Suite de: http://rogergaraudy.blogspot.fr/2014/10/la-philosophie-occidentale-au-20e.html
Dans ce désespoir, l'existence
c'est tout ce qui manque
à
l'homme. Tout ce qu'il a à être. Heidegger privilégie
le rôle de l'avenir dans
le déploiement du temps : nous
nous dépassons sans cesse
vers notre avenir ; nous sommes
toujours en avant de
nous-mêmes ; l'existence est vécue
surtout comme avenir.
Francis Ponge résumera, dans une
formule saisissante : «
l'homme, c'est l'avenir de l'homme-»,
l'idée maîtresse de
l'ouvrage principal de Heidegger : L'ÊTRE
Levinas définit très
exactement cette philosophie de la mort
en quoi se résume
finalement la conception de Heidegger :
« L'existence est une
aventure de sa propre impossibilité »
De quel « outillage »
intellectuel dispose, au départ
Heidegger, pour penser cette
expérience ?
La pensée de Heidegger est
fille de celle de Husserl,
c'est-à-dire de la mise en
question de la métaphysique de l'Être,
telle qu'elle a régné en
Occident depuis Parmenide et Platon,
et de la mise en question
de la légitimité de cette métaphysique
par Kant : la vérité n'est
pas concordance de la pensée avec
l'être, mais construction
de l'esprit, le problème étant de définir
les règles de la validité
de cette construction du réel à partir
du possible.
Mais, objecte Heidegger,
dans L'ÊTRE E T L E TEMPS,
Kant ne s'est pas libéré
du « point de départ cartésien d'un
sujet qui se rencontre
isolément ». Kant se croit donc obligé
de « prouver » la réalité
du monde extérieur. C'est, en effet,
depuis Descartes et le
faux problème qu'il a posé, un dualisme
insurmontable de l'âme et
du corps, de l'idéalisme et du
matérialisme. Dès lors
qu'on est enfermé dans le « moi »,
1.
Levinas, EN DECOUVRANT L' EXISTENCE , AVEC HUSSERL ET HEIDEGGER , p. 86.
2.
il n'est plus possible de
sortir de son insularité. Ce fut le
tourment de Husserl, de
Heidegger, de Sartre.
Nietzsche, par un
renversement brutal de la perspective,
a mené à son terme
l'entreprise commencée par Kant.
Heidegger dans son
langage, dit de Nietzsche qu'il a tracé un
« sillage » dans
l'histoire de l'être, en proclamant que
« l'être de l'étant »
(c'est-à-dire la réalité véritable au-delà
de la multiplicité de
l'expérience), c'est la « volonté de
puissance ».
L'Être n'est donc pas «
donné », il est produit, comme
une force, comme un acte.
Le nihilisme est ainsi
surmonté par une affirmation
« poétique », au sens
étymologique de création.
L'art et la science, selon
Nietzsche, sont deux modes de
production de la vérité.
Il est d'ailleurs
significatif que, dans l'histoire de l'art
(surtout de la peinture), depuis
le début du X X e siècle, la
relativisation de la «
perspective » et le rejet de « l'imitation
de la nature », soient
contemporains de la remise en cause,
dans les sciences, en
géométrie et en physique notamment,
des conceptions
traditionnelles de l'espace euclidien et du
déterminisme mécaniste de
Laplace.
Ces développements
parallèles des arts et des sciences et
du bouleversement
historique des valeurs religieuses et
sociales, s'expriment dans
la subversion de la métaphysique
occidentale traditionnelle.
Heidegger éprouve si
profondément cette inversion qu'il
prend appui, pour
comprendre ce monde, sur la poésie
d'Hôlderlin comme sur
l'angoisse de Kierkegaard et l'exaltation
dionysiaque de Nietzsche,
ressourcé à la vision des
présocratiques, et
notamment d'Heraclite. Heidegger essaye
de penser ce qu'ont
vécu Kierkegaard, Holderlin, Nietzsche :
l'expérience de l'absence
de Dieu, et de la poésie comme
annonciation du futur.
Cette démarche va à
contre-courant de la métaphysique
occidentale classique,
pour qui l'Être était « présence ».
« La vraie vie est absente
», disait Rimbaud.
Heidegger, dès 1920,
méditait sur le thème chrétien de
l'espérance (Saint-Paul :
I, Thess. IV, 13). Le temps de la
promesse, le temps de
l'espérance, est le lieu de l'être. L'art,
comme jaillissement, comme
anticipation du futur, est l'image
la plus proche de cette «
existence », qui est projection de
possibles et donation de
sens.
C'est ainsi qu'Heidegger
cherche, pour la métaphysique
occidentale, un « autre
commencement », où l'Être n'est plus
présence mais absence, et
dont l'avenir est la dimension majeure.
Cet effort désespéré pour
sortir de la métaphysique
occidentale n'aboutit pas.
Vouloir tirer de la pure
immanence de l'acte du sujet une
quelconque transcendance, c'est
tenter de sauter par dessus
son ombre ! Après les
échecs de Husserl et de Heidegger, Sartre
réussira-t-il cette
difficile opération ?
Il est significatif que le
premier essai philosophique de
Sartre, en 1938,
s'intitule précisément : LA TRANSCENDANCE
DE L'EGO , reprenant
le problème là où Husserl et
Heidegger l'ont laissé.
Sartre reproche à Husserl de n'avoir
pas poussé jusqu'au bout
sa « réduction phénoménologique »
en conservant un « ego
transcendantal ». C'est là, dit-il, « une
doctrine refuge, tirant
encore une parcelle de l'homme hors
du monde », conduisant à
l'idéalisme et même au solipsisme.
Sartre poursuivra l'oeuvre
de purification de la conscience
jusqu'à ce qu'elle ne soit
plus rien : « La conscience n'a pas
de contenu. » 1
Mais il reconnaît en même
temps qu'il n'a pas ainsi résolu
le problème : « J'avais
cru autrefois pouvoir échapper au
solipsisme en refusant à
Husserl l'existence de son "ego
transcendantal".
Mais, en fait, bien que je demeure persuadé
que l'hypothèse d'un sujet
transcendantal est inutile et néfaste,
son abandon ne fait pas
avancer d'un pas la question de
l'existence d'autrui. » 2
Cette « existence d'autrui
» restera une écharde dans la
philosophie de Sartre : le
fantôme de « l'être » des choses
est déjà difficile à
exorciser, mais l'existence d'autrui constitue
l'obstacle incontournable.
Lorsque l'un des héros du théâtre
de Sartre s'écrie, dans HUIS
CLOS: « L'Enfer, c'est les
autres », ce cri dépasse
la situation dramatique du personnage
; il résume le drame de la
philosophie de Sartre, depuis
L'ÊTRE
ET LE NÉANT jusqu'à la CRITIQUE DE LA
RAISON
DIALECTIQUE : Sartre n'a jamais pu écrire la
« Morale » qu'il annonçait
aux dernières pages de L'ÊTRE
ET LE
NÉANT, et il n'a jamais pu écrire le deuxième volume
de la CRITIQUE DE LA
RAISON DIALECTIQUE, qu'il se
proposait de consacrer aux
fondements de l'histoire, non par
une défaillance de son
immense talent, mais pour des raisons
tenant au principe même de
sa doctrine : ni une « morale »,
ni une « histoire » ne
peuvent se construire à partir de projets
insulaires faits par des
libertés dont chacune « se fige » sous
le « regard » de l'autre.
Cette impuissance à
rejoindre l'autre, dans l'amour comme
1. L'ÊTRE E T L E NÉANT (p. 17).
2. Ibidem, p. 290-291.
dans l'action militante,
est la tragédie « existentielle » de
Sartre. Elle n'est que
l'aboutissement inexorable de toute sa
philosophie.
Lors d'un débat sur la
morale que j'eus, avec Sartre, à
l'Institut Gramsci de
Rome, sous la présidence de Palmiro
Togliatti, alors Secrétaire
Général du Parti communiste italien,
Togliatti eut raison, au
terme de cette controverse fraternelle
entre Sartre et moi, de
conclure qu'il éprouvait un sentiment
d'inachèvement et de
frustration. Avec le recul, je vois
clairement d'où venait ce malaise.
Le point de départ était
solide, car nous posions
tous les deux le même problème.
Insatisfaits l'un et
l'autre du « système » hégélien, nous nous
fixions le même objectif :
réconcilier Marx et Kierkegaard.
Mais, dans la discussion,
les critiques de Sartre contre moi
étaient, pour l'essentiel,
justifiées, car, à cette époque, je n'avais
pas situé clairement le
point d'insertion de la transcendance
dans la pensée de Marx, et
je n'avais pas encore dégagé
(comme je le fis, des
années plus tard, dans mon MARXISME
DU XXème
SIÈCLE),
la dialectique selon laquelle toute vérité
est à la fois relative sur
le plan théorique (toute théorie étant
appelée à disparaître pour
s'intégrer à une théorie plus
totalisante) et absolue du
point de vue pratique, c'est-à-dire
par les pouvoirs qu'elle
nous donne sur la nature.
Réciproquement, mes
critiques à l'égard de Sartre étaient
justifiées car son
individualisme congénital, son « solipsisme
initial », comme il disait
lui-même, l'empêchait, en butant
toujours sur l'impossibilité
de fonder ainsi l'existence d'autrui,
de fonder une morale.
Ce n'était donc pas un
vrai « dialogue », car chacun de
nous avait raison contre
l'autre dans ses critiques, dans sa
partie destructive, mais
nous étions incapables de nous élever
à un point de vue qui,
dépassant vraiment nos positions
respectives, les auraient
intégrées, comme des approches
partielles, dans une
authentique synthèse.
Nous en avions conscience,
à la fois avec irritation et avec
attirance. Ce qui rendit
nos relations parfois cordiales, parfois
orageuses. Après Budapest,
il écrivait qu'il ne me serrerait
jamais plus la main, et
nous nous retrouvions côte à côte à
Helsinki, en recherche
commune féconde sur le mouvement
de la paix, ou à la
Mutualité aux côtés du peuple algérien
en lutte pour sa liberté.
Il y eut même, au moins
une fois, une véritable tentative
« expérimentale » de
résoudre notre problème sur Marx et
Kierkegaard :
Nous avions formé le
projet de vérifier la fécondité de nos
approches, peut être leurs
convergences et leur complémentarité,
sur un cas concret : la
compréhension de Flaubert.
Il m'écrivait, dans sa
lettre du 13 janvier 1956, qui définit
bien son rapport au
marxisme : « Je serais très heureux de
discuter avec vous sur les
moyens de saisir ce que j'appelle
l'homme total,
c'est-à-dire l'homme envisagé à la fois dans
ses conditionnements
sociaux et dans la reprise qu'il en fait
dans et par ses actes... »
Après avoir évoqué ses essais sur
Baudelaire, Saint-Genêt,
et Henri Martin, il ajoutait : « Je
suis convaincu qu'il faut
aller plus loin encore. C'est pourquoi
j'imagine qu'une rencontre
vraiment fructueuse devrait se faire
à l'occasion d'un débat
concret. Nous avancerions plus vite
si nous essayions en
commun et en nous aidant les uns les
autres de
mettre au jour tous les conditionnements et toutes
les significations qui
peuvent aider à comprendre telle ou telle
personnalité historique.
Nous pourrions alors, au cours de
cette entreprise, faite en
collaboration, marquer et découvrir
l'une après l'autre nos
divergences, qui pourraient ensuite faire
l'objet d'une discussion
plus serrée.
respectives, les auraient
intégrées, comme des approches
partielles, dans une
authentique synthèse.
Nous en avions conscience,
à la fois avec irritation et avec
attirance. Ce qui rendit
nos relations parfois cordiales, parfois
orageuses. Après Budapest,
il écrivait qu'il ne me serrerait
jamais plus la main, et
nous nous retrouvions côte à côte à
Helsinki, en recherche
commune féconde sur le mouvement
de la paix, ou à la
Mutualité aux côtés du peuple algérien
en lutte pour sa liberté.
Il y eut même, au moins
une fois, une véritable tentative
« expérimentale » de
résoudre notre problème sur Marx et
Kierkegaard :
Nous avions formé le
projet de vérifier la fécondité de nos
approches, peut être leurs
convergences et leur complémentarité,
sur un cas concret : la
compréhension de Flaubert.
Il m'écrivait, dans sa
lettre du 13 janvier 1956, qui définit
bien son rapport au
marxisme : « Je serais très heureux de
discuter avec vous sur les
moyens de saisir ce que j'appelle
l'homme total,
c'est-à-dire l'homme envisagé à la fois dans
ses conditionnements
sociaux et dans la reprise qu'il en fait
dans et par ses actes... »
Après avoir évoqué ses essais sur
Baudelaire, Saint-Genêt,
et Henri Martin, il ajoutait : « Je
suis convaincu qu'il faut
aller plus loin encore. C'est pourquoi
j'imagine qu'une rencontre
vraiment fructueuse devrait se faire
à l'occasion d'un débat
concret. Nous avancerions plus vite
si nous essayions en
commun et en nous aidant les uns les
autres de
mettre au jour tous les conditionnements et toutes
les significations qui
peuvent aider à comprendre telle ou telle
personnalité historique.
Nous pourrions alors, au cours de
cette entreprise, faite en
collaboration, marquer et découvrir
l'une après l'autre nos
divergences, qui pourraient ensuite faire
l'objet d'une discussion
plus serrée.
Je serais heureux de
savoir si ce programme vous paraît
valable. Nous pourrions
alors choisir quelque personnalité
connue du xixe siècle et nous mettre au travail... Par le fait
même de la recherche, nous
définirions nos méthodes et nous
verrions dans quelle
mesure elles peuvent être complémentaires.
Je reconnais la difficulté
: peut-on les dire complémentaires
si elles s'inspirent de
principes différents ? Mais
justement cette difficulté
apparaîtra bien plus nettement si nous
constatons d'abord leur
solidarité de fait, et nous serons mieux
à même de les résoudre.
... Si nous arrivons à
nous mettre d'accord sur le « procès
verbal » (comme on dit dans
les réunions internationales),
je serais enchanté de me
rendre à votre invitation et convaincu
que nous ferons du travail
fructueux. »
Quelques mois plus tard
nous échangions nos manuscrits
sur Flaubert (il publiera
le sien bien des années plus
tard)
Ce volumineux essai sur
Flaubert, dernière application par
Sartre de sa «
psychanalyse existentielle », en révèle les
1. L'entrée de l'armée soviétique en Hongrie, à
l'automne 1956, interrompit
brutalement cette collaboration. Je ne suis pas sûr,
aujourd'hui encore, que
l'analyse de Sartre sur la signification réelle du
drame de Budapest ait été
complète et concrète, mais ce dont je suis sûr,
c'est que la nôtre était fausse,
et inadmissibles les injures à l'égard de Sartre en
cette occasion.
Entre temps, j'avais polémiqué avec Sartre, dans la
« Nouvelle Critique »,
revue dirigée par Jean Kanapa, et qui était le
sanctuaire du sectarisme culturel,
en mai 1956 (n° 75), en soulignant nos propres
erreurs : « Les communistes,
plus que quiconque, sentent leurs propres faiblesses
et leurs insuffisances. Les
intellectuels communistes accorderont volontiers à
Jean-Paul Sartre que leur
travail créateur n'est pas toujours au niveau de ce
que la classe ouvrière est
en droit d'attendre d'eux, et qu'il n'est pas non
plus toujours au niveau des
possibilités que le marxisme leur offre. »
Eh oui ! puis-je ainsi rappeler à mes critiques les
plus hargneux, que
s'exprimait de cette façon, en 1956, dans la plus «
stalinienne » des revues
du Parti, le « stalinien » que j'étais.
limites. En dehors même du
privilège attribué à la famille
d'être la médiatrice de
tous les rapports sociaux (héritage
de la psychanalyse de
Freud), la caractéristique dominante
de l'existentialisme, pour
lequel le « choix du
sens » demeure affaire
purement individuelle, ramène Sartre
au point de départ de son
oeuvre : LA NAUSÉE, son premier
roman.
Au commencement étaient
Husserl et Heidegger. Il a
traduit leur vision du
monde dans son premier roman : LA
NAUSÉE,
en 1938. Le thème central du roman - (véritable
manifeste philosophique) -
c'est que le monde ne signifie plus
rien dès que je n'ai plus
de but. Le héros, Roquentin, met
un jour en cause ses
raisons de vivre. Il prend conscience que
sa vie n'a pas de sens :
il a l'impression d'être une chose
parmi les choses, recevant
des unes les impulsions qu'il
transmet à d'autres :
puisqu'il n'a plus de but, les choses ne
sont plus pour lui des
moyens pour atteindre un but, elles
ne sont pas des points
d'appui pour ses entreprises, des
ustensiles ou des obstacles.
Elles n'ont plus de sens. Elles sont
là, comme lui, sans
raison. Absurdes : « Les mots s'étaient
évanouis et, avec eux, la
signification des choses, leur mode
d'emploi. » 1
La « nausée » est cette
conscience d'exister à la manière
des choses, dès qu'on
cesse, en leur donnant, par nos projets,
un sens, de prendre du
recul par rapport à elles, de les
transcender.
1 L A NAUSÉE, p. 24.
« Je comprenais, dit Roquentin, que j'avais
trouvé la clé
de l'existence, la clé de
mes nausées, de ma propre vie. De
fait, tout ce que j'ai pu
savoir ensuite se ramène à cette
absurdité fondamentale. » 1
Sartre écrit cela à un
moment où l'histoire semble devenue
folie : celui de la «
crise » qui, depuis dix ans, ronge le monde
occidental, celui de
l'ascension d'Hitler à qui l'Europe livre, à
Munich, toutes les proies
qu'il désire. Il est certain que dans un
monde et une histoire
aussi déments, aussi privés de signification,
où l'on pouvait aisément
prévoir les dérives de l'Apocalypse,
la « nausée » était la
réaction de tout esprit lucide.
Sartre lui-même écrira
plus tard, dans l'un des romans de ses
CHEMINS DE LA LIBERTÉ : « On
s'apercevait qu'on était
solidaire d'un gigantesque
et invisible polypier. La guerre :
chacun est libre, et
pourtant les jeux sont faits. Elle est là, elle
est partout, c'est la
totalité de toutes mes pensées, de toutes les
paroles d'Hitler, de tous
les actes des autres ; mais personne n'est
là pour faire le total.
Elle n'existe que pour Dieu. Mais Dieu
n'existe pas. Et pourtant
la guerre existe. » 2
Ces réactions historiques
devant un monde qui se
décompose, Sartre les
transpose en réaction métaphysique
devant la vie en général.
De son premier livre : L'IMAGINATION,
en 1938, à son
dernier, sur Flaubert, en
1972, un thème majeur traverse la
pensée de Sartre : celui
du « projet », qui deviendra, lorsqu'il
introduira, à partir de
Freud, la « psychanalyse existentielle »,
le « projet fondamental ».
1. LA NAUSÉE, p. 164.
2. LE SURSIS , p. 257.
« La pensée moderne, écrit Sartre, a réalisé
un progrès
considérable en réduisant
l'existant à la série des apparitions
qui le manifestent...
l'apparence renvoie à la série totale des
apparences et non à un
réel caché... Cette opposition nouvelle :
le fini et l'infini, ou
mieux : l'infini dans le fini, remplace le
dualisme de l'être et du
paraître. » 1
Ici est le centre de
l'argumentation de Sartre, ce qu'il
appelle sa « preuve
ontologique », différente de celle de
Descartes et des
théologiens qui, partant de l'existence
irrécusable de l'homme,
être limité, s'efforcent d'établir
l'existence d'un être
infini.
Pour Sartre, il s'agit
bien de rencontrer une réalité
transcendante, mais ce
n'est pas Dieu. C'est le monde.
Or l'existence du monde va
de soi à partir du moment où
Sartre, ayant conduit la «
réduction phénoménologique » à
son terme, a vidé la
conscience de tout contenu propre : elle
ne peut plus exister que «
portée sur un être qui n'est pas
elle... la conscience est
conscience de quelque chose : cela
signifie que la
transcendance est structure constitutive de la
conscience ». 2 En d'autres termes, la conscience implique
l'être, puisqu'elle est un
non-être dont l'existence ne se définit
que par ce qui lui manque
: l'être. Car le propre de la
conscience c'est d'avoir «
à être ce qu'elle est ». 3 Elle est
projet. Avenir. A
l'inverse de l'être, dont Sartre dit expressément
: « les passages, les
devenirs, tout ce qui permet de
dire que l'être n'est pas
encore ce qu'il sera, et qu'il est déjà
ce qu'il n'est pas, tout
cela lui est refusé par principe ». (p. 33).
L'être échappe donc au
temps puisqu'en lui il ne se passe rien.
1. L'ÊTRE E T L E NÉANT, p. 11 et 13.
2. Ibidem p. 28.
3. Ibidem p. 33.
Il n'est habité d'aucune
négativité, et donc d'aucun projet qui
lui donnerait un sens
propre.
Cet « en-soi », n'a pas besoin
de moi (ou plutôt, comme
dit Sartre : d'un « pour
soi ») pour exister, alors que la
réciproque n'est pas
vraie.
Nous voilà désormais
perplexe : Comment cet Être inerte
et muet peut-il être «
hanté par le néant », habité par lui ?
Comment le néant peut-il
être une « composante du réel »
(p. 40), sans revenir à la
conception de Hegel, de la
complémentarité de l'être
et du néant dans le devenir?
Tout se passe comme si...
tout se passe comme si Sartre,
d'un bout à l'autre de son
essai d'argumentation, était dominé
par le souci, inconscient
peut-être, mais caractéristique en effet
d'une époque apparemment «
insensée », que le monde,
l'homme, et leur histoire
n'ont pas de sens.
Son oeuvre ne serait-elle
pas la transmutation d'une
expérience historiquement
vécue du chaos, en métaphysique
de l'absurde ?
Sartre, à la suite de
Kierkegaard, reprochant, à juste titre,
à Hegel (et aux marxistes)
d'être passés trop vite sur le moment
de la subjectivité,
exprimant la révolte de l'individu contre
la tyrannie du système, en
arrive à vouloir stopper la
dialectique au niveau de
l'angoisse de Kierkegaard, ou de la
« conscience malheureuse »
de Hegel ; il en arrive, à partir
de la juste préoccupation
de respecter ce moment de la
subjectivité, à priver
l'homme de sa dimension historique et
sociale, à lui refuser,
par principe, la possibilité de la victoire :
« La réalité humaine est
souffrante dans son être, parce qu'elle
surgit à l'être comme
perpétuellement hantée par une totalité
qu'elle est sans l'être,
puisque justement elle ne pourrait
atteindre l'en-soi sans se
perdre comme pour-soi. Elle est donc,
par nature, conscience
malheureuse, sans dépassement possible
de l'état de malheur. »
(p. 134). Curieusement, par cette
philosophie de la liberté,
voici notre destin scellé : nous
sommes voués au malheur.
Que Sartre ait cette
vision de la vie est parfaitement
respectable. Encore
faudrait-il qu'il en reconnaisse le caractère
de postulat, au lieu de se
livrer à sa virtuosité dialectique pour
tenter de nous faire
croire à son fondement ontologique,
théologique, lorsqu'il
conçoit l'homme dans L'ÊTRE ET LE
NÉANT comme
un Dieu manqué : « L'homme est l'être qui
projette d'être Dieu » (p.
693). Mais « l'idée de Dieu est
contradictoire, et nous
nous perdons en vain ; l'homme est
une passion inutile ». (p.
708).
Ces funérailles de
l'espérance ne se déploient nulle part
avec plus de pompe que
lorsque Sartre aborde les problèmes
concrets, ceux de
l'histoire en train de se faire.
Il faut rendre à Sartre
cette justice que, par honnêteté du
coeur, il s'est rangé,
dans les grandes crises, du côté du
persécuté contre le
persécuteur, par exemple dans la Résistance
et lors de la guerre
d'Algérie.
Mais ce sont toujours là
réactions subjectives, morales, qui
ne se fondent point sur
une analyse de la réalité historique.
Lorsque, par exemple, dans
ses CHEMINS DE LA
LIBERTÉ,
l'un de ses héros abat, avec une sorte d'enivrement,
des soldats allemands, il
ne cherche pas l'efficacité, mais
l'exaltation. De même,
lorsque Sartre affirme que l'homme n'a
jamais été plus libre, en
France, que sous l'occupation
allemande, parce qu'à
chaque instant il fallait dire « non »,
c'est une définition
métaphysique et très pauvre de la liberté,
qui n'est pas simple
négation mais pouvoir de création sans
entrave. Lorsque, pendant
la guerre d'Algérie, Sartre se
déclare prêt à « porter
les valises du F.L.N. », il s'agit pour
lui, avec juste raison, de
se désolidariser de l'abjection
colonialiste, mais, là
encore, il n'a pas pour objectif central
d'entraîner la masse du
peuple français à refuser cette guerre,
à quoi ce mot d'ordre ne
pouvait contribuer.
Sartre reconnaît
expressément ce caractère métaphysique
de sa liberté : « Le
succès n'importe aucunement à la liberté...
Le concept empirique et
populaire de "liberté"... équivaut à
la "faculté d'obtenir
les fins choisies". Le concept technique
et philosophique de
liberté, le seul que nous considérions ici,
signifie seulement
autonomie du choix ». (p. 563).
Là est le drame : lorsque
le « concept technique et
philosophique » est à ce
point coupé de la vie qu'il n'engrène
plus sur elle, qu'il ne
nous aide plus à résoudre les problèmes
concrets de nos rapports
avec la nature, avec la société, avec
Dieu.
Comme dans la philosophie
des professeurs, celle qui n'a
pas pour objet de former
des hommes, acteurs de l'histoire,
mais de former des
professeurs qui formeront d'autres
professeurs, toute réalité
s'évapore en concepts : le rapport
fondamental de l'homme à
l'homme est celui du « regard » ;
l'histoire réelle n'est
plus que temporalité abstraite, le social
n'est fait que d'«
intersubjectivités », la liberté se réduit à
la négation.
A ce degré d'abstraction,
comme il apparaît dans la
CRITIQUE
DE LA RAISON DIALECTIQUE de Sartre, les
mêmes concepts sont à
l'oeuvre pour décrire une file d'attente
à l'autobus ou une classe
sociale, une révolution ou une
contre-révolution.
Lorsque Sartre publia sa CRITIQUE
DE LA RAISON
DIALECTIQUE,
je lui proposai un grand débat public, à la
Mutualité, sur le thème :
« Y a-t-il une dialectique de la
nature ? »
Il accepta.
Au cours des entretiens
préliminaires, il choisit lui-même ce
qui devait être le point
central du débat. Il définissait ainsi, dans
la lettre qu'il
m'adressait le 24 novembre 1961, « la question que
je vous propose de
discuter, à notre prochaine réunion préparatoire
(avec Hippolyte et Vigier).
J'ai résumé et précisé
différents moments de
notre précédente conversation. L'ensemble
des questions porte, vous
le verrez, sur la validité du savoir
et non sur le contenu de
ce savoir. Je ne prétends pas, en d'autres
termes, que la
microphysique soit en elle-même fondée ou non
sur l'appréhension
dialectique ou mécanique. Ma question (celle
qui résume toutes mes
interrogations de détail) serait plutôt :
étant donné que la physique
subquantique s'éloigne décidément
de la mécanique classique,
quelles preuves et quels critères
rigoureux avons-nous que
l'être qu'elle découvre et les méthodes
qu'elle emploie soient
dialectiques ? ».
Le débat eut lieu le 7
décembre 1961.
L'affluence des auditeurs,
surtout des étudiants, dépassa
toutes les prévisions : 6
000 participants à cette soirée où l'on
dut sonoriser toutes les
salles de la Mutualité et même la rue.
Le texte intégral des
interventions fut publié chez Plon, et
très vite épuisé. Sartre
était assisté de Jean Hippolyte, et
moi-même du physicien
Jean-Pierre Vigier. A la différence du
débat de Rome sur la
morale, nul ne pouvait - ici - nous
renvoyer dos à dos. Les «
paris » étaient pourtant passionnels,
et, avant le débat, au
Quartier Latin, l'on donnait Sartre
vainqueur et nous vaincus
à cinq contre un. Pourtant ces
« pronostics » furent vite
inversés, car la thèse de Sartre
s'avéra intenable : il
avait, d'entrée de jeu, défini la dialectique
1. MARXISME ET EXISTENTIALISM E , CONTROVERSE SUR
LA
DIALECTIQUE . Jean-Paul
Sartre, Roger Garaudy, Jean Hyppolite, Jean-
Pierre Vigier, Jean Orcel. (Pion 1962).
comme « le mode
d'intelligibilité propre à des totalités
organiques », et posé le
postulat selon lequel seuls les projets
humains sont « totalisants
». Nous n'eûmes pas de peine à
opposer à Sartre, qu'en
dehors des projets humains, les êtres
biologiques constituent
aussi des totalités organiques. Ce que
Sartre ne put nier. Vigier
prit avantage de ce premier recul
pour montrer, à partir des
structures atomiques et infraatomiques,
la présence de totalités
organiques au niveau de
la physique. Le front
défendu par Sartre s'effondrait sur toute
la ligne : « Je me sens,
dit-il, plus près de Garaudy que de
Vigier. » Cette
approbation me laissa rêveur. Comme
d'ailleurs notre «
victoire ». Car, en fin de compte, nous
avions effectivement
démantelé l'argumentation de Sartre,
dont l'idéalisme demeurait
manifestement très subjectif, mais
nous avions trop
facilement triomphé en opposant la
connaissance comme reflet
à la connaissance comme projet.
La séduisante « théorie
des niveaux » de Vigier, tout comme
ma théorie de la
connaissance, étaient entachées encore d'un
certain positivisme bien
que, l'un et l'autre, nous nous en
défendions.
L'évolution de Sartre,
d'un Kierkegaard dont il partageait
l'angoisse en récusant sa
foi, à un Marx dont il reconnaissait
l'analyse des aliénations
en ignorant la méthodologie de
l'initiative historique
qu'elle engendre, fut pourtant dominée
par l'attraction croissante
de la classe ouvrière qui, dit-il,
l'appelle comme la lune
soulève l'océan en ses marées.
« Il n'est pas douteux,
écrit-il dans sa CRITIQUE DE LA
RAISON
DIALECTIQUE (1960) que le marxisme apparaisse
aujourd'hui comme la seule
anthropologie possible qui doive
être à la fois historique
et structurelle. C'est la seule, en même
temps, qui prenne l'homme
dans sa totalité, c'est-à-dire à partir
de la matérialité de sa
condition. »
En 1959, à une étape déjà
fort avancée du programme
admirable qu'il s'était
initialement fixé : réconcilier Marx et
Kierkegaard, il m'écrivait
: « Le marxisme, comme cadre
formel de toute pensée
philosophique d'aujourd'hui, est
indépassable.» 1 Mais il ajoutait, non sans raison, que le
marxisme actuel, pollué
par le positivisme, avait gravement
sous-estimé le moment de
la subjectivité, en transformant le
marxisme en une
philosophie de l'histoire et une philosophie
de la nature.2
3. Le
marxisme des vivants et des morts
La philosophie de Marx a
connu un étrange destin : l'ouvrage
fondamental dans lequel
Marx a exposé sa philosophie : ses
MANUSCRITS
D'ÉCONOMIE POLITIQUE ET DE PHILOSOPHIE,
écrits en 1844, n'ont été
publiés, pour la première
fois, que près d'un siècle
plus tard, en 1932, près de cinquante
ans après la mort de Marx,
dans leur version allemande
originale. Elle ne fut
traduite en français, amputée de son
chapitre majeur sur « le
travail aliéné », qu'en 1937, en russe
qu'en 1955, après la mort
de Staline ; la première édition
anglaise est de 1959,
américaine de 1961.
Avant 1932, en dehors de
quelques fragments philosophiques
épars dans « L'IDÉOLOGIE
ALLEMANDE», la
«
SAINTE FAMILLE », et quelques opuscules, la philosophie
marxiste ou bien est
ignorée, ou bien déduite de l'oeuvre
économique de Marx
grossièrement vulgarisée.
1. Lettre publiée dans : Roger Garaudy : PERSPECTIVE
S DE L ' HOMM E .
P.U.F. p. 112.
2. Voir : Roger Garaudy : QUESTIONS A JEAN - PAUL
SARTRE.
Collection Clarté. 1960.
Ce poids de l'économie
politique est tel que des théoriciens
hâtifs en concluent que le
marxisme est, selon l'expression du
propre gendre de Marx,
Paul Lafargue, un « déterminisme
économique ». Ce genre
d'interprétation amenait Marx
lui-même à dire : « Si
c'est cela le marxisme, moi, Marx, je
ne suis pas marxiste. »
En chaque pays, les «
marxistes » substituaient à la
philosophie réelle de Marx
(inconnue en son fond jusqu'en
1932) une philosophie de
leur tradition.
En Russie, Plekhanov, de
ses ESSAIS SUR L'HISTOIRE
DU
MATÉRIALISME (1892-1896) et son ESSAI SUR LE
DÉVELOPPEMENT
MARXISTE DE L'HISTOIRE (1895)
à son livre sur LE
MATÉRIALISME MILITANT (1914),
infléchit la philosophie
de Tchernychevski, disciple russe de
Feuerbach, dans le sens
d'un matérialisme de type français
du xvme siècle, celui de d'Holbach, et Lénine, très
influencé par sa pensée,
mène avec lui, dans MATÉRIALISME
ET
EMPIRIOCRITICISME, (1909) la lutte contre
une théorie de la science
à mi-chemin entre le positivisme et
l'empirisme logique.
Lénine combat avec force cette tendance
qui conduira, nous le
verrons, aux dernières déchéances de
la philosophie
occidentale, mais il le fait à l'intérieur de la
tradition cartésienne qui
opposait stérilement matérialisme et
idéalisme. Il associe
matérialisme et révolution (ce qui est
historiquement faux, aussi
bien pour l'Angleterre où le
matérialisme de Hobbes est
lié au plus féroce conservatisme,
que pour la Révolution
française où, comme le disait
Saint-Just, « l'athéisme
est aristocratique » ; la tradition du
matérialisme français du18ème siècle était le fond de l'idéologie
girondine contre le
théisme volontariste des Jacobins). Cette
erreur de perspective
historique a conduit Lénine, dans cet
ouvrage, à développer la
théorie néfaste de la connaissance
comme « reflet »,
caractéristique du matérialisme mécaniste,
et qui ouvrira la voie à
une pollution de la philosophie marxiste
par le positivisme.
Il est pourtant
remarquable que Lénine, qui ignorait les
MANUSCRITS
DE 1844 non encore publiés de son temps,
dans sa lutte contre le
plat évolutionnisme qui inspirait
l'opportunisme de
Bernstein, a sauvegardé, dans l'esprit de
sa conception volontariste
de la révolution (qui n'est pas portée
seulement par les «
conditions objectives » : « L'on devient
aisément opportuniste à
force d'objectivité », répondait-il au
marxisme doctrinaire de
Kautsky) trois thèmes majeurs du
marxisme de Marx :
1°) Le « moment actif » de
la connaissance, et le moment
« subjectif » de l'action
révolutionnaire, à la manière de Marx,
saluant chez les
Communards, « l'initiative historique »,
même pour affronter des «
conditions objectives » qui
n'étaient pas porteuses de
leur révolution.
2°) La fonction de
l'utopie, c'est-à-dire de l'anticipation
historique créatrice. Même
dans l'ouvrage qui donne la
définition la plus
autoritaire, et même « militaire », du
« Parti » dans la
clandestinité : QUE FAIRE ?, le dernier
mot demeure : « Il faut
rêver ! »
3°) Le rôle fondamental de
Hegel et de la dialectique,
comme ferment de
négativité révolutionnaire, dans ses
CAHIERS
PHILOSOPHIQUES (1916).
Ce dernier point est
particulièrement important pour le
développement ultérieur du
marxisme. Il est, par exemple,
significatif, que dans les
pays où existait une tradition
hégélienne, comme en
Italie, avec Benedetto Croce, Gentile,
Costamagnana, et, au-delà,
les pionniers d'une philosophie de
« l'acte », comme Giambattista Vico, une
philosophie
marxiste vivante s'est
très tôt développée, d'abord avec
Labriola, interprétant le
matérialisme historique, comme une
conception « organique »
de l'histoire, où l'idée de
« totalité » a un
caractère opératoire.
Ce n'est point par hasard
que l'Italie a donné, sur le plan
politique, le plus grand
théoricien européen : Antonio
Gramsci, qui apporta trois
contributions majeures à la pensée
et à la pratique
marxistes.
1°) - Les « Conseils
ouvriers », montrant que, pour un
marxiste, la « dictature
du prolétariat » n'est pas une
dictature du Parti. Ceci
dans l'esprit même de Marx saluant
en la Commune de Paris «
le modèle enfin trouvé » du
pouvoir prolétarien. Or,
la Commune de Paris, dont les
dirigeants étaient en
majorité proudhoniens, n'a pas visé un
système centralisé mais
une démocratie directe (sans domination
d'un parti, ni d'un État),
un socialisme auto-gestionnaire
(remettant aux
travailleurs eux-mêmes les entreprises abandonnées
par les Versaillais :
socialisation, et non nationalisation
centraliste), et une
conception Fédéraliste de l'État (sans
domination parisienne
centralisée) ; cette dernière initiative des
« fédérés », d'ailleurs,
en raison de l'isolement militaire de
Paris, et de sa défaite,
ne put même pas connaître un
commencement de
réalisation.
2°) - Le concept d'«
hégémonie », mettant l'accent sur le
rôle déterminant de la
révolution culturelle, et de la force
première de l'hégémonie
culturelle d'une classe, sans laquelle
la violence serait
impuissante face à une « opinion publique »
hostile ou indifférente.
3°) - La notion de «
bloc historique », restaurant la
conception de Marx sur des
rapports non-mécaniques entre
la base économique et les
superstructures d'une société. Il
libérait ainsi la
définition de la « classe ouvrière » de tout
« ouvriérisme », en
montrant que la définition des couches
sociales historiquement
dominantes ne pouvait être figée
dogmatiquement, mais
devait faire l'objet d'une permanente
analyse critique, afin de
redéterminer concrètement les
frontières de la « classe
», et le choix des alliances prioritaires.
L'autre géant de la pensée
marxiste fut Mao-Tse-Toung.
Sa philosophie, qui,
d'ailleurs, demeure souvent implicite,
mais qu'il est aisé de
dégager car elle sous-tend tous ses choix
politiques, est née de son
expérience vécue de la tentative
d'application du marxisme
dans un pays non-occidental.
Lénine, déjà, avait dû
inverser les schémas politiques de
Marx : pour Marx, le
socialisme c'était le dépassement des
contradictions d'un
capitalisme parvenu à sa pleine maturité.
Or en Russie, en 1917, il
n'en était pas ainsi : la paysannerie
constituait l'immense
majorité de la population, alors que la
classe ouvrière
représentait 3 % seulement de la population
active. Du point de vue
culturel ce pays était aux deux tiers
analphabète, et il n'avait
jamais connu de démocratie
bourgeoise.
Du point de vue de
l'orthodoxie dogmatique du marxisme,
les « conditions
objectives » d'une révolution socialiste
n'étaient donc pas
réunies. C'était le point de vue doctrinaire
de Kautsky.
La révolution, pour Marx,
qui la concevait à l'image de
la dernière Révolution
occidentale, la Révolution française,
consistait à mettre en
harmonie les structures politiques avec
l'état réel de l'économie
(dont les formes les plus avancées
étaient, en 1789, aux
mains de la bourgeoisie.)
Lénine a inversé ce double
schéma : au lieu de se contenter
de « mettre en harmonie »
les structures politiques avec l'état
réel de l'économie et des
classes sociales, il estime qu'il faut,
au contraire, profiter de
la conjoncture (l'effondrement de
l'État tsariste dans la
guerre contre l'Allemagne, et la révolte
des soldats-paysans), pour
s'emparer d'abord du pouvoir
politique
et pour créer ensuite, grâce à ce pouvoir, les
conditions économiques du
socialisme.
Mao-Tse-Toung opéra une
nouvelle inversion de ce type.
Comme autrefois Lénine se
heurtant au doctrinarisme de
Kautsky, Mao se heurta au
doctrinarisme de Staline et de la
Troisième Internationale.
Au nom d'une interprétation dogmatique
du « rôle dirigeant de la
classe ouvrière » (devenant,
du fait que la classe
ouvrière était très minoritaire dans le pays,
une « dictature du parti
»), ils estimaient que l'assaut devait
être donné là où la classe
ouvrière était la plus forte : dans
les grands ports de la Mer
de Chine. C'était oublier que là
étaient concentrées les
forces du capitalisme chinois naissant
et des impérialismes
étrangers. Ainsi furent envoyées au
massacre les forces de l'élite
de la classe ouvrière chinoise,
à Shanghai et à Canton.
Mao-Tse-Toung, tirant les
leçons de cet échec du dogme,
inversa le schéma, et
conçut le projet de commencer au
contraire par la
paysannerie et d'« encercler les villes par les
campagnes ». Cette
stratégie le conduisit à la victoire.
Il en était sur le plan
philosophique comme sur le plan
politique : les schémas
conçus pour résoudre les problèmes
européens ne pouvaient
s'appliquer littéralement, dogmatiquement,
à d'autres continents,
différents par leurs structures
sociales, politiques et
culturelles.
Les origines de la pensée
de Marx étaient exclusivement
occidentales. Lénine en a
magistralement résumé les sources :
la philosophie allemande,
l'économie politique anglaise, le
socialisme français.
Mao-Tse-Toung a su
enraciner ce qui était vivant et
universel dans la
méthodologie de l'initiative historique de
Marx, dans un autre
terreau culturel. C'est ce qu'il appelait
la « sinisation » du
marxisme.
En philosophie, sans
sous-estimer l'apport de Hegel, il
enrichit et universalise
la dialectique à partir de la dialectique
taoïste du Yin et du Yang,
dans laquelle la contradiction ne
se résoud pas en une
harmonieuse synthèse, mais au contraire
engendre de nouvelles
contradictions, de nouveaux ferments
du devenir. La conséquence
première, en politique, est qu'une
révolution n'est jamais
réalisée une fois pour toutes. L'on ne
peut s'installer en elle
sans la transformer en son contraire.
En économie politique, à
la différence d'Adam Smith, de
Ricardo, et de toute leur
postérité occidentale, Mao ne pense
pas que l'économie puisse
se réduire à une « science » faisant
abstraction de l'éthique.
L'économie politique classique, dite
« scientifique », repose
sur une philosophie et des postulats
cachés, sur une conception
de l'homme : ce qu'elle appelle
l'« homo oeconomicus »
réduit l'homme à ses seules
dimensions de producteur
et de consommateur, mû par le seul
intérêt et ses calculs. Ce
n'est rien d'autre que l'homme
occidental, tel que le
modèle le capitalisme, depuis la
Renaissance, avec son
individualisme et son appétit conquérant.
L'économie politique à la
fois reflète cette réalité
historique et tend à la
perpétuer. Le socialisme dit « scientifique
», dans les
interprétations positivistes et dogmatiques des
épigones occidentaux, tout
en combattant cette économie
bourgeoise, n'en a pas
dégagé les postulats et même, par sa
prétention « scientifique
», les partage en grande partie,
notamment en ne voyant pas
qu'il n'y a pas de « science de
l'homme », mais seulement
de l'homme aliéné.
Mao a combattu ces
tendances « économistes », en
s'appuyant sur la
tradition du volontarisme confucéen, non
pour revenir au
conservatisme foncier de Confucius, mais pour
rappeler que l'économie,
pas plus que la politique, ne peuvent
se réduire à des «
sciences » traitant l'homme comme un
« objet », à la manière
des sciences de la nature travaillant
sur des choses, mais
comportent nécessairement une dimension
éthique.
Enfin le socialisme vers
lequel Mao veut tendre, ne porte
plus le stigmate européen
du productivisme, caractéristique
du socialisme français du
xixe siècle, notamment de Saint-
Simon. Les jacqueries
paysannes, qui jalonnent l'histoire de
la Chine, ne sont pas des
explosions d'individualisme ou
des ruées faustiennes vers
une expansion technique et
économique aveugles, sans
finalités humaines, mais des levées
communautaires dont la
revendication première est de vivre
d'une vie proprement
humaine contre la tyrannie des
propriétaires fonciers,
des mandarins, et des « seigneurs de
la guerre ».
Politiquement, cela
apparaît dans la lutte contre l'esprit
de la société occidentale
de croissance. La révolution
culturelle, quels qu'aient
pu être ses débordements et ses
perversions, a constitué
la première révolte contre un modèle
de croissance occidental
qui détruit l'homme. Mao-Tse-Toung
prévoyait vingt ans de
rupture partielle avec le marché mondial
afin que la Chine puise en
elle ses propres forces et préserve
son identité et ses
valeurs, avant de rejoindre ce marché, sans
courir le risque de
s'intégrer au modèle de croissance et au
modèle de culture qui en
est le moteur.
En dehors de Mariategui au
Pérou, qui tenta, lui aussi,
mais sans pouvoir de
réalisation, d'enraciner le marxisme dans
l'histoire et la société amérindiennes,
les « marxismes
officiels » ceux des
dirigeants soviétiques, des pays qui leur
sont liés, et des partis
communistes qui les suivent et les
imitent, ont rompu avec la
pensée critique de Marx, son
antidogmatisme, son sens
de l'humain, son ouverture, son
aptitude au renouvellement
et à l'universalité, pour se figer
en un « intégrisme » qui,
comme tous les intégrismes, confond
la doctrine avec la forme
politique et culturelle dans laquelle
elle s'est incarnée à tel
ou tel moment de son histoire.
Sans aborder ici les
conditions économiques et politiques
qui ont conduit à cette
fossilisation et à cette perversion du
marxisme, nous
soulignerons seulement le contre-sens théorique
fondamental - dont
découlent tous les autres - qui a
dénaturé le marxisme «
officiel ».
Ce qui est en jeu, c'est
ici le problème central de notre
siècle : celui du modèle
de croissance.
Marx avait élaboré, dans LE CAPITAL, une théorie de
la croissance, en étudiant
les lois de développement du
capitalisme le plus évolué
de son temps : le capitalisme anglais.
Il avait formulé, à partir
de cette analyse, la loi de la
priorité absolue de ce
qu'il appelle la « section Un » de
l'économie (c'est-à-dire
la production des moyens de production,
l'industrie lourde en
général), sur la « section Deux »
(c'est-à-dire la
production des objets de consommation). Il
avait même défini, sous
forme d'équations algébriques, les
rapports optima entre les
différents facteurs économiques pour
assurer la croissance la
plus rapide du système. Marx donne
là une théorie descriptive
des lois du développement du
capitalisme au XIXe siècle. Or, dans la théorie et la pratique
soviétique, l'on procède à
une double extrapolation de type
dogmatique, intégriste :
d'abord on passe du descriptif au
normatif : de ce qui était
une loi objective, rendant compte
du déroulement des
événements à une époque et dans une
société déterminée, l'on
fait une loi impérative, une loi au sens
politique et moral du mot,
du développement en tous temps
et en tout lieu. D'où
découle cette conséquence majeure : cette
loi descriptive du
développement du capitalisme au xixe siècle,
est transformée en une loi
normative, un dogme du
développement du
socialisme au X X e siècle. Ce qui conduit
à intégrer le socialisme
au modèle de croissance économique
du capitalisme, même si
les méthodes sociales de la réalisation
de cette croissance sont
différentes, et différente la répartition
sociale des fruits de
cette croissance.
Le mot d'ordre populaire
en lequel se résume ce contre-sens
théorique fondamental : «
Rattraper et dépasser les pays
capitalistes », peut se
concevoir dans le cas particulier de la
construction du socialisme
dans un seul pays, où il était
nécessaire, pour ne pas
succomber à l'encerclement, d'adopter
une croissance technique
et militaire accélérée, à l'image de
l'adversaire capitaliste.
Peut-être était-ce un mal
nécessaire dans une telle situation
historique. Mais autre
chose est d'en faire un dogme
et une norme. La vocation
du socialisme est-elle de réaliser
le capitalisme mieux que
les capitalistes eux-mêmes ?
Au lieu de rappeler ce
qu'était, pour Marx, la finalité humaine
de la croissance
économique : créer les conditions pour
que chaque enfant et
chaque homme qui porte en lui le
génie de Raphaël ou de
Mozart, puisse devenir Raphaël ou
Mozart. 1
1.
Karl Marx : L'IDÉOLOGIE ALLEMANDE (in La
Pléiade OEuvres de Marx T. III, p. 1288).
2.
A partir de cette
déviation primordiale, le marxisme cesse
d'être ce qu'il était chez
Marx : une méthodologie de l'initiative
historique, c'est-à-dire
une méthode pour analyser les contradictions
spécifiques d'une société
et d'une époque, et, à partir
de cette analyse,
découvrir le projet capable de surmonter ces
contradictions.
Il devient une variante,
dite « dialectique », de l'idéologie
bourgeoise du « progrès »,
qui s'exprime en philosophie de
l'histoire et en
philosophie de la nature. En une théologie
laïcisée de la Providence.
Cette vulgate d'un
marxisme perverti et modifié trouve
son expression pédagogique
dans le petit essai de Staline:
MATÉRIALISME HISTORIQUE ET MATÉRIALISME
DIALECTIQUE, indéfiniment
paraphrasé par les
épigones.
L'antagonisme des classes
y est transposé, en philosophie,
dans l'opposition
manichéenne de l'idéalisme et du matérialisme,
tels qu'ils découlent du
dualisme cartésien. Ce
matérialisme est défini en
trois « principes ».
L'idéologie bourgeoise du
progrès inéluctable et indéfini
trouve ici sa variante
dialectique : la notion de « progrès »
global n'est pas mise en
question, mais ce progrès n'est pas
continu et sans péripéties
: il est discontinu, semé de contradictions.
Cette dialectique est
résumée en quatre « lois ».
Enfin la dialectique de
l'histoire n'est, en définitive, qu'un
cas particulier d'une
dialectique de la nature, puisque, en dépit
des perturbations que
l'homme et les individualités historiques
peuvent apporter au
schéma, le déroulement de l'histoire passe
nécessairement par les
étapes de la commune primitive, de
l'esclavage, de la
féodalité, du capitalisme et, finalement, du
socialisme et du
communisme. Cette évolution historique se
décompose ainsi en cinq «
stades ».
Trois « principes » du
matérialisme, quatre « lois » de
la dialectique, cinq «
stades » de l'histoire.
Trois, quatre, cinq.
L'ensemble peut être enseigné, sous
le nom de « marxisme », en
deux heures, et ce catéchisme
« philosophique » est le
meilleur rempart contre la mise en
question, le doute et
l'hérésie, comme le « Symbole de
Nicée », et les différents
livres rouges ou verts, en lesquels
sont transmutés en opium
les levains et les ferments de pensées
qui furent créatrices.
Le renouveau de la
philosophie marxiste a commencé après
1932, c'est-à-dire après
la première publication des MANUSCRITS
DE 1844,
qui constituent le fondement de la philosophie
de Marx.
Il est vrai qu'en 1924
avait été fondé à Francfort, par Max
Horkheimer et Théodor
Adorno, « l'Institut de Recherches
Sociales », auquel
collaborèrent, pendant plus de dix ans,
Habermas, Erich Fromm, et Herbert Marcuse. Mais l'école
de Francfort ne prit
vraiment naissance qu'après 1932,
c'est-à-dire après que les
textes prophétiques de Marx sur
« l'aliénation » lui
donnèrent une clé pour comprendre les
ravages de nos sociétés
industrielles dans lesquelles l'homme
devient un rouage de la
machine ou un instrument de l'État.
Hitler chassa ce groupe de
chercheurs. Ils ne revinrent
d'Amérique qu'après sa
chute. Ce fut alors, sans engagement
politique de leur part,
une application systématique de la
théorie marxiste de
l'aliénation, pour élaborer une philosophie
critique de la prétendue «
rationalité occidentale », purement
« instrumentale », qu'elle
s'exprime sous la forme du
« management » sans finalité humaine des
sociétés capitalistes
de profit, ou sous la
forme de « raison d'État » dans les
sociétés instituant un
totalitarisme socialiste.
Le bilan de ce marxisme
universitaire est finalement très
pauvre. Mais « l'École de
Francfort » est plus importante
par ceux qui en sont
sortis que par ceux qui y sont restés.
Parmi ceux qui en sont
sortis, Erich Fromm et Herbert
Marcuse.
Erich Fromm a eu le mérite
de définir, la CONCEPTION
DE
L'HOMME DE MARX 1 en publiant, pour la première
fois en Amérique, en 1961,
les MANUSCRITS DE 1844, de
Marx, avec une
introduction où il montre non seulement que
la pensée de Marx a ses
racines dans la tradition humaniste
de l'Occident, mais que
les thèmes essentiels de Marx, contre
tous les préjugés
ambiants, sont ceux de la rupture de l'homme
avec les déterminismes qui
en font une chose parmi les choses,
du plein épanouissement de
l'homme, de la conscience de
l'unité de l'homme - âme
et corps - contre les dualismes
desséchés, de
l'affirmation que l'homme, à la différence de
l'animal, n'a pas une «
nature » (ou une « essence ») mais
une histoire, et qu'il est
responsable de cette histoire. Fromm
donne toute son importance
à la distinction, par Marx, de
l'avoir
et de l'être, et il montre comment, chez Marx, l'abolition
de la propriété privée des
moyens de production a une
signification ontologique.
1.
Eric Fromm. MARX ' S CONCEPT OF MAN (Ungar publishing Cy1961).
2.
La liberté, dès lors,
n'est pas libération de quelque
contrainte, mais liberté
d'inaugurer un avenir nouveau. Non
pas négation, mais
création. Le travail, sous sa forme humaine,
est cette création,
lorsqu'il n'est pas séparé (aliéné) de son sens
et de son but, de ses
moyens et de son fruit, comme il l'est
dans le système
capitaliste, où le but et les moyens sont choisis
par le seul maître des
moyens de production, et où le fruit
de ce travail est
approprié par ce propriétaire. Trois formes
de « l'aliénation » : du
but, des moyens, et du fruit du travail.
Du point de vue religieux,
Fromm montre que Marx ne
combat pas Dieu, mais les
idoles. Le théologien Paul Tillich
ajoutera même que le
socialisme de Marx est « un mouvement
de résistance contre la destruction
de l'amour dans les
structures sociales ». 1
A partir de ces prémisses
marxistes, le psychanalyste Eric
Fromm a esquissé un art de
vivre et un art d'aimer, en
analysant les rapports de
l'homme avec son milieu. Si des
dizaines de milliards de
dollars de « tranquillisants » sont
vendus chaque année, dans
les pays les plus « développés »,
pour empêcher que les
individus ne succombent à l'angoisse
et à la folie, si la
radio, la télévision, la presse et le livre, le
cinéma, constituent des
drogues à bon marché pour nous
induire à des
comportements démentiels en nous donnant
quotidiennement des
exemples bruyamment orchestrés, le
rôle de la psychiatrie,
selon Fromm, ne consiste pas à chercher
à tout prix à adapter
l'individu aux structures de cette
société malade, mais au
contraire à changer les structures
de cette société pour que
puisse s'y épanouir un homme
sain.
1. Paul Tillich. PROTESTANTISCHE
VISION (Ring Verlag Stuttgart .1952. p. 6.)
Sorti, lui aussi, du
ghetto académique de Francfort,
Herbert Marcuse a connu
une destinée mondiale, en 1968,
lorsqu'à travers le monde,
des millions d'étudiants, même ceux
qui ne l'avaient jamais
lu, virent en lui leur père spirituel.
Ce qui polarisait tant
d'espérance, ce n'était pas sa tentative
de synthèse de la psychanalyse
et du marxisme, en 1963, dans
EROS ET
CIVILISATION, où il montrait comment les
structures sociales du
monde moderne constituaient un
obstacle répressif pour
les instincts de l'individu, car cela avait
été fait par Éric Fromm ;
ce n'était pas seulement sa critique
du modèle occidental de
croissance dans L'HOMME UNIDIMENSIONNEL,
(1968) soulignant le rôle
réducteur de nos
sociétés pour appauvrir et
mutiler l'homme.
Son ouvrage fondamental
était celui de 1939 : RAISON
ET
RÉVOLUTION où, à travers un effort pour revivre du
dedans la philosophie de
Hegel, il montrait, selon l'expression
de Marx, comment il est
possible « d'obliger les rapports
sociaux pétrifiés à danser
en leur jouant leur propre mélodie
dialectique ».
L'idée maîtresse de RAISON
ET RÉVOLUTION, c'est de
souligner « le pouvoir de
la pensée négative », la fonction
critique et
révolutionnaire de la dialectique.
Il l'écrit comme une
riposte au fascisme hitlérien triomphant.
Avec une claire conscience
que le prolétariat n'a pas
pu accomplir la tâche que
lui assignait Marx et que le
capitalisme s'est révélé
capable de surmonter, au moins
provisoirement, ses
crises. Ceci n'infirme pas la certitude que
les contradictions peuvent
être surmontées, et qu'à travers tant
d'échecs, c'est finalement
la raison qui aura raison dans
l'histoire.
Même si la subjectivité
elle-même, manipulée si puissamment
par les médias, est
modelée en fonction des exigences
de l'adaptation au « désordre établi », le marxisme
demeure
la théorie rationnelle de la subversion.
En d'autres termes, au-delà de la raison «
instrumentale »
dont l'école de Francfort n'a cessé de dénoncer le
caractère
servile à l'égard du profit et de ses «
rationalisations du
travail », ou de la « raison d'État », et de ses
techniques
de répression physique et morale, Marcuse défend le
rôle de
la raison comme négation critique et comme projet.
Une raison qui ne soit plus ordonnée aux exigences
technocratiques du productivisme, ou de la
planification
totalitaire des choses et des hommes, une raison qui
refuse
et une raison qui espère, en ouvrant l'avenir à tous
les possibles.
Négation et projet, c'est ce qui a fait de Marcuse
un philosophe
subversif, même si son analyse du rôle moteur des
groupes
marginaux dans la mutation sociale, et dans l'utopie
millénariste,
exige une discussion critique.
Il n'en reste pas moins qu'en dépit de sa
surestimation du
rôle des intellectuels dans le dénouement de la
crise
révolutionnaire, sa philosophie a joué, en 1968, un
rôle de
ferment. Elle a donné un visage à l'espérance.
« Il s'agit d'apprendre à espérer », c'est
précisément ainsi
que Ernst Bloch ouvrait son livre : LE PRINCIPE ESPÉRANCE ,
en
1959.
Il renouvelait quelques-uns des thèmes les plus
profonds
de la pensée de Marx, distinguant, dans le CAPITAL, le travail
de l'abeille et celui de l'architecte, par
l'émergence du projet,
ou se référant à Vico pour souligner la différence
entre
l'évolution biologique et l'histoire humaine :
l'homme a fait
celle-ci, l'animal a subi celle-là. Les hommes font
leur propre
histoire, même s'ils la font dans des conditions
toujours
limitées par le passé.
Ernst Bloch, conscient de la déchéance de
l'Occident, écrit,
dès sa préface : « Ce n'est que dans les sociétés
vieilles et
agonisantes, comme celles de l'Occident
d'aujourd'hui, qu'une
certaine intention partielle et passagère s'oriente
vers le bas...
car la bourgeoisie... fait de sa propre agonie un
état
apparemment fondamental, apparemment ontologique.
L'impasse
typique de l'Être bourgeois est étendue à toute la
condition humaine en général, à l'Être en soi » (p.
10-11).
L'absence de futur réduit l'homme au néant.
C'est contre quoi Bloch restaure la valeur de
l'utopie.
Déjà, dans sa jeunesse, il avait, étudiant la
rébellion de
Thomas Munzer, qu'il appelait « le premier
théologien de
la révolution », souligné que l'espérance de la foi
peut être
non un opium, mais un levain des mutations sociales.
Prolongeant la tradition allemande de Husserl et de
Heidegger, i l met l'accent sur le futur, sur
l'anticipation du
possible. « La philosophie, écrit-il, aura la
conscience du
lendemain, le parti pris du futur, le savoir de
l'espérance, ou
elle n'aura plus aucun savoir du tout » (p. 14).
Seule une pensée orientée vers la transformation du
monde,
ne se résignant pas à la contemplation et à l'explication
de
ce qui est, de ce qui est fait de toutes les
sédimentations du
passé, est une pensée authentique, non mutilée de sa
dimension
créatrice. Bloch prend à la lettre le mot d'ordre de
Lénine :
il faut rêver. « Le thème des cinq parties de cette oeuvre
(écrite
de 1938 à 1947, revue en 1953 et en 1959) est celui
des rêves
d'une vie meilleure » (p. 19).
Bloch analyse toutes les formes de la « conscience
anticipante », dans le film, en tant que fabrique de
rêves, la
danse, ou le théâtre, car l'art véritable est
annonciateur du
futur. « Viennent ensuite les figures d'êtres
transgressant les
limites humaines : Don Juan, Ulysse, Faust... Don
Quichotte »
(p. 26).
« Jusqu'à Marx, tous les amis de la sagesse, y
compris
les matérialistes, ont posé l'essentiel comme déjà
ontologiquement
existant et même statiquement clos... Ce n'est
qu'après avoir
renoncé au concept de l'être clos et statique que
l'on pourra
découvrir la véritable dimension de l'espérance »
(p. 28).
« Si l'être se comprend à partir de son origine
(Woher),
il se comprend aussi comme tendance ouverte vers une
fin
(Wohin). L'être qui conditionne la conscience, comme
la
conscience qui travaille l'être, se comprend, en
dernière
instance, à partir de cette origine et par rapport à
cette fin.
L'essence n'est pas ce qui a été ; au contraire,
l'essence du
monde est elle-même au Front » (p. 29).
Bloch analyse les diverses formes de la « conscience
anticipante », depuis les « rêves éveillés »
jusqu'aux grands
mythes humains, et à la conception de Marx de la
connaissance
et du travail comme négation et comme projet. Tout
ce qui
« nous pousse en avant » (p. 61).
Sans aucun doute, Ernst Bloch revivifie l'expérience
chrétienne du temps, et i l est aisé de comprendre
pourquoi
le théologien Jiirgen Moltman trouvera, dans cette
oeuvre, les
moyens d'un rebondissement de l'eschatologie
chrétienne dans
sa « théologie de l'espérance » : il récupérera tous
les
thèmes de l'expérience chrétienne laïcisée par
Bloch, et, aussi,
le temps de la promesse, le temps de l'espérance des
prophètes
d'Israël.
La publication, en 1932, de l'oeuvre philosophique
majeure
de Marx : les MANUSCRITS D E 44, a
donné naissance,
partout dans le monde, à un mouvement de philosophie
marxiste qui, sauf en Italie grâce à ses traditions hégéliennes,
n'avait pu, jusque-là, prendre son essor. Nous
l'avons montré,
pour l'Allemagne et les États-Unis, avec Fromm,
Marcuse,
Ernst Bloch.
Le même phénomène se produit en France.
La sécheresse du marxisme scientiste qui s'était
manifestée
jusque-là, détournait les meilleurs esprits :
Georges Politzer,
en 1925, estimait, avec juste raison, que ce
marxisme n'a pas
« une idée absolument nette du plan humain ».
Lorsqu'en
1929, avec Henri Lefebvre, il crée la « Revue
marxiste »,
il essaye de redonner au marxisme la dimension de la
subjectivité, en l'abordant à partir d'une critique
de la
psychologie classique, et i l envisage d'écrire une
trilogie sur
la psychologie de la forme, la psychologie du
comportement,
et la psychanalyse. Il n'en écrivit que le volume
sur la
psychanalyse sous le titre : ESSAI SUR LES
FONDEMENTS
DE LA PSYCHOLOGIE (1929). En introduisant le thème
de
la « signification », Freud a rompu avec la
psychologie
empiriste qui prétendait aborder les phénomènes
psychologiques
comme des données, des « faits », et qui travaillait
toujours, comme dit Politzer, « en troisième
personne ».
« La psychologie classique, écrit-il, rêve d'une
seconde
physique : elle conçoit les faits psychologiques
de telle manière
qu'ils représentent, eux aussi, les différentes
manifestations
d'une réalité parallèle à la réalité physique ». 1 II fait à Bergson
le même reproche à propos de ses « données
immédiates »
1.
Georges Politzer : FIN D ' UNE PARADE PHILOSOPHIQUE : LE BERGSONISME (1929.
Sous le pseudonyme de « François Arouet ».)
de la conscience : il se place, dit-il, du point de
vue d'une nature
et non du point de vue proprement humain, qui est le
point de
vue de la totalité, de la « signification » et du «
drame ».
Le simple énoncé des thèmes majeurs de la «
psychologie
concrète » que Politzer rêve de constituer :
l'individu
considéré comme une totalité, la
signification et l'acte par
lequel je donne un sens aux choses en
me « décollant » d'elles,
l'idée que la vie psychologique n'est pas une
succession de
faits mais un « drame », évoque la
parenté avec la recherche
entreprise par Husserl.
En lutte contre ce qu'il appelait les « philosophies
sans
matière », lorsque paraissent enfin, en 1937, avec
les
MANUSCRITS D E 44, L'IDÉOLOGIE
ALLEMANDE, et
la
SAINTE-FAMILLE de Marx, i l découvre la voie qui
permet
de relier la subjectivité et l'histoire : « Marx,
écrit-il, avait
dénoncé le pacte qui donnait aux philosophes le ciel
en échange
de la terre, la logique en échange de l'homme, les
principes
en échange des institutions, car c'est lui justement
qui a révélé
le secret de la prestidigitation millénaire. »
C'est également par la voie de la psychologie, d'une
psychologie en rupture avec le passé, c'est-à-dire
mettant au
premier plan l'acte, qu'Henri Wallon a
contribué à vivifier le
marxisme : la vie psychologique, pour lui, est
essentiellement
active, prospective, la conscience a un caractère
totalisant, et
le groupe et l'individu sont indissolublement
solidaires x.
1.
Sur Georges Politzer, et Henri Wallon, voir : Roger Garaudy :
PERSPECTIVES
DE L'HOMME (Presses
Universitaires de France, 1959,
4e édition de 1969,
p. 270 à 294).
A partir de cette conception, i l élabore, dans son
ouvrage
majeur : DE L'ACTE A LA PENSÉE, une
véritable genèse
de l'humain, marquant la discontinuité entre
l'animal et
l'homme : « Chez le primitif, la tentative
d'expliquer le visible
par l'invisible n'est pas une sorte d'aberration qui
le
détournerait du réel... C'est la condition
indispensable de tout
effort intellectuel si son but est de dépasser les
données de
l'expérience simplement vécue et de découvrir,
derrière les
effets auxquels nous mêle notre activité propre, les
causes d'où
pourront être tirés des procédés pour agir sur eux
autrement
qu'en y réagissant immédiatement par les seuls
moyens
sensori-moteurs ». 1
Ainsi, entre le mythe et la science, il y a
similitude de
fonction : ils ont l'un et l'autre accès au monde
des causes
par-delà le monde des effets sensibles.
Le rite est une première technique, comme le mythe
est
une première science. Pour agir sur le réel comme
pour le
penser, ils constituent le détour par le social,
préludant à la
naissance du concept. « Du jour où l'activité de
l'homme a
été guidée par autre chose que ses automatismes au
service
de ses besoins... du jour où elle s'est soumise à
des rites
distincts de la chose elle-même, où elle a voulu
réaliser des
images qui dépassaient ses apparences sensibles,
alors a débuté
la grande tentative spéculative 2 , par laquelle notre espèce s'est
qualitativement différenciée du règne animal. »
La connaissance du monde allait désormais progresser
dialectiquement en surmontant les contradictions
entre les
approximations de plus en plus grandes des
techniques et des
hypothèses.
1.
Henri Wallon. D E L ' A C T E A L A PENSÉE, p. 101.
2.
Ibidem, p. 115.
Aux dernières pages de son livre : DE L'ACTE A
LA
PENSÉE, Henri Wallon évoque
l'épistémologie de Gaston
Bachelard.
En effet, l'apport créateur essentiel de Wallon à la
pensée
marxiste, c'est d'avoir expérimentalement établi, au
niveau de
la psychologie, les premières étapes de cette
dialectique de la
connaissance dont Gaston Bachelard sera l'analyste
le plus
profond.
Il serait inexact d'annexer Gaston Bachelard au
marxisme.
Mais nous devons montrer les analogies des
recherches
d'Henri Wallon en psychologie, de Paul Langevin
(qui, lui,
se réclamait du marxisme) en physique, et de Gaston
Bachelard en épistémologie, et l'apport
irremplaçable apporté
par ce penseur, l'un des plus grands de notre
siècle, à la
dialectique de la connaissance. Il a comblé une
lacune. Il aurait
appartenu à des marxistes de le faire.
Tout comme Wallon, Bachelard fait porter l'essentiel
de
sa critique sur l'empirisme : « L'empirisme commence
par
l'enregistrement des faits évidents, la science
dénonce cette
évidence pour découvrir les lois cachées. Il n'y a
de science
que de ce qui est caché. » L'on retrouve la thèse
fondamentale de Marx, dans le CAPITAL : «
Si la
manifestation des choses coïncidait avec leur
essence, toute
science deviendrait superflue. »
Bachelard reproche à l'empirisme (dans toutes ses
va-
1.
Gaston
Bachelard. L E R A T I O N A L I S M E A P P L I Q U E (P.U.F. 1949. p.
38.)
2.
riantes, de Locke à Berkeley), de sous-estimer le
rôle du concept,
et d'ignorer l'activité et le mouvement de la
connaissance.
Sa critique du rationalisme abstrait part du même
principe :
ce rationalisme dogmatique (de type cartésien)
considère la
science comme découlant de quelques principes
éternels et
premiers par irradiation de leurs conséquences.
Gaston Bachelard a constitué ce qu'il appelle, dans
son
livre de 1934 : LE NOUVEL ESPRIT SCIENTIFIQUE,
(p.
135 à 179) une « épistémologie non-cartésienne »
dirigée
contre les « natures simples et absolues » de
Descartes : la
rationalité scientifique ne se développe pas par
extension
progressive, par une simple accumulation, mais par
un
processus dialectique remettant parfois en cause «
les
principes » et rectifiant l'expérience.
Le point de départ des travaux de Bachelard, c'est
la juste
préoccupation de mettre en évidence l'activité de
l'esprit qui ne
peut se référer ni, du côté des principes, à des
essences platoniciennes
qui attendaient d'être découvertes dans leur
immobile
éternité, ni, du côté de l'expérience, à des données
immédiates.
Se plaçant à l'intérieur du mouvement dialectique de
la
pensée scientifique qui élabore ses concepts, les
rejette, les
corrige, forme de nouvelles théories, puis les
dément, remet
en cause des principes, en instaure de nouveaux, les
généralise,
se heurte à de nouveaux démentis, et recommence
inlassablement
ce cycle, Bachelard a fait une analyse minutieuse de
toutes ces démarches.
Il rejoint ainsi les conceptions de Paul Langevin
sur le
développement des sciences physiques par
contradictions et
synthèses successives : « C'est à travers une série
de
contradictions entre l'expérience et la théorie que
celle-ci
trouve les conditions nécessaires à son
développement...
Chacun de leurs échecs donne lieu à une crise au
cours de
laquelle i l est nécessaire de remettre en question les
idées,
même les plus fondamentales. » 1
Le physicien Jacques Salomon, faisant la critique de
la
conception de Bachelard, souligne la différence
entre la pensée
de Bachelard et celle de Langevin : chez Bachelard,
cette
dialectique de la connaissance se situe à
l'intérieur de la « cité
physicienne », et les « chocs », qui sont le moteur
de cette
dialectique, sont des chocs entre théories ; chez
Langevin, le
choc vient d'un démenti de l'expérience.
Le développement de la pensée marxiste de Georges
Politzer
fut interrompu par son assassinat, par les nazis,
dès 1941.
Le travail de rénovation qui suivit la publication
des
MANUSCRITS DE 44 de Marx fut essentiellement,
avant la
deuxième guerre mondiale, l'oeuvre d'Henri Lefebvre.
Dès ses premières publications, notamment LA
CONSCIENCE MYSTIFIEE (1936), il dégage l'essentiel de
la pensée de Marx : l'analyse, par Marx, du «
travail aliéné »,
où il montre qu'en tout régime de domination de
classe, le
travailleur, esclave, serf, ou prolétaire, est
privé, par son
maître, de la fixation des fins de son
travail (c'est-à-dire, selon
1.
Paul Langevin. Textes choisis sous le titre : L A PENSÉE E T L ' A C T I ON
(Éditeurs
français réunis 1950 p. 87 et 133). Les textes cités ci-dessus datent de 1930.
les définitions ultérieures du CAPITAL, de
la dimension
proprement humaine du travail) de
l'organisation de son
travail et de ses fruits, n'est, pour
Henri Lefebvre, qu'un cas
particulier, une application à l'économie, d'une
aliénation plus
générale qu'il convient d'analyser à tous les
niveaux de la
réalité sociale.
Dans le même esprit, à la différence des autres
marxistes
français qui ont toujours tendance à substituer aux
sources
philosophiques idéalistes allemandes du marxisme :
Kant,
Fichte, Schelling, Hegel (sans lesquel, dit Engels
dans sa
GUERRE DES PAYSANS EN ALLEMAGNE,
le marxisme
n'eut jamais existé), le matérialisme français du 18e
siècle,
Lefebvre, le premier en France, réintroduit la
filiation
hégélienne.
Cette oeuvre de pionnier était très importante car
la
surestimation, dans la genèse philosophique du
marxisme, du
matérialisme du xvme siècle français (dont Marx lui-même
avait marqué les limites dans LA SAINTE
FAMILLE), a eu
pour conséquence d'enfermer la polémique dans
l'opposition
manichéenne entre matérialisme et idéalisme, de
rejeter ainsi
l'héritage de l'idéalisme (dont Marx soulignait,
dans ses
THÈSES SUR FEUERBACH, qu'il avait eu le mérite de
dégager « le moment actif » de la connaissance). Le
marxisme, ainsi mutilé, ne pouvait plus exercer sa
fonction
de « philosophie critique », au sens kantien du
terme, et
devenait plus vulnérable au dogmatisme.
Dans ce chapitre du panorama philosophique de notre
siècle,
je ne puis éviter de dire ce que fut ma contribution
propre
au développement du marxisme vivant, car ce fut,
pendant
plus d'un tiers de siècle, ma tâche première.
Si j'avais à écrire ces pages « du dehors », pour
définir
mon apport au marxisme, voici ce que je pourrais en
dire,
sans masochisme et sans complaisance :
C'est dans le prolongement de la pensée de ses
maîtres :
Henri Lefebvre, Henri Wallon, Gaston Bachelard, que
Roger
Garaudy reprit le problème à ce point précis : son
premier
essai philosophique, au Congrès des sociétés
françaises de
philosophie, en 1937, s'intitulait significativement
LE CRITICISME
KANTIEN CHEZ MARX.
Bien qu'il n'échappât pas toujours à la pollution du
positivisme ambiant, et à l'influence de la vulgate
pseudomarxiste
de Staline, surtout jusqu'à sa thèse de doctorat de
1953, il commença, dès 1959, avec PERSPECTIVES
DE
L'HOMME, à apporter une contribution au
développement
d'un marxisme vivant :
1°) Par un dialogue direct et public avec
l'existentialisme
de Sartre, afin de poursuivre la tentative de «
réconcilier Marx
et Kierkegaard », en reconnaissant la
sous-estimation, par le
marxisme officiel, de la dimension de la
subjectivité humaine
2°) Par un dialogue avec les chrétiens, dialogue
dont il
fut l'organisateur en France, en Allemagne, au
Canada, et
aux États-Unis, de 1962 à 1969, et qui culmina dans
son
livre : DE L'ANATHÈME AU DIALOGUE. UN MARXISTE
S 'ADRESSE AU CONCILE, en 1965, traduit en 11 langues,
et dont la préface à l'édition allemande était
écrite par l'un
1.
Voir P E R S P E C T I V E S D E L ' H O M M E (avec les réponses de
Sartre et
de
Gabriel Marcel incluses dans le livre même). Et le débat public, en 1961,
avec
Sartre, publié sous le titre : M A R X I S M E E T E X I S T E N T I A L I S
M E (Pion 1962).
des principaux théologiens experts au Concile, le
Père Karl
Rahner. Ce dialogue le conduisit à réintroduire dans
le
marxisme la dimension transcendante de l'homme.
Marx, dans
sa lutte contre les idoles, « opium du peuple », au
nom
desquelles la « Sainte Alliance » réprimait tous les
mouvements libérateurs, n'a jamais nié que l'homme,
en dépit
de toutes ses aliénations, avait le pouvoir de
rompre avec ce
déterminisme généralisé, fataliste, auquel i l a
toujours refusé
de laisser réduire sa pensée.
3°) En dégageant, dans ses études esthétiques, ce
qui, dans
l'art, était irréductible à ses conditionnements,
notamment
dans son livre : D'UN RÉALISME SANS RIVAGES, de
1963,
où, par l'étude de Picasso, de Saint John Perse, et
de Kafka,
il combattait les étroitesses du « réalisme
socialiste », il
cherchait le point où l'acte de création poétique,
l'acte de foi,
et l'action politique ne font qu'un. Il contribuait,
avec Aragon
qui en écrivait la préface, à rendre au marxisme
vivant la
dimension de la créativité poétique.
4°) Pour rendre au marxisme toute sa vitalité, il
écrivait
une longue étude sur Hegel : DIEU EST M O R T (1962),
et
rappelait, pour la première fois en France,
l'héritage de Fichte
chez Marx, dans son livre CLES POUR L E
MARXISME (Ed.
Seghers : dernière édition en 1977). Il montrait que
le
marxisme, ce n'est pas le matérialisme opposé à
l'idéalisme,
mais une philosophie de l'acte opposée
à une philosophie de
l'être.
Maurice Thorez, alors Secrétaire Général du Parti
Communiste Français, m'écrivait, à propos de mon
livre sur
Hegel, (que j'avais préalablement soumis à mon vieux
maître
Martial Guéroult, alors, au Collège de France, le
meilleur
spécialiste de la philosophie allemande) :
« Je viens
d'achever la lecture du manuscrit de ton livre
sur Hegel : DIEU EST MORT. Je trouve
cette étude
remarquable par l'ampleur et la profondeur de
l'analyse
critique de l'hégélianisme. Tout l'exposé concourt à
faire
ressortir la contradiction décisive entre la méthode
et le
système, la méthode révolutionnaire (poussée sur
l'arbre vivant
de la connaissance et portée au plus haut degré
à l'époque
de Hegel), la méthode à dépasser et à intégrer (avec
et dans
la voie de Marx, Engels et Lénine) et le système,
achevé dans
la conciliation avec le monde de la bourgeoisie
alors
triomphante et de la monarchie prussienne
archiréactionnaire.
J'ai beaucoup goûté les chapitres III et IV, non que
les
autres soient inférieurs, mais peut-être parce
qu'ils concernaient
la Logique, c'est-à-dire la Dialectique, l'âme de
l'hégélianisme, et plus encore « redressée et remise
sur les
pieds », l'âme du marxisme.
Je suis persuadé que le livre aura un grand succès,
pas
seulement en France j'espère 1 . En tous cas, je souhaite qu'il
soit lu et médité, et par les spécialistes, et par
les militants
qui veulent assimiler parfaitement le marxisme.
Je ne te fais pas de banals compliments. Je te
remercie
pour ce que tu m'as donné et que tu donnes au Parti
et au
mouvement avec ce livre.
Je t'embrasse affectueusement. » Maurice.
5°) Enfin, définissant le marxisme non comme un
système,
mais comme une méthodologie de l'initiative
historique
permettant de dégager les contradictions spécifiques
d'une
société et d'une époque et, à partir de cette
analyse, découvrir
1.
Le livre fut en effet traduit en plusieurs langues, notamment, à ma grande
joie,
en allemand, dans les deux Allemagnes (Est et Ouest).
le projet capable de les surmonter, il «
désoccidentalisait »
le marxisme et le rendait à sa vocation universelle.
De là l'idée
maîtresse d'un DIALOGUE DES CIVILISATIONS, d'une
dénonciation des prétentions de l'Occident à la
domination
culturelle de la planète, et de la fécondation
réciproque des
cultures, qui lui permit à la fois une critique
radicale du modèle
de croissance et du modèle de culture de l'Occident
: (APPEL
AUX VIVANTS. 1979) et une rencontre avec les
sagesses de
trois mondes, le conduisant à l'Islam comme à la
plus
« oecuménique » des religions. (PROMESSES DE
L'ISLAM
Le Seuil 1981.)
4. La philosophie de l'action :
du pragmatisme à Maurice
Blondel
Il nous reste maintenant à parcourir l'autre
versant, le
versant descendant, de la philosophie occidentale
contemporaine.
Jusqu'ici la tentative de tirer toutes les
conséquences
de la pensée critique, de Kant à Nietzsche et à
Marx, de
Husserl à Heidegger, et de Sartre au marxisme
vivant, était
un effort pour remonter, par une interrogation sur
l'être, et
une liaison de la pensée avec la vie concrète des
hommes, la
pente de la philosophie occidentale qui, de Platon à
Descartes
et, à un niveau plus bas, du rationalisme au
positivisme
d'Auguste Comte, avait perdu le sens même de la vie.
Nous assistons maintenant, sinon selon l'ordre
strict de
la chronologie, du moins selon l'ordre
d'engendrement des
idéologies, à la désintégration de ce qui fut la
prétention de
la philosophie occidentale à atteindre l'être et sa
vérité.
La déchéance du pragmatisme, de William James en
Talcott Parson, devenant de plus en plus crûment un
utilitarisme épistémologique ; le passage de
l'empirisme
logique à la sémantique, et la réduction de toute
réalité au
discours ; la chute du structuralisme dogmatique en
doctrine
de la mort de l'homme ; enfin, parade ultime et
dérisoire des
prétendus « nouveaux philosophes », nous ramenant
non pas
seulement au point de départ de la sophistique mais
à sa
décadence ; toute cette trajectoire aboutissant à
l'an zéro de
la philosophie occidentale, nous amènera à nous
interroger
sur la possibilité, par un dialogue véritable des
civilisations,
d'une réflexion sur l'avenir, et d'une reprise, en
dehors de
l'impasse occidentale, du cheminement de l'homme
dans la
voie de son « hominisation ».
La philosophie américaine contemporaine a sa source
première dans l'empirisme anglais, mais elle est
enracinée dans
l'expérience historique américaine, et n'emprunte à
l'Europe
que ce qui peut nourrir l'idéologie de justification
de
l'expérience et de la pratique américaines.
Le pragmatisme, par exemple, trouve ses premiers
modèles
dans le x v i e siècle
anglais lorsque Francis Bacon (1561-1628)
écrivait déjà : « La science n'est pas une
conscience
spéculative, c'est un travail à faire... et quant à
moi, je
travaille à poser non le fondement d'une secte ou
d'une
doctrine quelconque, mais celui de l'utilité
et de la puissance»
Déjà Tocqueville dans LA DÉMOCRATIE EN
AMÉRIQUE,
consacrant un chapitre de son livre à « la méthode
philosophique des américains », écrivait : « Je
crois qu'il n'y
a pas d'autre pays où l'on attache moins
d'importance à la
philosophie qu'aux États-Unis. »
A la différence de l'Europe, la pensée américaine
n'est pas
née à l'école des moines mais à celle des
entrepreneurs.
La philosophie, qui fut longtemps, en Europe, la
servante
de la théologie, fut d'emblée, aux États-Unis, la
servante de
la technique, de l'entreprise, et de la science dans
la mesure
où elle est au service des deux premières. A la bigoterie
religieuse a succédé la bigoterie scientiste.
Bertrand Russel, qui considérait le pragmatisme, de
William James à Talcott Parson, comme une
philosophie de
commerçants, a ce mot cruel : « L'amour de la vérité
est
obscurci, en Amérique, par l'esprit du commerce,
dont
l'expression philosophique est le pragmatisme ».
William James, dans son livre le plus significatif :
LE
PRAGMATISME, lie sa conception à une réalité
économique
et politique : la démocratie américaine. Il parle de
la valeur
au comptant (cash value) de la vérité. Il ajoute que
la vérité
vit avant tout du système du crédit, et que les
vérités sont
« rentables » (they pay). On serait tenté de dire,
parodiant
Hegel : « ce qui est rentable est rationnel ».
L'acte de naissance du pragmatisme est l'essai de
Peirce :
COMMENT RENDRE NOS IDÉES CLAIRES ? en 1878. Il
se donne comme une résistance au « terrorisme moral
»
de l'État et de l'Église. Son point de départ n'est
ni le
doute méthodique de Descartes, ni la donnée
immédiate des
sens de Locke, mais l'expérience comme « somme de
ses
effets. »
Ce que l'on a appelé le « principe de Peirce », est
ainsi
formulé par son auteur : « Considérons l'objet de
l'une de
nos idées, et représentons-nous tous les effets
imaginables,
pouvant avoir un intérêt pratique quelconque, que
nous
attribuons à cet objet : je dis que notre idée de
l'objet n'est
rien de plus que la somme des idées de tous ces
effets. »
Quel est le sens et l'importance d'une pensée ? La
façon
d'agir qu'elle fait naître.
Mais quel est le critère du « succès », en dehors de
la
rentabilité de l'entreprise ou du pouvoir ?
A partir de tels critères, Jésus est typiquement un
« raté ».
Il n'est rien, dans son enseignement, sa vie, sa
mort, qui
accroisse notre avoir ou notre pouvoir.
Il n'est rien, dans le pragmatisme, qui nous aide à
découvrir
la finalité lointaine, voire éternelle, de notre
action. L'action
qu'il vise est une action technique pour la réussite
sociale. Celle
qui a pour moyen la science, au sens positiviste du
terme. Pour
le pragmatisme, n'ont de sens que les questions
auxquelles on
peut apporter une réponse « scientifique ».
Chez Peirce, astronome de formation, le pragmatisme
est
surtout une philosophie de la science expérimentale
: l'idée
est une hypothèse ; sa mise en oeuvre est une mise à
l'épreuve :
« Le pragmatisme, écrit Peirce, ne propose pas une
doctrine
métaphysique, ni ne tente de déterminer la vérité
des choses.
Ce n'est qu'une méthode pour décider de la
signification de
mots difficiles et de concepts abstraits. »
Chez Peirce, (1839-1914), William James (1842-1910),
John Dewey (1859-1952) le pragmatisme se donne pour
la
philosophie de la démocratie. « La démocratie, écrit
Dewey,
comparée à tous les autres modes de vie, est le seul
qui croit
sincèrement au processus de l'expérience comme fin
et comme
moyen, et comme ce qui est capable d'engendrer la
science,
seule autorité sur laquelle on puisse s'appuyer pour
diriger
l'expérience future. »
Le dénominateur commun de cette philosophie de la
science et de cette philosophie de la démocratie,
c'est d'exclure
toute finalité transcendante.
John Dewey oppose à l'ancienne croyance, celle des
sociétés préindustrielles, « la philosophie de
l'expérience »,
qui est celle de l'ère industrielle : le
pragmatisme.
La philosophie classique, dit-il, projetait dans la
nature
l'ordre social du féodalisme : famille, parenté,
hiérarchie. Le
mot même de « loi », appliqué à la nature, trahit
l'origine
sociale des catégories d'une telle philosophie.
Chaque société
se forme « un tout » à sa propre image.
La pédagogie de Dewey tend à former les hommes aptes
à servir cette société de « libre entreprise », des
technocrates
efficients, libérés de toute préoccupation
concernant
les fins dernières : « La croissance est l'unique
fin de la
morale. »
Lorsque Dewey développait son « Ecole de Chicago »,
le Président de l'Université de Chicago, marquant
l'étroitesse
de ce scientisme, objectait : « la question de
savoir comment
nous allons avoir ce que nous désirons admet très
certainement
une réponse scientifique. Mais ce n'est pas le cas
de la question
suivante : que devons-nous vouloir? »
Le pragmatisme exclut toute réflexion sur les fins.
L'homme, pour Dewey, est avant tout un être
d'entreprise,
qui fait des plans et qui construit. La pensée n'est
qu'un moyen
pour le combat de l'existence. C'est ce que Dewey
appelle « la
loi de la submersion des fins par les moyens ».
Le plus connu de ces « pragmatistes », William
James,
dit avoir eu, le 30 avril 1870, la révélation du
libre-arbitre
en lisant Renouvier qui, se réclamant de l'héritage
de Kant,
fondait la liberté sur la négation de la chose en
soi.
Le philosophe, pour lui, n'est pas le législateur
qu'il fut,
de Platon à Kant : il n'existe pas de lois
éternelles, même pas
celles de « l'impératif catégorique » de Kant, qui
est un ersatz
de la loi de Moïse.
Revenant brusquement au niveau moral des sophistes
athéniens, James proclame comme eux : « l'essence du
bien
réside simplement dans la satisfaction des désirs ».
Tous les thèmes de la jungle émergent sous sa plume :
au
nom de la « sainteté de l'individualité », essence
de la
« démocratie américaine », il définit l'individu
comme le sujet
de la libre-entreprise.
Contre « l'idolâtrie du Tout », contre l'Un
(chapitre V
du PRAGMATISME), il ne s'intéresse
qu'aux individus, à
l'exclusion de toute préoccupation pour l'avenir
humain.
Le « hasard » dont il se réclame, contre la « raison
répressive », c'est l'absence de toute finalité.
Comme disait
son contemporain Henry Ford : « L'histoire c'est le
non-sens. »
William James peut, rassurant les puritains,
stigmatiser
« le relâchement moral né du culte exclusif de la
déesse chienne
: la Réussite », sa « philosophie » ne fournit pas
moins l'idéologie de base de ce « culte ».
Il juxtapose d'ailleurs aisément son positivisme
pragmatique
à la religion : si une croyance fait la preuve de
son efficacité
(par exemple pour maintenir l'ordre social), l’instrumentalisme
pragmatique peut lui donner ses titres de noblesse,
comme
à toute idée « qui paie ». William James restaure
donc la
métaphysique la plus archaïque, n'hésitant pas à
prendre appui
sur la plus douteuse « parapsychologie », bien qu'il
n'y croit
pas : « Je dois avouer que je ne me suis moi-même
jamais
intéressé avec passion à l'immortalité. »
Le dernier rejeton de ce pragmatisme, réduisant la
vérité
à l'efficacité dans la concurrence, Talcott Parson,
sous le titre
prétentieux de VERS UNE THÉORIE GÉNÉRALE DE
L'ACTION (1951), fondant, lui aussi, la
dynamique sociale
sur l'individu, écrit : « L'action est rationnelle
dans la mesure
où elle poursuit des fins compatibles avec les
données de la
situation, qui, parmi tout ce qui est accessible à
l'acteur, sont
le mieux adaptées à la dite fin pour des raisons
compréhensibles
et vérifiables par la science positive. »
Son modèle de société est la société américaine
actuelle,
qu'il tient pour immuable, et l'on voit émerger dans
son livre
les thèmes et les mots-clés de ce système
techno-bureaucratique
: organisation, contrôle, efficacité technique,
autorité,
hiérarchie.
Plus encore que chez Dewey, il s'agit de former des
technocrates apolitiques, ne se posant jamais la
question du
« pourquoi? », avec une sociologie au service des
pouvoirs,
pour manipuler le travailleur, le consommateur,
l'électeur.
Naturellement, sont considérés comme « déviants »
tous
ceux qui refusent de se laisser intégrer au système.
Pour mesurer l'étroitesse de cette conception de
l'action
dans le pragmatisme, et la pauvreté de la « religion
» à
laquelle on la juxtapose, sans lien interne et
vivant, i l suffit
de la situer par rapport à l'oeuvre de Maurice
Blondel sur
l'action.
Dans le « pragmatisme » l'action est dirigée par une
raison
purement technicienne n'ayant pour rôle que de
déterminer
des moyens efficaces sur le succès de n'importe
quelle fin et
de n'importe quelle entreprise. Enfermées dans ces
limites,
cette « action » et cette « raison » laissent le
champ libre,
en dehors d'elles, à n'importe quelle superstition
ou spéculation
pseudo-religieuse, ou à n'importe quel fantasme
parapsychologique,
pourvu qu'ils n'interfèrent pas avec l'action
rentable et lui servent tout au plus d'alibi «
spirituel ».
Dans la thèse qu'il soutint, en 1893, intitulée L'ACTION,
ESSAI D'UNE C R I T I Q U E D E L
A VIE E T D'UNE
SCIENCE DE L A PRATIQUE, et qu'il ne cessa, - en raison
des tracasseries de l'Église catholique, à laquelle
i l accepta
toujours de se soumettre -, de réécrire pendant
quarante ans,
Maurice Blondel dégageait bien d'autres dimensions
de
l'action proprement humaines : la raison, en elle,
n'a pas
seulement pour rôle d'ordonner les phénomènes en
cherchant
des causes, des lois, et des moyens pour maîtriser
la nature
ou manipuler les hommes, mais d'abord de découvrir
ses
propres fins, et, remontant de fin en fin, de fins
subalternes
à des fins plus hautes, de dégager le sens de cette
action et
sa fin dernière, ou, comme dit Blondel après Pascal,
« L'Unique nécessaire. » Il déclarait, lors de sa
soutenance :
« Je me suis placé à l'intérieur de l'action humaine
pour
reconnaître quelles en sont les exigences. »
Il y va, non de la réussite de telle ou telle
entreprise, mais
de la découverte de notre vocation humaine. Que
devons-nous
vouloir pour être pleinement humains ?
Blondel répond : à travers tous nos projets partiels
et nos
ambitions, pour hausser notre « volonté voulue » au
niveau
de notre « volonté volante », vouloir l'infini.
Toute tentative de nous arrêter à des objectifs
limités, porte
en elle sa propre contradiction, révèle son «
insuffisance »
et l'exigence de son dépassement : « Mettre tout en
question,
et dégager tout ce qui est réellement contenu dans
l'action
humaine, voilà mon dessein. »
Or l'action de l'homme n'atteint sa plénitude qu'en
reconnaissant la transcendance de ses fins : « Nous
ne pouvons
vouloir infiniment sans vouloir l'infini. Or,
comment vouloir
l'infini, comment ratifier la volonté dont nous
sommes nés,
et qui nous a constitués dans une inquiétude
toujours
inassouvie, sans nous renoncer d'abord, sans nous
déprendre
de nous pour nous restituer à la source de notre
être et sans
nous abandonner à ce mouvement qui nous porte de
Dieu à
Dieu? »
Ce qui, en l'homme, se trouve présent sous forme
d'absence, cette exigence, ce manque, qui dessine en
creux la
place où sera accueillie la révélation, et qui
préparera la
possibilité de surgissement de la transcendance à
partir de
l'immanence, nous conduit ainsi au bord de cette
révélation
indispensable à l'homme pour qu'il prenne conscience
de sa
source et de sa fin.
Tel est le but, et telle est la méthode de la
méditation de
Maurice Blondel sur l'action.
Nous ne pouvons qu'illustrer quelques-unes des
étapes de
ce cheminement au cours duquel Blondel fait
successivement
éclater « l'insuffisance » des fins partielles.
Il répond à André Gide, mais, au-delà de lui, à tous
ceux
qui, après Blondel, seront les philosophes du néant
et de la
mort, de Heidegger à Sartre, et qui sont déjà, dans
l'oeuvre
de Blondel, comme des moments dépassés.
A l'homme du jeu, au dilettante, au Don Juan, rêvant
de
« jouir, par une sensation plus forte que les
siècles, de ce qui
est en train de mourir », Blondel rappelle sa
contradiction
fondamentale : je ne veux pas vouloir,
signifie en réalité, je
veux ne pas vouloir. Vous ne voulez
rien exclure ? Vous
excluez donc l'hypothèse d'une vérité, d'une
transcendance,
car vous affirmez la vanité de tout avant d'avoir
tout épuisé.
Confondre l'infini avec le changement sans fin ni
but, et
s'échapper sans cesse, c'est admettre pour seul
infini ce vouloir
de soi. Et puisqu'il ne peut se satisfaire de rien
ni se suffire,
se révèle le mensonge de cette attitude : le
mensonge,
c'est-à-dire la contradiction entre deux volontés :
au-delà de
cette « volonté voulue » qui s'épuise dans la
poursuite d'un
but inaccessible, la « volonté voulante » qui lui
interdit de
s'arrêter à cette étape, ou plutôt à cette poursuite
vaine.
L'impossible « suffisance » de la volonté illusoire
du néant,
impossible « suffisance » de la subjectivité, du «
moi », n'est,
pour Blondel, qu'un moment de la négation de la «
suffisance
» de la volonté illusoire de l'être, de l'impossible
« suffisance » de l'objectivité du scientisme
positiviste.
La science nous donne des moyens, non des fins. Elle
pose
et résoud les questions du « comment ? » et non
celles du
« pourquoi ? » Elles aussi reposent sur un acte du
sujet, sur
sa volonté de cohérence et de totalisation ; mais
cette totalité
visée demeure toujours ouverte, et ce n'est que par
des
postulats qu'elle peut répondre aux questions de
l'origine
première ou de la fin dernière.
L'action, et la raison qui la sert, ne s'épuisent pas
dans
un simple réarrangement technique d'éléments
préexistants.
« Agir, dit Blondel, c'est ajouter quelque chose de
soi à
l'immensité des choses. » La poésie, l'art, sont
aussi le symbole
de l'acte de vivre : l'émergence, de ce qui est en
nous sans
être à nous, c'est-à-dire de ce qui
n'est pas seulement la
résultante ou le produit des conditions déjà
existantes.
Maurice Blondel traque ainsi la fausse « suffisance
» de
toutes les fins limitées, comme, par exemple, les
communautés
partielles de l'amour, de la famille, de la nation,
de l'humanité
même comme espèce, lorsqu'elles ne portent pas en
elles
l'exigence de leur dépassement, ne fût-ce que dans
l'avenir,
cet ersatz de transcendance pour ceux qui se croient
athées.
Contre toutes les idoles que constituent les fins
partielles :
art ou science, nation ou parti, Blondel nous est un
guide
comme passeur de frontières.
Comme chez Sartre, l'homme, chez Blondel, est l'être
qui
aspire à être Dieu, mais il n'est pas, chez Blondel,
une
« passion inutile », car i l ne cherche pas à être
Dieu sans
Dieu ou contre Dieu, mais par Dieu et avec Dieu...
non point
parce que la soif prouve la source, mais parce que
l'échec de
toutes nos « suffisances » et le mouvement même qui
nous
appelle irrésistiblement à surmonter ces échecs et à
dépasser
ces suffisances, est le mouvement même qui nous
habite, et
qui ne peut être récusé.
L'expérience vécue de cette absence, mais aussi de
la
présence inexorable qui nous empêche de nous y
résigner et
de nous enclore, est l'expérience la plus
quotidienne et la plus
contraignante : celle de la transcendance de ce
mouvement,
de cette vie, à laquelle nous participons, comme nos
sens
participent à la vie du monde, et qui, comme le
monde à nos
sens, est le répondant irrécusable à l'ambition
infinie de notre
vouloir.
La philosophie américaine sombrant de plus en plus
dans
le positivisme, et incapable de lier, comme le
faisait Blondel,
l'objet de la science aux exigences de la foi,
laissait ainsi la
place à un « transcendantalisme » qui prenait en charge
toutes
les aspirations sentimentales frustrées.
Dans un peuple sans passé, qui avait refusé
l'Indien, et
qui, d'Europe, avait reçu les doctrines les plus
desséchantes :
l'empirisme de Locke et la « philosophie naturelle »
de
Newton, puis les « lumières », de Voltaire à
Lamettrie, au
temps de Franklin, de Jefferson et de Paine, le «
transcendantalisme
», mystique puisant aux sources confuses de
Rousseau,
du romantisme allemand (surtout de Schelling), de
Sweden-
borg, donnait, à ceux qui partageaient le mépris des
pragmatistes pour la « raison raisonnante »,
l'illusion d'un
contact direct avec Dieu ou avec la nature.
Les poètes prirent en charge la vie. Celle qui
débordait
le monde des affaires, le pragmatisme et le
positivisme
universitaire.
Emerson (1803-1882) qui, sous l'influence hindoue,
enseignait
que « rien n'est nôtre, tout est Dieu. »
Thoreau (1817-1867), individualiste farouche,
quittant la
société pour se fondre dans la nature, dans son
merveilleux
WALDEN, OU LA VIE DANS LES BOIS, et précurseur de
la non-violence.
Le grand poète Walt Whitman (1819-1892), mystique du
« progrès », mais chez qui, dans ses poèmes : BRINS
D'HERBE, aux accents dionysiaques, l'homme
de l'expansion
vers l'Est, le défricheur de terres vierges, sublimé
dans le
poème, ne réduit pas les rêves de Faust au
pragmatisme du
« businessman ».
Edgar Poe (1813-1849), occultiste et poète de la
fantasmagorie
pour échapper à l'étouffement.
Josiah Royce (1855-1916) qui, dans son idéalisme
absolu,
ne fait plus de l'individu le fauve conquérant de la
société de
croissance, mais un fragment de la vie universelle,
et puis
Faulkner, et puis Steinbek, et puis Hemingway, et
puis,
au-dessus de tous peut-être, les grands danseurs, de
Ted Shawn
et Ruth Saint-Denis à Doris Humphrey et Martha Graham,
qui ont sauvé, dans ce naufrage de la philosophie,
l'honneur
de l'homme américain, en entretenant la flamme de la
philosophie véritable, c'est-à-dire de
l'interrogation sur le sens
de notre vie et de notre mort.
En Angleterre, le pragmatisme ne trouva que peu
d'échos,
sauf chez Schiller (1864-1957) reprenant, lui aussi,
un slogan
des sophistes grecs, celui de Protagoras : « L'Homme
est la
mesure de toute chose » pour orchestrer le thème :
toute
proposition, pour être vraie, doit être utile.
Succédant à la génération en qui l’hégélianisme
triompha
en Angleterre avec Bradley, Bosanquet, Caird,
MacTaggart,
et qui ne put sortir du commentaire et de la
platitude,
définissant par exemple la métaphysique comme
Bradley
(1846-1924) : « Par métaphysique, on peut comprendre
une
tentative pour connaître la réalité en tant qu'elle
se distingue
de l'apparence. »
En Angleterre aussi, l'angoisse et la recherche du
sens
s'exprimèrent en dehors de l'Université : dans le
roman, le
poème ou le théâtre, avec D.H. Lawrence, Virginia
Woolf,
Yeats, et le surréalisme de James Joyce et de Thomas
Eliott.
5. Jacques Monod et le
positivisme
Alors émerge le courant, qui va devenir majeur en
Europe,
de l'analyse du langage des sciences, puis du
langage tout
court.
En un premier temps, Russell (1873-1970) et
Whitehead
(1861-1947), face à la crise du fondement des
mathématiques
que suscita l'utilisation, par la physique moderne,
de
géométries non-euclidiennes, s'efforcèrent de
réviser la logique
mathématique.
Mais le positivisme logique se développa surtout en
Autriche, dans le « Cercle de Vienne », avec
Wittgenstein,
qui a été, à Cambridge, l'élève et l'ami de Russell,
et avec
Carnap.
Le néo-positivisme s'est efforcé, d'une part, de
montrer
l'illégitimité de toute prétention philosophique en
rejetant,
comme dépourvue de sens, toute philosophie idéaliste
et toute
philosophie matérialiste, et, d'autre part,
d'unifier la science en
élaborant méthodiquement sa logique, ou plutôt son
langage.
Faire le bilan du néo-positivisme, du point de vue
philosophique et du point de vue scientifique, c'est
donc nous
demander si les positions philosophiques
traditionnelles sont
effectivement dépassées, et si le néo-positivisme
apporte aux
sciences l'instrument méthodique dont elles ont
besoin.
J'ai tenté de faire ce bilan, dans la « Revue
philosophique
», en avril/juin 1956, sous le titre : DE
L'EMPIRISME
LOGIQUE A LA SÉMANTIQUE en montrant que, depuis
le Manifeste de l'École de Vienne, en 1929 « la
conception
scientifique du monde », sous des noms pompeux :
« empirisme logique », « syntaxe logique du langage
de la
science », « sémantique », toute cette « École »
reprenait
les vieux thèmes de l'empirisme, sous la forme
tantôt idéaliste
et quasi-mystique de Berkeley, ou agnostique de Hume
; elle
se contentait seulement d'utiliser la logique
mathématique
pour définir les rapports entre les « données » de
la
perception, qui constitueraient l'étoffe du monde.
Bertrand Russell, dans son HISTOIRE DE LA
PHILOSOPHIE
OCCIDENTALE confirme cette interprétation :
« L'empirisme analytique contemporain, écrit-il (p.
862), se
distingue de l'empirisme de Locke, de Berkeley, et
de Hume,
par la pénétration des mathématiques et le
développement
d'une puissante technique logique. »
Ainsi, toutes les sciences, de la physique à la
psychologie,
se réduiraient à deux composantes :
1) Les « données » de mes sensations personnelles («
ce
qui est "donné", ce sont mes impressions,
comme dans le
solipsisme », écrit Carnap *).
1.
Carnap : L A C O N S T R U C T I O N L O G I Q U
E D U M O N D E (1928, p. 249).
2.
2) Une logique mathématique des relations (celle de
Bertrand Russell).
On ne saurait aller davantage à contre-courant du
mouvement scientifique contemporain, qui a, au
contraire,
montré qu'il n'y a pas de « données » initiales, que
ce que
nous appelons un « fait » est ce qui a été « fait »,
construit,
et que cette « construction », comme l'a montré
Bachelard,
conduit à des remises en cause globales des
principes et des
systèmes.
Le bilan de toutes ces spéculations est donc très
mince :
elles n'ont rien apporté à la science, car toutes
ces tentatives
d'escamoter le choc du réel dans l'expérience, dans
ces
interprétations « subjectivistes » de la science,
comme l'a écrit
le physicien Louis de Broglie, « laissent un malaise
» et
« tarissent la fécondité » de la recherche.
Cette excroissance parasitaire de la science n'a
rien apporté
non plus à la philosophie, sinon une nouvelle
variante du
terrorisme subjectiviste menaçant de l'accusation
(infamante
selon les positivistes) de « métaphysique »,
quiconque tente
de donner un sens à la vie, à l'histoire, et au
monde des
« mangeurs de pain », comme disait Homère, dans
lequel
nous vivons et que nous avons à transformer pour lui
donner
un visage humain.
Elle a tenté de réduire la science, et même la
raison, à
l'enregistrement de « données » et à l'établissement
de lois
mathématiques entre ces données, mutilant ainsi la «
raison »
de sa fonction fondamentale, et la plus noble :
celle qui
consiste, outre la maîtrise scientifique et la
manipulation
technique des choses, à rechercher aussi le sens, la
valeur,
et les fins de cette science et de cette technique,
afin de les
faire servir à l'épanouissement de l'homme et non à
sa
destruction.
La raison est l'instrument, à la fois, de cette
science et de
cette sagesse.
Alors que le positivisme exclut cette sagesse (cette
recherche des fins), et nous condamne
ainsi à une « religion
des moyens ».
L'exemple le plus éclatant de cette confusion entre
une
science qui nous donne des moyens, et
une sagesse qui nous
permet de concevoir des fins, est le
livre de Jacques Monod,
LE HASARD ET LA NÉCESSITÉ.
Définissant d'entrée de jeu l'organisme vivant comme
« un
objet doté d'un projet » 1 : celui de reproduire sa structure,
et même de la transformer, il appelle cette étrange
propriété
« téléonomie », pour éviter le vieux mot de «
finalité », qu'il
veut absolument exclure de la science.
« La pierre angulaire de la méthode scientifique est
le
postulat de l'objectivité de la nature :
c'est-à-dire le refus
systématique de considérer comme pouvant conduire à
une
connaissance "vraie" toute interprétation
des phénomènes
donnée en termes de causes finales, c'est-à-dire de
projet...
Postulat pur, à jamais indémontrable, car il est
évidemment
impossible d'imaginer une expérience qui pourrait
prouver la
non-existence d'un projet, d'un but poursuivi où que
ce soit
dans la nature 2 .
»
A partir de ce postulat, parfaitement légitime pour
qui veut
éviter toute explication paresseuse à partir du
dessein extérieur
d'un démiurge, Jacques Monod, en une fort élégante
démonstration, rend compte du phénomène de
l'évolution
biologique, c'est-à-dire à la fois de l'invariance
des structures
1.
Jacques Monod, L E H A S A R D E T L A NÉCESSITÉ, Paris, Éd. du Seuil,
1970,
p. 22.2. Ibid, p. 32-33.
et de leurs mutations, à partir de deux concepts
exclusifs de
tout autre : la nécessité et le hasard.
La nécessité n'est pas, chez Jacques Monod, de
nature
mécanique (comme chez Descartes ou dans l'« homme-machine
» de La Mettrie), mais de nature cybernétique. Le
« hasard » intervient nécessairement pour expliquer
l'invariance
des structures, car, en vertu de la deuxième loi de
la
thermodynamique, on pourrait s'attendre à une
dégradation.
Mais chaque système biologique baignant dans un
système plus
vaste, il peut se produire des « remontées » locales
et
provisoires de l'entropie sans infirmer la valeur de
cette loi
pour l'ensemble de la nature. Ces hasards successifs
peuvent
être intégrés à la structure, fixés, accumulés par
le jeu des
autorégulations cybernétiques.
A ce niveau de la biologie, je n'ai ni la compétence
pour
discuter de la valeur de l'explication de Jacques
Monod, ni
le besoin de le faire pour mon actuelle
démonstration.
Mais le problème se pose sur un autre plan lorsque
Jacques
Monod entend réduire toute réalité, historique,
morale, ou
religieuse, au seul jeu de la nécessité et du
hasard. Quelle
régression par rapport à la vision totale de Goethe,
pour qui
la nécessité et le hasard sont des instruments de la
liberté
créatrice de l'homme !
« La trame de ce monde est faite de nécessité et de
hasard ;
la raison humaine se place entre les deux et sait
les gouverner ;
elle voit dans la nécessité le fondement de son
existence ; quant
au hasard, elle s'entend à le diriger, à le conduire
et à l'utiliser,
et c'est dans la mesure où cette raison demeure
ferme et
inébranlable que l'homme peut prétendre au titre de
"dieu de
la terre" »
1.
Goethe. W I L
H E L M M E I S T E R . Livre I, tome 1, Chapitre 17.
2.
Lors d'un débat télévisé qui m'opposa à lui, dans
une
émission de Michel Polac, à laquelle participait
également le
professeur Laborit, je me suis donc borné à faire à
notre Prix
Nobel, deux objections :
1) Il affirme, à maintes reprises, dans son livre, que
son
explication est la seule possible, exclusive de
toute autre.
Cette illusion dogmatique a été celle d'autres
savants à
d'autres époques. Descartes, et La Mettrie après
lui, ont
affirmé aussi que tous les phénomènes de la vie
étaient
réductibles, sans résidu, aux concepts et aux lois
de la
mécanique. Devant la fière assurance de Jacques
Monod, je
me suis permis de lui demander s'il n'était pas le
La Mettrie
de la cybernétique.
2) Sa notion du hasard est toujours troublante. Sans
doute
Jacques Monod lui donne-t-il le sens mathématique
qu'il peut
avoir dans les théorèmes de Von Neumann. Néanmoins,
même
à partir des nombres les plus grands, on peut se
poser la vieille
question : à supposer que l'on confie à un singe,
dans le
désordre, toutes les lettres composant l'Iliade,
combien de
chances y a-t-il pour que, disposant et redisposant
sans cesse
les caractères « au hasard », il arrive un jour à
composer
le poème ? Si bien qu'en dépit des précautions
prises par
Jacques Monod, son « hasard » me paraît bien souvent
jouer
dans son livre le rôle que jouait la « Providence »
dans les
sermons du curé de mon village.
Mais mon hésitation découle sans doute de ce que je
n'ai
point l'imagination ni l'audace de « ce poisson
primitif » qui,
selon Jacques Monod, « a choisi d'aller explorer la
terre où
il ne pouvait cependant se déplacer qu'en sautillant
maladroitement »
1.
Ibid. p. 142.
Ce « Magellan de l'évolution 1 », comme écrit encore Monod,
est ainsi le premier d'une lignée de Terriens qui,
par une
accumulation d'autres hasards, deviendront nos aïeux
!
Même si j'acceptais sans sourciller, lui ai-je dit,
votre
« explication » au niveau de la biologie, je n'en
retiendrais
pas moins que votre ouvrage est peuplé de beaucoup
plus de
miracles que la Bible.
Mais, dès que nous dépassons la biologie, les choses
s'aggravent : dans les vingt-deux dernières pages du
livre
(p. 175 à 197), Jacques Monod traite à la fois de la
morale,
de la politique, et de la religion, en un raccourci
magistral,
qui consiste à généraliser et à extrapoler tous
azimuts le type
d'explication qu'il a appliqué à la biologie, pour
aboutir à cette
conclusion péremptoire : « L'homme sait enfin
(depuis
Jacques Monod. - R. G.) qu'il est seul dans
l'immensité
indifférente de l'univers d'où il a émergé par hasard2. »
Était-il insolent de lui demander si ce ne sont pas
ces
vingt-deux pages qui ont fait de l'ouvrage un
best-seller, et
pourquoi ?
Car il est peu probable que ce soient les
considérations
techniques sur les « enzymes allostériques » ou les
« séquences polypeptidiques » qui, en dehors des
spécialistes,
aient attiré des centaines de milliers de lecteurs
en France et
dans le monde ! Le livre de son collègue, François
Jacob,
comme lui Prix Nobel, et traitant du même problème
de la
LOGIQUE DU VIVANT 3 avec la même compétence, et à
quelques semaines d'intervalles, mais en s'en tenant
à la seule
biologie, n'a pas été aussi choyé par les médias
touchant les
grandes masses.
1.
Ibid.
2.
Ibid. p. 196
3.
Paris, Gallimard, 1970.
J'eus donc le mauvais esprit de lui dire que le sort
fulgurant, connu par LE HASARD ET LA NÉCESSITÉ, est
peut-être moins dû à l'incontestable compétence du
biologiste,
qu'au contestable pamphlétaire du dernier chapitre
qui avait
le mérite insigne d'exécuter, au nom de la science,
le marxisme
(en pourfendant par surcroît - fausse fenêtre pour
la symétrie
- Teilhard de Chardin).
Jacques Monod devenait ainsi le pape du positivisme,
et
le fer de lance de l'antimarxisme.
Il n'est pas dans mon propos de réfuter ses attaques
contre
un marxisme caricatural. Jacques Monod confond Marx
avec
Staline comme, après la mort de Monod, les «
nouveaux
philosophes » ont récupéré, avec moins de talent, la
livrée
défraîchie de l'antimarxisme, en confondant Marx
avec
Althusser. Le conclave des médias, n'ayant plus un
Nobel à
se mettre sous la dent, décida que la papauté de
l'antimarxisme
deviendrait collégiale et, nous le verrons, le temps
d'une
campagne électorale, lança nos plays-boys exorcistes
dans le
grand public, comme on lance une nouvelle marque de
lessive.
Jacques Monod, lui, passe de la science au
scientisme. La
science étant l'ensemble des méthodes mathématiques
expérimentales
qui ont assuré à l'homme une prestigieuse maîtrise
sur la nature. Le scientisme étant l'ensemble des
superstitions
qui prétendent exploiter le légitime prestige de ces
méthodes,
pour expliquer par elles, ou nier en leur nom,
toutes les autres
dimensions de la vie, telles par exemple que l'art,
l'amour,
le sacrifice, la foi, ou simplement l'autre homme
dans sa
spécificité. Ce qu'on appelle parfois, à tort, les «
méfaits »
de la science ne viennent pas de la science mais
d'une
philosophie faisant d'elle une religion qui n'ose
pas dire son
nom. Ou encore : le scientisme est la croyance que
tout ce
qui n'est pas réductible, sans résidu, au concept, à
la mesure
et à la logique (aristotélicienne, mathématique,
dialectique, ou
structurale) n'a pas de réalité.
Le scientisme procède ainsi à une série de
réductions.
Cette raison, réduite (de Descartes pour l'exalter,
à Bergson
pour l'humilier) à n'être qu'instrumentale,
fabricante d'outils,
de moteurs, de richesses et de contraintes sociales,
est
pourvoyeuse de moyens et non de fins.
Comme si l'homme ne pouvait manifester son
intelligence
qu'en construisant des machines, en gagnant de
l'argent ou
en manipulant les foules ! En s'emparant d'un
pouvoir sur la
nature ou les hommes.
Ce rationalisme infirme repose sur deux postulats :
1) Toute réalité peut être « définie », c'est-à-dire
réduite,
sans résidu, en concepts ;
2) La nature entière est un ensemble de « faits »,
reliés
par des lois.
La sensation, le concept, et la loi sont les trois
piliers du
« positivisme » et du « scientisme » occidental.
Pour une telle pensée positiviste, l'avenir ne peut
être que
le prolongement du passé et du présent.
On comprend aisément pourquoi cette « religion des
moyens », prenant la relève d'autres croyances et
d'autres
crédulités, joue, à son tour, le rôle d'« opium du
peuple ».
1. Le concept, c'est le réel reconstruit selon un
plan
humain, rendant ainsi la réalité transparente à la
raison. Cela
est vrai des choses, des objets, de tout ce qui
relève de la mesure
et de la limite : un mathématicien peut « téléphoner
» une
figure géométrique à son collègue ; un ingénieur
peut
« téléphoner » le projet d'un pont, car tout y est
définissable
par des mesures, depuis les courbes des arches
jusqu'à la
résistance des matériaux et leur prix. Mais on ne
peut pas
« téléphoner » le « Pont d'Arles » de Van Gogh ou le
« Pont
sous la pluie » d'Hiroshige, car i l y a là quelque
chose qui
échappe au concept et à la mesure. Tout au plus
pourrai-je
communiquer la technique du peintre, comme je peux
envoyer
par la poste une partition de musique après le
concert, sans
que mon correspondant sache pour autant si
l'exécution a été
celle d'un virtuose dont la sensibilité ne peut se
traduire en
concept, ou celle d'un exécutant impersonnel. Un «
futurologue
» peut communiquer à son institut un projet fondé
sur
des extrapolations à partir du passé et du présent.
Mais c'est
un faux avenir, car il fait nécessairement
abstraction de
l'initiative imprévisible des hommes et de leurs
créations.
L'emploi de l'ordinateur n'ajoutera rien à ce faux
avenir : si
Lénine avait usé d'un ordinateur pour lui demander
s'il fallait
faire la révolution d'Octobre, la réponse eût été
oui. Parce
que Lénine l'aurait programmé. L'ordinateur,
programmé par
Kautsky, ne faisant entrer dans ses calculs que les
« conditions
objectives1 »,
eût répondu non. Si l'on traite l'homme et
l'histoire comme objet ou ensemble d'objets, le
futur sera
invariablement le prolongement du passé et du
présent, soit
par extrapolation, soit par analogie, puisqu'on pose
par avance
que l'homme, traité comme un objet, est, comme
l'objet,
incapable de rupture avec le passé ou de création
inédite, bref,
de nouveauté imprévisible.
C'est pourquoi le scientisme, cette « religion des
moyens »,
après tant d'autres superstitions du passé, joue
parfaitement
le rôle d'« opium du peuple ».
Le propre du concept est de réduire tout sujet et
tout projet
aux lois, aux mesures, et aux limites de l'objet.
Ceci n'implique
nullement le mépris du concept : nous le respectons
à son
1.
Lénine lui rétorquait, avec juste raison, que l'on devient aisément
«
opportuniste à force d'objectivité ».
niveau, où il fait preuve de son efficacité dans
l'intelligence
et la manipulation des objets. Mais ce n'est pas par
concept
que se déterminent l'amoureux, le poète, ou le
prophète.
Il en est de même de la logique, qu'il s'agisse de
la logique
déductive d'Aristote et de saint Thomas, de la
logique
mathématique, ou de la dialectique de Hegel et de
ceux des
scientistes qui se réclament de Marx.
2. Pour faire court, et ne pas revenir, pour la
logique et
la loi, à ce que nous avons dit du concept et de son
efficacité
au niveau des objets de la nature ou des outils,
retenons
seulement son application à ce qu'il est convenu
d'appeler les
« sciences humaines » ou le « socialisme
scientifique ». La
logique, dans son analyse des relations entre
concepts, part
du même postulat que le concept : de même que le
concept
prétendait reconstruire, sans résidu, l'objet, la
logique entend
reproduire, dans son enchaînement de concepts, les
relations
et les mouvements du réel. Ce qui, répétons-le, est
parfaitement
respectable et efficace à un certain niveau : celui
où
l'abstraction ne prive pas l'objet de sa
caractéristique
fondamentale.
En est-il ainsi à l'échelle de l'homme et de son
histoire,
de l'économie politique, de la psychologie, de la
sociologie ou
du socialisme scientifique ?
D'Auguste Comte en Durkeim, de Pavlov en Jacques
Monod, de Hegel en Staline, on n'a jamais dissimulé
que l'on
appliquait consciemment à l'homme les méthodes et
les lois
qui avaient fait leurs preuves dans les sciences de
la nature.
Que Durkheim calque « les Règles de la méthode
sociologique
1 » sur celles de l'empirisme positiviste de Stuart
Mill ;
1. Emile Durkheim, L E S RÈGLES D E L A MÉTHODE S O
C I O L O G I Q
U
E , Paris,
1895 : Bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris, P.U.F.
que Jacques Monod applique les lois de la
cybernétique, qui
faisaient merveille en génétique, à l'ensemble de
l'évolution,
y compris celle de l'homme ; que Staline fasse de la
dialectique
de l'histoire et de ses révolutions un cas
particulier des lois
« universelles » de la dialectique de la nature, la
démarche
est, dans chaque cas, la même : c'est celle de
Descartes
appliquant les lois de la mécanique au comportement
animal,
celle de la Mettrie les appliquant à son tour au
comportement
humain dans un livre dont le titre avait le mérite
de définir
le programme : L'HOMME MACHINE.
L'économiste « classique » procède de même - mais
sans
le dire - lorsqu'il établit ses « lois » en
réduisant l'homme
à deux dimensions seulement : celle de travailleur
et de
consommateur, de travailleur robot et de
consommateur avide,
l'un et l'autre étant mus par le seul intérêt. Il y
a là, non pas
une science, mais une idéologie de justification,
d'autant plus
mystificatrice qu'elle a introduit subrepticement
(peut-être
même inconsciemment) un postulat caché de ce qu'elle
fait
passer pour science : le principe même de la société
capitaliste,
celui de Hobbes et des « utilitaristes anglais »,
qui
considéraient comme « psychologie de l'homme » la
psychologie moyenne du bourgeois de leur temps.
Nous pourrions faire une démonstration analogue pour
l'adversaire direct de cette « économie classique »
: le
« socialisme scientifique ». Lui non plus ne peut
établir de
lois économiques ou de lois historiques que de
l'homme
« aliéné », c'est-à-dire d'un homme à ce point
mutilé de sa
dimension proprement humaine que son histoire
ressemble
plus ou moins à l'évolution naturelle. En bref,
disons que les
« sciences humaines » nous apprennent beaucoup de
choses
sur l'homme, sauf ce qu'est l'homme.
Le « postulat subreptice » de ces « sciences
humaines »
est celui-ci : dans un monde d'aliénation et de
manipulation
on appelle « homme » l'homme aliéné et, retrouvant,
au terme
de la « recherche », ce que l'on avait introduit au
début,
on réalise ainsi, sous l'enseigne de la « science »,
une autre
idéologie de justification et de manipulation.
L'histoire « scientifique » est l'histoire de
l'homme aliéné.
Le socialisme « scientifique » est le prolongement
de cette
histoire et de son aliénation.
Car le socialisme peut être scientifique dans ses
moyens
(les techniques d'organisation ou de stratégie,
fonction des
aliénations existantes), mais le choix de devenir un
militant,
le choix d'accepter, dans le combat pour le
socialisme, le
sacrifice de sa propre vie, ne peuvent s'imposer par
raison
démonstrative ou par voie-scientifique. C'est un
choix, un acte
de foi, un postulat.
Alors que les sciences de la nature exigent que le
sujet
s'efface autant que possible devant l'objet, la
connaissance
exigée pour la saisie des créations humaines (des
arts, des
mysticismes, des prophétismes, des initiatives
révolutionnaires,
comme de la poésie ou de l'amour) exige que le sujet
qui
cherche à « comprendre » s'identifie au sujet acteur
et
créateur : l'objet ne peut être compris que par le
concept, le
sujet ne peut être atteint que par l'amour, le
projet ne peut
être désigné que par le mythe, l'utopie ou le poème.
Plus
prosaïquement encore : une chose est de connaître
les causes
et les effets chimiques ou biologiques de l'ivresse,
autre chose
d'éprouver l'ivresse. Une chose d'écrire un « Traité
des
passions », autre chose d'aimer. Une chose de
théoriser sur
la révolution, autre chose de la décider et de
l'accomplir. Une
chose d'être historien, autre chose de changer le
cours de
l'histoire. Dans chaque cas, il ne s'agit pas
d'exclure l'un des
deux termes, mais d'être conscient de leur
différence, afin de
ne pas nous soumettre à l'existant et au passé, en
excluant
par principe toute émergence imprévisible, poétique,
d'un
avenir véritable, c'est-à-dire d'un avenir dont les
composantes
n'existaient pas toutes dans le passé ou le présent.
6. Le structuralisme : méthode ou
système ?
La fascination de la linguistique, qui s'est
manifestée dans
l'empirisme logique, au cours de sa dernière étape,
par un
usage abusif de la notion de « sémantique » pour
définir le
langage des sciences de la nature, s'exprime sous
une autre
forme, dans l'usage abusif de la notion de «
structure » pour
définir le langage des sciences humaines dans la
perspective
d'un structuralisme qui n'est plus linguistique mais
doctrinaire.
Il ne s'agit pas seulement d'une « mode ». Ou plutôt
cette
« mode » - car c'en est une - est liée à un
phénomène
historique plus général.
Le règne de l'existentialisme a duré plus d'un tiers
de siècle.
Il répondait, lui aussi, à une expérience historique
vécue :
contre les caporalisations de la guerre,
l'écrasement totalitaire
du fascisme hitlérien, les drames d'un socialisme
bureaucratique,
en un mot contre toutes les structures qui niaient
la
particularité, il a mis l'accent sur la
subjectivité, la responsabilité
de l'homme, l'angoisse des choix humains.
Mais les structures, sous une forme plus sournoise,
moins
ouvertement agressive et violente, l'on emporté.
La toute-puissance non seulement des moyens de masse
de diffusion de la culture : presse, publicité,
radio, télévision,
cinéma, mais aussi des institutions qui les
utilisent pour
conditionner le comportement des individus à des
fins
économiques, morales, politiques, a créé une
situation de fait
où l'aspect le plus apparent des conduites
individuelles est leur
structuration par des schémas. Depuis le montage
publicitaire
de réflexes conditionnés, jusqu'aux stéréotypes
sentimentaux,
en passant par les réactions politiques de masse
cristallisées
selon des formules préfabriquées, le moment de
l'initiative
historique créatrice de l'homme, agissant comme
sujet
responsable et participant effectivement, par sa
décision, à
l'ouverture d'un nouvel avenir, passe ainsi au
second plan.
A ne voir que la surface des choses, il semble en
effet que
l'histoire tout entière puisse se ramener à une
dialectique des
structures ayant leur efficace propre, si bien que
l'on en arrive
à ne guère éprouver le besoin de remonter de la
structure à
l'activité humaine qui l'engendre.
La question est donc de savoir si nous devons
théoriser
sur ce recul apparent et provisoire de l'homme
transformé en
chose, dont l'histoire peut sembler se réduire au
jeu
impersonnel des structures qu'il a engendrées, ou
si, au
contraire, tout en reconnaissant pleinement le rôle
majeur des
structures (et par conséquent les mérites des divers
structuralismes),
nous devons situer la structure comme un moment
de la réalité humaine, mais un moment qui n'est
exclusif ni
de la pratique humaine fondamentale qui engendre
toutes les
structures, ni des pratiques individuelles concrètes
qui se
développent à partir de ces structures mais ne s'y
réduisent
pas, et comportent, elles aussi, un moment de
créativité. En
d'autres termes, reconnaître la légitimité du
structuralisme
comme méthode scientifique d '
exploration et d’ analyse d ' un
niveau de la réalité humaine et
sociale, et
rejeter le
structuralisme doctrinaire lorsqu'il prétend être
une philosophie
donnant une analyse exhaustive de la réalité humaine
et niant par là même le moment de la création et le
moment
de la subjectivité. Dans le premier cas, la
structure est une
médiation irremplaçable, dans le deuxième,
une aliénation
stérilisante.
1. Lorsque de Saussure (1857-1913) dans son : COURS
DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE paru après sa mort, en
1916, délimite le champ de son investigation
scientifique, i l
opère délibérément une triple réduction :
a) Il sépare la langue, comme institution
sociale, de la
parole qui est une opération du sujet ;
b) il sépare la langue de l'histoire de la
langue, par une
sorte de coupe transversale, faisant abstraction du
temps, et
s'attachant à l'étude synchronique ;
c) Il sépare la langue de son contexte social pour
l'étudier
selon ses seules lois immanentes
Ces précautions, ou ces postulats méthodologiques,
pour
délimiter un champ de recherches, pour fixer un
niveau de
connaissance, sont parfaitement légitimes et
féconds, à
condition d'avoir conscience précisément que l'on
délimite
ainsi un niveau du savoir et de ne pas
l'oublier lorsque, au
terme de la recherche, il s'agira d'aborder d'autres
niveaux
(et non d'en nier l'existence), et de les articuler
avec le
précédent.
Lévi-Strauss a maintes fois rappelé ces limites de
l'application
de la méthode structurale. Par exemple, dans sa LEÇON
INAUGURALE au Collège de France, après un
vif éloge de
l'histoire, il ajoutait : « Cette profession de foi
historienne
pourra surprendre car on nous a parfois reproché
d'être fermé
à l'histoire... Nous ne la pratiquons guère, mais
nous tenons
à lui réserver ses droits ». S'il s'attache, dans ses
recherches,
à la structure plus qu'à la
genèse, au
résultat plutôt qu'au
devenir, il n'exclut nullement la possibilité et la
légitimité
d'autres angles d'attaque dans l'étude de l'homme,
ni
l'existence d'autres niveaux de connaissance que
celui de la
structure. Par exemple, tout en reconnaissant, dans LA
PENSÉE SAUVAGE , une sorte d'antipathie foncière1 entre
histoire et structure, il écrit, en 1964 : « Les
sciences sociales
et humaines ont aussi leurs relations d'incertitude,
par
exemple, celle entre structure et procès : on ne
peut percevoir
l'un qu'en ignorant l'autre et inversement, ce qui,
soit dit en
passant, fournit un moyen commode d'expliquer la
complémentarité
entre histoire et ethnologie. » 2
Dans un rapport à l'U.N.E.S.C.O. sur « les sciences
sociales dans l'enseignement supérieur », i l
employait même
des formules très proches de celles de Marx,
définissant comme
objet de la recherche « ce couple indissoluble formé
par une
humanité qui transforme le monde et qui se
transforme
elle-même au cours de ses opérations » . 3
Ce moment, ou plutôt ce niveau structural de la
connaissance, a été trop longtemps négligé et
parfois même
escamoté par les marxistes : il leur est souvent
arrivé, par
exemple, dans l'étude des conceptions
philosophiques, des
religions, ou des formes artistiques, de passer tout
de suite
à l'étude des conditionnements externes, sans passer
d'abord
par l'analyse interne de la structure de
l'oeuvre, par la
recherche de son principe interne d'organisation.
Nous ne
pouvons qu'approuver Roman Jakobson lorsqu'il dit :
« Je
ne sais pas comment l'on pourrait, quand il s'agit
de travailler
sur les langues et sur l'art, ne pas tenter d'en
saisir la
"structure". Ceux qui parlent d'autre
chose font de la causerie,
non de la science » (Lettres françaises, n° 1157 du
17 au
23 mars 1966).
1.
Lévi-Strauss, L A PENSÉE S A U V A G E , p. 307.
2.
Revue Aletheia, n° 4, p. 205.
3.
Ibid., pp. 204-205
Il souligne qu'il ne voit nulle opposition entre
cette
méthode structurale et le marxisme, à condition de
ne pas
confondre le marxisme avec la caricature mécaniste
du
marxisme qui prétend, par exemple, étudier le plan
de l'art
comme une dérivation mécanique des autres plans.
La méthode structurale peut aider les marxistes à
corriger
une interprétation étroite et mécanique de la
méthode de Marx,
en rappelant que l'analyse interne et structurale
est la première
et nécessaire étape de toute recherche. Mais à
condition de
ne pas oublier que ce niveau de connaissance n'est
pas le seul.
Lévi-Strauss, évoquant la possibilité d'intégrer ses
propres
recherches à la conception marxiste des sociétés et
de leur
histoire, écrivait dans la PENSÉE SAUVAGE (p.
173-174) :
« sans mettre en cause l'incontestable primat des
infrastructures,
nous croyons qu'entre praxis et pratiques
s'intercale
toujours un médiateur, qui est le schème
conceptuel par
l'opération duquel une matière et une forme,
dépourvues l'une
et l'autre d'existence indépendante, s'accomplissent
comme
structures, c'est-à-dire comme êtres à la fois
empiriques et
intelligibles. C'est à cette théorie des
superstructures, à peine
esquissée par Marx, que nous souhaitons contribuer.
»
S'il est parfaitement légitime d'étudier en
eux-mêmes, en
faisant provisoirement abstraction de leur
conditionnement et
de leur histoire, des systèmes linguistiques, des
systèmes
d'institutions, d'oeuvres ou de croyances, i l est
illégitime de
réduire l'étude de l'homme à l'étude des oeuvres
humaines.
De substituer l'étude des résultats objectivés de la
pratique
humaine, à l'étude de cette pratique humaine dans
son
ensemble et dans son développement, étude dont les
résultats
objectifs et structurés sont un moment nécessaire,
mais un
moment seulement, comme le rappelait avec juste
raison Sebag
dans MARXISME ET STRUCTURALISME: « L'homme
est le producteur de tout ce qui est humain... ce
sont les
hommes qui créent les langues, les mythes, les
religions ou
les sociétés. » 1
Sans quoi nous allons vers une
conception aliénée de la
structure: au lieu de voir en
elle un « modèle » scientifique
construit par l'homme, nous
allons lui accorder un statut
ontologique. Ici encore Sebag avait raison de
souligner qu'il
n'est possible que « métaphysiquement » de parler de
fonctionnement autonome de la structure.
L'analyse structurale de rapports humains
objectivés, dans
la linguistique par exemple, révélait sa fécondité
et montrait
la possibilité de constituer de véritables «
sciences humaines
». La recherche et la formalisation des structures,
de
systèmes constitués d'institutions, d'oeuvres ou de
croyances,
permettait à la fois d'expliquer et de prévoir,
d'établir que
certaines propriétés étant présentes, d'autres leur
sont nécessairement
liées, en un mot de donner aux sciences humaines,
dans leur étude des institutions, un statut qui ne
soit pas
inférieur, en dignité explicative et en efficacité
pratique, à celui
des sciences de la nature.
La tentation était grande de s'attacher
exclusivement à ce
moment privilégié de la réalité humaine : celui de
la raison
objective, celui de la structure, et de nier jusqu'à
la réalité
de tout autre moment. « La conscience, écrit
Lévi-Strauss,
apparaît ainsi comme l'ennemie secrète des sciences
de
l'homme. » 2
Prudent encore, Lévi-Strauss situait ses propres
recherches
à un niveau de la réalité : celui des médiations structurales,
entre la praxis fondamentale des sociétés qui
engendre les
1. Paul Sebag. M A R X I S M E E T S T R U C T U R
A L I S M E (p. 114).
2. Lévi-Strauss. A N T H R O P O L O G I E S T R U C T
U R A L E , (p. 194).
structures, et la pratique concrète des individus,
informée par
ces structures. La tendance à éliminer tout sujet
s'est accusée
dans la dernière période, depuis les tentatives
d'interprétation
purement structuraliste du CAPITAL de Marx,
par Althusser
et son école, réduisant l'homme à n'être qu'un «
support des
rapports de production », jusqu'à Michel Foucault
prophétisant,
après « la mort de Dieu » annoncée par Nietzsche,
une
prochaine « mort de l'homme ».
Claude Lévi-Strauss se situait ainsi dans une lettre
qu'il
m'adressait le 15 avril 1967 :
« Je vous remercie de m'avoir communiqué le texte de
votre belle conférence que je vous retourne ci-joint
après l'avoir
lu, et admiré son élégance et sa force. Sur beaucoup
de points,
je me sens d'accord avec vous. Il se trouve que je
n'ai pas
lu Althusser et je n'en parlerai donc pas. Pour
Lacan, j'ai
suggéré dans l'interview des Lettres françaises des
réticences
que j'éprouve, en fait, de manière beaucoup plus
vigoureuse,
mais je n'ai pas voulu engager une polémique. A
propos de
Foucault enfin, j'ai reconnu ma pensée dans vos
critiques :
comme vous, je suis sidéré par le mépris souverain
avec lequel
Foucault traite l'expérience. Jamais ses
interprétations ne sont
dégagées des faits ; il les promulgue par un décret
arbitraire
et dispose des exemples à sa fantaisie pour faire
croire que
la réalité s'y conforme.
« Cela dit, et pour sensible que je sois à l'offre
que vous
me faites d'un assez confortable fauteuil dans un
petit
Purgatoire entre le Paradis marxiste et l'Enfer
pseudostructuraliste,
je ne crois pas que je m'y sentirais à mon aise.
Pour préciser ma pensée sur la question qui vous
préoccupe,
je dirais en effet ceci :
1) Dans les recherches auxquelles je me consacre, la
considération du sujet n'est pas pertinente. Sans
vouloir
donner une réponse définitive, je constate que je
n'ai pas besoin
de cette hypothèse. Mais je ne prétends pas
interdire à d'autres
d'y recourir : on nous jugera aux résultats.
2) Je me sens profondément affecté par la faillite
de la
morale humaniste qui, depuis des siècles, n'a pas
seulement
échoué à prévenir tant d'horreurs et d'abus, mais
qui s'est
révélée toujours prête à leur fournir des
légitimations.
3) Il me semble que la raison de cette faillite
tient au fait
que l'humanisme a prétendu restreindre à l'homme
seul le
champ des valeurs morales. Elle l'a ainsi rendu
vulnérable sur
ses frontières, faute d'un glacis, si j'ose dire, où
livrer les
combats d'avant-garde nécessaires à sa sécurité. Il
aurait fallu
protéger, non une partie ou un aspect de l'homme,
mais
l'homme entier ;
« Cet humanisme châtié et humilié ne rencontrerait
sans
doute guère d'écho chez ceux dont on associe trop
souvent
le nom avec le mien. Mais je crains bien qu'aussi i
l ne soit
fort éloigné de vos propres soucis. »
A l'égard du marxisme, il m'avait précisé sa
position,
Le 7 novembre 1966 :
« Je vous remercie très vivement de l'envoi que vous
avez
bien voulu me faire de votre beau livre sur le MARXISME
DU XXe SIÈCLE
et de la
sympathique compréhension que
vous y témoignez envers mes idées. Malgré
d'apparentes
divergences qui, me semble-t-il, pourraient être
facilement
surmontées. Car si des recherches comme les nôtres
doivent
un jour devenir scientifiques, il est inévitable que
nous nous
résignions les uns et les autres à n'envisager
qu'une fraction
ou qu'un aspect du phénomène : ce qui n'implique pas
qu'ils
ne puissent s'intégrer un jour, mais trop de
précipitation nous
ferait retomber dans la philosophie dont, à mon
sens, il s'agit
précisément de sortir (au moins provisoirement, car
je ne
préjuge pas de l'impossibilité d'une philosophie
future
rénovée).
Quoi qu'il en soit votre livre m'a beaucoup appris
et fait
réfléchir. »
Contre une interprétation abstraite et doctrinaire
du
structuralisme, de Saussure, Jakobson ou
Lévi-Strauss n'ont
jamais prétendu que la structure recouvrait la
totalité du
connaissable, alors que le structuralisme
doctrinaire et abstrait
prétend réduire toute réalité à la structure, sans
jamais
remonter de la structure à l'activité humaine qui
l'engendre,
sans jamais reconnaître, comme l'exige un
structuralisme
dialectique, que la méthode structurale ne peut
révéler toute
sa fécondité que par sa complémentarité avec la
méthode
génétique dont Henri Wallon a donné sans
doute le premier
exemple pour les sciences humaines.
Les structures sont les traces durables des trajets
et des
projets des hommes. En oubliant le constituant pour
ne plus
voir que le constitué, le structuralisme doctrinaire,
philosophie
désertique, a éliminé la dimension première de
l'homme : le
projet.
La notion de structure, de nos jours, véhicule une
philosophie qui serait, dans sa version dogmatique,
le point
d'aboutissement de cette philosophie de la mort de
l'homme,
d'une histoire qui ne serait pas faite par les
hommes.
7. « Nouveaux philosophes »? - Non : nouvelle
sophistique
De ce qu'il est convenu d'appeler les « nouveaux
philosophes », nous n'évoquons pas la « philosophie
», car
ce courant idéologique n'en comporte aucune, mais
seulement
les mécanismes de leur utilisation au niveau des «
médias »
et de la politique, car ces mécanismes sont
significatifs de
l'usage que le pouvoir, - celui de l'argent ou celui
de l'État -
peut faire de la « philosophie universitaire »
(celle qui
d'ordinaire enseigne la philosophie pour fabriquer
d'autres
professeurs de philosophie) lorsqu'on veut s'en
servir pour des
manoeuvres politiques. L'on retourne ainsi au
commencement,
c'est-à-dire à l'époque de l'utilisation mercantile des
« sophistes
» grecs pour la manipulation de l'opinion.
Le lancement, sur le marché de la culture, avec les
méthodes du marketing et du « show business »,
richement
orchestré par les médias, fut l'oeuvre, en juin
1976, de
Bernard-Henri Lévy.
Le noyau initial du groupe était constitué par
d'anciens
« maoïstes » du grand mouvement de 1968. Se
déclarant
déçus par le « mouvement », après sa défaite, ils se
caractérisaient par un anticommunisme zoologique. Le
pouvoir
les accueillit donc volontiers, et nul ne reprochera
à aucun
d'eux d'avoir été « stalinien » ou « maoïste », pas
plus qu'en
Italie l'on ne reproche aux « pentiti », aux «
repentis » des
Brigades Rouges, qui dénoncent leurs anciens
camarades à
la police, d'avoir été « brigadistes ».
A la suite d'un débat sur le marxisme à la
télévision
espagnole, à Madrid, auquel participait le
Secrétaire général
du Parti communiste espagnol, le Maire de Madrid, un
ancien
ministre de Franco, et deux français : Bernard-Henri
Lévy
et moi-même, je dis à Bernard-Henri Lévy : « Ici,
l'on n'avait
vraiment pas besoin de toi pour répéter, une fois de
plus, à
la télévision espagnole ce que les
"franquistes" y ont rabâché
pendant quarante ans sur "le marxisme" ! »
Encore tout échauffé par ses invectives contre ce
qu'il
appelait « le marxisme », sa réponse fut d'une
spontanéité
charmante : « Je vais te casser la gueule ! » Sur
quoi je lui
fis observer que c'était là la logique irréprochable
de l'idéologie
dont il venait, devant les caméras, de prendre la
succession.
Le plus drôle est que ce soit l'ancien ministre de
Franco qui
se soit le premier interposé !
Le groupe de Bernard-Henri Lévy fut en général
utilisé
à des tâches plus subtiles : le marché commun de
l'anticommunisme
étant déjà saturé, ils trouvèrent leur « créneau »
dans l'attribution à Marx lui-même de toutes les
perversions
ultérieures de sa doctrine (à la manière dont les
anticléricaux
d'autrefois exploitaient Franco, la Sainte-Alliance,
l'Inquisition,
ou même les Croisades, pour disqualifier Jésus !).
Le thème majeur, sur lequel ils brodaient leurs
variations,
était : « Marx, c'est le goulag ». Il s'agit de
créer un réflexe
conditionné : tout comme le chien de Pavlov se
mettait à baver
en entendant la sonnerie annonçant son repas, il
faut que
chaque fois que l'on entend : « Marx », on pense : «
goulag ».
Prenant pour leur Évangile L'ARCHIPEL DU GOULAG
de Soljénitsyne, les trois cautions du groupe :
Jean-Marie
Benoist venant de l'extrême-droite, Gluksmann
cherchant à
se donner pour un homme de gauche, et Maurice Clavel
tombé
du ciel providentiellement, donnent le ton :
Benoist avait déjà proclamé péremptoirement : « Marx
est mort ».
Glucksmann, exégète passionné et infatigable de
Soljenytsine,
est ainsi résumé par Bernard-Henri Lévy : « Les
camps
s'avouent marxistes, aussi marxistes qu'Auschwitz
était
nazi. » (Pourquoi, dans cette démarche de « pensée
», ne
pas attribuer Auschwitz à Kant ou à Nietzsche ?)
Enfin Maurice Clavel, plus candide, va droit au but.
Il écrit,
dans le « Nouvel Observateur » : « Gluksmann et moi
nous
nous complétons : je déduis le Goulag de Marx, il
remonte
du Goulag à Marx ! »
Il ne reste plus, à travers les vaticinations de ces
spécialistes
de l'obscurantisme oraculaire, enrobant dans la
fumée de
rébellions purement verbales l'option qui découle de
leurs
écrits : notre monde « occidental », ou bien le
Goulag ! qu'à
servir toutes les formes de politique garantes de
l'ordre établi.
De là, tous les thèmes politiques de nos « nouveaux
philosophes ». Il ne suffit pas de crachoter sur
Marx, à la
manière de la soubrette de service, fouillant dans
les poubelles
de la petite histoire, pour écrire un : KARL
MARX.
HISTOIRE D'UN BOURGEOIS ALLEMAND.
Il faut intervenir de façon plus active et plus
camouflée.
Bernard-Henri Levy, le plus talentueux de la bande,
donne
l'exemple. Il pose la question : « Le libéralisme
n'est-il pas
une position minimale qui convient assez bien ? »
Et, sous
prétexte de faire une « critique » du livre de
Giscard
d'Estaing : L A DÉMOCRATIE FRANÇAISE, il
invoque
Voltaire, Leibniz, Montesquieu, Machiavel, Auguste
Comte,
d'autres encore, pour nous laisser l'impression que
ce livre
est une pensée.
Aujourd'hui, avec LA FORCE DU VERTIGE, Glusksmann
fait l'apologie de la « dissuasion nucléaire » du
nouveau
Président, à partir de « l'option fondamentale » du
groupe,
en posant l'absurde dilemme : rouges ou morts ? et
en
acceptant le postulat insensé selon lequel l'arme
nucléaire n'est
qu'un canon plus performant que les autres, et que
les notions
« d'équilibre », de « bases », et autres concepts
militaires
archaïques, ont gardé une signification, à une
époque
radicalement nouvelle pour deux raisons
fondamentales :
Il est possible aux « deux grands » :
1) d'atteindre n'importe quelle cible, à partir de
leur
propre territoire. Ce qui enlève toute signification
à la notion
de « bases ».
2) de détruire plusieurs dizaines de fois leur
adversaire
géant, et même (avec l'équivalent actuel de
plusieurs tonnes
d'explosifs sur la tête de chaque habitant de la
planète) de
détruire toute trace de vie sur la terre (sans
pouvoir excepter
leur propre peuple), ce qui enlève toute
signification à la notion
d'« équilibre ».
En termes clairs : cet armement ne peut servir qu'à
enrichir
les firmes qui les fabriquent ; et les armées,
depuis Hiroshima,
ne peuvent plus servir qu'à des opérations
coloniales contre
le « Tiers-Monde » (exemple : guerres du Viet-Nam,
d'Algérie, d'Afghanistan, ou soutien américain aux
dictatures
latino-américaines), ou à des opérations de police
intérieure
(de Marcos aux Philippines, à Pinochet au Chili),
dictatures
militaires vomies, dès qu'ils ont la parole, par les
peuples qui
les subissent (comme en Grèce, en Argentine, au
Brésil...)
Ces problèmes politico-militaires ont aujourd'hui
une
dimension philosophique, car c'est du destin de
l'homme qu'il
s'agit, de l'homme comme espèce, à partir du moment
où il
est devenu techniquement possible de faire « capoter
l'évolution », de mettre fin à l'épopée humaine
commencée
il y a trois millions d'années. Peut-être est-ce là
le problème
philosophique fondamental, puisqu'il nous interroge
sur le sens
de notre vie et de notre mort, sur le sens de notre
histoire.
Or, la caractéristique du livre de Glucksmann,
rabaissant
le débat au niveau de concepts archaïques pour
l'apologie
d'une politique au sens le plus dérisoire du mot,
est
caractéristique d'une « philosophie » ravalée au
rang de
« chien de garde » d'un système.
De là, la reprise, par les « nouveaux philosophes »,
des
thèmes les plus éculés. L'un d'eux écrit : « A
gauche, à droite,
des p a t r i o t e s qui désespèrent, voyant
la détresse de cette nation
qui se suicide, souhaitent de triompher ».
Un autre passe de la « patrie » à « l'Occident » : «
Notre
façon de penser est grecque. » Maurice Clavel est
aussi
ethnocentrique : « Le christianisme, le
judéo-christianisme,
est la seule religion humaine, à la fois
révélée et historique,
la seule histoire absolue. » Le reste du monde, la
spiritualité
hindoue, chinoise, ou islamique, cela n'existe pas !
Un autre, avec la même fatuité, la même ignorance,
et le
même mépris occidental de « l'autre », évoque « une
pensée
sans science, telle la pensée chinoise » !
Diluant sans fin, dans leur dénonciation de la «
barbarie »,
les grands thèmes de Freud, L'AVENIR D'UNE
ILLUSION
et le MALAISE DE LA CIVILISATION, sur l'art
d'imposer
ses fantasmes, le leitmotiv du groupe, c'est le
nihilisme, la
destruction de toute norme, de toute raison :
dénoncer, écrit
l'un, ce monde « qui est image, simulacre et
fumée... La
pensée est une fiction, au même titre que la fiction
romanesque. »
L'histoire est clapotis de mots. La philosophie, un
mauvais
roman. La politique, un cloaque. HAINE DE LA
PENSÉE,
c'est le titre de l'un des ouvrages significatifs du
groupe.
Par une pente naturelle, toute réalité est réduite
au
« discours » : « A la limite, écrit un autre, il n'y
a pas de
monde ; il n'y a que des discours ». Et, en écho : «
Je dis :
le réel n'est rien que discours. »
Voilà qui rend plus aisé de dire n'importe quoi sur
n'importe quoi.
Ce « nihilisme » a une fonction politique précise.
En 1939, en un livre révélateur, l'ancien président
nazi du
Sénat de Dantzig, Herman Brauschning, dans un
réquisitoire
contre Hitler, expliquant la naissance du
national-socialisme,
réfléchissait sur le sens de ce qu'il appelait « la
révolution
du nihilisme ». Il évoquait, dans la préhistoire du
nazisme,
« cette révolution qui détruit sur son chemin toutes
les normes
spirituelles et mène au nihilisme absolu », sur quoi
peuvent
se bâtir toutes les aventures de l'irrationnel et de
ses avatars
despotiques.
A toutes les époques de l'histoire, la sophistique
est le
prélude de la tyrannie.. Avec les « nouveaux
philosophes »
la boucle de la philosophie « occidentale » est
bouclée : partie
des sophistes athéniens elle retourne, à un degré
plus bas, à
la même sophistique de désintégration de tout, des
désespérés.
Le passage de la « table rase » à la « mise au pas
».
Tout l'art consiste, à la manière des sophistes
grecs qui
se vantaient de pouvoir « faire passer pour grand ce
qui est
petit et pour petit ce qui est grand », à faire
passer une
restauration
pour une révolution.
Roger Garaudy.
Suite et fin du chapitre 3 de Biographie du 20ème siècle, Editions Tougui, 1985