28 août 2015

"L'enfer, c'est la fermeture à l'autre" (Roger Garaudy)



LES AUTRES

Moissons. Tapisserie.
Jean Picart le Doux. 1944
Atelier Pinton, Felletin
Les veilleurs ont un seul monde, qui leur est
commun; ceux qui dorment tombent chacun vers
un monde particulier.
HERACLITE.

Une race nouvelle parmi les hommes de ma
race, une race nouvelle parmi les filles de ma
race, et mon cri de vivant sur la chaussée des
hommes, de proche en proche, et d'homme à
homme.
Jusqu'aux rives lointaines où déserte la mort.
SAINT-JOHN PERSE, Vents.




L'enfer c'est l'absence des autres.
L'enfer c'est la fermeture à l'autre.
Je nais habité par les autres. Puis une éducation
mutilante d'Occidental me réduit à être tout seul, et
à avoir l'illusion d'être la source de tout le reste.
« Je pense, donc je suis. » L'une des plus belles
perles du sottisier occidental! Quatre postulats
escamotés en cinq mots.
« Je. » Il n'est pas vrai qu'au commencement
était moi. Tout au contraire je me distingue peu à
peu, et à grand-peine, d'une totalité confuse des
choses et des autres vivants. C'est une conquête de
mon enfance première. Le moment où je m'affirme
comme individu, distinct de tous les autres, séparé,
sinon affronté, cette affirmation individualiste est
historiquement datée et géographiquement située :
elle est née avec la Renaissance, c'est-à-dire à la
naissance du capitalisme et du colonialisme, et en
Europe. Il est vrai qu'à partir de cette mutation
historique caractérisée par l'institution généralisée
du marché et de ses concurrences, chaque homme
est devenu le rival de chaque autre, que la liberté a
été cadastrée comme la propriété : ma liberté
s'arrête là où commence la liberté de l'autre.
Il est vrai aussi que cet individualiste barricadé
dans son moi égoïste a considéré l'Europe comme
le nombril du monde : tous les autres n'étant que
barbares ou primitifs.
Les Indiens ont-ils une âme? se demandaient
gravement les gens d'Église au 16ee siècle. Il fallut
plusieurs papes pour en décider.
« Je connus que j'étais une substance dont toute
l'essence ou la nature est de penser. » Cette maladie
vient de plus loin, de Socrate et de Platon ; tout ce
qui ne peut se traduire en concepts n'existe pas.
Descartes pousse cette désolation à son terme :
l'amour, la création esthétique, l'action même
(autre que technique), où ont-ils leur place? Essayez
de tirer une esthétique de Descartes! Ou d'apprendre
de lui ce qu'est l'amour! Un soir de
tristesse vous chercherez dans ce traité de mécanique
qui s'appelle, curieusement, Traité des passions.
« Donc. » De quelle « logique » peut se réclamer
cette « conclusion »? Quelle distance y a-t-il entre
ma pensée et moi? Entre mon amour et moi? Entre
mon acte et moi? Et si elle existait, quel raisonne-
ment pourrait la franchir? Comment recoller les
morceaux de cet homme déchiqueté : ici l'âme et là
le corps; ici moi et là les autres?...
« Je suis. » Quelle est cette « substance », cette
« essence », cette « nature »? que l'on pourrait
saisir comme une chose extérieure (comme les
choses sont extérieures aux choses) distincte de
l'action elle-même comme une machine peut être
décrite par le géomètre avant son fonctionnement et
indépendamment de lui.
Je sais que l'on a utilisé toutes les magies
verbales, de Kant à Fichte et Hegel, de Husserl et
de Heidegger à Sartre, pour échapper à ces très
simples conséquences. Tout cela tendait à réintégrer
les autres dans le moi, à prendre conscience que les
autres ne m'aident pas seulement à me connaître
moi-même, mais que je n'existe que par eux et avec
eux.
Tout cela pour aboutir à la relation la plus
pauvre avec les autres : pas l'amour, ni le travail, ni
la création, mais le regard et le conflit; l'autre ne
faisant partie de moi-même que comme sa négation!
Comme si chacun tentait seulement d'échapper à
une emprise, à lutter contre l'autre comme sa limite
au lieu de l'aimer comme sa condition. Comme si
en aimant je perdais de mon être, au lieu de ne le
constituer que par l'amour. Comme si le regard de
l'autre m' « aliénait », comme si je devais riposter
en le transformant, par mon regard, en objet :
« L'enfer c'est les autres! » s'écrie un héros de
Sartre.
Le cartésianisme à l'aube conquérante de
l'individualisme, et l'existentialisme qui a vécu la crise et
la faillite de l'individualisme, sont de pauvres
philosophies car l'autre n'y a d'existence que par
ma pensée ou par mon regard. Elles dégénèrent
aisément en technique de puissance et de manipulation
par l'individu et sa pensée, avec Descartes, ou
en philosophie du désespoir, où la vie n'existe que
par la mort et le néant, depuis Heidegger.
Philosophies sans espérance, parce qu'elles sont
sans amour et sans foi.
Le même problème se transpose lorsqu'on
aborde l'ethnologie où l'on regarde « les autres » (il
s'agit ici des autres cultures et des autres civilisations)
exclusivement du point de vue de l'homme
occidental, tenu, par un postulat prétentieux et
sournois, pour le centre et la mesure de toute chose,
c'est-à-dire de tous les autres. L'idéologie occidentale,
baptisée « science », est considérée, par postulat,
comme axe de référence, et tout ce qui est non
occidental est situé en tel ou tel point inférieur de
cette trajectoire dont la « pensée occidentale » est
l'aboutissement. L'on ne saurait donner meilleur
fondement au colonialisme, au néo-colonialisme, à
tout ce qui fausse radicalement les rapports (y
compris politiques et économiques) avec les peuples
de ce que l'on appelle « le tiers monde », c'est-àdire
du monde non occidental contre lequel,
depuis un demi-millénaire, tout a été mis en oeuvre,
depuis le pillage de leurs richesses et la destruction
de leurs structures sociales, jusqu'à la négation de
leur culture, pour arrêter leur développement.
Une « ethnologie » proprement dite ne commencera
 que par un véritable dialogue des civilisations,
c'est-à-dire lorsque l'on considérera l'autre homme
comme ce qui me manque pour devenir pleinement
homme, et comme un interlocuteur dont j'ai
quelque chose à apprendre.
Lorsque, par exemple, un Chinois ou un Indien,
rompu à la méditation du bouddhisme et de toutes
les cultures d'Asie sur le désir, fera l'ethnologie de
la publicité occidentale ou de la Bourse et situera
sans doute ces manipulations barbares et primitives
du désir à une étape historique depuis longtemps
dépassée par les sagesses de l'Orient. Ou lorsqu'un
ethnologue noir, formé par les solidarités communautaires
de l'Afrique, fera l'ethnologie tribale des
sociétés multinationales et y trouvera les tendances
prédatrices propres au cerveau « reptilien » le plus
archaïque, antérieures à des communautés proprement
humaines.
Peut-être alors des « coopérants » venus d'Asie,
d'Amérique latine ou d'Afrique viendront-ils nous
aider à concevoir et à vivre des rapports proprement
humains entre l'homme et la nature, entre
l'homme et les autres hommes, entre l'homme et
son propre avenir.
L'autre, c'est aussi la femme. Autre dimension
perdue dans une société qui, depuis des millénaires,
est exclusivement faite par les nommes et pour les
hommes, mettant au premier plan les valeurs de
domination politique, technique ou sexuelle,
simplement parce que l'on a oublié la complémentarité
de la femme au profit de sa subordination
comme moyen de l'homme : soit comme main-d'œuvre
surexploitée, soit comme servante du foyer,
mutilée des possibilités sociales extérieures, soit
comme moyen de jouissance sexuelle ou d'ornementation
sociale. Alors que la rencontre d'amour crée
un nouveau feu, fait jaillir de nouvelles sources. Et
l'univers de l'homme en est agrandi.
Sur tous les plans nous sommes ramenés à cette
vérité fondamentale de la vie : ce qu'il y a de plus
intime et d'essentiel en moi, c'est la présence et
l'amour des autres. L'autre, les autres, c'est ma
transcendance, ce qui m'appelle au delà de mes
limites individuelles, ce qui me constitue comme
homme. L'humanité n'est pas une aventure solitaire.
C'est une conquête de la communauté. Une
communion. La seule médiation possible avec le
tout autre.
A condition d'aimer les autres un par un. Pas
comme un collectif abstrait.
Cet amour-là fera la relève de la famille traditionnelle.
Lorsqu'elle n'a plus de fondement religieux,
ni biologique, ni économique, ni même éducatif,
l'amour est libéré de ces limites de fait. Il n'y a pas
discontinuité dans ce passage. L'amour de nos
enfants devient spécifiquement humain lorsqu'il
échappe aux tutelles de la famille, c'est-à-dire
lorsque cet amour « sacré », « charnel », etc., s'est
reconverti en amour parfaitement réciproque et
libre avec l'autre, au delà du sang, du devoir, de
l'intérêt ou même du respect.
Ce qu'il y a de merveilleux dans cette métamorphose,
c'est qu'avec nos enfants nous en vivons
chaque étape comme un détachement, comme une
libération. Mon fils né de moi, d'abord peu distinct
de moi par obéissance, par imitation, par
confiance ou par révolte, devient peu à peu adulte.
Il se définit de moins en moins par rapport à moi,
fût-ce dans ses négations. Cela m'oblige et m'appelle:
continuer à l'aimer non pour sa ressemblance
avec moi mais pour sa différence, c'est une fécondante
rupture, une brèche dans la cuirasse de mes
certitudes. Une autre vie possible est commencée par
lui, celle que je n'ai pas osé entreprendre, ou que
j'ai réprimée en moi, ou que je ne soupçonnais
peut-être pas. Cela aussi fait partie de moi-même.
J'en suis responsable et j'y suis étranger. Une partie
de moi-même a conquis sa plus radicale autonomie
et m'ouvre à de nouvelles richesses. Alors commence
l'amour au delà des particularismes familiaux,
du provincialisme de clan. Il est l'autre
homme, dont la vie m'interpelle.
Celle de ma fille, née de moi, est une autre
expérience, plus déroutante et mystérieuse encore.
« Ma fille, cette part féminine de moi-même »,
comme dit un héros de Claudel. Elle est cette
multiplicité de possibles qui ne seront jamais les
miens et que j'ai rêvé pourtant de réaliser. Ma mère
a dû éprouver, à mon égard, le même sentiment;
quand j'avais dix-sept ou dix-huit ans elle était ma
plus proche et meilleure amie : je lui disais ce que je
n'osais pas m'avouer à moi-même. Quand ma fille a
eu à son tour dix-sept ou dix-huit ans j'espérais
cette transparence. Je n'y suis point parvenu, sans
aucun doute parce que je n'ai pas su faire comme
ma mère : accepter sans réserve de ne pas juger,
mais d'accueillir, et de grandir, avec ses propres
enfants, de tous les possibles qu'ils réalisent sans
nous, en dehors de nous, parfois contre nous. Car
c'est ainsi que nous nous ouvrons aux vraies
richesses, celles de l'autre, dans sa différence. Il
nous est spontanément plus difficile d'accepter dans
leur différence nos propres enfants que des étrangers.
Parce que nous vivons encore sur le mythe
qu'ils sont issus de nous, et, disons le mot, un peu
notre propriété. Si bien que leur légitime autonomie
nous la ressentons comme un éloignement. Il nous
faut donc, pour les aimer dans leur totale liberté,
surmonter plus de résistance intérieure que pour des
gens qui n'appartiennent pas à notre famille. C'est
une survivance, mais elle est tenace. Apprendre à la
vaincre dans l'amour inconditionnel de nos propres
enfants est une excellente école de l'amour de tous
les autres.
Enfin, les autres, c'est la révélation de la transcendance.
De la transcendance du tout autre.
Dieu n'a pas d'autre visage que celui de ces
autres hommes et de ces autres femmes. Il n'y a pas
d'autre voie, pour aller à lui, que de le reconnaître
en chacun d'eux. Il n'est pas. Il fait. Son action
n'est pas extérieure à celle de chacun des autres : il
est, en chacun d'eux, sa dimension spécifiquement
humaine, sa transcendance qui interdit de juger un
être humain seulement selon son passé, comme fait
la justice, mais qui nous somme, au contraire, de
faire un pari sur l'avenir de l'autre, sur l'infini de
ses possibilités de métamorphose et de devenir, ce
qui est l'amour.
Comme attitude à l'égard des autres l'amour
n'est pas le prolongement de la justice, une plus
grande justice : il en est le contraire. Au début des
Misérables de Victor Hugo l'évêque de Digne reçoit
à sa table l'ancien forçat Jean Valjean, qui lui vole,
en partant, ses candélabres d'argent. Aux gendarmes
qui ramènent chez lui le voleur, l'évêque
déclare : « Je les lui ai donnés. » Alors que le
policier Javert traquera Jean Valjean pendant toute
sa vie. Qui est le juste? C'est le policier Javert.
Alors que l'évêque de Digne a soustrait un voleur à
un « juste » châtiment. Car la justice consiste à
traiter chacun selon ce qu'il est, c'est-à-dire selon ce
qu'il a fait, selon son passé. A chacun son droit, ce
qui lui est dû : à l'esclave ce qui est dû à l'esclave,
au maître ce qui est dû au maître. Au voleur ce qui
est dû au voleur, c'est-à-dire la prison.
Dans une société capitaliste donner au patron ce
qui est dû au patron, c'est lui accorder la liberté
d'entreprise, même si elle va à rencontre de
l'ouvrier ou du bien public.
L'amour rompt cette règle du jeu, cette règle de
l'ordre. C'est pourquoi les hommes d'ordre n'aiment
en général pas l'amour. C'est un fauteur de
désordre. C'est un pari sur l'avenir d'un homme.
Toute une vie peut être subvertie (comme celle de
Jean Valjean) par ce pari, par cet acte d'amour qui
lui donne l'espace de liberté nécessaire pour devenir
autre.
Je ne conteste pas la nécessité, dans un ordre
donné, toujours historique et relatif, de réaliser la
justice, c'est-à-dire cet ordre sous sa forme la plus
achevée. Il y a la nécessité, et puis il y a les ruptures
de cette nécessité. Je demande seulement qu'on
admette cette possibilité de rupture, qui s'appelle la
foi au delà du concept, l'amour au delà de la
justice, la révolution au delà de l'ordre établi.
Une révolution authentique, pour être un changement
radical dans les rapports humains, n'est pas
seulement le triomphe de la justice mais le triomphe
de l'amour.

Roger Garaudy
Parole d’homme, Editeur Robert laffont, 1975,
 pages 143 à 151