Avec la propriété privée des moyens de production le produit du travail cesse d'appartenir à celui qui l' a créé...La méthode même du travail ne dépend plus de celui qui travaille; elle dépend de celui qui possède les moyens de production...Le maître décide de la méthode, qui n'est plus dans le prolongement du projet individuel du travailleur mais qui lui est imposée du dehors.
Dans la grande usine capitaliste, l'homme devient une sorte d'appendice de chair dans une machinerie d'acier, un moyen de transmission entre deux moments de travail mécanique. Ce n'est plus seulement le produit du travail, mais le travail lui-même, l'acte de travailler, qui devient extérieur au travailleur, qui devient étranger au travailleur "aliéné".
Enfin, et c'est la troisième forme de l'aliénation, l'homme en tant qu'espèce, c'est-à-dire l'homme en tant que porteur de toute cette richesse humaine accumulée par le travail des siècles antérieurs, se trouve divisé avec lui-même: l'homme spécifique, l'homme qui a créé ces moyens de travail, le créateur, l'homme en un mot, devient extérieur à l'individu, indépendant de lui, supérieur à lui, il devient son maïtre.
Tels sont, chez Marx, les aspects fondamentaux de cette aliénation: aliénation du produit du travail, aliénation de l'acte du travail, et aliénation du travailleur lui-même, aliénation de l'homme. Marx a interprété la philosophie classique allemande à la lumière de l'économie politique anglaise: il a lié étroitement, intimement, l'aliénation au sens hégélien de création avec l'aliénation au sens économique et juridique de vente. Le produit du travail est aliéné dès le moment où il entre dans le circuit des échanges; il, échappe à son propre producteur. Le produit du travail devient alors une marchandise soumise à toutes les fluctuations du marché et, par conséquent, il prend la, forme d'une réalité extérieure. Les rapports humains prennent l'apparence de chose, c'est ce que Marx appelle dans le "Capital" le fétichisme de la marchandise.
L'homme se trouve dès lors divisé, déchiré. Il y a d'une part dans la société un ensemble de rapports sociaux qui ne dépendent plus de lui, qui s'imposent à lui comme une réalité étrangère, hostile, et qui dominent sa vie. Et puis, il y a sa vie propre, sa vie désormais subjective, sa vie intérieure, comme on a pris l'habitude de dire, mais cette intériorité se définit par opposition au monde extérieur étranger et hostile...
Un personnage d'Aragon dans "Les Beaux Quartiers", - c'est le banquier Quesnel - dit: "Nous sommes des hommes doubles et nous vivons à l'époque des hommes doubles"...L'homme est double, en effet, lorsque l'univers social, qui n'est pourtant consitué que de rapports sociaux, que de rapports humains, devient chose, se "réifie", selon l'expression de Marx, devient une chose aux lois autonomes, indépendante de l'homme et hostile. Par ailleurs, le sujet est mystifié par l'individualisme, par l'idéalisme. Il se trouve séparé de ce qui ferait de lui un être objectif, un homme un, un homme "entier", comme disait Teilhard de Chardin, "total" comme disait Marx, c'est-à-dire un homme dont l'intérieur et l'extérieur ne font qu'un.
... Pour cet homme divisé, déchiré, pour cet homme dont l'être comme espèce, dont l'être générique comme disait Marx, est inaccessible à l'être individuel, l'angoisse, forme fondamentale du sentiment de l'existence chez Sartre, c'est l'aspect subjectif, l'aspect vécu, de ce que nous appelons, nous marxistes, l'aliénation. L'angoisse - si vous me permettez de paraphraser une formule de Spinoza - c'est la conscience de l'aliénation jointe à l'ignorance des moyens d'en sortir. Ce déchirement de l'homme, cette coupure entre sa vie intérieure et sa vie extérieure, entre sa subjectivité propre et le monde objectif, entre son existence et son essence, va conduire à toutes sortes d'évasions, de satisfactions illusoires, d'illusions fictives qui représenteront à travers toutes les mystifications de l'intériorité tout ce que l'homme ne peut pas réaliser dans sa vie quotidienne, sa vie réelle. Il y aura une sorte de perversion de l'activité propre de l'homme dans une consommation imaginaire, soumise à toutes les pressions de la publicité et du conformisme. De là d'ailleurs le succès d'une certaine littérature, de cxertains films. Tout ce que l'homme ne pourra pas extérioriser de sa richesse humaine, il sera amené à le vivre à travers un certain nombre de magazines qui lui présentent des images fallacieuses de cette richesse. Tout ce que l'homme ne pourra pas réaliser de sa puissance, il le vivra sous une forme fantastique, déformée, pervertie, dans des romans ou dans des films où l'on exalte la brutalité, la volonté de puissance. Les inspirations de son coeur qui ne seront pas satisfaites, il les projettera dans des reflets mythiques, caricaturaux de l'amour, qui lui sont donnés par une certaine presse du coeur, par certains films, par toute une littérature d'un monde qui ne lui donne que des ersatz de ce que la vie ne peut lui offrir dans la réalité. Pourquoi cela ? Parce que les pouvoirs réels de l'homme, parce que sa vie, ses besoins proprement humains ne peuvent pas être investis dans la réalité. Telles sont les conséqiences de l'aliénation du travail, analysée par Marx, et qui conduit à l'aliénation de l'homme.
Comment libérer l'homme, assurer la dignité de la personne humaine, rendre à l'homme son objectivité, sa réalité, mettre fin à ce divorce entre la vie intérieure et ses refoulements, et la vie extérieure et son laminoir, mettre fin à l'aliénation de l'homme, conséquence de l'aliénation au travail ?
Marx, dès ses manuscrits de 1844, montrait l'issue pour sortir de cette situation dégradée de l'homme. Voici la définition qu'il donnait, dès 1844, du communisme comme la seule possibilité concrète de mettre fin à ce divorce de la vie intérieure et de la vie extérieure: "Le communisme en tant que suppression de la propriété privée qui est aliénation de l'homme, c'est l'appropriation réelle de l'être humain par l'homme et pour l'homme, appropriation complète, consciente et intégrant toute la richesse du développement passé. Ce communisme, c'est l'humanisme achevé". Et Marx ajoutait: "Ce communisme, c'est la véritable solution de l'antagonisme entre l'homme et la nature, entre l'homme et l'homme, la vraie solution de la lutte entre l'objet et le sujet, entre la liberté et la nécessité, entre l'individu et l'espèce". "Dans le communisme, concluait-il, l'homme s'approprie son être universel d'une manière universelle donc comme homme total". Marx, par sa découverte, dans le "Capital", de la loi du développement de la société capitaliste, de sa dialectique interne, a montré comment la lutte de la classe ouvrière permettra seule de vaincre l'aliénation, c'est-à-dire la déshumanisation de l'homme.
Le premier précepte de la morale marxiste, de cette morale fondamentale et concrète de la personne humaine et de sa liberté, c'est de participer de toutes ses forces à la lutte du prolétariat dont les objectifs de classe se confondent avec la libération de l'homme total. La révolution socialiste, montrait Marx, est le seul moyen de surmonter l'aliénation, d'en extirper la racine. En effet, à partir du moment où il n'y a plus de propriété privée des moyens de production, il ne peut plus y avoir d'antagonisme de classe.
L'objectif de la société socialiste, c'est la société sans classes. La lutte de classe n'est pas, pour Marx et pour les marxistes, un idéal moral ni un mot d'ordre politique, c'est une réalité historique. On devient communiste non par esprit de révolte ou de vengeance, mais précisément parce qu'on veut abolir la lutte de classes, parce qu'on veut construire la société sans classes qui sera d'ailleurs, selon la définition qui était déjà celle de Fourier avant d'être celle de Marx, la société sans état, la société dans laquelle l'administration des choses se substituera au gouvernement des hommes. Rien ne serait donc plus faux que d'opposer socialisme et liberté, socialisme et démocratie. Théodore Dezamy en 1840, Marx pendant toute sa carrière, Jaurès au début du XXe siècle, les communistes aujourd'hui, n'ont cessé de lutter contre cette fameuse opposition, cette calomnie. En réalité, la socialisation est le moyen le plus efficace de l'épanouissement de la personne humaine. "La socialisation, disait le Père Teilhard de Chardin, ne signifie pas la fin, mais plutôt le début de l'ère de la personne". Il s'agit, pour nous marxistes, de créer les conditions où chaque personne humaine ne pourra s'accomplir que par l'accomplissement de toutes les autres. Notre conception de la liberté s'oppose à la conception abstraite et formelle de la liberté bourgeoise. La liberté n'est pas le pouvoir abstrait de tout faire, c'est une possibilité offerte à chaque homme d'aller jusqu'au bout de son développement.
Au lendemain de la Libération, je présidais la commission d'Education nationale de notre Assemblée Nationale et nous avions en discussion le projet de réforme de l'enseignement élaboré par la commission Langevin-Wallon. Nous discutions avec un vieux démocrate-chrétien, Marc Sangnier, le fondateur du "Sillon". Quelqu'un lui posa cette question: "Vous qui avez lutté si ardemment contre Maurras au nom de la démocratie, qu'est-ce que vous entendez par démocratie ?". "Une démocratie véritable, répondit Marc Sangnier, c'est un régime qui donne à chaque enfant, à chaque homme les moyens de développer pleinement toutes les richesses humaines qu'il porte en lui". Définition admirable, et je dois dire que lorsqu'on l'examine dans ses tenants et aboutissants, on s'aperçoit que cette démocratie n'est réalisée qu'en régime socialiste...
La démocratie ne devient une réalité que dans la mesure où il est donné à l'homme les moyens de développer pleinement toutes les richesses humaines qu'il porte en lui...
Cette démocratie commence aussi dans le travail. Dans son travail, l'homme a le sentiment de réaliser sa liberté et la dignité de sa propre personne. Et il y a là une différence radicale entre la conception du travail dans un régime où règne la propriété privée des moyens de production et un régime socialiste. Dans un régime de l'aliénation où le produit du travail n'appartient pas à celui qui l'a fait, celui qui va travailler comme salarié va travailler, comme on dit, pour gagner sa vie. Son travail n'est pas l'expression de sa vie, de sa réalité humaine comme créateur: il est la rançon du pain. Dans un régime socialiste, c'est autre chose: à partir du moment où les richesses produites par tous, au lieu d'appartenir à quelques-uns, appartiennent à tous, chacun a le sentiment, par son travail personnel, de contribuer à l'élévation du niveau de tous. Le travail a alors changé de sens, il n'est plus, comme en régime capitaliste, la rançon du pain, mais la participation personnelle de chacun au bonheur de tous. Notre vieux Jaurès disait déjà...: "Le premier résultat du socialisme, ce sera de faire de chaque homme à la fois un technicien et un philosophe". Un technicien, c'est-à-dire un homme qui possède un métier qualifié, et un philosophe, c'est-à-dire un homme capable de situer son oeuvre dans l'ensemble du travail national, dans l'ensemble du travail des hommes, jusqu'à pouvoir se considérer, dans la plus humble des tâches, comme un collaborateur de la civilisation universelle. C'est cela le socialisme.
...L'unité du genre humain n'est pas donnée par la nature biologique de l'homme, elle est une conscience du tout de l'homme, non pas, selon la terminologie des logiciens, de l'homme en extension, c'est-à-dire de l'homme, de l'humanité considérée comme une collectivité d'individus, mais de l'homme en compréhension, c'est-à-dire de tout ce qui a été apporté à la forme humaine depuis des millénaires par le travail, la lutte, la création et l'amour de l'homme. Les hommes n'étant plus divisés par le travail aliéné, par la propriété privée des moyens de production, agiront comme un seul homme, riche de toutes les nuances, de toutes les richesses de l'humanité et pas seulement des pouvoirs techniques des pensées de l'homme, mais de ses sentiments esthétiques, moraux, spirituels.
C'est une erreur profonde de croire, comme certains commentateurs de Marx, que lorsque la lutte des classes sera surmontée nous arriverons à la fin de l'histoire...Pour nous, la fin de la lutte des classes, ce n'est pas la fin de l'histoire, c'est seulement la fin de la préhistoire, c'est-à-dire le commencement d'une histoire proprement humaine, où l'homme progressera autrement que par la lutte de l'homme contre l'homme. Ainsi le marxisme prolonge les plus hautes traditions spirituelles de l'humanité.
Roger Garaudy, Le marxisme et la personne humaine, conférence prononcée à Bruxelles le 3 février 1961, (Texte publié par le Cercle d'éducation populaire, Société Populaire d'Editions, Bruxelles, avril 1961, extraits des pages 15 à 33)
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