08 mars 2016

Thomas Münzer (2)

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Thomas Münzer, le leader de la première grande révolte explicitement communiste, au seizième siècle, a été oublié dans le panthéon révolutionnaire. Ainsi cet été j'ai vu des tatouages et une serviette du bain figurant le portrait du Che, mais pas trace de Münzer.... 
 
Ce n'est pas uniquement question d'éloignement dans le temps, car Spartacus, bien plus lointain, a acquis une force symbolique immense. Ce n'est pas seulement parce que le Cuba des années 50 est quand même plus attirant que l'allemagne paysanne de la Renaissance... A la fête de l'Huma le stand Mojito est quand même plus approprié que l'ascétisme évangélique de Münzer. 
 
A mon avis, on doit cet oubli (aucune oeuvre fictive d'importance n'a traité de cette grande révolte des paysans) au fait que Munzer fut un prêcheur luthérien en dissidence, qu'il avait enchâssé son discours ultra révolutionnaire dans une démarche religieuse, millénariste, apocalyptique ; la seule capable à l'époque d'entrainer les masses, les humanistes pré laiques  étant certes des lumières glorieuses, mais seulement annonciatrices et isolées (voir un autre livre de Bloch que nous avons chroniqué). Or, le socialisme moderne, dans ses multiples formes, a émergé en rupture (excepté en Amérique Latine) avec la religion, identifiée à l'ordre établi. Münzer est ainsi une figure étrange, un complice perdu chez l'ennemi héréditaire. Mais on oublie que le camp laïque ne s'était pas alors dégagé, on oublie le caractère ambivalent du christianisme, qui en son temps unique idéologie possible, contenait tout et son contraire. Il reste que les sentiments comptent plus que tout dans la ferveur révolutionnaire ; le théologien Munzer reste sans charisme auprès de nos contemporains enfiévrés. 
 
 
Ernst Bloch écrit son livre sur Münzer en 1921. Alors qu'il a vu dans Karl Liebknecht un nouveau martyre de l'idée communiste enfin ressurgie du Moyen Age allemand. Alors qu'il pense que la révolution russe, dont on n'entrevoit pas encore la dérive, est la réalisation de la promesse de 1525. 
 
Son livre - celui d'un grand Historien - est ainsi saisi d'un enthousiasme frénétique, d'une grandiloquence déchaînée. Bloch s'identifie complètement à Münzer, se glisse dans la peau des anabaptistes et autres millénaristes, pense en leurs termes, parle avec leur langage exalté, nous replonge dans l'époque. Cela donne un étonnant mélange de mysticisme et d'histoire marxiste.
 
Thomas Münzer est un éclaireur. Un de ceux que l'on peut regarder de notre époque tardive avec émotion car il prend la parole en une époque où il est obligé de périr vaincu. Les conditions ne sont pas réunies pour qu'il réussisse. Il n'a aucune chance. Mais sa conscience est en avance sur le développement économique, social, culturel de la civilisation. 
 
Il est lui-même un enfant quasi abandonné, ayant vécu dans la plus grande misère. Dans cette Allemagne ou la réforme protestante apparaît, comme une révolte dont il lui appartiendra de proposer l'approfondissement, d'en tirer les conclusions pleinement révolutionnaires, alors que Luther, partant d'un geste d'insoumission face à la corruption de l'Eglise, avait ensuite remis son prestige dans les mains des puissants.
 
Il a vingt ans et il prêche dans cette Allemagne qu'il parcourt.  Il est manifestement influencé par la lecture du millénariste Joachim de Flore, mais c'est son expérience propre qui parle, et lui inspire une vision particulièrement incisive et novatrice de l'Evangile. Pour lui, le temps est venu de réaliser le Royaume de Dieu, ici et maintenant. Rien de moins.
 
Au début, Luther lui fait confiance et l'adoube. Mais il commence à se faire connaître comme agitateur. En Bohême, il lance un Appel grandiose : contre les Prêtres, contre les seigneurs. 
 
"La pure et virginale Eglise est devenue une putain".
"J'aiguise ma faucille pour couper la récolte".
" C'est ici que prendra commencement l'Eglise rénovée des Apotres et c'est d'ici qu'elle s'étendra au monde entier".
 
Mûnzer est menacé et doit trouver refuge chez l'Electeur de Saxe. Il met en place une Ligue Secréte (La ligue d'Allstedt) aux objectifs clairement communistres. Elle compte quelques centaines de personnes absolument dédiées à la cause. La Ligue ne doute pas un instant d'être soutenue par la main de Dieu et trouve son sens rapidement dans l'Apocalypse.
 
Peut-être pour la première fois, ils s'en prennent, non pas à un tyran. Mais à un système, ou plutôt au monde lui-même. En janvier 1524 Münzer fait paraître sa Proclamation la plus importante, depuis Allstedt. Il rompt avec un Luther avec qui pour l'instant les rapports étaient ambivalents. Non, le devoir du Chrétien n'est pas de s'en remettre à la simple Ecriture, il est de vivre en Chrétien et de transformer le monde en conséquence, tout de suite. Münzer prêche en Allemand, dans l'objectif déclaré de soulever le peuple.
 
Les Seigneurs de cette Allemagne éclatée et tenue par les puissants locaux s'effraient de cet homme écouté, qui ne prend aucun gant et demande "que ne soit épargné sur cette terre aucun de ceux qui font obstacle à la Parole de Dieu". Münzer dévoile l'alliance fatale entre les écclésiastiques et les Junkers, et désigne la cible : c'est bien le pouvoir des riches, laïques et serviteurs prétendus de Dieu, ensemble stigmatisés, qu'on doit renverser :
 
"On voit bien maintenant comment forniquent ensemble, dans leur entassement,  anguilles et serpents. Les Prêtres et tous les mauvais hommes d'Eglise sont des serpents (...) les seigneurs et potentats de ce monde sont des anguilles (...) Ah chers seigneurs, comme le Seigneur va joliment fracasser les vieux pots avec une verge de fer !".
 
Des troubles surgissent un peu partout, chez les paysans, les mineurs. On décèle la main de Münzer derrière eux. On commence à le censurer. Mais on hésite à aller plus loin par peur d'un soulèvement général. Münzer continue, et appelle sans ambages à l'insurrection.
 
Une révolte éclate en ville, à Muhlhausen, où la population se rend maître de la ville, et Münzer la rejoint. On essaie de rassembler autour de ce foyer. Bien évidemment, son radicalisme ne cesse de distinguer le grain révolutionnaire de l'ivraie capitularde. Et pour cause, quand on le lit :
 
" il faut que les puissants, les égoïstes, les incrédules, soient renversés de leurs trônes".
"Dieu, dans sa fureur, a donné au monde les seigneurs et les princes, et dans sa fureur il lui enlèvera".
 
Il suscite ainsi la révolte et l'animosité en même temps, obligé de fuir de place en place.  Depuis Nuremberg il fait paraître un texte où il attaque directement Luther comme complice des puissants, qui s'en prend aux petits curés et à leurs indulgences, mais pas aux Seigneurs à qui il a confié la hiérarchie suprême de l'Eglise . Les Seigneurs ont pu grâce à son action de sape contre le catholicisme romain s'emparer des biens de l'Eglise.
 Il est temps de dépasser cette étape, il est temps pour la Réforme de se muer en révolution totale. Münzer est la deuxième phase d'un processus de révolution permanente.
 
"Pourquoi les appelles tu Sérénissimes Princes ? Ce titre n'est pas à eux. Il n'appartient qu'au Christ."
 
La tâche de la révolution à venir, c'est d'en finir avec les souffrances des pauvres.
 
 "La plus grande infâmie ici-bas est que personne ne veuille prendre sur soi la famine des nécessiteux, les grands de ce monde font ce qui leur plaît (...) Voyez donc, le comble de l'usure, du vol et du brigandage, voila nos seigneurs et nos princes. Ils s'approprient toute créature (...) Il faut que tout leur appartienne. Ensuite ils notifient aux pauvres le commandement de Dieu disant : Dieu l'a prescrit, tu ne dois point voler ! Mais , pour leur compte, ils ne se croient pas tenus d'obéir à ce précepte (...) Ils se refusent à supprimer ce qui provoque la révolte ; comment les choses, à la longue, iraient-elles mieux ? Mais, si je parle de la sorte, on me traite de séditieux, allons donc !".
 
On croirait ici entendre parler un socialiste du 19eme siècle. 
Spartacus avait soulevé les esclaves. Des chrétiens avaient prêché la pauvreté. Mais Spartacus voulait libérer les esclaves et partir fonder un monde nouveau pour eux. Les chrétiens allèrent vivre leurs expériences communautaires ou singulières de pauvreté. Avec Münzer, c'est différent. Munzer veut accomplir la révolution, il veut arracher le monde à ses dominants. 
 
L'agitation s'accentue. Les anabaptistes suisses se joignent à Münzer. Les tracts communistes fleurissent dans le pays. Les mineurs saxons se révoltent, on brûle des châteaux. Des camps paysans se constituent.
 
Les appels de Munzer enflamment une paysannerie qui paie le prix fort en ce temps là, surtout en Allemagne ou elle est sous l'emprise des Seigneurs locaux. Les révoltes se multiplient, depuis la jaquerie française du siècle précédent. A l'appel du ventre creux, vient s'ajouter celui du millénarisme, qui est l'autre face de la Renaissance humaniste. L'affaissement du vieux monde ordonné médiéval produit de multiples hérésies, la fuite en avant millénariste, l'espoir de la nouvelle Jerusalem et de la Parousie. Si le destin des hommes est désormais en leurs mains, alors ils peuvent devenir des Dieux. Münzer prend racine dans ce contexte. Il revient aux hommes de prendre leurs responsabilités, et d'agir pour créer le Royaume. Ce message parle aux paysans attirés par l'idée de l'Eglise primitive, qui évoque une paysannerie ancienne, libre. Avec le retour des idées antiques, ce n'est pas seulement Aristote qui a resurgi, mais le Platon communiste que Münzer cite.
 
Münzer et les siens appellent désormais directement au soulèvement : "A l'oeuvre ! Mettez-vous en besogne ! Soulevez villages et villes. Frappez tant que le fer est chaud".
 
Une troupe de milliers de paysans, rejointes par des urbains se regroupe à Frankenhausen.  C'est là, en campagne, que la paysannerie insurgée sera écrasée par les colonnes seigneuriales. Faute d'un chef de guerre.  Faute d'une capacité de coordination et de cohésion que l'époque était incapable d'offrir. Lâchement, les Seigneurs entament des négociations avec les révoltés et attaquent par surprise pendant les tractations. C'est un massacre de 5000 paysans, Münzer est arrêté en ville. Il sera torturé et exécuté, sans se dédire. On essaiera de le salir.
 
La révolte survit. Elle se transfère en ville. Jusqu'à Strasbourg.  Devant la répression, des colonies paysannes partent en Moravie pour établir des communautés, qui dureront longtemps. Les baptistes sont traqués. En instaurant le baptème adulte, comme le voulait aussi Münzer, revenant aux pratiques de Jesus, ils introduisent un élément de grande subversion, puisqu'ainsi c'est la vie que l'on mène qui donne le droit au titre de chrétien... Ils fuiront aux Etats Unis, et porteront un mélange d'idée communautaire et de réaction conservatrice, ce dernier penchant l'emportant...
 
Le pic de la révolte est à Munster, qui tente de fonder une nouvelle Jerusalem, sous l'influence de proches de Münzer, dont Melchior Rink (donnant son nom aux melchiorites). La nouvelle Jerusalem, qui aura donné les plus grandes preuves d'exaltation, est écrasée militairement avec une violence sans limites.
 
Le christiannisme révolutionnaire va mourir là. Son héritage, celui du droit naturel absolu, renaitra chez les Camisards cévenols, dans la révolution anglaise, en particulier chez les nivelers, puis dans la révolution française.
 
Engels reprochera presque à Münzer d'avoir été trop hâtif. Ernst Bloch, tout enthousiasmé par la révolution russe, ne le suit pas. Il pense encore que Lénine a démontré que le socialisme est possible dans des conditions d'arriération. Ce qui sera démenti par les faits. Lénine et Trotski le savaient d'ailleurs, et conditionnaient clairement la réussite de leur révolution à la contagion allemande.
 
Faut-il pour autant considérer Münzer comme un Quichotte ? Non pas certes. Quichotte était nostalgique d'un monde perdu, rêvé. Munzer voyait la nécessité en gestation dans le présent, en se référant certes à un passé mythique. Comme le qualifie Boch, Münzer est un "héros tragique" et non un personnage tragi comique.
 
L'échec de la guerre des paysans fait éclater, très vite, alors que Luther est encore vivant, qu'il a un comportement honteux dans cette affaire, allant jusqu'à appeler les Seigneurs à massacrer les insurgés, le caractère immédiatement contre révolutionnaire de la Réforme. Ernst Bloch est très sévère envers Luther et s'attaque à toute sa doctrine comme ciment de l'oppression continuée. 
 
Si le protestantisme a permis la sécularisation, et ainsi exprimé la montée en puissance de la bourgeoisie, il reste que l'apparition de Münzer montre de suite ses failles. Le protestantisme, plutôt que de devenir sublime dans le communisme, donnera cours au calvinisme dont Max Weber a montré le rôle dans le capitalisme décomplexé. Toutes les frontières morales contenues par le christianisme y seront abolies, à travers l'idée de la Predèstination qui justifie tout. Luther lui-même produit une idéologie de résignation, décrivant l'homme comme mauvais et toujours entaché par le Pêché originel quoi qu'il fasse, s'en remettant à l'ordre établi. C'est une idéologie si pessimiste que les hommes ne doivent même pas s'en vouloir de pêcher. Belle entreprise de justification aussi... La foi luhérienne est inactive, elle est sans conséquence. Elle déculpabilise l'oppresseur. La "justification par la seule Foi" est la voie qui mène à un monde sec.
 
Combien était plus féconde l'exaltation münzerienne ! Laissons lui le dernier mot :
 
" Avec l'avènement de la foi, c'est à nous tous qu'il adviendra qu'hommes charnels nous devenions des dieux grâce à l'incarnation du Christ (....) que dis-je ? bien plutôt complètement transformés, pour que la vie terrestre se métamorphose en ciel"

06 mars 2016

Thomas Müntzer (1)

[Sur un prophète que Garaudy a souvent évoqué, par exemple ici: http://rogergaraudy.blogspot.fr/2014/12/transcendance-et-revolution-par-roger.html]

Thomas Müntzer : aux origines du communisme libertaire chrétien
http://revuelimite.fr/thomas-muntzer-aux-origines-du-communisme-libertaire-chretien

Souvent tenu pour responsable de l’avènement du capitalisme depuis la publication de L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme par Max Weber en 1904 et 1905, le protestantisme a cependant accueilli dans ses rangs quelques penseurs radicaux, comme Christopher Lasch ou Jacques Ellul. C’est d’ailleurs durant la Réforme qu’est apparu l’un des premiers chrétiens révolutionnaires : Thomas Müntzer.
Dans l’imaginaire collectif, socialisme et christianisme ne font pas bon ménage. Du célèbre « la religion est l’opium du peuple » de Karl Marx (Critique de la philosophie du droit d’Hegel), à Mikhaïl Bakounine qui explique que Dieu « n’est rien, et ne devient le tout que par crédulité religieuse » (Fédéralisme, socialisme et antithéologisme), les socialistes n’ont pas toujours été tendres avec les croyants. En retour, l’Église catholique condamne rapidement le « socialisme athée » et la lutte de classes dans l’encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII, en 1891, qui pourtant dénonce les excès du capitalisme et encourage le christianisme social. Cependant, entre l’importance accordée aux pauvres et le mépris du fétichisme de l’argent, de nombreux points communs existent entre les deux doctrines, au point que Friedrich Nietzsche ne voyait dans le socialisme qu’un « christianisme dégénéré ».  Une provocation qui a au moins le mérite de rappeler la dette du socialisme envers le christianisme. En effet, il peut être bon de se souvenir que de nombreux pionniers du socialisme étaient chrétiens – à l’instar de Pierre Leroux, Philippe Buchez ou Etienne Cabet –, tout comme certains inspirateurs du mouvement politique, comme Thomas Müntzer, pasteur protestant et millénariste (doctrine qui soutient l’idée d’un règne terrestre du Messie, après qu’il a chassé l’Antéchrist) du XVIe siècle. Anarchiste chrétien pour certains, ce dernier était également décrit par Friedrich Engels « comme  le héros d’un communisme primitif, précurseur du communisme scientifique » (La guerre des paysans en Allemagne, 1850) et par Ernst Bloch comme « un communiste doué d’une conscience de classe, révolutionnaire et millénariste » (Thomas Munzer, théologien de la révolution, 1921).
En 1517, le monde catholique est ébranlé par la publication des 95 thèses de Martin Luther, que Jean Jaurès considère (à tort ?) comme le premier socialiste de l’histoire. Excommunié par le pape Léon X en 1521, l’Allemand fonde ainsi le protestantisme. Müntzer, jeune prêtre auxiliaire dans la ville d’Halle, devient rapidement un des chefs de file de ce mouvement religieux. Après son ralliement à Luther, qui le nomme pasteur, il entre ouvertement en conflit avec le Vatican, avec la publication du Manifeste de Prague (en 1521), qui constitue un appel à la révolte contre l’église de Rome qu’il qualifie de « putain de Babylone ». Son radicalisme finira cependant par le séparer de son mentor. En effet, proche des paysans pauvres, Müntzer prêche dès le départ une théologie révolutionnaire et prône selon Bloch une « démocratie mystique ». Fidèle au message du Christ, il considère que l’abondance matérielle éloigne du ciel (« Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu », Matthieu 14, verset 24). Mais il estime également que la pauvreté, conséquence de l’exploitation des princes et des riches, éloigne du ciel. Selon Müntzer, les pauvres sont trop malheureux pour se consacrer réellement à Dieu, pour prier et pour lire la Bible. Contrairement à Luther, qui insiste sur la séparation entre spirituel et temporel, il développe l’idée fondamentale qu’aucune réforme religieuse n’est possible sans bouleversement social.
Il devient alors le premier à prêcher en allemand. Dans ses messes, destinées principalement aux paysans, il accuse violemment les princes. Lors du Sermon aux Princes, qu’il prononce devant la cour du duc de Saxe, il s’en prend à l’autorité de l’Eglise et de l’empire. Mais, trop virulent, le prédicateur est alors successivement chassé de trois villes. Il devient nomade et s’installe même un temps en Suisse. En 1523, il commence à critiquer Luther. Il reproche à son mentor sa trop grande proximité avec les pouvoirs civils. Alors qu’une grande révolte de paysans éclate dans le Saint-Empire romain germanique, liée aux conditions sociales désastreuses des plus pauvres, mais aussi à l’agitation religieuse provoquée par la Réforme protestante, Martin Luther prend position pour les seigneurs qui le soutiennent. Comme l’explique Bloch : « L’écrasement de l’Église par Luther ne signifie aucune révolution venue de la base, mais bien un royaume étatique fondé d’en haut, une explosion de despotisme divin qui réduit à néant toute participation de l’humanité à l’exercice du pouvoir, toute synergie. » Le père du protestantisme condamne sans appel les soulèvements dans une courte brochure intitulée Contre les bandes pillardes et meurtrières des paysans, où il écrit notamment qu’« il n’est rien de plus venimeux, de plus nuisible, de plus diabolique qu’un rebelle » et demande aux autorités de « frapper en toute bonne conscience, frapper aussi longtemps que la révolte aura un souffle de vie ». Le divorce est alors définitif entre Müntzer, qui choisit de grossir les rangs des rebelles, et Luther. Le pasteur révolutionnaire tente de défendre un ordre social équitable : suppression des privilèges, dissolution des ordres monastiques, toits pour les sans-abris, distribution de repas pour les pauvres. Bien que l’homme d’église « ne possédait manifestement pas les moindres connaissances militaires », selon Engels, il prend la direction d’une armée. Celle-ci gagne la ville de Mühlhausen en Thuringe, en février 1525, et y instaure une théocratie égalitaire. Malheureusement, elle est finalement regagnée par les forces adverses en mai de la même année. Müntzer est alors arrêté, torturé et décapité.
L’exemple de Müntzer nous prouve que spiritualité et théorie révolutionnaire peuvent très bien être compatibles. De plus, il confirme l’intuition formulée par Jacques Ellul, qui fut membre du conseil national de l’Eglise réformée de France de 1956 à 1971, dans Anarchie et christianisme (1988) que « le christianisme, envisagé dans son rapport à la politique, dispose à l’insoumission, à la dissidence, à la récusation même de tout pouvoir, de toute hiérarchie ».

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03 mars 2016

Syrie: mensonge, nausée, sanctions. par Michel Raimbaud

Le pire ministre des affaires étrangères jamais offert à la France a déguerpi. Il laisse derrière lui une diplomatie ruinée, décrédibilisée et démoralisée : seraient-ils les meilleurs de la planète, nos diplomates ne peuvent faire de miracles lorsqu’ils sont amenés à ne défendre que des dossiers indéfendables, qui les placent systématiquement du mauvais côté de l’Histoire. C’est là que le bât blesse.
Le départ d’un ministre aussi étranger aux affaires étrangères, qui ne se réveillait qu’au nom de Bachar al Assad, ne fera guère pleurer que lui-même et ses complices. Mais les optimistes inoxydables, inondés d’espoir l’espace d’un adieu, devraient se méfier : si le pire n’est jamais sûr, le meilleur l’est encore moins.

01 mars 2016

Garaudy et la transcendance: un effort de synthèse

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[Première partie de ce texte à lire ici]

Teilhard de Chardin nous dit qu'un possible nous attend, ou nous attire, différent du présent, ce possible déjà réalisé. Nous ne pouvons atteindre ce possible qu’à travers l’autre, par l’amour.  L’analyse marxienne de l’aliénation et les perspectives émancipatrices qu’elle rend impératives ne s’opposent en rien à la vision teilhardienne. Au contraire, les deux analyses se complètent, et donc les deux chemins peuvent légitimement converger.
A l’éclairage de Roger Garaudy, qui s’inscrit dans ce mouvement de convergence, et en dépit des protestations prévisibles des orthodoxes des deux bords, traçons le périmètre de cette complémentarité.
D’autres possibles existent. Un au-delà de ce monde désenchanté est à conquérir; un dépassement de toutes limites, de toutes nos limites, est possible.
Pour fonder l’essentiel de sa vie sur cette conquête, pour combattre «aux frontières de l’illimité et de l’avenir» (Apollinaire, "Caligrammes"), il faut comme le voulait Pascal parier «qu’une rupture radicale est possible» [Roger Garaudy , « L’avenir mode d’emploi», Vent du large, 1998, p 182]. Ce n’est pas un pari «en l’air », une rodomontade, c’est une vraie adhésion énoncée et assumée à  une «certitude sans preuve» [Ibid], à un «postulat[Ibid]. Il y a des risques, des dangers même ; mais rien n’est écrit, rien n’est gagné ou perdu d’avance, tout l’à-venir tient à l’intensité, à la durée,  à la qualité de l’action humaine, de l’effort humain.
Tout le travail de Marx a consisté, selon Garaudy - qui l’a maintes fois répété -, à construire une «méthodologie de l’initiative historique», c’est-à-dire de l’initiative nécessaire pour supprimer l’aliénation et libérer les capacités d’hominisation-humanisation de l’homme. Cette méthodologie complète parfaitement le credo teilhardien d’une véritable «mystique de l’action» [Jacques Masurel, "Questions pour un monde en devenir", Aubin,2002, p 63]. Se pourrait-il  qu’elle se mette à son service ?
Le marxiste Garaudy écrivait déjà en 1966: «Le mouvement même qui nous porte, en chaque moment, à créer dans l’angoisse et le risque une réalité plus haute, nous pouvons en prendre conscience comme de notre réalité la plus profonde, la réalité constituante de l’homme créateur.» [«Marxisme du 20ème siècle», La Palatine, 1966, p 112].
Teilhard ne dit pas autre chose. La transcendance n’est plus seulement «un attribut de Dieu mais […] une dimension de l’homme[Ibid, p 113], «une présence en nous de l’exigence, responsable et libre, de notre propre dépassement» [RG, «Le 21e siècle suicide planétaire ou résurrection ?», L’harmattan, 2000, p 53], un «horizon qui recule sans fin lorsque j’avance» [RG, «Les fossoyeurs. Un nouvel appel aux vivants», L’Archipel, 1992, p 253] et plus poétiquement «le jaillissement libre et fantaisiste sur toutes les voies inexplorées» [Teilhard, «  L’avenir de l’Homme», Seuil, Points-Sagesses, p 69]. Quel que soit le nom que l’on donne à cette présence, à cette exigence, à cet horizon, à ce jaillissement.
L’amour est le principal, et le seul indispensable, médiateur de la transcendance, quelle qu’en soit la forme, individuelle ou collective, quotidienne ou grandiose, car l’amour est la plus grande énergie contenue en chacun de nous et répandue dans notre univers. Au sens philosophique premier du terme, l’amour est le mouvement qui nous pousse à nous unir aux autres. L’amour de son prochain au sens large, mais aussi évidemment - d’aucuns diront «surtout» - l’amour entre deux êtres humains, car, ainsi que le dit un soufi persan que Roger Garaudy aimait citer, Ruzbehan de Chiraz : «C’est dans le livre de l’amour humain qu’on apprend à déchiffrer l’amour divin». 
Pour Garaudy, la transcendance est «don d’amour de l’individu au tout de l’humanité» [«Marxisme du 20e siècle», op cit, p 114] ; et «l’amorisation»  de Pierre Teilhard de Chardin  est «l’approfondissement de notre moi le plus intime dans le plus vivifiant rapprochement humain» [op cit. p 69].
Chez les deux philosophes, point de vieillard barbu pointant son index sur l’humanité ! Point de déterminisme par une matière sans esprit ou par un soi-disant divin oppresseur ! Point de fatalisme ou de superstition ! Les deux mettent d’ailleurs l’accent en permanence sur le travail humain, sur la socialisation croissante de l’espèce, sur l’émergence d’une «super-humanité» (ou d’un homme «ultra-humain») pour Teilhard, d’un «homme nouveau» pour le marxiste Garaudy.
«Etre aliéné, c’est être dépossédé de soi, de sa transcendance, de sa liberté» [RG, «Sciences humaines et islam», conférence à Alger, 1986, inédit, documentation personnelle]. L’homme aliéné, en se perdant, perd son humanité, la transcendance qui habite cette humanité, et la liberté dont la possibilité de transcendance est garante.
La transcendance et ses instruments ne sont pas extérieurs et supérieurs à l’homme individuel et générique, car, si c’était le cas, ils perpétueraient ou aggraveraient l’aliénation en devenant des idoles hautaines et lointaines, ils le précipiteraient dans la dispersion, mais ils sont en lui, ils lui sont immanents, en tant qu’il est un être en devenir, un possibilisateur d’impossibles.
Marx a fait son travail de matérialiste et de dialecticien en démontant le processus aliénant du Capital, mais il n’a pas vu – notamment parce que les églises de son temps lui barraient l’horizon – que la transcendance était une part de l’humanité, la meilleure car elle est celle qui lui permet d’accéder à un stade supérieur de développement. Heureusement, Teilhard est là et, parce qu’elles s’emboîtent bien sans se confondre, avec clarté et précision, l’œcuménique Garaudy rassemble les deux oeuvres sans en trahir aucune.      

Garaudy fut marqué au fer rouge par l’appel de la transcendance. Comme celle de Teilhard de Chardin, toute sa vie fut une recherche de l’Absolu, cette «passion désespérée d’être au monde» décrite par le poète communiste Pier Paolo Pasolini.
Jeune militant protestant, il adhère cependant dés 1933, à vingt ans, au parti communiste, qui, à l’époque est le temple d’un véritable «messianisme séculier» [
Claude Obadia, http://claudeobadia.fr/?p=57].
Arrêté en 1940, déporté en Algérie, il y vit une double expérience de la transcendance: celle de la fraternité avec ses compagnons de captivité, et surtout celle de ces soldats musulmans refusant, au nom de leur foi qui transcende la loi militaire française, de tirer sur des hommes désarmés - les prisonniers condamnés à mort dont il faisait partie. De cet épisode, il dira qu’il fut pour lui «fondateur».
En 2004, Brigitte Fleury [Université du Québec à Montréal] a consacré au «cas de Roger Garaudy» sa thèse: « Etude de la conversion religieuse du point de vue communicationnel» [téléchargeable sur le site de l’université]

A la Libération, et jusque vers la fin des années 1960, Roger Garaudy trouve sans aucun doute son absolu dans l’action politique. Il devient très vite l’un des principaux  dirigeants du parti communiste français, un des plus staliniens d’Europe occidentale. Paradoxalement pourtant, dans cette période il initie et anime le dialogue communistes-chrétiens et ouvre le parti en particulier et le marxisme en général à la diversité des courants intellectuels et artistiques. Bénéficiant de la bienveillance du Secrétaire général Maurice Thorez, il est notamment directeur du Centre d’Etudes et de Recherchesmarxistes, ami de l’Abbé Pierre qu’il a connu au Parlement (il fut 8 ans député puis sénateur) et de l’Archevêque brésilien Dom Helder Camara , Garaudy, surnommé «le Cardinal», est alors le philosophe «officiel» du PCF.

Son exclusion en 1970 - à la suite de la publication de ses analyses de la révolution scientifique et technique, des crises de 1968, de l’invasion de la Tchécoslovaquie et de la nature réelle des pays dits «socialistes» - va le conduire à s’émanciper totalement du stalinisme et à poursuivre son travail d’actualisation, de dépassement positif, du marxisme entrepris depuis plusieurs années notamment dans sa conception de l’esthétique. Je dis bien «dépassement» et j’ajoute «positif» car il ne s’agit pas d’une négation ou d’un retour à une position pré-marxiste. Par dépassement positif, il faut notamment entendre l’introduction de la transcendance dans le marxisme, sans affadir ou déformer l’un ou l’autre. La prise de conscience de l’aliénation et de son possible dépassement est ce point d’introduction.  
De central, le dialogue chrétiens-marxistes devient alors pour Garaudy à partir des années 1970 un élément d’un plus vaste dialogue des cultures et des civilisations, que son adhésion à l’islam à partir de 1982 renforce considérablement. Dans «L’avenir mode d’emploi» [op cit, p 219] il résume ainsi sa démarche: «Venu vers l’islam avec la Bible sous un bras et Marx sous l’autre, je m’efforce de faire revivre dans l’islam, comme dans le marxisme, les dimensions d’intériorité, de transcendance et d’amour».
A travers des communautés successives, différentes mais non antagonistes - le christianisme, le communisme, l’islam -, toutes baignées de transcendance, la soif d’absolu de Roger Garaudy trouve à s’étancher d’une manière de plus en plus cohérente et totalisante, unifiante dirait Teilhard de Chardin.
«Allahou Akbar !», «Dieu est le plus grand», plus grand que tout avoir, plus grand que tout pouvoir, plus grand que tout savoir. Un chrétien peut-il démentir cette invocation musulmane ?
Sont ainsi énoncés en effet les trois postulats qui sont exigibles par toute foi conforme à l’humanité de l’Homme.
Le postulat de transcendance, la transcendance est ici religieuse et nommée «Dieu». Bien des actes sont grands et Dieu n’est pas le seul acte, mais parmi tous les grands actes il est le plus grand et il les inspire. Dieu est plus grand que ce que je fais.
Le postulat de relativité: tout ce que je dis, même de Dieu, c’est un homme qui le dit. Le postulat de relativité complète le postulat de transcendance en relativisant chaque action humaine. Dieu est plus grand que ce que je dis.
Le postulat d’espérance dont dépendent en dernière analyse les deux premiers. Il me rend apte à accueillir la transcendance et à reconnaître la relativité de toutes choses.
Ces postulats s’imbriquent les uns dans les autres, se complètent, se déduisent réciproquement. Celui d’espérance est la base et le liant de toute foi (et la foi n’est pas seulement religieuse), il exige un acte de la volonté, comme l’a vu Jean-Claude Guillebaud: «Pour une communauté comme pour un individu, écrit-il, l’espérance n’est pas seulement reçue, elle est décidée[«Une autre vie est possible», L’iconoclaste, 2012, p 214]
«Sans l’espérance on ne trouve pas l’inespéré», selon Héraclite. Mais j’ai le choix de refuser ou d’assumer l’espérance.
L’inespéré est à la frontière de l’espérance, entre possible et impossible, là où navigue la transcendance, où l’humanité de l’Homme, sa part créative, tournée vers l’Autre, vers l’Ailleurs, vers l’Avenir et finalement peut-être vers quelque forme d’éternité, résurrection ou durée, utilisant les ressources illimitées de l’Amour, finit par possibiliser un impossible, par «rendre visible l’invisible», pour reprendre la formule que Paul Klee  appliqua à l’art.   La route est certes plus difficile, plus pénible, plus dangereuse, mais à cause de cela aussi sans doute, assumer l’espérance me prémunit au moins contre l’acédie, cet «état spirituel de mélancolie dû à l’indifférence, au découragement ou au dégoût» (selon le Petit Larousse)  dont l’Eglise catholique a fait un des sept péchés capitaux. Assumer l’espérance me mène peut-être à une forme de bonheur.

Alain Raynaud