14 mai 2018

68 : «Le tournant des rêves», par Roger Garaudy

La révolte étudiante, les grèves ouvrières, l'invasion de Prague, vues par Roger Garaudy dans ses "Mémoires" 
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Le vieux lion de bronze de la place Denfert-Rochereau a
aujourd'hui une toison frémissante : des jeunes agrippés à sa
crinière.
Va-t-il rugir et se lever ?
Se retourner au moins pour voir Paris monter vers lui sur le
boulevard Raspail auquel il tourne superbement le dos ?
Je suis perché sur le socle, en dépit de la discipline : ma place
officielle serait là-bas, avec la direction du Parti, dans la manif.
Là où je suis, l'on me regarde peu, mais ce « peu » est fait de
soupçons : ce « vieux » n'est-il pas un flic en civil ? S'ils savaient
que je suis membre du bureau politique, on me délogerait
comme un pou découvert dans la fourrure du lion.
— Tu es là comme voyeur ou participant ?
Les aboiements des haut-parleurs de l'étage au-dessus, celui
de l'état-major de la crinière, m'ont dispensé de répondre.
En venant, ayant contourné les affluents de la manif, je n'ai
pas pu traverser l'esplanade des Invalides investie par une
concentration de cars de C.R.S.
La police va-t-elle provoquer l'affrontement ?
Peu probable en face de cette levée d'un million de gens.
Alors, qu'attendent-ils là-bas ?
De mon piédestal, le boulevard Raspail a l'air d'un fleuve
filmé au ralenti. Des têtes indistinctes de la foule émergent des
banderoles, des pancartes, et un peuple de portraits : Mao Tsêtung,
Che Guevara, Hô Chi Minh, Nasser, Lumumba... Pas un
visage européen. Comme si la levée de Paris se faisait à l'appel
d'un autre monde et cherchait à voir celui-ci avec d'autres
yeux.
Cette arche de Noé oscille sur la houle.
Les rives du fleuve sont dessinées : le service d'ordre, et sa
guirlande de macarons rouges de la C.G.T., encadre la
manifestation avec l  chaîne des mains nouées de ses militants,
sur des kilomètres, pour empêcher débordements et provocations.
En arrivant sur la place, le défilé se déploie en éventail, puis
en cercle autour du Lion, comme sur le cratère d'un volcan.
Pénètrent maintenant sur la place les dirigeants de l a C.G.T.
et du Parti communiste.
Dans leurs porte-voix, les responsables du service d'ordre
répètent sans cesse aux nouvelles vagues de manifestants :
— Dislocation ! Dispersez-vous ! A votre gauche, par Arago
ou boulevard Blanqui.
— Qu'est-ce que tu attends, Daniel ?
Le groupe de la crinière, là-haut, semble porter son chef et la
petite flamme rousse de ses cheveux.
Lorsque Cohn-Bendit se lève, une clameur embrase la place.
Puis un silence. Une attente. Une attente messianique.
Il s'adresse, au-delà de ses propres troupes, aux états-majors
traditionnels qui débouchent sur la place.
— Le temps des processions est fini...
Nouvelle flambée de cris.
— On veut vous renvoyer, comme à la fin de la messe.
Huées indistinctes...
Il enchaîne :
— Vous n'êtes pas venu un million pour un enterrement!...
La fête continue : descendez l'avenue du Maine... puis la Seine,
et retour au quartier Latin.
Délire sur la place.
Protestation puissante sur Raspail.
J'entends vaguement : « Provocateur... Les flics attendent piège...»
Je n'arrive pas à me dégager pour essayer de faire annoncer
plus loin, avant les Invalides, qu'on jette ces lycéens enthousiastes
dans la gueule des flics.


Le bureau politique délibère, pendant la nuit, au 44, rue Le
Pelletier, siège du Parti.
— Où étais-tu ?
Je reconnais volontiers mon indiscipline. Mais je contreattaque:
— J'ai pu avoir une vue d'ensemble. Déshonorante pour
notre Parti. Sa direction ne dirigeait rien... wagon de queue de
la manif...
— Tu t'es fait avoir par les romantiques... les aventuriers...
Il n'existe aucune condition objective d'une révolution...
— Il n'existe jamais de conditions objectives d'une révolution.
— Tu parles comme Sartre !
— Non : en 1917, les réformistes disaient à Lénine: les
conditions objectives n'existent pas... C'était vrai : la classe
ouvrière russe représentait 3 p.100 de la population active.
Faire une dictature du prolétariat sans prolétariat...
— Tu en conclus qu'on peut faire une révolution n'importe
quand ?
— Non. Mais à la faveur d'une conjoncture : en 1917, la
défaite et les mutineries dans l'armée, les paysans rebelles, la
décomposition de l'État...
— Tu crois qu'il y a aujourd'hui une décomposition de
l'Etat? Tu viens de nous parler des C.R.S. aux Invalides...
— Il y avait une garde impériale au Palais d'Hiver... Mais
l'Histoire, ça se vit.
— Et pour toi, la vie, c'est le mythe. Les barricades de la
nuit de vendredi à samedi ?
— Le mythe est plus mobilisateur que le théorème...
— Tu n'as pas vu la provocation ?
— Oui. Et nous avons bien fait de l'éviter. Mais sans jouer
notre rôle : orienter cette force... Nous l'avons démobilisée.
— Tu aurais voulu qu'on fonce avec eux ?
— Non. Mais entre « descendre les flics » et « rentrez chez
vous », il y a de la place pour inventer.
Pour la première fois, j'ai quitté le bureau politique avant la
fin de la séance.

Je vais attendre Silvia Monfort à la sortie du Théâtre des
Boulevards, où elle joue la pièce d'Alain Decaux sur les
Rosenberg.
En dînant, je lui raconte mes déceptions :
— Pour te consoler, viens au théâtre ! Le plus beau théâtre,
en ce moment, en grandeur réelle, c'est la ville.
A 3 heures du matin, nous arrivons à la Sorbonne. Elle vient
d'être occupée.
Une ruche.
Surréaliste.
Standard téléphonique appelant les étudiants de Turin ou de
Berlin.
Crépitement des machines à écrire.
Déferlement des rouleaux de stencils pour les tracts. Une
orgie de modernité au service de la « révolution ».
Le meilleur et le pire... Mais l'extase.
Dans la galerie... des couples enlacés. U n garçon vient de
lâcher une étudiante aux seins nus, qui rit à pleines dents avant
de s'endormir. Les émotions de la journée... Silvia secoue le
gars :
— Qui t'a filé la drogue ?
— Les flics.
— Quelle drogue ?
— L.S.D., kif, haschich... et après?
— Tu « révolutionnes » , ou tu fous le camp ?
— Pourquoi tu me dis ça ? Parce que je fais l'amour ? Le
corps se libère. L'esprit suivra.
Il s'étire comme s'il sortait d'un rêve :
— Faut tout changer. C'est urgent comme une envie de
pisser.
Il arrive tant bien que mal à s'asseoir, et, le doigt levé, avec
un air de prédicateur :
— La révolution... d'abord dans les hommes, avant de la
faire dans les choses...
Il se met enfin debout, esquisse une sorte de garde-à-vous et
de salut militaire :
— Ce n'est pas une révolution, Sire, c'est une mutation...
oui... je te le dis : une mutation.
Dans la rue Gay-Lussac, foule autour des pavés arrachés
avant hier. L'incantation et le mythe : « Sous les pavés, la
plage. »
Un ancien combattant de samedi m'explique :
— Tu vois, vieux, une barricade, c'est le contraire d'un
mur : c'est pour ouvrir...
Le syllogisme y perd son grec. En m'éloignant, j'entends la
fin de son homélie : « L'avenir. »
Victor Hugo, Enjolras : « Ce que l'on voit du haut d'une
barricade. »
Le symbole : marcher sur une autre terre.
Pavé gris : les bourgeois. Et nous : le sable d'or. Une terre
nouvelle.
A l'aube, le sommeil. Le rêve.
L'indécrottable prof que je suis et l'enfant que je reste
mâchonne en sommeillant : « Le mythe... indicateur de transcendance...»
C'est bon ce demi-sommeil où l'on revit une autre fois sa vie,
sa triple vie : celle d'hier, celle du rêve, et un foisonnement de
possibles futurs.

L a préhistoire, en moi, de ce grand jour, défile comme un
film projeté au ralenti, surgissant du petit agenda qui m'est
tombé des mains encore ouvert, sur ma table de nuit :
— Le 3 mars : conférence à 1' « Université nouvelle », rue de
Rennes, sur le centenaire de Paul Claudel.
— 6 avril. A Rome, j'ai longuement rencontré Marcello
Mastroianni, sur le Longo Tevere, pour lui proposer un rôle de
prêtre ouvrier dans un film dont je porte en moi, depuis dix ans,
le projet. Mastroianni est entré dans ce rêve qui rompt avec
tous ses emplois antérieurs de jeune premier. Mais son agent
nous attend sans doute, avec son escopette, sur l'autre versant :
celui de la commercialisation.
— Du 8 au 11 avril : colloque chrétiens-marxistes sur les
problèmes de l a croissance et du développement au Conseil
oecuménique des Églises, à Genève.
— 17 avril. Ajaccio. Au cinéma Laetitia, pour le proche
centenaire de Napoléon, ma conférence-défi : « Napoléon fut-il
le Lénine de la révolution bourgeoise ? » Bien entendu, je
réponds : oui.
Le maire bonapartiste d'Ajaccio m'attend à la sortie avec un
bouquet de « violettes impériales », et l'on m'envoie un
diplôme de Corse d'honneur.
— 23 avril. Débat à la faculté de théologie d'Angers sur
le thème : « Signification spirituelle de l a Révolution d'Octobre.» Amphi bourré de prêtres, de profs et d'étudiants de la
Catho.
— 6 mai. A Poitiers. Avec huit cents étudiants de la faculté,
je marche sur la préfecture, créant dans la ville une atmosphère
de kermesse et de fête. Sur la place, le préfet me fait dire qu'il
accepte de me recevoir :
— Je ne suis pas le représentant des étudiants. Il vaut
d'ailleurs mieux que je reste avec eux dans la rue pour qu'il n'y
ait pas d'incident.
U n divisionnaire m'apporte la réponse : d'accord pour une
délégation d'étudiants.
Le commissaire ajoute :
— Pourquoi ne nous avoir pas prévenus à l'avance : nous
aurions envoyé un service d'ordre.
— Il y a eu de l'ordre précisément parce qu'il n'y a pas eu
votre service d'ordre.
— 7 et 8 mai. Colloque à l'Unesco pour le cent cinquantième
anniversaire de Marx. Affrontement avec Marcuse.
Selon lui, la classe ouvrière a de moins en moins d'importance
sociologique. Une révolution ne peut venir que du Tiers-
Monde ou de marginaux.
Ma réponse : si l'on ne définit pas de façon étroite la classe
ouvrière comme l'ensemble des travailleurs manuels (ce que
Marx n'a jamais fait), l'évolution technologique intègre au
contraire à la classe ouvrière de nouvelles catégories de
travailleurs ; qu'il s'agisse de la mécanisation de l'agriculture
transformant des paysans en salariés, ou de l'informatisation de
l'industrie, développant d'immenses secteurs du « bloc historique
nouveau ».
Un « blanc » dans mon film intérieur comme si la pellicule
s'était cassée le 13 mai.
Je m'assieds en sursaut sur mon lit : le petit carnet d'où se sont
échappées ces dernières péripéties est là : il est juste temps pour
m'habiller et filer à la gare : ce soir, 14 mai, l'opéra de Reims :
on m'attend pour une conférence sur la guerre d u Viêtnam.
Demain 15 mai, à Paris, à la Maison verte, dans le XVIIIe , le
pasteur Voge a organisé une rencontre avec le pasteur Gaillard:
« Chrétiens et marxistes dans le mouvement de mai ».

J'essaie, au bureau politique, de justifier tant d'absences : ce
dialogue avec les chrétiens et leurs problèmes n'est pas
seulement un effort pour ne pas isoler le Parti, mais surtout
pour ne pas l'appauvrir d'une dimension essentielle : la transcendance, possibilité permanente de rupture avec les déterminismes et les aliénations.
— Tu aurais dû te faire moine prêcheur...
— Non, il chasse le chapeau de cardinal..., dit plus aigrement
un autre membre du bureau politique.
Le mot est venu du dehors : L e Nouvel Observateur épie, à
l'intérieur du Parti, les rivalités entre les « mousquetaires du
Cardinal », les miens, et les « mousquetaires du roi », ceux de
Georges Marchais.
Hélas ! mes « mousquetaires » sont rares. Waldeck-Rochet
m'a dit : «J'ai sondé les fédérations. A u maximum, 15 p. 100
des membres du Parti partagent plus ou moins tes positions. »
Il a probablement raison et, au niveau de la direction, il n'y a
guère qu'un membre du comité central, Dupuy, le maire de
Choisy, qui se batte ouvertement en « mousquetaire du cardinal».
La bataille est perdue d'avance, mais il faut la livrer jusqu'au
bout : l'avenir en dépend.

Première défaite : dans un mensuel du Parti, Démocratie
nouvelle, dirigé par Jacques Duclos, j'ai publié un article :
« Révolte et révolution », dégageant « le lien interne et profond
entre les aspirations des étudiants et les objectifs de l a classe
ouvrière ».
En opposition radicale avec la position de Marchais, je
rappelle qu'on ne peut définir les étudiants par leur origine
sociale (et n'y voir que des petits-bourgeois), mais par leur
fonction future de cadres.
Un passage vient de s'opérer, chez les étudiants, en quelques
semaines, de la critique de l'Université à la critique de la
société et de sa conception « cancéreuse » de la croissance.
Une exigence se fait jour : participer activement à la détermination
des fins et du sens du travail et de toutes les structures
sociales.
N'est-ce pas la voie centrale du mouvement révolutionnaire
de lutte contre toutes les aliénations ?
La revue est sortie le 12 mai. Le 15, le secrétariat du Parti
prend la décision de la supprimer à cause de mon article « en
rupture avec la ligne du Parti ». Le rédacteur en chef, Paul
Noirot, prévoyant et hardi « mousquetaire du Cardinal », a fait
faire un tirage à part distribué massivement au quartier Latin,
ce qui a pour effet de me faire inviter à la Sorbonne, à
l'initiative des étudiants d'anglais.
Le meeting a lieu dans une grande salle de la rue de l'Ecolede-
Médecine, où s'entassent des centaines d'étudiants bien
avant l'ouverture. Avec Jean Bruhat, professeur d'histoire à la
Sorbonne, Hélène Langevin, la fille de notre vieux maître,
André Parreaux, prof d'anglais à la Sorbonne, nous sommes au
coin de la rue et du boulevard Saint-Michel, nous demandant
comment entrer : une majorité me reste hostile, i l y aura de
l'obstruction. Une voiture stoppe brusquement devant nous.
En sort Guy Besse, membre du bureau politique.
— Je viens te dire, de la part de Waldeck, que le secrétariat
du Parti a décidé que tu ne dois pas parler à cette réunion. C'est
un piège. Tu seras chahuté et probablement viré, comme
avant-hier, Juquin s'est fait défenestrer à Nanterre et Roland
Leroy chasser de la Halle aux vins.
— Au lieu de ramer, même à contre-courant, nous plions
bagage...
— Tu devrais comprendre, Roger, que le prestige du Parti
serait atteint si un troisième dirigeant du Parti...
— Le déshonneur, ce n'est pas d'être battu, c'est de refuser
le combat...
— Tu sais comment Aragon a été reçu, à la Sorbonne, par
Cohn-Bendit. « Ici, même les traîtres ont droit à la parole :
alors, Aragon, tu peux parler... »
— Il est temps que j'entre...
— Le B.P. te l'interdit. Si tu te fais écharper...
— C'est mon affaire.
— Non. C'est l'affaire du Parti.
Bruhat, qui doit présider, m'approuve et se met en marche
avec moi. Guy se balance d'un pied sur l'autre, puis nous
rejoint :
— Si, au moins, on groupait quelques membres des Jeunesses
pour vous protéger...
— C'est la dernière chose à faire : ce serait la bagarre
immédiate. L a seule chance de nous exprimer, c'est d'entrei
seuls...
— Tu sais que la direction est contre...
— Tant pis pour elle. Si ça n'a pas marché, l'Huma de
demain n'a qu'à dire que je suis un provocateur. La responsabilité
du Parti sera dégagée.
Ce ne fut pas de tout repos : premier bouchon à la porte,
huées, bousculades. Mais, semble-t-il, la grande majorité des
étudiants, même hostiles aux positions du Parti que je représente,
désire au moins entendre ma défense. Ceux qui m'ont
invité jettent quelques brassées de mon article. Ils se sont
décoincés de la tribune. Ils parviennent à nous tirer à
l'intérieur, Bruhat et moi.
Vociférations. Pendant vingt minutes, bloqué sur l'estrade,
bousculé par ceux qui veulent m'injurier de plus près, j'entends
tout le chapelet traditionnel de l'insulte. A u vol, j'en accroche
une ou deux plus originales : « Troubadour faisandé... mandarin
de Staline ! »
Par précaution, je retire mes lunettes.
On se lasse enfin de crier. Je peux, tant bien que mal,
m'exprimer. Dès le premier mot, je fais une gaffe en lançant un
nom que l'on conspue aussitôt : « Galbraith... » Un déferlement
de rires, de hurlements... Dans une éclaircie, je case ma
citation : « Dans nos sociétés de croissance, tout se passe
comme si saint Pierre, avant de les expédier vers le Paradis ou
l'Enfer, posait à chaque arrivant cette unique question : qu'as tu
fait sur la terre pour augmenter le produit national brut ? »
D'un souffle, j'arrive au bout de ma phrase. Le rire se
déchaîne, mais sans hostilité, cette fois. J 'en profite : « C'est
vrai, oui ou non ? Sans savoir qui l'a dit : saint Pierre, Galbraith
ou moi. » Jubilations : « Oui ! » Venant de tous les côtés. Nous
sommes au centre du débat. L'anneau se desserre un peu. Je
continue par questions, attendant les réponses hurlées.
Etrange dialogue. Mais dialogue quand même. Il durera
trois heures. Avec des coupures de lumière, des sifflets, des cris.
Mais, finalement, je peux dire à peu près tout ce que je voulais
dire. Les plus acharnés, se sentant isolés, abandonnent le
terrain. La discussion, avec de franches morsures et des
soubresauts d'agressivité, devient presque fraternelle. Quelques
étudiants catholiques ont fini par me soutenir : les
communistes se sont dégelés. Les organisateurs exultent et l'on
se retrouve pour un pot au Helder.
J'en profite pour téléphoner à Waldeck que tout s'est
finalement passé sans drame.
— Tu comprends, Roger, nous avons craint, après ce qui est
arrivé à Roland et à Juquin...
— Je ne suis ni Roland ni Juquin...
Je raccroche.

Nos intellectuels relèvent la tête. U n « Manifeste des 36 » est
adressé au comité central, protestant contre l'incompréhension
du Parti sur le sens et l'importance du mouvement étudiant. Ils
demandent à être entendus. La direction doit céder : le 1er juin,
au 4 rue Gît-le-Coeur, a lieu la confrontation : la délégation du
comité central est composée de Roland Leroy, de moi-même, de
Besse et de Juquin.
En face de nous, de l'autre côté de la table, les « 36 », parmi
lesquels ceux de nos intellectuels que j'aime le plus : l'helléniste
Jean-Pierre Vernant, le docteur Klotz, l'avocat Matarasso, le
peintre Pignon, Bruhat et tant d'autres.
Ils ont la dent dure : Jean-Pierre Vernant (qui fut l'un des
plus hardis dans la Résistance aux nazis) parle avec véhémence
d'une « stratégie parlementaire imbécile » de la direction du
Parti :
— Avec un aussi extraordinaire mouvement, vous allez
brader les grèves contre une promesse d'élections.
Pignon, évoquant le malaise chez les artistes, devant les
freinages du Parti, énumère toutes les « sottises » dites, écrites
et faites depuis l'article de Marchais du 3 mai. Plusieurs
demandent le « retrait de la scène » de Marchais et de Juquin.
L'estrade est sur la défensive : les juges sont devenus les
accusés. Malgré les débordements de quelques-uns, je suis si
ravi de leur réquisitoire que je n'interviens pas pour défendre
l'indéfendable. Je me contente de quitter ma chaise et d'aller
m'asseoir de l'autre côté de la table.
Roland Leroy, à la sortie, me dit qu'il fera rapport de mon
attitude « irresponsable et intolérable ». Le deuxième adjectif
est sûrement juste pour l'orthodoxie. Pour l'autre... Devant qui
sommes-nous responsables ? Devant un « groupe » qui tient le
pouvoir au Parti, ou devant le mouvement ?
Après une version très « caviardée » de mon article de
Démocratie nouvelle, que j'ai réussi à publier dans L'Huma du
15 mai, je ne pourrai plus rien passer dans notre presse. Ni
intervenir à Paris.
Des collègues de la Sorbonne, de Nanterre et de Censier, me
communiquent les documents élaborés par les étudiants et les
assistants, surtout sur les sciences humaines.
Leur esprit se résume dans l'inscription ornant alors le
fronton de la Sorbonne : « Faculté des lettres et des sciences
inhumaines ».
A la section de psychologie, l'on s'interroge sur la fonction du
psychologue à l'école, à l'hôpital, à l'entreprise : assurer une
meilleure adaptation à l'ordre établi.
D'autres mettent en cause la transformation du sociologue et
de l'économiste en valets du système.
Les philosophes se demandent si les questions de la philosophie
ne sont pas venues d ' « ailleurs » , et s'interrogent sur la
fonction sociale des « humanités ».
Sur le rideau de fer de la scène de l'Odéon, cette interpellation:
« Qui crée ? pour qui ? »
C'est le moment où, dans l'une des plus grandes concentrations
de matière grise des États-Unis, à l'Institut de technologie
du Massachusetts, le fameux M.I.T., l'on fait grève pour
réfléchir sur le sens et le but de la recherche scientifique.
« Soyons raisonnables : demandons l'impossible ! » crie-t-on
à Censier. « Changer la vie ! »
Toute une génération, en ce printemps, a l'âge et le visage de
Rimbaud.

Le bureau politique siège en permanence pendant la discussion
des accords de Grenelle entre les syndicats ouvriers, le
patronat et l'État.
Nous sommes informés d'heure en heure par un membre de
la délégation de la C.G.T., Georges Frischman, qui fait la
navette entre Grenelle et le 44, rue Le Peletier, siège du comité
central.
Pompidou ronronne avec des câlineries de chat. Lors d'une
interruption de séance, il dit à Séguy : « Vous voyez que, même
en votre régime socialiste, je pourrai encore rendre service ».
Dans la nuit du 19 au 20 mai, les accords sont signés. Au
matin du 20, le bureau politique au complet est silencieux : l'on
attend le retour de Frachon et de Séguy qui sont allés, de la
passerelle de l'île Seguin, donner aux ouvriers de Renault
connaissance des accords signés à Grenelle.
Malgré leur prestige, ils ne sont pas parvenus à obtenir
l'accord des grévistes. Consternation. Long silence.
Georges Marchais le rompt le premier. Il s'adresse à Séguy :
— Il faut en finir avec les occupations d'usine. L'opinion,
notamment en province, ne nous suit pas. Surtout après le
matraquage de l a presse et les provocations des groupuscules
étudiants.
Séguy lui répond :
— L'on peut stopper, mais nous y perdrons des plumes.
Encore un silence. Je ne peux plus me contenir :
— Georges a raison de dire que l'opinion ne nous suit pas.
Mais pour des raisons contraires à ce qu'il croit. Ce n'est pas
une grève générale classique entraînant seulement les ouvriers.
Les usines sont occupées, les universités aussi, la télé aussi,
l'administration est grippée, il y a des hésitations dans la
magistrature : des juges ont refusé d'ordonner des évacuations
d'usines... C'est une grève nationale, et tu veux déjà tourner la
page?... C'est ça que l'opinion ne comprend pas.
— Et les C.R.S., tu les as vu fondre dans ta grève nationale ?
— Tu crois qu'avec les C.R.S. on peut faire le boulot des dix
millions de grévistes ? Remettre en marche les universités ?...
— Des grèves et des répressions, on en a vu d'autres...
— Voilà l'erreur : appliquer à un événement nouveau un
schéma du passé...
— Qu'est-ce qu'il a de nouveau, ton événement ?
— Il n'est pas né en période de crise : peu de chômage, peu
d'inflation, un taux de croissance relativement élevé. Et voilà
que nos jeunes prennent conscience que le système est plus
dangereux par ses succès que par ses échecs...
— Qu'est-ce que ça change ?
— Tout. Le but même du mouvement. Ce qui est mis en
cause, c'est un modèle de développement où la croissance
économique est identifiée au bonheur. E t toute une civilisation...
Alors, à tâtons, sans stratégie, c'est vrai, ils cherchent
ailleurs...
— A Katmandou..., lance quelqu'un.
Hilarité générale.
Gaston Plissonnier, premier « mousquetaire du Roi » attaque:
— Si on suivait Roger, on irait... je ne sais pas si c'est à
Katmandou ou ailleurs, mais sûrement à l'aventure.
— Écoute, me dit François Billoux : je te connais depuis plus
de trente ans. J'ai bien aimé ton romantisme et même ton
mysticisme... Mais aujourd'hui il s'agit de choses sérieuses. Je
propose qu'on passe de tes rêves à la réalité.
Tout le monde est d'accord avec François pour « passer aux
choses sérieuses ».
Marchais les expose : des élections sont proches. Il ne s'agit
pas d'effrayer les gens, perturbés par les gesticulations des
gauchistes. Notre Parti doit apparaître comme la sagesse et la
responsabilité si nous voulons rassembler les masses et gagner
des sièges...
Je ne parviens pas à suivre le cortège de ces funérailles de
l'espérance.

Marchais a, en effet, flairé depuis longtemps la perspective
des élections que de Gaulle propose en échange d'une reprise
du travail.
Au bureau politique, Marchais triomphe :
— Tu vois, si on avait écouté tes rêveries...
Et à Séguy :
— Maintenant, ce que je t'ai dit la semaine dernière est
encore plus urgent : il faut trouver la piste pour l'atterrissage
des grèves. Vite. Il est temps que les imprimeries fonctionnent
pour faire les bulletins de vote et le matériel de propagande
électorale.
Ainsi fut fait... et, un mois après, Pompidou obtient un
triomphe dans les urnes. L'ordre régnera.
A la session du comité central de Nanterre, le 8 juillet, je
dénonce notre faillite. Depuis le début des événements :
— Dès le 3 mai, l'article de Marchais reprochait aux
« groupuscules » d'empêcher le fonctionnement « normal » des
facultés. A la Chambre, Baillot, par question écrite, demandait
au ministre... quelles mesures il comptait prendre pour assurer
ce fonctionnement « normal » ? A u moment où les « normes »
étaient mises en question, nous offrions la trique pour la
répression. Tout cela pour n'avoir rien compris à ce qui se
passe dans la tête et le coeur des gens, et avoir rabâché nos
schémas. Un parti conservateur peut se passer de théorie, se
contenter d'un « empirisme organisateur », comme disait
autrefois Maurras. Mais un parti qui se prétend révolutionnaire
ne peut pas se passer de théorie comme boussole et
comme carte de l'avenir, ni d'analyse de ce qui est en train de
naître. Georges, dès le 3 mai où tu ne voyais, dans le
mouvement, que gesticulations anarchistes et non son sens
profond, ton article contenait le germe de toutes nos erreurs.
Par ton aveuglement, tu mets le Parti sur une voie de garage,
dans les bas-côtés de l'Histoire. Tu seras le fossoyeur du Parti.
Tollé général.
Je ne suis plus qu'un exclu en sursis.

On m'utilise pourtant encore, pendant plus d'un an, comme
article d'exportation.
A Heidelberg, conférence sur le dialogue chrétiens-marxistes,
dans le grand amphi de l'université, sous la présidence du
doyen de la faculté de théologie, avec plus de sept cents
étudiants. Mes conclusions : le dialogue avec l'Allemagne de
l'Est et la légalité pour le Parti communiste allemand. Le texte
est ronéoté à l'Institut français et distribué.
A Montréal, sur mon livre Marxisme du XXe siècle, mille
étudiants dans la salle d'honneur de l'université. Le lendemain
est créée à l'université une cellule du Parti sur la base de la
discussion.
En Californie, à l'université de Santa Clara, près de San
Francisco, six cents étudiants. Le père Buckley, un jésuite, m'invite
à prendre la parole avec lui, à la messe, sur le Viêtnam.
Devant l'autel. Trois cents étudiants ont applaudi dans la
chapelle.

Sur la Révolution d'Octobre, quarante-cinq minutes d'émission
à la télévision autrichienne, où, pourtant, les choses sont
difficiles en raison des souvenirs laissés par les troupes soviétiques
d'occupation.
17 novembre. A Londres, les Amis de Teilhard de Chardin
m'invitent à un débat, avec le père Abel Jeannières (un jésuite,
directeur, à Paris, de la revue Projet) sur « Liberté et créativité».
6 décembre. A Bruxelles, sur « le problème chinois », je suis
invité par l'Union des étudiants communistes à l'université.
Des prochinois, et d'autres qui ont planté le drapeau noir à la
tribune, ont décidé de m'empêcher de parler. Les jeunes de
notre service d'ordre engagent une bataille physique, et nous
nous emparons de l'estrade. Une paire de lunettes cassée, et la
veste déchirée. L e Monde, sous la plume de son correspondant
particulier — très particulier en effet — Pierre de Vos, publie
un montage de textes sans aucun rapport avec ce que j'ai dit. Il
me prête de violentes attaques contre le Parti communiste
français, dont je n'ai pas parlé.
Devant les protestations et le compte rendu donné en
Belgique dans Le Soir de Bruxelles et dans le journal de la
démocratie chrétienne : La Cité, Le Monde du 7 novembre publie
mon démenti, avec cette note : « Nous n'avons rien à ajouter. »
Le directeur de la revue théorique du Parti communiste
anglais, Klugman, m'invite à rencontrer, à Cambridge, sur le
problème chinois, le biologiste Joseph Needham, auteur d'une
gigantesque Histoire de la science chinoise en huit volumes. Il est
troublé par la campagne antichinoise du Parti français, où, me
dit-il, « on ne reconnaît plus un communiste d'un anticommuniste».

Après les rêves du printemps 68, le cauchemar revient avec
l'invasion de Prague.
Malgré le chaos du mai parisien, est maintenue l'invitation
qui m'a été faite, en janvier, de passer mes vacances en Crimée.
Le 20 août, un membre du comité central soviétique vient
m'informer, à 6 heures du matin, que, « à l'appel du bureau
politique tchèque », l'armée soviétique est « entrée ».
— Donnez-moi la liste des membres du bureau politique
tchèque, et les noms de ceux qui vous ont « appelés ». Dubcek
est-il parmi eux ?
Il bafouille.
— Donc vous mentez. Je veux connaître l'opinion de mon
parti. Je vous prie de me donner les moyens de rentrer
immédiatement.
Il invoque des problèmes techniques : période de vacances,
pas de places dans les avions...
— Si je ne suis pas à Paris demain à midi, je tiendrai cela
pour une séquestration. Et je le dirai publiquement.
Le soir, à minuit, j'arrive à Moscou, à l'hôtel réservé aux
dirigeants étrangers :
— La camarade Jeannette Vermeersch est ici. Elle a
demandé que, quelle que soit l'heure de votre arrivée, vous
alliez la voir.
Elle arpente sa chambre, s'arrête net à mon entrée :
— Tu connais la décision du B.P. ?
— Non.
— Moi j'ai téléphoné au secrétariat à Paris. Voici le texte.
Elle me le lit nerveusement. Lorsqu'elle arrive au passage
« le Parti communiste français réprouve l'intervention... », je
crie : « Bravo ! »
Elle arrache ses lunettes :
— Tu me permettras d'être moins satisfaite que toi. C'est
une honte.
Le lendemain, dans l'avion qui nous ramène à Paris, face à
face dans le petit salon qui nous est réservé, nous rédigeons
chacun notre intervention pour le comité central. De temps en
temps, l'un de nous lève la tête et rencontre le regard de l'autre.
Sans un mot. Une amitié de trente ans semble morte.
Au comité central, seule Jeannette s'élève violemment contre
le désaveu de l'Union soviétique. Je demande la parole aussitôt
après elle :
— Je ne comptais plus intervenir...
De sa place, Jeannette me crie :
— Menteur ! Ce matin tu préparais ton texte dans l'avion.
— Laisse-moi finir ma phrase : je ne serais pas intervenu,
puisque tout le monde me semble d'accord, si Jeannette ne
venait pas de défendre une telle position.
L'unanimité n'est qu'apparente.
Le lendemain, au cours d'une visite à l'ambassadeur de
Tchécoslovaquie à Paris, Pithart, pour m'informer plus complètement
sur la situation à Prague, nous décidons, l’ambassadeur et moi, de faire un communiqué : il ne suffit pas de
condamner la forme militaire de l'intervention. Il ne s'agit pas
d'une erreur, mais de la logique interne d'un système qui
conduit à de telles aberrations. Notre conclusion : « Un pays
qui en opprime un autre est-il socialiste ? Allez-vous-en. »
Ce manifeste, capté à Prague par la radio clandestine, est
diffusé en face des chars soviétiques. L'ambassadeur Pithart est
immédiatement rappelé à Prague et destitué. L'Humanité du
lendemain publie contre moi un blâme public désavouant mon
texte et dénonçant mon « indiscipline ». Il m'est difficile de la
contester.

Roger Garaudy
Mon tour du siècle en solitaire
Mémoires
Editeur Robert Laffont, 1989
IIe partie, chapitre 11 « 68 le tournant des rêves »
Pages 231 à 249