deux fois à Abraham qu’il aura sur le tard un enfant avec son épouse, ce qui fait sourire celle-ci et rend Abraham dubitatif, bien que cette promesse réponde à un fort désir de sa part. Lorsque ce fils, Isaac, sera né, IHVH demandera à son père de le livrer en holocauste (22.2) et, devant l’obéissance absolue de ce dernier, prêt à sacrifier ce qu’il a de plus cher, l’épargnera au dernier moment en lui substituant un bélier (22.12 à 13).
La rencontre d’Abraham et de l’Eternel est l’aboutissement d’une volonté mise au service d’une foi. Plus que l’Eternel lui-même, Abraham incarne, avec les contradictions inhérentes à la condition humaine, la justice et la rectitude (18.19). Parfois âpre et calculateur, menteur aussi – quand par deux fois il présente sa femme comme étant sa sœur dans le but peu glorieux de se protéger des puissants et de s’attirer d’eux des avantages matériels -, il est cependant aussi celui qui désobéit à l’Eternel capricieux en refusant d’immoler la tourterelle et la colombe (15. 9 à 11) – ce qui va coûter cher aux juifs condamnés pour cela à l’esclavage en Egypte pendant quatre générations -, il est encore celui qui négocie avec l’Eternel la grâce pour le peuple pécheur de Sodome s’il s’y trouve ne serait-ce qu’une poignée de justes (voir plus loin),car, ainsi que le note Guy Lafon, «incarnée en des hommes, si peu nombreux soient-ils, la rectitude pèse plus lourd que la perversion d’une multitude». Abraham est le type d’homme qui incarne cette éthique.
Si le refus de sacrifier les oiseaux et la négociation «pied à pied» avec IHVH établissent la droiture fondamentale d’Abraham, que penser du double mensonge concernant son épouse ? Le pasteur Marc Pernot titre une de ses prédications: Abraham est-il «menteur, proxénète et incestueux ?», et poursuit: «A deux reprises, Abraham présente sa femme comme sa sœur pour que le Pharaon, puis le Roi Abimélek en fassent ce qu’ils veulent sans que lui, Abraham, n’en recueille que des bénéfices». Et des bénéfices, en vie sauve et en richesses, il en recueille abondamment les deux fois.
Mais peu importe en définitive. Ce qui semble d’abord dit dans ce récit c’est qu’il fallait que ce fut un homme pleinement humain, imparfait, immanent en tout, pour que la rencontre avec l’Eternel ait un sens.
La transcendance à hauteur d’homme a besoin de l’immanence de la foi. La foi d’Abraham, nous avons déjà envisagé de cette façon le principe même de la foi, n’est pas une manière d’être, une ontologie de la personne, mais une manière de vivre, non pas non plus quelque chose que l’on a et que l’on affiche mais quelque chose qui se montre en actes, en vérité.
*
La vérité est un chemin. Selon Alain Badiou («L’Ethique»), «Les trois dimensions d’un processus de vérité sont…l’évènement…la fidélité…la vérité proprement dite».
«L’évènement…fait advenir ‘’autre chose‘’ que la situation, que les opinions, que les savoirs institués». Abraham était un parmi les nombreux éleveurs de moutons, de chèvres et de bovins, d’ânes et de chameaux, sédentaires ou nomades, qui peuplaient les campagnes de la Mésopotamie. Beaucoup de générations l’avaient précédé, mais, sauf pour annoncer leur destruction (le Déluge) ou leur dispersion (celle de la Tour de Babel), jamais l’Eternel ne s’était manifesté aux hommes, à un homme, par une parole qui réclamerait, ou entraînerait, une réponse humaine.
Face à Abraham, l’Eternel parle ! Voilà qu’il faut partir tout de suite pour une raison qui dépasse l’entendement, pour des promesses extravagantes. Abraham ne va pas chercher de nouveaux pâturages pour ses bêtes ou faire ses courses en ville, mais il part cependant. L’énormité de ce départ réside «dans la confiance accordée à une parole enjoignant de partir pour une destination sont IHVH seul a le secret : ‘’vers la terre que je te ferai voir’’» (Guy Lafon, op. cit.), parce que l’annonce du départ nécessaire est immédiatement suivie d’un acte, d’un départ effectif, ce départ devient un évènement. Il est une anomalie, une rupture, dans l’ordre du monde d’Abraham. En partant, en répondant à l’Eternel, Abraham donne consistance à la parole de celui-ci. «L’évènement, selon Guy Lafon, c’est la parole, la parole entendue, à laquelle nous répondons par l’acte de nous en aller sans savoir où». Plus loin : «Qu’est-ce donc qui s’est fait ? Un départ. Qu’est-ce donc qui s’est dit ? De partir. Rien de plus dans le départ que la parole. Rien d’autre dans la parole que le départ… On en viendrait à dire que parler, c’est partir et que partir, c’est parler. Les deux gestes sont inséparables…Partir est pour Abraham comme dire pour IHVH». L’auteur poursuit : «En unissant la parole et le départ, la religion d’Abraham nous propose de ne pas séparer… la Révélation et la foi, de les tenir pour simultanées, pour réciproquement impliquées».
La «transcendance de la parole de IHVH…s’inscrit dans l’immanence du chemin » d’Abraham, et y prend son sens. La rencontre de la transcendance (révélation et promesse) et de l’immanence (la foi en action d’Abraham) est «telle qu’on ne peut décider laquelle…est première». «La religion d’Abraham ne nait pas de Dieu mais …de la rencontre» avec lui.
Cette rencontre s’enracine dans la négociation [Genèse, 18-16 à 33] qui s’engage entre l’Eternel, entouré de deux Anges, et Abraham au sujet du sort de Sodome et Gomorre. Plus qu’un dialogue, un face à face où se fait entendre une irrévocable altérité.
Pour leurs péchés, IHVH a décidé d’anéantir ces deux cités Le péché n’est pas erreur, accident, égarement temporaire, oubli exceptionnel d’une règle divine, mais décision libre, consciente, assumée. C’est l’interprétation que donne l’Ancien Testament de leur destruction réelle, avec d’autres villes, au 19e siècle av J.-C. Pendant que les anges vont enquêter à Sodome, Abraham, qui sait ce qui s’y passe, d’autant que son frère Lot y habite, adresse à IHVH la requête d’épargner la ville s’il s’y trouve «50 justes», pour lesquels il ne serait pas conforme au droit qu’innocents ils subissent le sort des coupables. L’Eternel accède à sa demande et Abraham, avec une insolente humilité, pousse son argumentaire: s’il se trouve 45 justes la ville sera épargnée, puis 40, puis 30, 20, et finalement 10.
Aurait-il pu forcer plus loin la bienveillance de l’Eternel à son égard, pour qu’il baisse encore son seuil de tolérance, jusqu’à six par exemple ? Pas sûr, car cela aurait pu constituer une demande d’intercession égoïste, du fait que six membres au moins de sa famille habitaient à Sodome: son frère Lot et sa femme, ses deux filles et leurs époux. Or, Abraham n’est pas un homme de passe-droit.
Abraham s’est forgé une nouvelle manière de vivre à partir de l’évènement fondateur que fut l’injonction au départ suivi du fait de partir. Cet évènement est lié à la promesse de sa future descendance: l’universelle et la sienne propre. Il n’a pas peur de l’Eternel. Il est en confiance. Le dialogue commencé lors de la rupture du départ, où la parole fut divine et les actes humains, Abraham le poursuit près des murailles de Sodome, où la parole est humaine et les actes divins. Dans les deux figures, la transcendance se fait immanence.
Dans la manière de vivre du sujet, la fidélité est ce qui prolonge et actualise la rupture qu’a constituée l’évènement, évènement qui a en même temps institué le sujet comme sujet, c’est-à-dire capable de fidélité à la vérité de la rupture. La vérité justifie la fidélité et est justifiée par elle. Le point Omega de la fidélité d’Abraham est sans conteste l’obéissance à IHVH, lui ordonnant d’offrir en holocauste son fils Isaac [Genèse, 22]. Il est ici question des deux choses les plus importantes au monde, la vie et la mort, qui plus est d’un enfant, de son enfant. Pourquoi le dieu des promesses répétées à Abraham, le dieu qui fait des concessions sur le jugement de Sodome – concessions qui certes ne se concrétisent pas – le même dieu qui épargna jadis l’assassin Caïn [Genèse, 4- 10 à 16], pourquoi ce dieu donne-t-il au seul homme avec lequel il a établit une alliance [Genèse, 17] un tel ordre ? Jean-Marc Petithory développe ce questionnement dans son livre : «On va nous dire que Yahweh voulait éprouver la foi d’Abraham, mais …n’avait-il pas déjà obtenu suffisamment de gages de sa foi ?». Questionnement aussi à Abraham lui-même: pourquoi «la rapidité avec laquelle [il] exécute l’ordre de Yahweh», pourquoi ne marchande t-il pas avec IHVH pour son fils comme il l’a fait pour Sodome ?
Nous ne discutons pas ici la véracité ou la crédibilité de
cette situation, mais de la singularité et du caractère scandaleux du récit,
tant par la nature de l’injonction que par la soumission à cette injonction.
Ces excès marquent une vérité dans le processus de fidélité à l’évènement que
fut la rencontre avec l’Eternel, vérité déjà contenue dans l’évènement. Cette
vérité est : il y a en Abraham quelque chose de plus grand qu’Abraham.
Le commandement, accepté, du sacrifice, finalement retiré par IHVH [Genèse,
22-12, 13], inscrit la religion d’Abraham dans l’immanence de la vie terrestre
où, répétons-le avec Guy Lafon, le principal problème que nous avons à
affronter, en dehors de la vie elle-même, est la mort, «la mort qui ne doit pas être méconnue ou dépassée par
l’immortalité…mais reconnue, affrontée et, finalement, vaincue».
L’évènement contient l’espoir de cette victoire. Guy Lafon précise : «Mais, pour que la mort soit supprimée, il
faut, paradoxalement, que cet espoir lui-même soit devenu impossible…Il faut
qu’on ait désespéré de cet espoir». Comme Abraham. «La foi
dans la religion d’Abraham, c’est la mise à mort de la mort», dont la
survie – inespérée – d’Isaac est la figure. «Faites
mourir la mort», disait déjà Valentin le gnostique vers l’an 140. A quoi Jean-Marie Kervich, poète et philosophe gitan
répond dans «Le livre errant»: «Vivre sa mort, voilà la vraie vie». La vérité
est faite du chemin de rupture, parfois extrême, que prend la fidélité.
De quoi Abraham est-il convaincu, et non de manière fragmentaire mais au profond de lui-même ? Il est convaincu d’être en lien intime avec l’Eternel, et que ce lien, contre toutes les forces immanentes qui s’opposent à son maintien, et s’il les surmonte, doit faire advenir en lui «le plus grand» que lui. Ces forces, dénoncées par Karl Jaspers (op.cit.) sont puissantes, qui «veulent avoir raison de nous: la peur de l’avenir, l’attachement anxieux à des biens temporels, l’angoisse devant les malheurs possibles», et Abraham, nous l’avons vu, y est sensible – comme nous. Il lui faut donc puiser en lui-même, comme nous devons puiser en nous-mêmes, le courage de résister à ces forces et de les vaincre: «Le courageux est celui qui ne délègue pas à d’autres le soin de faire ce qu’il y a à faire», dit Cynthia Fleury.
Où Abraham trouve-t-il ce courage, où le trouvons-nous lors des injonctions d’agir comparables auxquelles nous avons à faire face ? Cynthia Fleury décrit bien le mystère du pourquoi untel est courageux quand un autre ne l’est pas : «Qu’est-ce qui le décide à sauter le pas si ce n’est quelque chose d’indescriptible, un je-ne-sais-quoi qui peut avoir la saveur de l’éternité ou de la sagesse ? Entre deux situations et deux hommes, rien ne les distinguera si ce n’est, soudainement, ce passage à l’acte de l’un d’entre eux, qui aura fait preuve de courage et expérimenté les rives du presque rien».
Ce presque rien, qui institue le courageux, est lui aussi à cette frontière que nous avons souvent rencontrée, où loge la transcendance. Est-ce «l’obligation» de Simone Weil assumée jusqu’à sa mort à Londres en 1942 (par solidarité avec ses compatriotes de la France occupée, elle cessa pour ainsi dire de se nourrir), avec ses deux volets, éthique et politique ? Est-ce «l’impératif catégorique» raisonnable de Kant, ou bien le résultat de ce que le même Kant appelle «connaissances a priori», qui, à la différence des connaissances «a posteriori», ne découlent de rien, ni de la raison, ni de l’expérience, ni des sens. Est-ce une grâce, le fruit du lien entre l’homme et dieu ? Le lien abrahamique avec IHVH n’est à la fois ce presque rien et ce presque tout.
La personne d’Abraham est à la main de l’Eternel et cependant entièrement
libre. L’humanité pleine de contradictions d’Abraham ne l’empêche pas de tenir
sa part dans l’alliance entre l’Eternel et lui. Sa conduite prouve qu’Abraham
n’est pas d’une pièce et que sa foi ne va pas de soi ; il peut défaillir
sous ses faiblesses, avoir peur non de Dieu mais de lui-même, ne pas voir
clairement devant lui le chemin de crête long et escarpé sur lequel il avance
dans la nuit. Mais, pour rencontrer la clarté et la force d’un Soi plus grand
que soi, ne faut-il pas avoir défailli, ne faut-il pas avoir eu peur ? «Qui n’a pas peur de soi n’avance jamais
vers soi», écrit Ernst Bloch dans Thomas
Münzer et Nietzsche : «J’aime
celui…qu’une petite aventure peut faire périr, car il franchira le pont [vers
le Surhomme] sans hésiter», car «ce qu’il y a de grand dans l’Homme, c’est
qu’il est un pont et un but» («Ainsi
parlait Zarathoustra», Prologue).
«Etre c’est être une force» est, selon Senghor expliqué par Souleymane Bachir-Diagne[PUF, Que sais-je, «Les 100 mots de la philosophie»], une des formules propres aux cultures sub-sahariennes. Etre une force, ce n’est pas avoir de la force, c’est s’inscrire ontologiquement dans un agir, c’est être une force vitale parmi d’autres forces vitales, le monde n’étant que faisceaux de forces. Du point de vue éthique, est bon ce qui accroît cette force, cette capacité d’agir, et mauvais ce qui la diminue. Est bon ce qui renforce le dionysiaque, ou plus exactement ce qui, dans une action volontaire, tend à équilibrer les deux forces vitales fondamentales que sont Dionysos et Apollon: le complexe et le simple, le contradictoire et l’harmonieux, le fond et la forme, et finalement l’obscure vérité et la lumineuse illusion.
Dans cette dialectique des forces qui s’affrontent à l’intérieur des individus comme au sein des sociétés, Abraham apparaît se tenant ferme dans l’affrontement, ne s’abandonnant à aucune, les tenant, avec courage – et habileté -, à égale distance, dans l’accomplissement d’un but qu’il tient certes de sa foi inconditionnée en IHVH et en ses promesses mais aussi de son propre choix libre et conscient de croire, et donc d’agir, car en réalité rien, absolument rien, ne l’obligeait à prendre pour argent comptant des promesses aussi extravagantes.
Ce choix, en 1885, dans «La morale anarchiste», Pierre Kropotkine l’énonce ainsi : « Si tu sens en toi la force de la jeunesse, si tu veux vivre, si tu veux jouir de la vie entière, pleine, débordante,…sois fort, sois grand, sois énergique dans tout ce que tu feras. Sème la vie autour de toi. Remarque que tromper, mentir, intriguer, ruser, c'est t'avilir, te rapetisser, te reconnaître faible d'avance, c'est faire comme l'esclave…qui se sent inférieur à son maître. Fais-le si cela te plaît, mais alors sache d'avance que l'humanité te considérera petit, mesquin, faible, et te traitera en conséquence…Ne t'en prends pas à l'humanité si toi-même tu paralyses ainsi ta force d'action. Sois fort, au contraire. Et une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l'auras comprise, — une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre — révolte toi contre l'iniquité, le mensonge et l'injustice. Lutte! La lutte, c'est la vie d'autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. Lutte pour permettre à tous de vivre de cette vie riche et débordante, et sois sûr que tu trouveras dans cette lutte des joies si grandes que tu n'en trouverais pas de pareilles dans aucune autre activité. C'est tout ce que peut te dire la science de la morale. À toi de choisir.»
Pour ce courage, et l’habileté au service du courage est aussi du courage et en tout cas la preuve d’une belle lucidité, Abraham se présente à nous dans un récit qui en fait un modèle de la transcendance vécue, une transcendance non pas extérieure et supérieure à l’homme (ce qu’est pourtant Yahvé) mais s’inscrivant comme principe de dépassement immanent.