26 avril 2023

MARX, LES BESOINS ET LES SERVICES PUBLICS

La notion de services publics recouvre au moins en partie celle d’intérêt général. Pour Rousseau, dans Le Contrat social, l’intérêt général est dicté par les devoirs (la vertu révolutionnaire) que les citoyens doivent à la société par leur travail, l’intérêt de tous contre la loi des intérêts individuels.

La notion d’intérêt général dépasse cependant de beaucoup la notion de services publics. Il ne faut donc pas confondre services publics avec secteur public.  De nombreuses entreprises, qui font partie ou devraient faire partie du secteur public parce que leurs activités impactent fortement l’intérêt général ne sont pas à proprement parler des services publics. De sorte qu’il faudrait peut-être distinguer LE service public et LES services publics, LE service public englobant des unités économiques publiques ou privées n’étant pas pourtant DES services publics.

Marx s’est surtout intéressé au fonctionnement général de l’économie et de la société, et donc plus à l’intérêt général qu’aux services publics. Néanmoins, en élaborant une méthodologie permettant de découvrir les forces, matérielles et humaines, capables de dépasser le système du Capital, Marx propose une « utopie concrète », c’est-à-dire une utopie qui prescrit les moyens de sa réalisation. Cette utopie, c’est un communisme évolué (évolué par rapport à ce qu’il nomme un communisme primitif), il esquisse non pas (selon ses propres mots) un livre de « cuisine pour les gargotes de l’avenir » mais un horizon. Les textes où il évoque cet horizon sont rares mais puissants (car Marx est aussi un formidable écrivain !).

S’il est justifié (l’est-il ?) de considérer que les formulations d’un auteur les plus récentes dans son œuvre sont les plus abouties de sa pensée, alors  commençons par ce texte de 1875 dans la Critique du Programme du Parti Ouvrier allemand : « Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail… ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre mais encore le premier besoin de la vie… ; quand…les forces productives se seront accrues et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance – alors seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’horizon étroit du droit bourgeois , et la société pourra écrire sur ses bannières [Marx reprend la formule de Saint-Simon] : De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins [souligné par moi] ».

Qui juge du niveau et de la nature des capacités et des besoins ? Marx ne le dit pas dans ce texte de 1875, mais il avait donné quelques années auparavant des pistes pour commencer de répondre à cette question. 

En 1872, dans un article sur La nationalisation de la terre, il décrit l’organisation économique et sociale nouvelle, après l’abolition du capitalisme : « Il n’y aura plus de gouvernement ni d’état distinct de la société elle-même !... La centralisation nationale des moyens de productions deviendra la base naturelle d’une société formée par des associations de producteurs libres et égaux, qui agiront en connaissance de cause selon un plan commun et rationnel. » En 1867, dans le livre Premier du Capital (chapitre sur la marchandise), Marx avait déjà planté le décor de son « utopie concrète » : « Représentons-nous …une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. Le mode de répartition variera suivant l’organisme producteur de la société et le degré de développement historique des travailleurs. Supposons…que la part accordée à chaque travailleur soit en raison de son temps de travail, le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun [de chacun selon ses capacités], et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation [à chacun selon ses besoins, une autre partie étant destinée à l’investissement]. »

Que disent ces deux textes ? Face à la désunion sociale qu’implique le capitalisme (concurrence des capitalistes entre eux, des travailleurs entre eux, aliénation des membres de la société, lutte des classes) Marx y avance l’idée d’une planification commune et rationnelle fondée sur une structure politique de type associatif. Le premier texte préconise la centralisation des moyens de production entre les mains de l’Etat, le deuxième émet l’hypothèse de prendre le temps de travail comme unité de mesure générale. Pourtant dix ans plus-tôt, en 1857-58, dans les Principes d’une Critique de l’Economie politique, Marx, tout en préconisant déjà de transférer la propriété des moyens de production aux travailleurs, indiquait que le temps de travail serait seulement utilisé comme unité de mesure à titre temporaire, et céderait la place au « temps disponible ». Marx ne donnant pas ultérieurement (à ma connaissance) de définition précise de cette notion de « temps disponible ».

On voit que la notion de « service public » trouve chez Marx sa place dans la plus vaste notion d’appropriation collective des moyens économiques, qui est le fondement sur lequel se construit le communisme. En 1848 (achevons notre « remontée dans le temps »), Le Manifeste du parti communiste avait affirmé en conclusion de son chapitre II : « L’ancienne société bourgeoise avec ses classes et ses conflits de classes, fait place à une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous [souligné par Marx lui-même]. » Mais Le Manifeste prescrit aussi au même paragraphe les premières mesures pouvant être appliquées dans les pays « les plus avancés », pour aller vers cette « association ». Certaines de ces mesures ont à voir, de près ou de plus loin, avec la notion de service public :

- l’ « éducation publique et gratuite de tous les enfants » (mesure n°10). Cette mesure se passe de tout commentaire quant à son caractère de service public.

- en faisant un (petit) anachronisme la proposition « d’exproprier la propriété foncière » (mesure n°1), en liaison avec « l’amélioration des terres conformément à un plan décidé en commun » (mesure n°7) peut apparaître comme un moyen de maîtrise des sols, grâce à un service public qui existe déjà partiellement aujourd’hui mais qui n’existait évidemment pas à l’époque de Marx ;

 - le travail obligatoire pour tous (mesure n°8) a pour corollaire (non formulé) la garantie publique de ce travail ;

 - « l’affectation de la rente foncière aux dépenses de l’Etat » (mesure n°1) en liaison avec « un impôt sur le revenu fortement progressif » (mesure n°2) et « la centralisation du crédit entre les mains de l’Etat » (mesure n°5 ) créent les conditions à la fois d’un service public des finances ET d’un financement des services publics ET, en liaison avec « la multiplication des manufactures nationales » (mesure n°7), d’un vaste secteur économique public. NOTER :  l’Etat, dans Le Manifeste, n’est plus l’Etat de l’ancienne classe dominante, la bourgeoisie, propriétaire des moyens économiques, mais « le prolétariat organisé en classe dominante ».

Marx a vu dans la « Commune de Paris » une forme, esquissée sur le tas et dans le drame, de cet état prolétarien fondé sur l’autogestion, la démocratie directe, le fédéralisme. Un passage de La guerre civile en France publié dans la foulée de la Commune traite brièvement des services publics et en dessine une sorte d’éthique : « Au lieu de continuer d'être l'instrument du gouvernement central, la police fut immédiate­ment dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Com­mu­ne, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l'administration. Depuis les membres de la Commune jusqu'au bas de l'échelle, la fonction publique devait être assurée pour un salaire d'ouvrier. Les bénéfices d'usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l'État disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes. Les services publics cessèrent d'être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l'administration municipale, mais toute l'initiative jusqu'alors exercée par l'État fut remise aux mains de la Commune. Une fois abolies l'armée permanente et la police, instruments du pouvoir matériel de l'ancien gouvernement, la Commune se donna pour tâche de briser l'outil spirituel de l'oppression, le pouvoir des prêtres ; elle décréta la dissolution et l'expropriation de toutes les Églises dans la mesure où elles consti­tuaient des corps possédants… La totalité des établissements d'instruction furent ouverts au peuple gratuite­ment, et, en même temps, débarrassés de toute ingérence de l'Église et de l'État. Ainsi, non seulement l'instruction était ren­due accessible à tous, mais la science elle-même était libérée des fers dont les pré­jugés de classe et le pouvoir gouvernemental l'avaient chargée. Les fonctionnaires de la justice furent dépouillés de cette feinte indépendance qui n'avait servi qu'à masquer leur vile soumission à tous les gouvernements successifs auxquels, tour à tour, ils avaient prêté serment de fidélité, pour le violer ensuite. Comme le reste des fonctionnaires publics, magistrats et juges devaient être élus, responsables et révocables. »

L’établissement de services publics « démocratiques », intégrés dans un plus vaste « secteur public » économique et social, fait partie du changement social, dans la perspective du communisme, dont le but est la satisfaction des besoins. Le besoin se manifeste par un manque, le besoin comme manque est force de résistance, de rebellion, de transformation sociale, de révolution. Marx affirme par exemple dans les Manuscrits de 1844 (poursuivant notre investigation chronologique inversée, nous voilà remontés aux origines de sa pensée !), que le principal besoin d’un homme est le besoin de l’autre : « Non seulement la richesse, mais aussi la pauvreté de l'homme reçoivent également - sous le socialisme - une significa­tion humaine et par conséquent sociale. Elle [la pauvreté] est le lien passif qui fait ressentir aux hommes com­me un besoin la richesse la plus grande, l'autre homme. » Si tel est le cas, alors le communisme, en satisfaisant ce besoin particulier et tous les besoins en général, réconcilie l’homme avec l’Autre, avec la société, et donc avec lui-même, avec sa propre nature. Le service public, comme le secteur public, c’est, ou ce devrait-être donc, la matérialisation de la possibilité pour tous de ce mouvement de satisfaction des besoins matériels qu’est le communisme, selon la formule de Dyonis Mascolo, intellectuel communiste non orthodoxe (1916-1997).

En 1882, dans deux articles du journal du Parti ouvrier français (L’Egalité) qu’il a fondé en 1879 avec Jules Guesde, le gendre de Marx, Paul Lafargue s’oppose avec vigueur aux « possibilistes » (emmenés par Paul Brousse, Jean Allemane et Jules Joffrin), qui proposent notamment la transformation des monopoles capitalistes en services publics. « Les militants du Parti ouvrier peuvent et doivent dans leurs polémiques contre les publicistes et les politiciens de la bourgeoisie, se servir de cette transformation d'industries autrefois privées en service public, pour montrer comment les bourgeois eux-mêmes sont amenés par la force des choses à attaquer leurs propres principes, qui demandent que la société représentée par l'Etat n'enlève aucune industrie à l'initiative privée ; mais ils ne doivent désirer et encore moins réclamer la transformation de nouvelles industries en services publics, et cela pour diverses raisons.

Parce qu'il est de l'intérêt du Parti ouvrier, d'envenimer les conflits qui déchirent la classe bourgeoise, au lieu de chercher à les apaiser ; ces antagonismes activent la désorganisation de la classe régnante ; parce que les services publics augmentent la puissance corruptrice des politiciens bourgeois ; parce que les ouvriers de l'Etat ne peuvent comme les ouvriers de l'industrie privée faire des grèves et entrer en lutte avec leurs exploiteurs. » Et Lafargue conclut : « Il faut avoir toute l'ignorance et tout le bourgeoisisme d'un docteur possibiliste pour donner comme idéal communiste les services publics de la société actuelle. » De la « société actuelle », c’est-à-dire de la société capitaliste. Ce qu’il faut faire, selon Lafargue, c’est d’abord s’emparer du pouvoir central : tant que cette place forte de la Bourgeoisie ne sera pas conquise, toutes les réformes ouvrières seront refusées, même les plus urgentes, ou si elles sont accordées, elles le seront si chichement qu'elles seront illusoires et ne tourneront qu'au profit de la classe capitaliste.

Ce débat a connu depuis des variantes diverses, et des applications pratiques non moins diverses, disons malgré tout qu’il a été tranché - en partie - sur la question des services publics mais reste en suspens sur celle du « secteur » public.

Après l’effondrement du « socialisme réel » et l’échec du « socialisme » social-démocrate, faudrait-il faire chez nous en France du « libéralisme partout », dans tous les secteurs de la vie, y compris les anciens ou actuels « services publics », le mode inéluctable de fonctionnement de la société ? Ou faut-il en revenir au but final de toute société humaine, la mise en œuvre de l’intérêt général ? L’exigence de services publics (c’est-à-dire d’abord non-privatisés) ne se réduit pas aujourd’hui aux seuls services régaliens (armée, police, justice, finances,...), ni aux réseaux (énergie, transports, postes, télécommunications). Le service public intègre en France l’éducation, la formation, le logement, la santé, la solidarité sociale et même l’information et la culture. La question se pose avec de plus en plus d’acuité d’y incorporer, non seulement comme service public national mais aussi comme service public mondial, ces « biens communs » que sont par exemple l’eau, la sécurité alimentaire, l’environnement, le commerce équitable, le crédit (les fameuses « dettes ») et l’investissement international.

Sur l’avenir d’une société libérée par la révolution prolétarienne, sur le communisme comme début d’une histoire proprement humaine, Marx a été suffisamment imprécis voire s’est parfois contredit, volontairement ou non et aussi parce que le temps lui a manqué, pour qu’aujourd’hui nous ayons la possibilité et le devoir (ne serait-ce que par respect pour son œuvre immense, mais surtout parce que nécessités font loi) d’activer au maximum nos capacités d’études, d’inventions, d’actions pour changer ce monde dont il nous a dit qu’il ne suffisait pas de l’interpréter.


Alain RAYNAUD