«MAHOMET L’EUROPÉEN», ASSAUTS D’AVATARS
Par Jean-Yves Grenier
https://next.liberation.fr/livres/2019/04/24/mahomet-l-europeen-assauts-d-avatars_1723113
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Figure païenne, diabolique ou révolutionnaire : en Occident depuis le Moyen
Age, le prophète de l’islam a endossé divers rôles, que l’historien John
Tolan développe dans un ouvrage érudit.
«Le sujet de
notre ouvrage n’est pas Muhammad mais Mahomet, la figure imaginée et mise en
scène par des auteurs européens non musulmans entre le XIIe et le XXIe siècle», explique John Tolan. Les représentations occidentales
du Prophète ont sans cesse évolué pour des raisons moins liées à une meilleure
connaissance de l’islam qu’à des enjeux proprement européens.
Dans les premiers temps, dans une
Europe ravagée par les invasions, les Sarrasins ne sont que des intrus parmi d’autres.
Mal identifié, Mahomet est souvent pris pour l’un de leurs dieux. Le paganisme
supposé des Sarrasins est d’ailleurs un élément-clé de la justification des
croisades. Les choses changent à partir du XIIe siècle
quand les théologiens chrétiens assimilent l’islam à une hérésie et Mahomet à
un faux prophète. Des traités antimusulmans sont écrits dont le plus lu, celui
de Pierre Alphonse, un juif converti au christianisme et bon connaisseur de la
littérature arabe, présente Mahomet comme un envoyé du diable afin de détourner
les chrétiens du bon chemin. Cette nature diabolique le rendant concupiscent,
il promet à ses disciples un paradis de plaisirs charnels, reproche fréquent
fait à l’islam dans la tradition chrétienne.
Légende noire. De rares auteurs osent une approche différente. C’est le cas de Nicolas
de Cues, premier auteur latin à porter un regard positif sur lui. Dans le Coran tamisé (1461), il montre que le rejet de la Trinité s’explique d’abord par
un refus du polythéisme et que si Mahomet nie la crucifixion du Christ, c’est
pour le glorifier aux yeux d’Arabes incultes qui auraient jugé une telle fin
honteuse.
Les conquêtes de l’Empire ottoman en
Europe à partir du XVIe siècle ont, par certains aspects, renforcé la légende noire de
Mahomet. Mais dans un siècle de guerres religieuses au sein de la chrétienté,
son hérésie paraît moins dangereuse que celle des protestants aux yeux des
catholiques, et inversement. Luther écrit ainsi à propos du pape que Mahomet «paraît aussi pur qu’un saint» en comparaison. Et pour les catholiques, le mariage des pasteurs rappelle
la concupiscence de Mahomet et sa polygamie…
Dans l’Angleterre du XVIIe siècle
déchirée entre royalistes anglicans et républicains puritains, il fascine avec
son projet d’accomplir une révolution politique sous couvert de réforme
religieuse. «En
d’autres termes, Mahomet est un agitateur et un révolutionnaire : c’est
Cromwell.» Il semble ainsi, poursuit l’auteur, que «le front uni face à l’islam se disloque». Avec les Lumières, il est d’abord, de façon prévisible, l’une des
victimes des polémiques antireligieuses. Dans le fameux Traité des trois imposteurs publié en 1719, Moïse, Jésus
mais aussi Mahomet sont accusés d’avoir inventé des fictions pieuses pour
soumettre les populations aux prêtres et aux princes.
Division. Un peu plus tard, Voltaire en fit l’incarnation du fanatisme dans sa
tragédie le
Fanatisme ou Mahomet le prophète (1741).
Pourtant, l’islam est aussi mobilisé comme une arme pour critiquer l’Eglise. A
la richesse de cette dernière est opposé le monothéisme purifié et non clérical
de l’islam et Mahomet devient pour beaucoup, en France comme en Angleterre, un
modèle salutaire. Le meilleur exemple est Voltaire lui-même qui changea d’avis,
peut-être après sa lecture studieuse du Coran. Dans son Catéchisme d’un honnête homme (1763), il n’est plus un fanatique mais le législateur de la nation
arabe, capable d’imposer une loi pacifique à tous quand le christianisme n’est
que violence et division. Il est remarquable que cette fonction critique
assignée à Mahomet se retrouve encore au XIXe siècle dans la frange la plus réformatrice du judaïsme allemand, qui
le considère comme un meilleur juif que les juifs orthodoxes bornés, et dont la
tolérance l’oppose aux chrétiens antisémites. Mahomet est devenu grâce aux
Lumières une référence positive. On n’est donc pas étonné de voir Napoléon
qualifié par Victor Hugo de «Mahomet
d’Occident», et par Goethe de «Mahomet universel» ! «Ceux qui penseraient que l’islam et son
prophète n’ont joué qu’un rôle mineur dans la culture occidentale doivent
revoir leurs tablettes, dit John Tolan. Il y a maintenant des siècles que les
Européens parlent de lui et s’écharpent à son sujet.»
John Tolan Mahomet l’Européen. Histoire des représentations du
Prophète en Occident Traduit de l’anglais
(Etats-Unis) par Cécile Deniard. Albin Michel, 448 pp.