Le mot de "modernité" recouvre un ensemble assez confus de comportements:
- une civilisation dominée par les sciences et les techniques. Une raison pragmatique, liée à l'efficacité, et devenue l'arbitre de la réalité: toutes les questions auxquelles elle ne peut pas répondre sont de fausses questions. Y compris les questions du bien et du mal, déterminées dés lors par les rapports de force.
- un monothéisme totalitaire du marché, c'est-à-dire de l'argent. Un système où toutes les valeurs sont réduites à des valeurs marchandes.
- un mode de vie "occidental" qui tend à réduire l'homme à un producteur de plus en plus efficace, un consommateur de plus en plus vorace en ses plaisirs, mû par le seul intérêt individuel.
Urbanisme cancéreux des "promoteurs", mégalopoles, pieuvre des supermarchés, barbarie informatisée des modernes fossoyeurs, hypnose télévisuelle unduisant un somnanbulisme de masse, la "modernité" serait-elle la mort lente de l'art, de l'amour, de la foi, de tout ce qui donne à la vie un sens et une responsabilité ?
Est moderne, dit le dictionnaire Robert, "ce qui bénéficie des progrès récents de la technique et de la science".
Une science mythique, telle que le positivisme put la croire reflet d'une réalité absolue et système achevé.
L'essor des sciences et des techniques, depuis le XIXe siècle en particulier, semblait justifier cet optimisme d'un productivisme déchaîné qui serait capable de répondre à tous les besoins et de fabriquer le bonheur.
La science considérée comme seule source de vérité et seule dispensatrice d'espoir refoulait la religion comme archaïsme. La sécularisation est aussi l'un des critères de la modernité. Cette rupture avec l'autorité de la tradition conduisait à l'exaltation de l'individualisme en rupture avec le passé.
La notion de rupture est devenue la dominante de la modernité. L'art moderne, en peinture par exemple, s'est défini par une série de ruptures à l'égard des canons du passé, de l'imitation de la nature, notamment par la perspective et l'anatomie.
Briser la couleur, et c'est l'impressionnisme.
Briser l'espace et la forme, et c'est le cubisme.
Briser l'anecdote et la chose, et c'est l'abstraction.
Ce qu'il est convenu d'appeler le "nouveau roman", après les ruptures de Joyce et de Faulkner, systématisées en France par Robbe-Grillet, c'est la rupture avec le sujet, intrigue ou récit, le personnage et sa psychologie, le temps linéaire ou l'espace structuré.
Cette notion de rupture est devenue tellement dominante, obsessionnelle, que la "modernité" a fini par être changement pour le changement, nouveauté à tout prix. Fût-ce en puisant, par ignorance du passé ou par défi conscient, dans la tradition...
Cette fébrilité dans la recherche du nouveau pour le nouveau, quels qu'en soient le sens et la valeur, est une nouveauté qui se contente de nier ce qui la précède...
L'avant-garde de n'importe quoi.
L'originalité n'est pas simplement la singularité de l'extravagance et de l'arbitraire, mais la connaissance profonde du passé et des exigences de son rejet pour répondre à des problèmes inédits. Sans quoi le jamais vu et la table rase se substituent à la création véritable, qui est à la fois l'intégration organique des créations antérieures et leur dépassement.
L'un des peintres les plus novateurs et les plus subversifs du XXe siècle, Juan Gris, écrivait que "la grandeur d'une création nouvelle se mesure à la force du passé qu'elle porte en elle, et non à l'ignorance des efforts antérieurs de création et de dépassement".
Cette frénésie du rejet ignorant conduit à la désertification de l'homme dans tous les domaines, de la vie privée à la politique.
Un couple dit moderne est un couple pour qui les rapports entre la sexualité et l'amour ne posent pas de problèmes.
Une morale dite moderne est un comportement permissif, qui ne s'est jamais interrogé sur le sens qu'ont pu avoir les normes avant leur légitime rejet. Une telle morale ne se situe pas "au-delà du bien et du mal", mais en-deçà.
Une société dite moderne est une démocratie occidentale au sein de laquelle les lois du marché et de la croissance sont les seuls régulateurs.
Dans la dernière période, cette défaite de l'homme, victime de ses progrès techniques, a reçu une sinistre confirmation dans les deux variantes, Est et Ouest, de la "rationalité" occidentale.
L'une, celle de l'Ouest, a conduit à dix Hiroshima dans la boucherie du Golfe.
L'autre, celle de l'Est, à l'implosion du système soviétique, où l'on a cru qu'un essor illimité des sciences et des techniques permettrait de "rattraper et de dépasser" le capitalisme, s'intégrant ainsi au modèle occidental de croissance, sans prendre conscience que l'inégalité n'est pas une maladie du capitalisme mais qu'elle fait partie de sa tructure, car elle est la condition même de la croissance.
Ce qui est fondamentalement en cause dans cette conception de la "modernité", c'est le modèle de rationalité occidentale.
Or, cette conception réductrice de la "raison", dont Nietzsche avait souligné déjà qu'elle est "la marque distinctive des Européens", est aujourd'hui mise en cause par le développement même des sciences, qui fait éclater les mythes du scientisme.
Les deux théories qui sont à la base de toute la physique moderne, celle des "quanta" et celle de la relativité, ont changé notre vision du monde.
Dans la perspective de la physique quantique, la notion d'objet identique à lui-même, séparé des autres objets et de l'homme, a disparu: l'observateur est devenu participant, l'univers un tissu d'interrelations dont chaque sous-ensemble n'est défini que par ses liaisons avec l'ensemble.
La relativité, où la masse n'est plus qu'une manifestation de l'énergie, nous présente le cosmos comme un océan où l'insaisissable "matière" ne se révèle que par son activité.
Einstein fit l'expérience tragique de ce séisme de la raison détruisant tous les concepts de la physique classique:"C'était comme si le sol se dérobait sous nos pas, avec plus rien de concret nulle part sur quoi s'appuyer, sur quoi construire".
Identité, objet, causalité, espace, temps, toute cette armature rassurante du rationnel s'effondrait.
Ce que nous appelions, en Occident, le rationnel, ne serait-il que le traditionnel ?
La tradition d'Aristote, d'Euclide, de Descartes, d'Auguste Comte, n'étant plus "de droit divin", ne serait-elle pas simplement "de droit coutumier" ?
Qu'est-ce que le réel s'il ne peut se réduire au sensible de Locke ou à l'intelligible de Platon ? S'il ne peut plus être "objectif", objet séparé du sujet, si les frontières s'estompent ou s'évanouissent entre le sujet et l'objet ?
Qu'est-ce que le réel s'il ne peut plus être bâti avec des choses semblables à des briques identiques à elles-mêmes, chacune bien distincte de l'autre, enfermée dans son contour, comme les billes insécables d'Epicure, séparées par un vide indifférent ?
Qu'est-ce que le réel si mon petit "moi" pensant n'est plus insulaire comme le Je pense de Descartes ? Si Dieu n'est plus le seigneur des lointains ni une projection illusoire, mais mon "moi" le plus intime, le plus authentique, le plus agissant ?
Qu'est-ce que le réel si Dieu, le monde et la conscience ne sont qu'un, un sul tout vivant, toujours en naissance et toujours en expansion ?
La connaissance que nous en avons (du réel, ndlr) n'est ni le reflet d'une sensation nue, comme chez Locke, ni la contemplation d'une Idée pure, comme chez Platon.
La nature n'est plus seulement un ensemble de choses muettes à nos coeurs ou de matériaux pour nos entreprises. Elle peut être contemplée, aimée, oeuvre d'art porteuse d'émotions et de messages, comme une icône, une offrande ou une apparition. L'harmonie, écrit Gilbert Durand, "est la signature esthétique des actes divins".
L'être humain n'est pas fait seulement, comme chez Descartes, de cet espace et de ce mouvement à partir desquels il pensait pouvoir "refaire le monde". Depuis l'expérience amoureuse non logicienne d'une harmonie vécue ou le deux et le un forment un tout, jusqu'à l'expérience, elle aussi totalisante et non totalitaire, d'une communauté où chacun a conscience dêtre responsable de tous les autres.
Dieu n'est plus un être mais un appel à être. La Bible, les Evangiles, le Coran, les sutras bouddhistes, ou les Upanishads, sont la même "parole" exprimée à travers des cultures différentes, qui l'évoquent avec des images et des symboles différents. La Trinité chrétienne, l' advaîta hindoue (la non-dualité), l'homme "insufflé de divin" du Coran, expriment chacun l'un des aspects de cette inépuisable et fondamentale expérience: l'homme, le monde et Dieu ne font pas deux ni trois. Ils ne sont ni opposés, ni même séparés, mais des moments complémentaires d'une même totalité vivante.
Comme l'écrivait au XIVe siècle le mystique iranien Mahmoud Shabes Tari dans sa Roseraie des mystères: "La parole divine est descendue par les prophètes et les sages pour te donner ressouvenance du pacte primordial...du centre divin de toi-même".
Dire Dieu, c'est faire ce pari: la Vie a un sens. Sans quoi tout est absurde et tout est permis.
L'affirmation du primat de l'imagination permet de concevoir une "poétique généralisée", c'est-à-dire de "vivre en poésie" toutes les activités et les dimensions de la vie: de l'art à la politique, de la production industrielle à la foi.
Au-delà de la résignation, empirique ou rationnelle, participer à la création continuée du monde et de la vie.
Dieu, les hommes et la nature sont engagés dans une unique aventure dont le terme n'est écrit nulle part. Nous ne sommes pas esclaves d'un destin. Le destin n'est pas entre nos mains. Nous sommes les mains du destin. Personnellement responsables de la création continuée du monde.
Conscients que l'homme est trop grand pour se suffire à lui-même.
Roger Garaudy, Les fossoyeurs. Un nouvel appel aux vivants, L'Archipel éditeur, pp 108 à 114