LES AUTRES
Moissons. Tapisserie. Jean Picart le Doux. 1944 Atelier Pinton, Felletin |
Les veilleurs ont un seul monde, qui leur est
commun; ceux qui dorment tombent chacun vers
un monde particulier.
HERACLITE.
Une race nouvelle parmi les hommes de ma
race, une race nouvelle parmi les filles de ma
race, et mon cri de vivant sur la chaussée des
hommes, de proche en proche, et d'homme à
homme.
Jusqu'aux rives lointaines où déserte la mort.
SAINT-JOHN
PERSE, Vents.
L'enfer
c'est l'absence des autres.
L'enfer
c'est la fermeture à l'autre.
Je nais
habité par les autres. Puis une éducation
mutilante
d'Occidental me réduit à être tout seul, et
à avoir
l'illusion d'être la source de tout le reste.
« Je
pense, donc je suis. » L'une des plus belles
perles
du sottisier occidental! Quatre postulats
escamotés
en cinq mots.
« Je. »
Il n'est pas vrai qu'au commencement
était
moi. Tout au contraire je me distingue peu à
peu, et
à grand-peine, d'une totalité confuse des
choses
et des autres vivants. C'est une conquête de
mon
enfance première. Le moment où je m'affirme
comme
individu, distinct de tous les autres, séparé,
sinon
affronté, cette affirmation individualiste est
historiquement
datée et géographiquement située :
elle
est née avec la Renaissance, c'est-à-dire à la
naissance
du capitalisme et du colonialisme, et en
Europe.
Il est vrai qu'à partir de cette mutation
historique
caractérisée par l'institution généralisée
du
marché et de ses concurrences, chaque homme
est
devenu le rival de chaque autre, que la liberté a
été
cadastrée comme la propriété : ma liberté
s'arrête
là où commence la liberté de l'autre.
Il est
vrai aussi que cet individualiste barricadé
dans
son moi égoïste a considéré l'Europe comme
le
nombril du monde : tous les autres n'étant que
Les
Indiens ont-ils une âme? se demandaient
gravement
les gens d'Église au 16ee siècle.
Il fallut
plusieurs
papes pour en décider.
« Je
connus que j'étais une substance dont toute
l'essence
ou la nature est de penser. » Cette maladie
vient
de plus loin, de Socrate et de Platon ; tout ce
qui ne
peut se traduire en concepts n'existe pas.
Descartes
pousse cette désolation à son terme :
l'amour,
la création esthétique, l'action même
(autre
que technique), où ont-ils leur place? Essayez
de
tirer une esthétique de Descartes! Ou d'apprendre
de lui
ce qu'est l'amour! Un soir de
tristesse
vous chercherez dans ce traité de mécanique
qui
s'appelle, curieusement, Traité des passions.
« Donc.
» De quelle « logique » peut se réclamer
cette «
conclusion »? Quelle distance y a-t-il entre
ma
pensée et moi? Entre mon amour et moi? Entre
mon
acte et moi? Et si elle existait, quel raisonne-
ment
pourrait la franchir? Comment recoller les
morceaux
de cet homme déchiqueté : ici l'âme et là
le
corps; ici moi et là les autres?...
« Je
suis. » Quelle est cette « substance », cette
«
essence », cette « nature »? que l'on pourrait
saisir
comme une chose extérieure (comme les
choses
sont extérieures aux choses) distincte de
l'action
elle-même comme une machine peut être
décrite
par le géomètre avant son fonctionnement et
indépendamment
de lui.
Je sais
que l'on a utilisé toutes les magies
verbales,
de Kant à Fichte et Hegel, de Husserl et
de
Heidegger à Sartre, pour échapper à ces très
simples
conséquences. Tout cela tendait à réintégrer
les
autres dans le moi, à prendre conscience que les
autres
ne m'aident pas seulement à me connaître
moi-même,
mais que je n'existe que par eux et avec
eux.
Tout
cela pour aboutir à la relation la plus
pauvre
avec les autres : pas l'amour, ni le travail, ni
la
création, mais le regard et le conflit; l'autre ne
faisant
partie de moi-même que comme sa négation!
Comme
si chacun tentait seulement d'échapper à
une
emprise, à lutter contre l'autre comme sa limite
au lieu
de l'aimer comme sa condition. Comme si
en
aimant je perdais de mon être, au lieu de ne le
constituer
que par l'amour. Comme si le regard de
l'autre
m' « aliénait », comme si je devais riposter
en le
transformant, par mon regard, en objet :
«
L'enfer c'est les autres! » s'écrie un héros de
Sartre.
Le
cartésianisme à l'aube conquérante de
l'individualisme,
et l'existentialisme qui a vécu la crise et
la
faillite de l'individualisme, sont de pauvres
philosophies
car l'autre n'y a d'existence que par
ma
pensée ou par mon regard. Elles dégénèrent
aisément
en technique de puissance et de manipulation
par
l'individu et sa pensée, avec Descartes, ou
en
philosophie du désespoir, où la vie n'existe que
par la
mort et le néant, depuis Heidegger.
Philosophies
sans espérance, parce qu'elles sont
sans
amour et sans foi.
Le même
problème se transpose lorsqu'on
aborde
l'ethnologie où l'on regarde « les autres » (il
s'agit
ici des autres cultures et des autres civilisations)
exclusivement
du point de vue de l'homme
occidental,
tenu, par un postulat prétentieux et
sournois,
pour le centre et la mesure de toute chose,
c'est-à-dire
de tous les autres. L'idéologie occidentale,
baptisée
« science », est considérée, par postulat,
comme
axe de référence, et tout ce qui est non
occidental
est situé en tel ou tel point inférieur de
cette
trajectoire dont la « pensée occidentale » est
l'aboutissement.
L'on ne saurait donner meilleur
fondement
au colonialisme, au néo-colonialisme, à
tout ce
qui fausse radicalement les rapports (y
compris
politiques et économiques) avec les peuples
de ce
que l'on appelle « le tiers monde », c'est-àdire
du
monde non occidental contre lequel,
depuis
un demi-millénaire, tout a été mis en oeuvre,
depuis
le pillage de leurs richesses et la destruction
de
leurs structures sociales, jusqu'à la négation de
leur
culture, pour arrêter leur développement.
Une «
ethnologie » proprement dite ne commencera
que par un véritable dialogue des
civilisations,
c'est-à-dire
lorsque l'on considérera l'autre homme
comme
ce qui me manque pour devenir pleinement
homme,
et comme un interlocuteur dont j'ai
quelque
chose à apprendre.
Lorsque,
par exemple, un Chinois ou un Indien,
rompu à
la méditation du bouddhisme et de toutes
les
cultures d'Asie sur le désir, fera l'ethnologie de
la
publicité occidentale ou de la Bourse et situera
sans
doute ces manipulations barbares et primitives
du
désir à une étape historique depuis longtemps
dépassée
par les sagesses de l'Orient. Ou lorsqu'un
ethnologue
noir, formé par les solidarités communautaires
de
l'Afrique, fera l'ethnologie tribale des
sociétés
multinationales et y trouvera les tendances
prédatrices
propres au cerveau « reptilien » le plus
archaïque,
antérieures à des communautés proprement
humaines.
Peut-être
alors des « coopérants » venus d'Asie,
d'Amérique
latine ou d'Afrique viendront-ils nous
aider à
concevoir et à vivre des rapports proprement
humains
entre l'homme et la nature, entre
l'homme
et les autres hommes, entre l'homme et
son
propre avenir.
L'autre,
c'est aussi la femme. Autre dimension
perdue
dans une société qui, depuis des millénaires,
est
exclusivement faite par les nommes et pour les
hommes,
mettant au premier plan les valeurs de
domination
politique, technique ou sexuelle,
simplement
parce que l'on a oublié la complémentarité
de la
femme au profit de sa subordination
comme
moyen de l'homme : soit comme main-d'œuvre
surexploitée,
soit comme servante du foyer,
mutilée
des possibilités sociales extérieures, soit
comme
moyen de jouissance sexuelle ou d'ornementation
sociale.
Alors que la rencontre d'amour crée
un
nouveau feu, fait jaillir de nouvelles sources. Et
l'univers
de l'homme en est agrandi.
Sur
tous les plans nous sommes ramenés à cette
vérité
fondamentale de la vie : ce qu'il y a de plus
intime
et d'essentiel en moi, c'est la présence et
l'amour
des autres. L'autre, les autres, c'est ma
transcendance,
ce qui m'appelle au delà de mes
limites
individuelles, ce qui me constitue comme
homme.
L'humanité n'est pas une aventure solitaire.
C'est
une conquête de la communauté. Une
communion.
La seule médiation possible avec le
tout
autre.
A
condition d'aimer les autres un par un. Pas
comme
un collectif abstrait.
Cet
amour-là fera la relève de la famille traditionnelle.
Lorsqu'elle
n'a plus de fondement religieux,
ni
biologique, ni économique, ni même éducatif,
l'amour
est libéré de ces limites de fait. Il n'y a pas
discontinuité
dans ce passage. L'amour de nos
enfants
devient spécifiquement humain lorsqu'il
échappe
aux tutelles de la famille, c'est-à-dire
lorsque
cet amour « sacré », « charnel », etc., s'est
reconverti
en amour parfaitement réciproque et
libre
avec l'autre, au delà du sang, du devoir, de
l'intérêt
ou même du respect.
Ce
qu'il y a de merveilleux dans cette métamorphose,
c'est
qu'avec nos enfants nous en vivons
chaque
étape comme un détachement, comme une
libération.
Mon fils né de moi, d'abord peu distinct
de moi
par obéissance, par imitation, par
confiance
ou par révolte, devient peu à peu adulte.
Il se
définit de moins en moins par rapport à moi,
fût-ce
dans ses négations. Cela m'oblige et m'appelle:
continuer
à l'aimer non pour sa ressemblance
avec
moi mais pour sa différence, c'est une fécondante
rupture,
une brèche dans la cuirasse de mes
certitudes.
Une autre vie possible est commencée par
lui,
celle que je n'ai pas osé entreprendre, ou que
j'ai
réprimée en moi, ou que je ne soupçonnais
peut-être
pas. Cela aussi fait partie de moi-même.
J'en
suis responsable et j'y suis étranger. Une partie
de
moi-même a conquis sa plus radicale autonomie
et
m'ouvre à de nouvelles richesses. Alors commence
l'amour
au delà des particularismes familiaux,
du
provincialisme de clan. Il est l'autre
homme,
dont la vie m'interpelle.
Celle
de ma fille, née de moi, est une autre
expérience,
plus déroutante et mystérieuse encore.
« Ma
fille, cette part féminine de moi-même »,
comme
dit un héros de Claudel. Elle est cette
multiplicité
de possibles qui ne seront jamais les
miens
et que j'ai rêvé pourtant de réaliser. Ma mère
a dû
éprouver, à mon égard, le même sentiment;
quand
j'avais dix-sept ou dix-huit ans elle était ma
plus
proche et meilleure amie : je lui disais ce que je
n'osais
pas m'avouer à moi-même. Quand ma fille a
eu à
son tour dix-sept ou dix-huit ans j'espérais
cette
transparence. Je n'y suis point parvenu, sans
aucun
doute parce que je n'ai pas su faire comme
ma mère
: accepter sans réserve de ne pas juger,
mais
d'accueillir, et de grandir, avec ses propres
enfants,
de tous les possibles qu'ils réalisent sans
nous,
en dehors de nous, parfois contre nous. Car
c'est
ainsi que nous nous ouvrons aux vraies
richesses,
celles de l'autre, dans sa différence. Il
nous
est spontanément plus difficile d'accepter dans
leur
différence nos propres enfants que des étrangers.
Parce
que nous vivons encore sur le mythe
qu'ils
sont issus de nous, et, disons le mot, un peu
notre
propriété. Si bien que leur légitime autonomie
nous la
ressentons comme un éloignement. Il nous
faut
donc, pour les aimer dans leur totale liberté,
surmonter
plus de résistance intérieure que pour des
gens
qui n'appartiennent pas à notre famille. C'est
une
survivance, mais elle est tenace. Apprendre à la
vaincre
dans l'amour inconditionnel de nos propres
enfants
est une excellente école de l'amour de tous
les
autres.
Enfin,
les autres, c'est la révélation de la transcendance.
De la
transcendance du tout autre.
Dieu
n'a pas d'autre visage que celui de ces
autres
hommes et de ces autres femmes. Il n'y a pas
d'autre
voie, pour aller à lui, que de le reconnaître
en
chacun d'eux. Il n'est pas. Il fait. Son action
n'est
pas extérieure à celle de chacun des autres : il
est, en
chacun d'eux, sa dimension spécifiquement
humaine,
sa transcendance qui interdit de juger un
être
humain seulement selon son passé, comme fait
la
justice, mais qui nous somme, au contraire, de
faire
un pari sur l'avenir de l'autre, sur l'infini de
ses
possibilités de métamorphose et de devenir, ce
qui est
l'amour.
Comme
attitude à l'égard des autres l'amour
n'est
pas le prolongement de la justice, une plus
grande
justice : il en est le contraire. Au début des
Misérables
de Victor Hugo l'évêque de Digne reçoit
à sa
table l'ancien forçat Jean Valjean, qui lui vole,
en
partant, ses candélabres d'argent. Aux gendarmes
qui
ramènent chez lui le voleur, l'évêque
déclare
: « Je les lui ai donnés. » Alors que le
policier
Javert traquera Jean Valjean pendant toute
sa vie.
Qui est le juste? C'est le policier Javert.
Alors
que l'évêque de Digne a soustrait un voleur à
un «
juste » châtiment. Car la justice consiste à
traiter
chacun selon ce qu'il est, c'est-à-dire selon ce
qu'il a
fait, selon son passé. A chacun son droit, ce
qui lui
est dû : à l'esclave ce qui est dû à l'esclave,
au
maître ce qui est dû au maître. Au voleur ce qui
est dû
au voleur, c'est-à-dire la prison.
Dans
une société capitaliste donner au patron ce
qui est
dû au patron, c'est lui accorder la liberté
d'entreprise,
même si elle va à rencontre de
l'ouvrier
ou du bien public.
L'amour
rompt cette règle du jeu, cette règle de
l'ordre.
C'est pourquoi les hommes d'ordre n'aiment
en
général pas l'amour. C'est un fauteur de
désordre.
C'est un pari sur l'avenir d'un homme.
Toute
une vie peut être subvertie (comme celle de
Jean
Valjean) par ce pari, par cet acte d'amour qui
lui
donne l'espace de liberté nécessaire pour devenir
autre.
Je ne
conteste pas la nécessité, dans un ordre
donné,
toujours historique et relatif, de réaliser la
justice,
c'est-à-dire cet ordre sous sa forme la plus
achevée.
Il y a la nécessité, et puis il y a les ruptures
de
cette nécessité. Je demande seulement qu'on
admette
cette possibilité de rupture, qui s'appelle la
foi au delà
du concept, l'amour au delà de la
justice,
la révolution au delà de l'ordre établi.
Une
révolution authentique, pour être un changement
radical
dans les rapports humains, n'est pas
seulement
le triomphe de la justice mais le triomphe
de l'amour.
Roger
Garaudy
Parole
d’homme, Editeur Robert laffont, 1975,
pages 143 à 151
pages 143 à 151