Paul Klee. Ville de rêve.Aquarelle. 1921 |
réciproque
des cultures et des religions, d'unité symphonique
du
monde et non pas d'unité impériale de domination, en
rupture
donc avec l'ethnocentrisme romain puis occidental,
fut
celui du Cardinal Nicolas de Cues (1401 -1464) dans son
livre
: La Paix de la foi , publié en 1453, l'année même de la
prise,
par les Turcs, de Constantinople, capitale d'une monarchie
de
tradition romaine, dans un cadre grec.
La
victoire turque eut, dans toute l'Europe, un retentissement
considérable,
car elle apparut comme une victoire de l'Islam
sur
la chrétienté.
Au
lieu de faire appel à de nouvelles Croisades, le Cardinal
Nicolas
de Cues eut l'audace de répondre par la Paix de la foi,
fondée
sur deux principes fondamentaux de tout véritable
dialogue
énoncés au chapitre 5 du livre :
1°
- « aucune créature ne peut embrasser le concept de l'unité de
Dieu »
2°
- « il n'y a qu'une seule religion dans la variété des pratiques
religieuses.»
Il
tend ainsi à définir une foi fondamentale et universelle,
dont
l'unité est masquée par la diversité des cultures dans lesquelles
elle
s'exprime : « Ce n'est pas une autre foi, mais la même
et unique foi que vous trouverez sous jacente chez tous
les peuples. »
(chap.
4)
Ce
n'était pas seulement l'exclusion de la Croisade, mais un
changement
même du rôle de la mission : au lieu de pratiquer
une
colonisation culturelle de l'autre, le missionnaire chrétien
doit
d'abord reconnaître Jésus vivant, présent et agissant dans
la
diversité des cultes et des cultures.
De
là le projet de ce Concile universel de toutes les religions
du
monde fondant une paix durable entre les peuples par la
prise
de conscience d'une foi commune respectueuse de la
diversité
de ses approches, car « avant toute pluralité on trouve
Jean Lurçat. Jubilation. Tapisserie, 1964 |
Et
d'abord l'unité profonde de l'homme et de Dieu, telle que
l'avait
conçue l'Église d'Orient que Nicolas de Cues avait
connue,
non seulement par la lecture des Pères Grecs mais par l'expérience
vécue qu'il avait de la foi orthodoxe lors de son voyage
à Constantinople en 1437.
Le
premier intervenant, après le grec, dans ce Concile, est un
non-
chrétien : un indien qui proclame que les hommes « ne
sont pas Dieu absolument mais Dieux par participation. » (ch.VII).
Le
chaldéen souligne : « l'on voit dans l'essence de l'amour comment
l'aimé unit l'amant à l'aimable. » (ch. VIII).
Dès
lors, dit Le Verbe dans La Paix de la foi . (ch.IX)
les Arabes
comprendront
«qu'admettre la Trinité c'est nier la pluralité des
Dieux. »
Sur
quoi, le Persan ajoute (ch.XI) que « de tous les prophètes
Jésus est le plus grand, il lui convient donc...
d'être appelé "Verbe de
Dieu". C'est ainsi d'ailleurs que l'appelle le
Coran » (ch.XÏÏ).
Dans
sa lettre à Jean de Ségovie, archevêque de Césarée, du 28
décembre
1453, Nicolas de Cues le félicite de se livrer à « l'étude
critique du Coran » : «il faut plutôt dialoguer que guerroyer avec
eux », et
lui-même écrira en 1461, une Cribratio Alchorani,
étude
critique du Coran où il recherche, sous les formules
conflictuelles,
ce qui est en accord avec sa propre foi.
Il
n'y a dans cette recherche d'une foi fondamentale et première
à
travers la diversité des religions, nul éclectisme : le
Cardinal
Nicolas de Cues aborde ce dialogue à partir d'une
méditation
profonde, (dans son livre sur La docte ignorance,
1440),
sur la connaissance qui s'oppose à la philosophie
grecque
de l'être et à la logique d'Aristote, car elle est fondée
à
la fois sur une conception de l ' UN qui n'exclut ni le multiple
ni
la contradiction, et une conscience aiguë des rapports du
fini
et de l'infini, de l'homme et de Dieu, dont il avait eu, dit-il,
la
révélation philosophique au cours de son voyage en
Orient
en 1437 et 1438.
Contre
l'aristotélisme et la logique de l'école, qui régnait de
son
temps, il formule le principe de la coïncidence des
contraires.
La
pensée n'est pas pour lui un reflet de l'être, elle est un acte :
celui
de l'être fini qui s'efforce de penser la totalité de ses relations
avec
les autres, de prendre conscience qu'il n'est pas, en
dehors
de ces relations avec les autres et avec Dieu.
Cette
méditation spirituelle s'enracine dans une réflexion
mathématique
sur la notion d'infini : un triangle dont un côté
serait
infini, serait identique à une ligne droite, de même que
dans
un cercle qui serait de diamètre infini, chaque segment
de
la circonférence, courbe dans une figure finie, serait une
ligne
droite (I,& 13). De même un polygone dont on diviserait
indéfiniment
les côtés deviendrait un cercle.
Ainsi
toute choses, pensées en fonction de l'Infini, de Dieu qui
est
« en acte tout ce qui peut être », sont une dans leur altérité et
leur
multiplicité.
« Les choses visibles sont des images de choses invisibles
» (I, & 11)
et
la Docte ignorance n'est autre que la foi, la vision de toute
chose
en Dieu, c'est à dire dans la plénitude de ses relations
avec
le tout, et la conscience de son rapport à l'infini. C'est de
cette
manière que, rejoignant Maître Eckhart, il considère le
temps
: là encore, si l'on contemple l'histoire du point de vue
de
l'infini : si l'on voit les choses en Dieu (qui est au delà du
temps)
le passé et le futur ne sont que des extrapolations du
présent
; si bien que, comme disait Maître Eckhart, « d u point
de vue de Dieu, le moment de la création du monde, le
moment où
je vous parle, et celui du Jugement dernier sont un seul
et même instant.
»
(Sermon 9)
En
regard de l'infini, l'instant est identique à l'éternité. « car
l'infini nous fait dépasser complètement toute
opposition » (chap.
16),
comme la courbure du cercle devient, à l'infini, ligne droite,
comme
le triangle. Il en est de même pour toute forme et
toute
ligne : « l'infini est en acte tout ce que le fini est en puissance.
»
(I, chap. 13)
« L'infini nous fait dépasser toute opposition » (chap. 16). « Tout
est en Dieu et Dieu est en Tout. » (II, chap. 3) toute chose est
dans
toutes les autres et n'existe que par elles. Tel est « le mouvement
de connexion amoureuse qui p o r t e toutes les choses
vers
l'unité pour former, à elles toutes, un univers » (chap. 10)
Nicolas
de Cues, dans une formule dont on attribue faussement
la
paternité à Pascal, dit que « l'organisme du monde a son
centre partout et sa circonférence nulle part, parce que
Dieu est circonférence
et centre, lui qui est partout et nulle part. » (II, 12).
Dans
la perspective de cette unité des contraires, la mort du
Christ
est le gage de l'immortalité.
Mais
pour nous, dans notre finitude, cette unité du multiple
n'est
accessible que par images : toute figuration ou définition
de
Dieu le réduit à nos dimensions de créature finie. Toute
théologie
est nécessairement négative : tout ce que je peux
dire
de Dieu est inévitablement une idole. Je ne puis dire que
ce
qu'il n'est pas : rien de fini au regard de l'infini.
Je
ne puis le saisir par concepts. Ainsi « la foi est le commencement
de la connaissance intellectuelle » (III, chap. 11) et aussi sa
fin
puisque la prise de conscience de cette inaccessibilité en
fait
un postulat (à la fois nécessaire et intellectuellement indémontrable).
«
Telles sont les vérités qui se révèlent par degrés à
celui qui s'élève à Jésus par la foi. Foi dont la divine efficacité ne
s'explique pas. »
(III, chap. 11)
La
Docte ignorance s'oppose à l'ignorance arrogante,
comme
le fut la philosophie de l'être d'Aristote et comme le
seront
les philosophies de l'être de Descartes et d'Auguste
Comte.
Elle
fonde la Paix de la foi, avec sa compréhension de toutes les
idolâtries
: « les gentils nommaient Dieu de diverses manières, du
point de vue de la création finie . . . . tous ces
noms sont des perfections
particulières... ils le voyaient là où ils voyaient ses
oeuvres divines. »
(chap.
25)
Cet
universalisme sera détruit, un siècle plus tard, par la
deuxième
sécession de l'Occident : après la philosophie de
l'être qui
s'exprimait chez Platon et Aristote, celle qui s'exprima
dans
la raison technicienne de la renaissance. L'Occident
conçut
alors une science ne visant que l'accroissement quantitatif
des
moyens, et oublieuse de la recherche des fins.
Roger Garaudy
L’avenir mode d’emploi
pages 334 à 338
L’avenir mode d’emploi
pages 334 à 338