19 avril 2020

Mahomet l'européen...

 «MAHOMET L’EUROPÉEN», ASSAUTS D’AVATARS

Figure païenne, diabolique ou révolutionnaire : en Occident depuis le Moyen Age, le prophète de l’islam a endossé divers rôles, que l’historien John Tolan développe dans un ouvrage érudit.
«Le sujet de notre ouvrage n’est pas Muhammad mais Mahomet, la figure imaginée et mise en scène par des auteurs européens non musulmans entre le XIIe et le XXIe siècle», explique John Tolan. Les représentations occidentales du Prophète ont sans cesse évolué pour des raisons moins liées à une meilleure connaissance de l’islam qu’à des enjeux proprement européens.

Dans les premiers temps, dans une Europe ravagée par les invasions, les Sarrasins ne sont que des intrus parmi d’autres. Mal identifié, Mahomet est souvent pris pour l’un de leurs dieux. Le paganisme supposé des Sarrasins est d’ailleurs un élément-clé de la justification des croisades. Les choses changent à partir du XIIe siècle quand les théologiens chrétiens assimilent l’islam à une hérésie et Mahomet à un faux prophète. Des traités antimusulmans sont écrits dont le plus lu, celui de Pierre Alphonse, un juif converti au christianisme et bon connaisseur de la littérature arabe, présente Mahomet comme un envoyé du diable afin de détourner les chrétiens du bon chemin. Cette nature diabolique le rendant concupiscent, il promet à ses disciples un paradis de plaisirs charnels, reproche fréquent fait à l’islam dans la tradition chrétienne.
Légende noire. De rares auteurs osent une approche différente. C’est le cas de Nicolas de Cues, premier auteur latin à porter un regard positif sur lui. Dans le Coran tamisé (1461), il montre que le rejet de la Trinité s’explique d’abord par un refus du polythéisme et que si Mahomet nie la crucifixion du Christ, c’est pour le glorifier aux yeux d’Arabes incultes qui auraient jugé une telle fin honteuse.
Les conquêtes de l’Empire ottoman en Europe à partir du XVIe siècle ont, par certains aspects, renforcé la légende noire de Mahomet. Mais dans un siècle de guerres religieuses au sein de la chrétienté, son hérésie paraît moins dangereuse que celle des protestants aux yeux des catholiques, et inversement. Luther écrit ainsi à propos du pape que Mahomet «paraît aussi pur qu’un saint» en comparaison. Et pour les catholiques, le mariage des pasteurs rappelle la concupiscence de Mahomet et sa polygamie…
Dans l’Angleterre du XVIIe siècle déchirée entre royalistes anglicans et républicains puritains, il fascine avec son projet d’accomplir une révolution politique sous couvert de réforme religieuse. «En d’autres termes, Mahomet est un agitateur et un révolutionnaire : c’est Cromwell.» Il semble ainsi, poursuit l’auteur, que «le front uni face à l’islam se disloque». Avec les Lumières, il est d’abord, de façon prévisible, l’une des victimes des polémiques antireligieuses. Dans le fameux Traité des trois imposteurs publié en 1719, Moïse, Jésus mais aussi Mahomet sont accusés d’avoir inventé des fictions pieuses pour soumettre les populations aux prêtres et aux princes.

Division. Un peu plus tard, Voltaire en fit l’incarnation du fanatisme dans sa tragédie le Fanatisme ou Mahomet le prophète (1741). Pourtant, l’islam est aussi mobilisé comme une arme pour critiquer l’Eglise. A la richesse de cette dernière est opposé le monothéisme purifié et non clérical de l’islam et Mahomet devient pour beaucoup, en France comme en Angleterre, un modèle salutaire. Le meilleur exemple est Voltaire lui-même qui changea d’avis, peut-être après sa lecture studieuse du Coran. Dans son Catéchisme d’un honnête homme (1763), il n’est plus un fanatique mais le législateur de la nation arabe, capable d’imposer une loi pacifique à tous quand le christianisme n’est que violence et division. Il est remarquable que cette fonction critique assignée à Mahomet se retrouve encore au XIXe siècle dans la frange la plus réformatrice du judaïsme allemand, qui le considère comme un meilleur juif que les juifs orthodoxes bornés, et dont la tolérance l’oppose aux chrétiens antisémites. Mahomet est devenu grâce aux Lumières une référence positive. On n’est donc pas étonné de voir Napoléon qualifié par Victor Hugo de «Mahomet d’Occident», et par Goethe de «Mahomet universel» ! «Ceux qui penseraient que l’islam et son prophète n’ont joué qu’un rôle mineur dans la culture occidentale doivent revoir leurs tablettes, dit John Tolan. Il y a maintenant des siècles que les Européens parlent de lui et s’écharpent à son sujet.»
John Tolan Mahomet l’Européen. Histoire des représentations du Prophète en Occident Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Deniard. Albin Michel, 448 pp., 24,50 €.