17 octobre 2014

La philosophie occidentale au 20e siecle (2) : Heidegger, Sartre, le marxisme des vivants et des morts, Mao , Bloch, Lefebvre, Wallon, Bachelard, le pragmatisme, Blondel, Monod et le néo-positivisme, Levi-Strauss et le structuralisme, BHL et les « nouveaux philosophes »...


Suite de: http://rogergaraudy.blogspot.fr/2014/10/la-philosophie-occidentale-au-20e.html


Dans ce désespoir, l'existence c'est tout ce qui manque
à l'homme. Tout ce qu'il a à être. Heidegger privilégie
le rôle de l'avenir dans le déploiement du temps : nous
nous dépassons sans cesse vers notre avenir ; nous sommes
toujours en avant de nous-mêmes ; l'existence est vécue
surtout comme avenir. Francis Ponge résumera, dans une
formule saisissante : « l'homme, c'est l'avenir de l'homme-»,
l'idée maîtresse de l'ouvrage principal de Heidegger : L'ÊTRE
ET LE TEMPS.
Levinas définit très exactement cette philosophie de la mort
en quoi se résume finalement la conception de Heidegger :
« L'existence est une aventure de sa propre impossibilité »
De quel « outillage » intellectuel dispose, au départ
Heidegger, pour penser cette expérience ?
La pensée de Heidegger est fille de celle de Husserl,
c'est-à-dire de la mise en question de la métaphysique de l'Être,
telle qu'elle a régné en Occident depuis Parmenide et Platon,
et de la mise en question de la légitimité de cette métaphysique
par Kant : la vérité n'est pas concordance de la pensée avec
l'être, mais construction de l'esprit, le problème étant de définir
les règles de la validité de cette construction du réel à partir
du possible.
Mais, objecte Heidegger, dans L'ÊTRE E T L E TEMPS,
Kant ne s'est pas libéré du « point de départ cartésien d'un
sujet qui se rencontre isolément ». Kant se croit donc obligé
de « prouver » la réalité du monde extérieur. C'est, en effet,
depuis Descartes et le faux problème qu'il a posé, un dualisme
insurmontable de l'âme et du corps, de l'idéalisme et du
matérialisme. Dès lors qu'on est enfermé dans le « moi »,

1.        Levinas, EN DECOUVRANT L' EXISTENCE , AVEC HUSSERL ET HEIDEGGER , p. 86.
2.         
il n'est plus possible de sortir de son insularité. Ce fut le
tourment de Husserl, de Heidegger, de Sartre.
Nietzsche, par un renversement brutal de la perspective,
a mené à son terme l'entreprise commencée par Kant.
Heidegger dans son langage, dit de Nietzsche qu'il a tracé un
« sillage » dans l'histoire de l'être, en proclamant que
« l'être de l'étant » (c'est-à-dire la réalité véritable au-delà
de la multiplicité de l'expérience), c'est la « volonté de
puissance ».
L'Être n'est donc pas « donné », il est produit, comme
une force, comme un acte.
Le nihilisme est ainsi surmonté par une affirmation
« poétique », au sens étymologique de création.
L'art et la science, selon Nietzsche, sont deux modes de
production de la vérité.
Il est d'ailleurs significatif que, dans l'histoire de l'art
(surtout de la peinture), depuis le début du X X e siècle, la
relativisation de la « perspective » et le rejet de « l'imitation
de la nature », soient contemporains de la remise en cause,
dans les sciences, en géométrie et en physique notamment,
des conceptions traditionnelles de l'espace euclidien et du
déterminisme mécaniste de Laplace.
Ces développements parallèles des arts et des sciences et
du bouleversement historique des valeurs religieuses et
sociales, s'expriment dans la subversion de la métaphysique
occidentale traditionnelle.
Heidegger éprouve si profondément cette inversion qu'il
prend appui, pour comprendre ce monde, sur la poésie
d'Hôlderlin comme sur l'angoisse de Kierkegaard et l'exaltation
dionysiaque de Nietzsche, ressourcé à la vision des
présocratiques, et notamment d'Heraclite. Heidegger essaye
de penser ce qu'ont vécu Kierkegaard, Holderlin, Nietzsche :
l'expérience de l'absence de Dieu, et de la poésie comme
annonciation du futur.
Cette démarche va à contre-courant de la métaphysique
occidentale classique, pour qui l'Être était « présence ».
« La vraie vie est absente », disait Rimbaud.
Heidegger, dès 1920, méditait sur le thème chrétien de
l'espérance (Saint-Paul : I, Thess. IV, 13). Le temps de la
promesse, le temps de l'espérance, est le lieu de l'être. L'art,
comme jaillissement, comme anticipation du futur, est l'image
la plus proche de cette « existence », qui est projection de
possibles et donation de sens.
C'est ainsi qu'Heidegger cherche, pour la métaphysique
occidentale, un « autre commencement », où l'Être n'est plus
présence mais absence, et dont l'avenir est la dimension majeure.
Cet effort désespéré pour sortir de la métaphysique
occidentale n'aboutit pas.
Vouloir tirer de la pure immanence de l'acte du sujet une
quelconque transcendance, c'est tenter de sauter par dessus
son ombre ! Après les échecs de Husserl et de Heidegger, Sartre
réussira-t-il cette difficile opération ?

Il est significatif que le premier essai philosophique de
Sartre, en 1938, s'intitule précisément : LA TRANSCENDANCE
 DE L'EGO , reprenant le problème là où Husserl et
Heidegger l'ont laissé. Sartre reproche à Husserl de n'avoir
pas poussé jusqu'au bout sa « réduction phénoménologique »
en conservant un « ego transcendantal ». C'est là, dit-il, « une
doctrine refuge, tirant encore une parcelle de l'homme hors
du monde », conduisant à l'idéalisme et même au solipsisme.
Sartre poursuivra l'oeuvre de purification de la conscience
jusqu'à ce qu'elle ne soit plus rien : « La conscience n'a pas
de contenu. » 1
Mais il reconnaît en même temps qu'il n'a pas ainsi résolu
le problème : « J'avais cru autrefois pouvoir échapper au
solipsisme en refusant à Husserl l'existence de son "ego
transcendantal". Mais, en fait, bien que je demeure persuadé
que l'hypothèse d'un sujet transcendantal est inutile et néfaste,
son abandon ne fait pas avancer d'un pas la question de
l'existence d'autrui. » 2
Cette « existence d'autrui » restera une écharde dans la
philosophie de Sartre : le fantôme de « l'être » des choses
est déjà difficile à exorciser, mais l'existence d'autrui constitue
l'obstacle incontournable. Lorsque l'un des héros du théâtre
de Sartre s'écrie, dans HUIS CLOS: « L'Enfer, c'est les
autres », ce cri dépasse la situation dramatique du personnage
; il résume le drame de la philosophie de Sartre, depuis
L'ÊTRE ET LE NÉANT jusqu'à la CRITIQUE DE LA
RAISON DIALECTIQUE : Sartre n'a jamais pu écrire la
« Morale » qu'il annonçait aux dernières pages de L'ÊTRE
ET LE NÉANT, et il n'a jamais pu écrire le deuxième volume
de la CRITIQUE DE LA RAISON DIALECTIQUE, qu'il se
proposait de consacrer aux fondements de l'histoire, non par
une défaillance de son immense talent, mais pour des raisons
tenant au principe même de sa doctrine : ni une « morale »,
ni une « histoire » ne peuvent se construire à partir de projets
insulaires faits par des libertés dont chacune « se fige » sous
le « regard » de l'autre.
Cette impuissance à rejoindre l'autre, dans l'amour comme
1. L'ÊTRE E T L E NÉANT (p. 17).
2. Ibidem, p. 290-291.
dans l'action militante, est la tragédie « existentielle » de
Sartre. Elle n'est que l'aboutissement inexorable de toute sa
philosophie.
Lors d'un débat sur la morale que j'eus, avec Sartre, à
l'Institut Gramsci de Rome, sous la présidence de Palmiro
Togliatti, alors Secrétaire Général du Parti communiste italien,
Togliatti eut raison, au terme de cette controverse fraternelle
entre Sartre et moi, de conclure qu'il éprouvait un sentiment
d'inachèvement et de frustration. Avec le recul, je vois
clairement d'où venait ce malaise. Le point de départ était
solide, car nous posions tous les deux le même problème.
Insatisfaits l'un et l'autre du « système » hégélien, nous nous
fixions le même objectif : réconcilier Marx et Kierkegaard.
Mais, dans la discussion, les critiques de Sartre contre moi
étaient, pour l'essentiel, justifiées, car, à cette époque, je n'avais
pas situé clairement le point d'insertion de la transcendance
dans la pensée de Marx, et je n'avais pas encore dégagé
(comme je le fis, des années plus tard, dans mon MARXISME
DU XXème  SIÈCLE), la dialectique selon laquelle toute vérité
est à la fois relative sur le plan théorique (toute théorie étant
appelée à disparaître pour s'intégrer à une théorie plus
totalisante) et absolue du point de vue pratique, c'est-à-dire
par les pouvoirs qu'elle nous donne sur la nature.
Réciproquement, mes critiques à l'égard de Sartre étaient
justifiées car son individualisme congénital, son « solipsisme
initial », comme il disait lui-même, l'empêchait, en butant
toujours sur l'impossibilité de fonder ainsi l'existence d'autrui,
de fonder une morale.
Ce n'était donc pas un vrai « dialogue », car chacun de
nous avait raison contre l'autre dans ses critiques, dans sa
partie destructive, mais nous étions incapables de nous élever
à un point de vue qui, dépassant vraiment nos positions
respectives, les auraient intégrées, comme des approches
partielles, dans une authentique synthèse.
Nous en avions conscience, à la fois avec irritation et avec
attirance. Ce qui rendit nos relations parfois cordiales, parfois
orageuses. Après Budapest, il écrivait qu'il ne me serrerait
jamais plus la main, et nous nous retrouvions côte à côte à
Helsinki, en recherche commune féconde sur le mouvement
de la paix, ou à la Mutualité aux côtés du peuple algérien
en lutte pour sa liberté.
Il y eut même, au moins une fois, une véritable tentative
« expérimentale » de résoudre notre problème sur Marx et
Kierkegaard :
Nous avions formé le projet de vérifier la fécondité de nos
approches, peut être leurs convergences et leur complémentarité,
sur un cas concret : la compréhension de Flaubert.
Il m'écrivait, dans sa lettre du 13 janvier 1956, qui définit
bien son rapport au marxisme : « Je serais très heureux de
discuter avec vous sur les moyens de saisir ce que j'appelle
l'homme total, c'est-à-dire l'homme envisagé à la fois dans
ses conditionnements sociaux et dans la reprise qu'il en fait
dans et par ses actes... » Après avoir évoqué ses essais sur
Baudelaire, Saint-Genêt, et Henri Martin, il ajoutait : « Je
suis convaincu qu'il faut aller plus loin encore. C'est pourquoi
j'imagine qu'une rencontre vraiment fructueuse devrait se faire
à l'occasion d'un débat concret. Nous avancerions plus vite
si nous essayions en commun et en nous aidant les uns les
autres de mettre au jour tous les conditionnements et toutes
les significations qui peuvent aider à comprendre telle ou telle
personnalité historique. Nous pourrions alors, au cours de
cette entreprise, faite en collaboration, marquer et découvrir
l'une après l'autre nos divergences, qui pourraient ensuite faire
l'objet d'une discussion plus serrée.
respectives, les auraient intégrées, comme des approches
partielles, dans une authentique synthèse.
Nous en avions conscience, à la fois avec irritation et avec
attirance. Ce qui rendit nos relations parfois cordiales, parfois
orageuses. Après Budapest, il écrivait qu'il ne me serrerait
jamais plus la main, et nous nous retrouvions côte à côte à
Helsinki, en recherche commune féconde sur le mouvement
de la paix, ou à la Mutualité aux côtés du peuple algérien
en lutte pour sa liberté.
Il y eut même, au moins une fois, une véritable tentative
« expérimentale » de résoudre notre problème sur Marx et
Kierkegaard :
Nous avions formé le projet de vérifier la fécondité de nos
approches, peut être leurs convergences et leur complémentarité,
sur un cas concret : la compréhension de Flaubert.
Il m'écrivait, dans sa lettre du 13 janvier 1956, qui définit
bien son rapport au marxisme : « Je serais très heureux de
discuter avec vous sur les moyens de saisir ce que j'appelle
l'homme total, c'est-à-dire l'homme envisagé à la fois dans
ses conditionnements sociaux et dans la reprise qu'il en fait
dans et par ses actes... » Après avoir évoqué ses essais sur
Baudelaire, Saint-Genêt, et Henri Martin, il ajoutait : « Je
suis convaincu qu'il faut aller plus loin encore. C'est pourquoi
j'imagine qu'une rencontre vraiment fructueuse devrait se faire
à l'occasion d'un débat concret. Nous avancerions plus vite
si nous essayions en commun et en nous aidant les uns les
autres de mettre au jour tous les conditionnements et toutes
les significations qui peuvent aider à comprendre telle ou telle
personnalité historique. Nous pourrions alors, au cours de
cette entreprise, faite en collaboration, marquer et découvrir
l'une après l'autre nos divergences, qui pourraient ensuite faire
l'objet d'une discussion plus serrée.
Je serais heureux de savoir si ce programme vous paraît
valable. Nous pourrions alors choisir quelque personnalité
connue du xixe siècle et nous mettre au travail... Par le fait
même de la recherche, nous définirions nos méthodes et nous
verrions dans quelle mesure elles peuvent être complémentaires.
Je reconnais la difficulté : peut-on les dire complémentaires
si elles s'inspirent de principes différents ? Mais
justement cette difficulté apparaîtra bien plus nettement si nous
constatons d'abord leur solidarité de fait, et nous serons mieux
à même de les résoudre.
... Si nous arrivons à nous mettre d'accord sur le « procès
verbal » (comme on dit dans les réunions internationales),
je serais enchanté de me rendre à votre invitation et convaincu
que nous ferons du travail fructueux. »
Quelques mois plus tard nous échangions nos manuscrits
sur Flaubert (il publiera le sien bien des années plus
tard)
Ce volumineux essai sur Flaubert, dernière application par
Sartre de sa « psychanalyse existentielle », en révèle les

1. L'entrée de l'armée soviétique en Hongrie, à l'automne 1956, interrompit
brutalement cette collaboration. Je ne suis pas sûr, aujourd'hui encore, que
l'analyse de Sartre sur la signification réelle du drame de Budapest ait été
complète et concrète, mais ce dont je suis sûr, c'est que la nôtre était fausse,
et inadmissibles les injures à l'égard de Sartre en cette occasion.
Entre temps, j'avais polémiqué avec Sartre, dans la « Nouvelle Critique »,
revue dirigée par Jean Kanapa, et qui était le sanctuaire du sectarisme culturel,
en mai 1956 (n° 75), en soulignant nos propres erreurs : « Les communistes,
plus que quiconque, sentent leurs propres faiblesses et leurs insuffisances. Les
intellectuels communistes accorderont volontiers à Jean-Paul Sartre que leur
travail créateur n'est pas toujours au niveau de ce que la classe ouvrière est
en droit d'attendre d'eux, et qu'il n'est pas non plus toujours au niveau des
possibilités que le marxisme leur offre. »
Eh oui ! puis-je ainsi rappeler à mes critiques les plus hargneux, que
s'exprimait de cette façon, en 1956, dans la plus « stalinienne » des revues
du Parti, le « stalinien » que j'étais.

limites. En dehors même du privilège attribué à la famille
d'être la médiatrice de tous les rapports sociaux (héritage
de la psychanalyse de Freud), la caractéristique dominante
de l'existentialisme, pour lequel le « choix du
sens » demeure affaire purement individuelle, ramène Sartre
au point de départ de son oeuvre : LA NAUSÉE, son premier
roman.


Au commencement étaient Husserl et Heidegger. Il a
traduit leur vision du monde dans son premier roman : LA
NAUSÉE, en 1938. Le thème central du roman - (véritable
manifeste philosophique) - c'est que le monde ne signifie plus
rien dès que je n'ai plus de but. Le héros, Roquentin, met
un jour en cause ses raisons de vivre. Il prend conscience que
sa vie n'a pas de sens : il a l'impression d'être une chose
parmi les choses, recevant des unes les impulsions qu'il
transmet à d'autres : puisqu'il n'a plus de but, les choses ne
sont plus pour lui des moyens pour atteindre un but, elles
ne sont pas des points d'appui pour ses entreprises, des
ustensiles ou des obstacles. Elles n'ont plus de sens. Elles sont
là, comme lui, sans raison. Absurdes : « Les mots s'étaient
évanouis et, avec eux, la signification des choses, leur mode
d'emploi. » 1
La « nausée » est cette conscience d'exister à la manière
des choses, dès qu'on cesse, en leur donnant, par nos projets,
un sens, de prendre du recul par rapport à elles, de les
transcender.
1 L A NAUSÉE, p. 24.
 « Je comprenais, dit Roquentin, que j'avais trouvé la clé
de l'existence, la clé de mes nausées, de ma propre vie. De
fait, tout ce que j'ai pu savoir ensuite se ramène à cette
absurdité fondamentale. » 1
Sartre écrit cela à un moment où l'histoire semble devenue
folie : celui de la « crise » qui, depuis dix ans, ronge le monde
occidental, celui de l'ascension d'Hitler à qui l'Europe livre, à
Munich, toutes les proies qu'il désire. Il est certain que dans un
monde et une histoire aussi déments, aussi privés de signification,
où l'on pouvait aisément prévoir les dérives de l'Apocalypse,
la « nausée » était la réaction de tout esprit lucide.
Sartre lui-même écrira plus tard, dans l'un des romans de ses
CHEMINS DE LA LIBERTÉ : « On s'apercevait qu'on était
solidaire d'un gigantesque et invisible polypier. La guerre :
chacun est libre, et pourtant les jeux sont faits. Elle est là, elle
est partout, c'est la totalité de toutes mes pensées, de toutes les
paroles d'Hitler, de tous les actes des autres ; mais personne n'est
là pour faire le total. Elle n'existe que pour Dieu. Mais Dieu
n'existe pas. Et pourtant la guerre existe. » 2
Ces réactions historiques devant un monde qui se
décompose, Sartre les transpose en réaction métaphysique
devant la vie en général.
De son premier livre : L'IMAGINATION, en 1938, à son
dernier, sur Flaubert, en 1972, un thème majeur traverse la
pensée de Sartre : celui du « projet », qui deviendra, lorsqu'il
introduira, à partir de Freud, la « psychanalyse existentielle »,
le « projet fondamental ».
1. LA NAUSÉE, p. 164.
2. LE SURSIS , p. 257.
 « La pensée moderne, écrit Sartre, a réalisé un progrès
considérable en réduisant l'existant à la série des apparitions
qui le manifestent... l'apparence renvoie à la série totale des
apparences et non à un réel caché... Cette opposition nouvelle :
le fini et l'infini, ou mieux : l'infini dans le fini, remplace le
dualisme de l'être et du paraître. » 1
Ici est le centre de l'argumentation de Sartre, ce qu'il
appelle sa « preuve ontologique », différente de celle de
Descartes et des théologiens qui, partant de l'existence
irrécusable de l'homme, être limité, s'efforcent d'établir
l'existence d'un être infini.
Pour Sartre, il s'agit bien de rencontrer une réalité
transcendante, mais ce n'est pas Dieu. C'est le monde.
Or l'existence du monde va de soi à partir du moment où
Sartre, ayant conduit la « réduction phénoménologique » à
son terme, a vidé la conscience de tout contenu propre : elle
ne peut plus exister que « portée sur un être qui n'est pas
elle... la conscience est conscience de quelque chose : cela
signifie que la transcendance est structure constitutive de la
conscience ». 2 En d'autres termes, la conscience implique
l'être, puisqu'elle est un non-être dont l'existence ne se définit
que par ce qui lui manque : l'être. Car le propre de la
conscience c'est d'avoir « à être ce qu'elle est ». 3 Elle est
projet. Avenir. A l'inverse de l'être, dont Sartre dit expressément
: « les passages, les devenirs, tout ce qui permet de
dire que l'être n'est pas encore ce qu'il sera, et qu'il est déjà
ce qu'il n'est pas, tout cela lui est refusé par principe ». (p. 33).
L'être échappe donc au temps puisqu'en lui il ne se passe rien.
1. L'ÊTRE E T L E NÉANT, p. 11 et 13.
2. Ibidem p. 28.
3. Ibidem p. 33.
Il n'est habité d'aucune négativité, et donc d'aucun projet qui
lui donnerait un sens propre.
Cet « en-soi », n'a pas besoin de moi (ou plutôt, comme
dit Sartre : d'un « pour soi ») pour exister, alors que la
réciproque n'est pas vraie.
Nous voilà désormais perplexe : Comment cet Être inerte
et muet peut-il être « hanté par le néant », habité par lui ?
Comment le néant peut-il être une « composante du réel »
(p. 40), sans revenir à la conception de Hegel, de la
complémentarité de l'être et du néant dans le devenir?
Tout se passe comme si... tout se passe comme si Sartre,
d'un bout à l'autre de son essai d'argumentation, était dominé
par le souci, inconscient peut-être, mais caractéristique en effet
d'une époque apparemment « insensée », que le monde,
l'homme, et leur histoire n'ont pas de sens.
Son oeuvre ne serait-elle pas la transmutation d'une
expérience historiquement vécue du chaos, en métaphysique
de l'absurde ?
Sartre, à la suite de Kierkegaard, reprochant, à juste titre,
à Hegel (et aux marxistes) d'être passés trop vite sur le moment
de la subjectivité, exprimant la révolte de l'individu contre
la tyrannie du système, en arrive à vouloir stopper la
dialectique au niveau de l'angoisse de Kierkegaard, ou de la
« conscience malheureuse » de Hegel ; il en arrive, à partir
de la juste préoccupation de respecter ce moment de la
subjectivité, à priver l'homme de sa dimension historique et
sociale, à lui refuser, par principe, la possibilité de la victoire :
« La réalité humaine est souffrante dans son être, parce qu'elle
surgit à l'être comme perpétuellement hantée par une totalité
qu'elle est sans l'être, puisque justement elle ne pourrait
atteindre l'en-soi sans se perdre comme pour-soi. Elle est donc,
par nature, conscience malheureuse, sans dépassement possible
de l'état de malheur. » (p. 134). Curieusement, par cette
philosophie de la liberté, voici notre destin scellé : nous
sommes voués au malheur.
Que Sartre ait cette vision de la vie est parfaitement
respectable. Encore faudrait-il qu'il en reconnaisse le caractère
de postulat, au lieu de se livrer à sa virtuosité dialectique pour
tenter de nous faire croire à son fondement ontologique,
théologique, lorsqu'il conçoit l'homme dans L'ÊTRE ET LE
NÉANT comme un Dieu manqué : « L'homme est l'être qui
projette d'être Dieu » (p. 693). Mais « l'idée de Dieu est
contradictoire, et nous nous perdons en vain ; l'homme est
une passion inutile ». (p. 708).
Ces funérailles de l'espérance ne se déploient nulle part
avec plus de pompe que lorsque Sartre aborde les problèmes
concrets, ceux de l'histoire en train de se faire.
Il faut rendre à Sartre cette justice que, par honnêteté du
coeur, il s'est rangé, dans les grandes crises, du côté du
persécuté contre le persécuteur, par exemple dans la Résistance
et lors de la guerre d'Algérie.
Mais ce sont toujours là réactions subjectives, morales, qui
ne se fondent point sur une analyse de la réalité historique.
Lorsque, par exemple, dans ses CHEMINS DE LA
LIBERTÉ, l'un de ses héros abat, avec une sorte d'enivrement,
des soldats allemands, il ne cherche pas l'efficacité, mais
l'exaltation. De même, lorsque Sartre affirme que l'homme n'a
jamais été plus libre, en France, que sous l'occupation
allemande, parce qu'à chaque instant il fallait dire « non »,
c'est une définition métaphysique et très pauvre de la liberté,
qui n'est pas simple négation mais pouvoir de création sans
entrave. Lorsque, pendant la guerre d'Algérie, Sartre se
déclare prêt à « porter les valises du F.L.N. », il s'agit pour
lui, avec juste raison, de se désolidariser de l'abjection
colonialiste, mais, là encore, il n'a pas pour objectif central
d'entraîner la masse du peuple français à refuser cette guerre,
à quoi ce mot d'ordre ne pouvait contribuer.
Sartre reconnaît expressément ce caractère métaphysique
de sa liberté : « Le succès n'importe aucunement à la liberté...
Le concept empirique et populaire de "liberté"... équivaut à
la "faculté d'obtenir les fins choisies". Le concept technique
et philosophique de liberté, le seul que nous considérions ici,
signifie seulement autonomie du choix ». (p. 563).
Là est le drame : lorsque le « concept technique et
philosophique » est à ce point coupé de la vie qu'il n'engrène
plus sur elle, qu'il ne nous aide plus à résoudre les problèmes
concrets de nos rapports avec la nature, avec la société, avec
Dieu.
Comme dans la philosophie des professeurs, celle qui n'a
pas pour objet de former des hommes, acteurs de l'histoire,
mais de former des professeurs qui formeront d'autres
professeurs, toute réalité s'évapore en concepts : le rapport
fondamental de l'homme à l'homme est celui du « regard » ;
l'histoire réelle n'est plus que temporalité abstraite, le social
n'est fait que d'« intersubjectivités », la liberté se réduit à
la négation.
A ce degré d'abstraction, comme il apparaît dans la
CRITIQUE DE LA RAISON DIALECTIQUE de Sartre, les
mêmes concepts sont à l'oeuvre pour décrire une file d'attente
à l'autobus ou une classe sociale, une révolution ou une
contre-révolution.
Lorsque Sartre publia sa CRITIQUE DE LA RAISON
DIALECTIQUE, je lui proposai un grand débat public, à la
Mutualité, sur le thème : « Y a-t-il une dialectique de la
nature ? »
Il accepta.
Au cours des entretiens préliminaires, il choisit lui-même ce
qui devait être le point central du débat. Il définissait ainsi, dans
la lettre qu'il m'adressait le 24 novembre 1961, « la question que
je vous propose de discuter, à notre prochaine réunion préparatoire
(avec Hippolyte et Vigier). J'ai résumé et précisé
différents moments de notre précédente conversation. L'ensemble
des questions porte, vous le verrez, sur la validité du savoir
et non sur le contenu de ce savoir. Je ne prétends pas, en d'autres
termes, que la microphysique soit en elle-même fondée ou non
sur l'appréhension dialectique ou mécanique. Ma question (celle
qui résume toutes mes interrogations de détail) serait plutôt :
étant donné que la physique subquantique s'éloigne décidément
de la mécanique classique, quelles preuves et quels critères
rigoureux avons-nous que l'être qu'elle découvre et les méthodes
qu'elle emploie soient dialectiques ? ».
Le débat eut lieu le 7 décembre 1961.
L'affluence des auditeurs, surtout des étudiants, dépassa
toutes les prévisions : 6 000 participants à cette soirée où l'on
dut sonoriser toutes les salles de la Mutualité et même la rue.
Le texte intégral des interventions fut publié chez Plon, et
très vite épuisé.  Sartre était assisté de Jean Hippolyte, et
moi-même du physicien Jean-Pierre Vigier. A la différence du
débat de Rome sur la morale, nul ne pouvait - ici - nous
renvoyer dos à dos. Les « paris » étaient pourtant passionnels,
et, avant le débat, au Quartier Latin, l'on donnait Sartre
vainqueur et nous vaincus à cinq contre un. Pourtant ces
« pronostics » furent vite inversés, car la thèse de Sartre
s'avéra intenable : il avait, d'entrée de jeu, défini la dialectique

1. MARXISME ET EXISTENTIALISM E , CONTROVERSE SUR LA
DIALECTIQUE . Jean-Paul Sartre, Roger Garaudy, Jean Hyppolite, Jean-
Pierre Vigier, Jean Orcel. (Pion 1962).
comme « le mode d'intelligibilité propre à des totalités
organiques », et posé le postulat selon lequel seuls les projets
humains sont « totalisants ». Nous n'eûmes pas de peine à
opposer à Sartre, qu'en dehors des projets humains, les êtres
biologiques constituent aussi des totalités organiques. Ce que
Sartre ne put nier. Vigier prit avantage de ce premier recul
pour montrer, à partir des structures atomiques et infraatomiques,
la présence de totalités organiques au niveau de
la physique. Le front défendu par Sartre s'effondrait sur toute
la ligne : « Je me sens, dit-il, plus près de Garaudy que de
Vigier. » Cette approbation me laissa rêveur. Comme
d'ailleurs notre « victoire ». Car, en fin de compte, nous
avions effectivement démantelé l'argumentation de Sartre,
dont l'idéalisme demeurait manifestement très subjectif, mais
nous avions trop facilement triomphé en opposant la
connaissance comme reflet à la connaissance comme projet.
La séduisante « théorie des niveaux » de Vigier, tout comme
ma théorie de la connaissance, étaient entachées encore d'un
certain positivisme bien que, l'un et l'autre, nous nous en
défendions.
L'évolution de Sartre, d'un Kierkegaard dont il partageait
l'angoisse en récusant sa foi, à un Marx dont il reconnaissait
l'analyse des aliénations en ignorant la méthodologie de
l'initiative historique qu'elle engendre, fut pourtant dominée
par l'attraction croissante de la classe ouvrière qui, dit-il,
l'appelle comme la lune soulève l'océan en ses marées.
« Il n'est pas douteux, écrit-il dans sa CRITIQUE DE LA
RAISON DIALECTIQUE (1960) que le marxisme apparaisse
aujourd'hui comme la seule anthropologie possible qui doive
être à la fois historique et structurelle. C'est la seule, en même
temps, qui prenne l'homme dans sa totalité, c'est-à-dire à partir
de la matérialité de sa condition. »
En 1959, à une étape déjà fort avancée du programme
admirable qu'il s'était initialement fixé : réconcilier Marx et
Kierkegaard, il m'écrivait : « Le marxisme, comme cadre
formel de toute pensée philosophique d'aujourd'hui, est
indépassable.» 1 Mais il ajoutait, non sans raison, que le
marxisme actuel, pollué par le positivisme, avait gravement
sous-estimé le moment de la subjectivité, en transformant le
marxisme en une philosophie de l'histoire et une philosophie
de la nature.2



3. Le marxisme des vivants et des morts
La philosophie de Marx a connu un étrange destin : l'ouvrage
fondamental dans lequel Marx a exposé sa philosophie : ses
MANUSCRITS D'ÉCONOMIE POLITIQUE ET DE PHILOSOPHIE,
écrits en 1844, n'ont été publiés, pour la première
fois, que près d'un siècle plus tard, en 1932, près de cinquante
ans après la mort de Marx, dans leur version allemande
originale. Elle ne fut traduite en français, amputée de son
chapitre majeur sur « le travail aliéné », qu'en 1937, en russe
qu'en 1955, après la mort de Staline ; la première édition
anglaise est de 1959, américaine de 1961.
Avant 1932, en dehors de quelques fragments philosophiques
épars dans « L'IDÉOLOGIE ALLEMANDE», la
« SAINTE FAMILLE », et quelques opuscules, la philosophie
marxiste ou bien est ignorée, ou bien déduite de l'oeuvre
économique de Marx grossièrement vulgarisée.

1. Lettre publiée dans : Roger Garaudy : PERSPECTIVE S DE L ' HOMM E .
P.U.F. p. 112.
2. Voir : Roger Garaudy : QUESTIONS A JEAN - PAUL SARTRE.
Collection Clarté. 1960.

Ce poids de l'économie politique est tel que des théoriciens
hâtifs en concluent que le marxisme est, selon l'expression du
propre gendre de Marx, Paul Lafargue, un « déterminisme
économique ». Ce genre d'interprétation amenait Marx
lui-même à dire : « Si c'est cela le marxisme, moi, Marx, je
ne suis pas marxiste. »
En chaque pays, les « marxistes » substituaient à la
philosophie réelle de Marx (inconnue en son fond jusqu'en
1932) une philosophie de leur tradition.
En Russie, Plekhanov, de ses ESSAIS SUR L'HISTOIRE
DU MATÉRIALISME (1892-1896) et son ESSAI SUR LE
DÉVELOPPEMENT MARXISTE DE L'HISTOIRE (1895)
à son livre sur LE MATÉRIALISME MILITANT (1914),
infléchit la philosophie de Tchernychevski, disciple russe de
Feuerbach, dans le sens d'un matérialisme de type français
du xvme siècle, celui de d'Holbach, et Lénine, très
influencé par sa pensée, mène avec lui, dans MATÉRIALISME
ET EMPIRIOCRITICISME, (1909) la lutte contre
une théorie de la science à mi-chemin entre le positivisme et
l'empirisme logique. Lénine combat avec force cette tendance
qui conduira, nous le verrons, aux dernières déchéances de
la philosophie occidentale, mais il le fait à l'intérieur de la
tradition cartésienne qui opposait stérilement matérialisme et
idéalisme. Il associe matérialisme et révolution (ce qui est
historiquement faux, aussi bien pour l'Angleterre où le
matérialisme de Hobbes est lié au plus féroce conservatisme,
que pour la Révolution française où, comme le disait
Saint-Just, « l'athéisme est aristocratique » ; la tradition du
matérialisme français du18ème  siècle était le fond de l'idéologie
girondine contre le théisme volontariste des Jacobins). Cette
erreur de perspective historique a conduit Lénine, dans cet
ouvrage, à développer la théorie néfaste de la connaissance
comme « reflet », caractéristique du matérialisme mécaniste,
et qui ouvrira la voie à une pollution de la philosophie marxiste
par le positivisme.
Il est pourtant remarquable que Lénine, qui ignorait les
MANUSCRITS DE 1844 non encore publiés de son temps,
dans sa lutte contre le plat évolutionnisme qui inspirait
l'opportunisme de Bernstein, a sauvegardé, dans l'esprit de
sa conception volontariste de la révolution (qui n'est pas portée
seulement par les « conditions objectives » : « L'on devient
aisément opportuniste à force d'objectivité », répondait-il au
marxisme doctrinaire de Kautsky) trois thèmes majeurs du
marxisme de Marx :
1°) Le « moment actif » de la connaissance, et le moment
« subjectif » de l'action révolutionnaire, à la manière de Marx,
saluant chez les Communards, « l'initiative historique »,
même pour affronter des « conditions objectives » qui
n'étaient pas porteuses de leur révolution.
2°) La fonction de l'utopie, c'est-à-dire de l'anticipation
historique créatrice. Même dans l'ouvrage qui donne la
définition la plus autoritaire, et même « militaire », du
« Parti » dans la clandestinité : QUE FAIRE ?, le dernier
mot demeure : « Il faut rêver ! »
3°) Le rôle fondamental de Hegel et de la dialectique,
comme ferment de négativité révolutionnaire, dans ses
CAHIERS PHILOSOPHIQUES (1916).
Ce dernier point est particulièrement important pour le
développement ultérieur du marxisme. Il est, par exemple,
significatif, que dans les pays où existait une tradition
hégélienne, comme en Italie, avec Benedetto Croce, Gentile,
Costamagnana, et, au-delà, les pionniers d'une philosophie de
 « l'acte », comme Giambattista Vico, une philosophie
marxiste vivante s'est très tôt développée, d'abord avec
Labriola, interprétant le matérialisme historique, comme une
conception « organique » de l'histoire, où l'idée de
« totalité » a un caractère opératoire.
Ce n'est point par hasard que l'Italie a donné, sur le plan
politique, le plus grand théoricien européen : Antonio
Gramsci, qui apporta trois contributions majeures à la pensée
et à la pratique marxistes.
1°) - Les « Conseils ouvriers », montrant que, pour un
marxiste, la « dictature du prolétariat » n'est pas une
dictature du Parti. Ceci dans l'esprit même de Marx saluant
en la Commune de Paris « le modèle enfin trouvé » du
pouvoir prolétarien. Or, la Commune de Paris, dont les
dirigeants étaient en majorité proudhoniens, n'a pas visé un
système centralisé mais une démocratie directe (sans domination
d'un parti, ni d'un État), un socialisme auto-gestionnaire
(remettant aux travailleurs eux-mêmes les entreprises abandonnées
par les Versaillais : socialisation, et non nationalisation
centraliste), et une conception Fédéraliste de l'État (sans
domination parisienne centralisée) ; cette dernière initiative des
« fédérés », d'ailleurs, en raison de l'isolement militaire de
Paris, et de sa défaite, ne put même pas connaître un
commencement de réalisation.
2°) - Le concept d'« hégémonie », mettant l'accent sur le
rôle déterminant de la révolution culturelle, et de la force
première de l'hégémonie culturelle d'une classe, sans laquelle
la violence serait impuissante face à une « opinion publique »
hostile ou indifférente.
3°) - La notion de « bloc historique », restaurant la
conception de Marx sur des rapports non-mécaniques entre
la base économique et les superstructures d'une société. Il
libérait ainsi la définition de la « classe ouvrière » de tout
« ouvriérisme », en montrant que la définition des couches
sociales historiquement dominantes ne pouvait être figée
dogmatiquement, mais devait faire l'objet d'une permanente
analyse critique, afin de redéterminer concrètement les
frontières de la « classe », et le choix des alliances prioritaires.


L'autre géant de la pensée marxiste fut Mao-Tse-Toung.
Sa philosophie, qui, d'ailleurs, demeure souvent implicite,
mais qu'il est aisé de dégager car elle sous-tend tous ses choix
politiques, est née de son expérience vécue de la tentative
d'application du marxisme dans un pays non-occidental.
Lénine, déjà, avait dû inverser les schémas politiques de
Marx : pour Marx, le socialisme c'était le dépassement des
contradictions d'un capitalisme parvenu à sa pleine maturité.
Or en Russie, en 1917, il n'en était pas ainsi : la paysannerie
constituait l'immense majorité de la population, alors que la
classe ouvrière représentait 3 % seulement de la population
active. Du point de vue culturel ce pays était aux deux tiers
analphabète, et il n'avait jamais connu de démocratie
bourgeoise.
Du point de vue de l'orthodoxie dogmatique du marxisme,
les « conditions objectives » d'une révolution socialiste
n'étaient donc pas réunies. C'était le point de vue doctrinaire
de Kautsky.
La révolution, pour Marx, qui la concevait à l'image de
la dernière Révolution occidentale, la Révolution française,
consistait à mettre en harmonie les structures politiques avec
l'état réel de l'économie (dont les formes les plus avancées
étaient, en 1789, aux mains de la bourgeoisie.)
Lénine a inversé ce double schéma : au lieu de se contenter
de « mettre en harmonie » les structures politiques avec l'état
réel de l'économie et des classes sociales, il estime qu'il faut,
au contraire, profiter de la conjoncture (l'effondrement de
l'État tsariste dans la guerre contre l'Allemagne, et la révolte
des soldats-paysans), pour s'emparer d'abord du pouvoir
politique et pour créer ensuite, grâce à ce pouvoir, les
conditions économiques du socialisme.
Mao-Tse-Toung opéra une nouvelle inversion de ce type.
Comme autrefois Lénine se heurtant au doctrinarisme de
Kautsky, Mao se heurta au doctrinarisme de Staline et de la
Troisième Internationale. Au nom d'une interprétation dogmatique
du « rôle dirigeant de la classe ouvrière » (devenant,
du fait que la classe ouvrière était très minoritaire dans le pays,
une « dictature du parti »), ils estimaient que l'assaut devait
être donné là où la classe ouvrière était la plus forte : dans
les grands ports de la Mer de Chine. C'était oublier que là
étaient concentrées les forces du capitalisme chinois naissant
et des impérialismes étrangers. Ainsi furent envoyées au
massacre les forces de l'élite de la classe ouvrière chinoise,
à Shanghai et à Canton.
Mao-Tse-Toung, tirant les leçons de cet échec du dogme,
inversa le schéma, et conçut le projet de commencer au
contraire par la paysannerie et d'« encercler les villes par les
campagnes ». Cette stratégie le conduisit à la victoire.
Il en était sur le plan philosophique comme sur le plan
politique : les schémas conçus pour résoudre les problèmes
européens ne pouvaient s'appliquer littéralement, dogmatiquement,
à d'autres continents, différents par leurs structures
sociales, politiques et culturelles.
Les origines de la pensée de Marx étaient exclusivement
occidentales. Lénine en a magistralement résumé les sources :
la philosophie allemande, l'économie politique anglaise, le
socialisme français.
Mao-Tse-Toung a su enraciner ce qui était vivant et
universel dans la méthodologie de l'initiative historique de
Marx, dans un autre terreau culturel. C'est ce qu'il appelait
la « sinisation » du marxisme.
En philosophie, sans sous-estimer l'apport de Hegel, il
enrichit et universalise la dialectique à partir de la dialectique
taoïste du Yin et du Yang, dans laquelle la contradiction ne
se résoud pas en une harmonieuse synthèse, mais au contraire
engendre de nouvelles contradictions, de nouveaux ferments
du devenir. La conséquence première, en politique, est qu'une
révolution n'est jamais réalisée une fois pour toutes. L'on ne
peut s'installer en elle sans la transformer en son contraire.
En économie politique, à la différence d'Adam Smith, de
Ricardo, et de toute leur postérité occidentale, Mao ne pense
pas que l'économie puisse se réduire à une « science » faisant
abstraction de l'éthique. L'économie politique classique, dite
« scientifique », repose sur une philosophie et des postulats
cachés, sur une conception de l'homme : ce qu'elle appelle
l'« homo oeconomicus » réduit l'homme à ses seules
dimensions de producteur et de consommateur, mû par le seul
intérêt et ses calculs. Ce n'est rien d'autre que l'homme
occidental, tel que le modèle le capitalisme, depuis la
Renaissance, avec son individualisme et son appétit conquérant.
L'économie politique à la fois reflète cette réalité
historique et tend à la perpétuer. Le socialisme dit « scientifique
», dans les interprétations positivistes et dogmatiques des
épigones occidentaux, tout en combattant cette économie
bourgeoise, n'en a pas dégagé les postulats et même, par sa
prétention « scientifique », les partage en grande partie,
notamment en ne voyant pas qu'il n'y a pas de « science de
l'homme », mais seulement de l'homme aliéné.
Mao a combattu ces tendances « économistes », en
s'appuyant sur la tradition du volontarisme confucéen, non
pour revenir au conservatisme foncier de Confucius, mais pour
rappeler que l'économie, pas plus que la politique, ne peuvent
se réduire à des « sciences » traitant l'homme comme un
« objet », à la manière des sciences de la nature travaillant
sur des choses, mais comportent nécessairement une dimension
éthique.
Enfin le socialisme vers lequel Mao veut tendre, ne porte
plus le stigmate européen du productivisme, caractéristique
du socialisme français du xixe siècle, notamment de Saint-
Simon. Les jacqueries paysannes, qui jalonnent l'histoire de
la Chine, ne sont pas des explosions d'individualisme ou
des ruées faustiennes vers une expansion technique et
économique aveugles, sans finalités humaines, mais des levées
communautaires dont la revendication première est de vivre
d'une vie proprement humaine contre la tyrannie des
propriétaires fonciers, des mandarins, et des « seigneurs de
la guerre ».
Politiquement, cela apparaît dans la lutte contre l'esprit
de la société occidentale de croissance. La révolution
culturelle, quels qu'aient pu être ses débordements et ses
perversions, a constitué la première révolte contre un modèle
de croissance occidental qui détruit l'homme. Mao-Tse-Toung
prévoyait vingt ans de rupture partielle avec le marché mondial
afin que la Chine puise en elle ses propres forces et préserve
son identité et ses valeurs, avant de rejoindre ce marché, sans
courir le risque de s'intégrer au modèle de croissance et au
modèle de culture qui en est le moteur.
En dehors de Mariategui au Pérou, qui tenta, lui aussi,
mais sans pouvoir de réalisation, d'enraciner le marxisme dans
l'histoire et la société amérindiennes, les « marxismes
officiels » ceux des dirigeants soviétiques, des pays qui leur
sont liés, et des partis communistes qui les suivent et les
imitent, ont rompu avec la pensée critique de Marx, son
antidogmatisme, son sens de l'humain, son ouverture, son
aptitude au renouvellement et à l'universalité, pour se figer
en un « intégrisme » qui, comme tous les intégrismes, confond
la doctrine avec la forme politique et culturelle dans laquelle
elle s'est incarnée à tel ou tel moment de son histoire.
Sans aborder ici les conditions économiques et politiques
qui ont conduit à cette fossilisation et à cette perversion du
marxisme, nous soulignerons seulement le contre-sens théorique
fondamental - dont découlent tous les autres - qui a
dénaturé le marxisme « officiel ».
Ce qui est en jeu, c'est ici le problème central de notre
siècle : celui du modèle de croissance.
Marx avait élaboré, dans LE CAPITAL, une théorie de
la croissance, en étudiant les lois de développement du
capitalisme le plus évolué de son temps : le capitalisme anglais.
Il avait formulé, à partir de cette analyse, la loi de la
priorité absolue de ce qu'il appelle la « section Un » de
l'économie (c'est-à-dire la production des moyens de production,
l'industrie lourde en général), sur la « section Deux »
(c'est-à-dire la production des objets de consommation). Il
avait même défini, sous forme d'équations algébriques, les
rapports optima entre les différents facteurs économiques pour
assurer la croissance la plus rapide du système. Marx donne
là une théorie descriptive des lois du développement du
capitalisme au XIXe siècle. Or, dans la théorie et la pratique
soviétique, l'on procède à une double extrapolation de type
dogmatique, intégriste : d'abord on passe du descriptif au
normatif : de ce qui était une loi objective, rendant compte
du déroulement des événements à une époque et dans une
société déterminée, l'on fait une loi impérative, une loi au sens
politique et moral du mot, du développement en tous temps
et en tout lieu. D'où découle cette conséquence majeure : cette
loi descriptive du développement du capitalisme au xixe siècle,
est transformée en une loi normative, un dogme du
développement du socialisme au X X e siècle. Ce qui conduit
à intégrer le socialisme au modèle de croissance économique
du capitalisme, même si les méthodes sociales de la réalisation
de cette croissance sont différentes, et différente la répartition
sociale des fruits de cette croissance.
Le mot d'ordre populaire en lequel se résume ce contre-sens
théorique fondamental : « Rattraper et dépasser les pays
capitalistes », peut se concevoir dans le cas particulier de la
construction du socialisme dans un seul pays, où il était
nécessaire, pour ne pas succomber à l'encerclement, d'adopter
une croissance technique et militaire accélérée, à l'image de
l'adversaire capitaliste.
Peut-être était-ce un mal nécessaire dans une telle situation
historique. Mais autre chose est d'en faire un dogme
et une norme. La vocation du socialisme est-elle de réaliser
le capitalisme mieux que les capitalistes eux-mêmes ?
Au lieu de rappeler ce qu'était, pour Marx, la finalité humaine
de la croissance économique : créer les conditions pour
que chaque enfant et chaque homme qui porte en lui le
génie de Raphaël ou de Mozart, puisse devenir Raphaël ou
Mozart. 1
1.        Karl Marx : L'IDÉOLOGIE ALLEMANDE (in La Pléiade OEuvres de Marx T. III, p. 1288).
2.         
A partir de cette déviation primordiale, le marxisme cesse
d'être ce qu'il était chez Marx : une méthodologie de l'initiative
historique, c'est-à-dire une méthode pour analyser les contradictions
spécifiques d'une société et d'une époque, et, à partir
de cette analyse, découvrir le projet capable de surmonter ces
contradictions.
Il devient une variante, dite « dialectique », de l'idéologie
bourgeoise du « progrès », qui s'exprime en philosophie de
l'histoire et en philosophie de la nature. En une théologie
laïcisée de la Providence.
Cette vulgate d'un marxisme perverti et modifié trouve
son expression pédagogique dans le petit essai de Staline:
 MATÉRIALISME HISTORIQUE ET MATÉRIALISME
 DIALECTIQUE, indéfiniment paraphrasé par les
épigones.
L'antagonisme des classes y est transposé, en philosophie,
dans l'opposition manichéenne de l'idéalisme et du matérialisme,
tels qu'ils découlent du dualisme cartésien. Ce
matérialisme est défini en trois « principes ».
L'idéologie bourgeoise du progrès inéluctable et indéfini
trouve ici sa variante dialectique : la notion de « progrès »
global n'est pas mise en question, mais ce progrès n'est pas
continu et sans péripéties : il est discontinu, semé de contradictions.
Cette dialectique est résumée en quatre « lois ».
Enfin la dialectique de l'histoire n'est, en définitive, qu'un
cas particulier d'une dialectique de la nature, puisque, en dépit
des perturbations que l'homme et les individualités historiques
peuvent apporter au schéma, le déroulement de l'histoire passe
nécessairement par les étapes de la commune primitive, de
l'esclavage, de la féodalité, du capitalisme et, finalement, du
socialisme et du communisme. Cette évolution historique se
décompose ainsi en cinq « stades ».
Trois « principes » du matérialisme, quatre « lois » de
la dialectique, cinq « stades » de l'histoire.
Trois, quatre, cinq. L'ensemble peut être enseigné, sous
le nom de « marxisme », en deux heures, et ce catéchisme
« philosophique » est le meilleur rempart contre la mise en
question, le doute et l'hérésie, comme le « Symbole de
Nicée », et les différents livres rouges ou verts, en lesquels
sont transmutés en opium les levains et les ferments de pensées
qui furent créatrices.


Le renouveau de la philosophie marxiste a commencé après
1932, c'est-à-dire après la première publication des MANUSCRITS
DE 1844, qui constituent le fondement de la philosophie
de Marx.
Il est vrai qu'en 1924 avait été fondé à Francfort, par Max
Horkheimer et Théodor Adorno, « l'Institut de Recherches
Sociales », auquel collaborèrent, pendant plus de dix ans,
Habermas, Erich Fromm, et Herbert Marcuse. Mais l'école
de Francfort ne prit vraiment naissance qu'après 1932,
c'est-à-dire après que les textes prophétiques de Marx sur
« l'aliénation » lui donnèrent une clé pour comprendre les
ravages de nos sociétés industrielles dans lesquelles l'homme
devient un rouage de la machine ou un instrument de l'État.
Hitler chassa ce groupe de chercheurs. Ils ne revinrent
d'Amérique qu'après sa chute. Ce fut alors, sans engagement
politique de leur part, une application systématique de la
théorie marxiste de l'aliénation, pour élaborer une philosophie
critique de la prétendue « rationalité occidentale », purement
« instrumentale », qu'elle s'exprime sous la forme du
 « management » sans finalité humaine des sociétés capitalistes
de profit, ou sous la forme de « raison d'État » dans les
sociétés instituant un totalitarisme socialiste.
Le bilan de ce marxisme universitaire est finalement très
pauvre. Mais « l'École de Francfort » est plus importante
par ceux qui en sont sortis que par ceux qui y sont restés.
Parmi ceux qui en sont sortis, Erich Fromm et Herbert
Marcuse.


Erich Fromm a eu le mérite de définir, la CONCEPTION
DE L'HOMME DE MARX 1 en publiant, pour la première
fois en Amérique, en 1961, les MANUSCRITS DE 1844, de
Marx, avec une introduction où il montre non seulement que
la pensée de Marx a ses racines dans la tradition humaniste
de l'Occident, mais que les thèmes essentiels de Marx, contre
tous les préjugés ambiants, sont ceux de la rupture de l'homme
avec les déterminismes qui en font une chose parmi les choses,
du plein épanouissement de l'homme, de la conscience de
l'unité de l'homme - âme et corps - contre les dualismes
desséchés, de l'affirmation que l'homme, à la différence de
l'animal, n'a pas une « nature » (ou une « essence ») mais
une histoire, et qu'il est responsable de cette histoire. Fromm
donne toute son importance à la distinction, par Marx, de
l'avoir et de l'être, et il montre comment, chez Marx, l'abolition
de la propriété privée des moyens de production a une
signification ontologique.
1.        Eric Fromm. MARX ' S CONCEPT OF MAN (Ungar publishing Cy1961).
2.         
La liberté, dès lors, n'est pas libération de quelque
contrainte, mais liberté d'inaugurer un avenir nouveau. Non
pas négation, mais création. Le travail, sous sa forme humaine,
est cette création, lorsqu'il n'est pas séparé (aliéné) de son sens
et de son but, de ses moyens et de son fruit, comme il l'est
dans le système capitaliste, où le but et les moyens sont choisis
par le seul maître des moyens de production, et où le fruit
de ce travail est approprié par ce propriétaire. Trois formes
de « l'aliénation » : du but, des moyens, et du fruit du travail.
Du point de vue religieux, Fromm montre que Marx ne
combat pas Dieu, mais les idoles. Le théologien Paul Tillich
ajoutera même que le socialisme de Marx est « un mouvement
de résistance contre la destruction de l'amour dans les
structures sociales ». 1
A partir de ces prémisses marxistes, le psychanalyste Eric
Fromm a esquissé un art de vivre et un art d'aimer, en
analysant les rapports de l'homme avec son milieu. Si des
dizaines de milliards de dollars de « tranquillisants » sont
vendus chaque année, dans les pays les plus « développés »,
pour empêcher que les individus ne succombent à l'angoisse
et à la folie, si la radio, la télévision, la presse et le livre, le
cinéma, constituent des drogues à bon marché pour nous
induire à des comportements démentiels en nous donnant
quotidiennement des exemples bruyamment orchestrés, le
rôle de la psychiatrie, selon Fromm, ne consiste pas à chercher
à tout prix à adapter l'individu aux structures de cette
société malade, mais au contraire à changer les structures
de cette société pour que puisse s'y épanouir un homme
sain.
1. Paul Tillich. PROTESTANTISCHE VISION (Ring Verlag Stuttgart .1952. p. 6.)

Sorti, lui aussi, du ghetto académique de Francfort,
Herbert Marcuse a connu une destinée mondiale, en 1968,
lorsqu'à travers le monde, des millions d'étudiants, même ceux
qui ne l'avaient jamais lu, virent en lui leur père spirituel.
Ce qui polarisait tant d'espérance, ce n'était pas sa tentative
de synthèse de la psychanalyse et du marxisme, en 1963, dans
EROS ET CIVILISATION, où il montrait comment les
structures sociales du monde moderne constituaient un
obstacle répressif pour les instincts de l'individu, car cela avait
été fait par Éric Fromm ; ce n'était pas seulement sa critique
du modèle occidental de croissance dans L'HOMME UNIDIMENSIONNEL,
(1968) soulignant le rôle réducteur de nos
sociétés pour appauvrir et mutiler l'homme.
Son ouvrage fondamental était celui de 1939 : RAISON
ET RÉVOLUTION où, à travers un effort pour revivre du
dedans la philosophie de Hegel, il montrait, selon l'expression
de Marx, comment il est possible « d'obliger les rapports
sociaux pétrifiés à danser en leur jouant leur propre mélodie
dialectique ».
L'idée maîtresse de RAISON ET RÉVOLUTION, c'est de
souligner « le pouvoir de la pensée négative », la fonction
critique et révolutionnaire de la dialectique.
Il l'écrit comme une riposte au fascisme hitlérien triomphant.
Avec une claire conscience que le prolétariat n'a pas
pu accomplir la tâche que lui assignait Marx et que le
capitalisme s'est révélé capable de surmonter, au moins
provisoirement, ses crises. Ceci n'infirme pas la certitude que
les contradictions peuvent être surmontées, et qu'à travers tant
d'échecs, c'est finalement la raison qui aura raison dans
l'histoire.
Même si la subjectivité elle-même, manipulée si puissamment
par les médias, est modelée en fonction des exigences
de l'adaptation au « désordre établi », le marxisme demeure
la théorie rationnelle de la subversion.
En d'autres termes, au-delà de la raison « instrumentale »
dont l'école de Francfort n'a cessé de dénoncer le caractère
servile à l'égard du profit et de ses « rationalisations du
travail », ou de la « raison d'État », et de ses techniques
de répression physique et morale, Marcuse défend le rôle de
la raison comme négation critique et comme projet.
Une raison qui ne soit plus ordonnée aux exigences
technocratiques du productivisme, ou de la planification
totalitaire des choses et des hommes, une raison qui refuse
et une raison qui espère, en ouvrant l'avenir à tous les possibles.
Négation et projet, c'est ce qui a fait de Marcuse un philosophe
subversif, même si son analyse du rôle moteur des groupes
marginaux dans la mutation sociale, et dans l'utopie millénariste,
exige une discussion critique.
Il n'en reste pas moins qu'en dépit de sa surestimation du
rôle des intellectuels dans le dénouement de la crise
révolutionnaire, sa philosophie a joué, en 1968, un rôle de
ferment. Elle a donné un visage à l'espérance.
« Il s'agit d'apprendre à espérer », c'est précisément ainsi
que Ernst Bloch ouvrait son livre : LE PRINCIPE ESPÉRANCE ,
 en 1959.
Il renouvelait quelques-uns des thèmes les plus profonds
de la pensée de Marx, distinguant, dans le CAPITAL, le travail
de l'abeille et celui de l'architecte, par l'émergence du projet,
ou se référant à Vico pour souligner la différence entre
l'évolution biologique et l'histoire humaine : l'homme a fait
celle-ci, l'animal a subi celle-là. Les hommes font leur propre
histoire, même s'ils la font dans des conditions toujours
limitées par le passé.
Ernst Bloch, conscient de la déchéance de l'Occident, écrit,
dès sa préface : « Ce n'est que dans les sociétés vieilles et
agonisantes, comme celles de l'Occident d'aujourd'hui, qu'une
certaine intention partielle et passagère s'oriente vers le bas...
car la bourgeoisie... fait de sa propre agonie un état
apparemment fondamental, apparemment ontologique. L'impasse
typique de l'Être bourgeois est étendue à toute la
condition humaine en général, à l'Être en soi » (p. 10-11).
L'absence de futur réduit l'homme au néant.
C'est contre quoi Bloch restaure la valeur de l'utopie.
Déjà, dans sa jeunesse, il avait, étudiant la rébellion de
Thomas Munzer, qu'il appelait « le premier théologien de
la révolution », souligné que l'espérance de la foi peut être
non un opium, mais un levain des mutations sociales.
Prolongeant la tradition allemande de Husserl et de
Heidegger, i l met l'accent sur le futur, sur l'anticipation du
possible. « La philosophie, écrit-il, aura la conscience du
lendemain, le parti pris du futur, le savoir de l'espérance, ou
elle n'aura plus aucun savoir du tout » (p. 14).
Seule une pensée orientée vers la transformation du monde,
ne se résignant pas à la contemplation et à l'explication de
ce qui est, de ce qui est fait de toutes les sédimentations du
passé, est une pensée authentique, non mutilée de sa dimension
créatrice. Bloch prend à la lettre le mot d'ordre de Lénine :
il faut rêver. « Le thème des cinq parties de cette oeuvre (écrite
de 1938 à 1947, revue en 1953 et en 1959) est celui des rêves
d'une vie meilleure » (p. 19).
Bloch analyse toutes les formes de la « conscience
anticipante », dans le film, en tant que fabrique de rêves, la
danse, ou le théâtre, car l'art véritable est annonciateur du
futur. « Viennent ensuite les figures d'êtres transgressant les
limites humaines : Don Juan, Ulysse, Faust... Don Quichotte »
(p. 26).
« Jusqu'à Marx, tous les amis de la sagesse, y compris
les matérialistes, ont posé l'essentiel comme déjà ontologiquement
existant et même statiquement clos... Ce n'est qu'après avoir
renoncé au concept de l'être clos et statique que l'on pourra
découvrir la véritable dimension de l'espérance » (p. 28).
« Si l'être se comprend à partir de son origine (Woher),
il se comprend aussi comme tendance ouverte vers une fin
(Wohin). L'être qui conditionne la conscience, comme la
conscience qui travaille l'être, se comprend, en dernière
instance, à partir de cette origine et par rapport à cette fin.
L'essence n'est pas ce qui a été ; au contraire, l'essence du
monde est elle-même au Front » (p. 29).
Bloch analyse les diverses formes de la « conscience
anticipante », depuis les « rêves éveillés » jusqu'aux grands
mythes humains, et à la conception de Marx de la connaissance
et du travail comme négation et comme projet. Tout ce qui
« nous pousse en avant » (p. 61).
Sans aucun doute, Ernst Bloch revivifie l'expérience
chrétienne du temps, et i l est aisé de comprendre pourquoi
le théologien Jiirgen Moltman trouvera, dans cette oeuvre, les
moyens d'un rebondissement de l'eschatologie chrétienne dans
sa « théologie de l'espérance » : il récupérera tous les
thèmes de l'expérience chrétienne laïcisée par Bloch, et, aussi,
le temps de la promesse, le temps de l'espérance des prophètes
d'Israël.


La publication, en 1932, de l'oeuvre philosophique majeure
de Marx : les MANUSCRITS D E 44, a donné naissance,
partout dans le monde, à un mouvement de philosophie
marxiste qui, sauf en Italie grâce à ses traditions hégéliennes,
n'avait pu, jusque-là, prendre son essor. Nous l'avons montré,
pour l'Allemagne et les États-Unis, avec Fromm, Marcuse,
Ernst Bloch.
Le même phénomène se produit en France.
La sécheresse du marxisme scientiste qui s'était manifestée
jusque-là, détournait les meilleurs esprits : Georges Politzer,
en 1925, estimait, avec juste raison, que ce marxisme n'a pas
« une idée absolument nette du plan humain ». Lorsqu'en
1929, avec Henri Lefebvre, il crée la « Revue marxiste »,
il essaye de redonner au marxisme la dimension de la
subjectivité, en l'abordant à partir d'une critique de la
psychologie classique, et i l envisage d'écrire une trilogie sur
la psychologie de la forme, la psychologie du comportement,
et la psychanalyse. Il n'en écrivit que le volume sur la
psychanalyse sous le titre : ESSAI SUR LES FONDEMENTS
DE LA PSYCHOLOGIE (1929). En introduisant le thème de
la « signification », Freud a rompu avec la psychologie
empiriste qui prétendait aborder les phénomènes psychologiques
comme des données, des « faits », et qui travaillait
toujours, comme dit Politzer, « en troisième personne ».
« La psychologie classique, écrit-il, rêve d'une seconde
physique : elle conçoit les faits psychologiques de telle manière
qu'ils représentent, eux aussi, les différentes manifestations
d'une réalité parallèle à la réalité physique ». 1 II fait à Bergson
le même reproche à propos de ses « données immédiates »

1. Georges Politzer : FIN D ' UNE PARADE PHILOSOPHIQUE : LE BERGSONISME (1929. Sous le pseudonyme de « François Arouet ».)

de la conscience : il se place, dit-il, du point de vue d'une nature
et non du point de vue proprement humain, qui est le point de
vue de la totalité, de la « signification » et du « drame ».
Le simple énoncé des thèmes majeurs de la « psychologie
concrète » que Politzer rêve de constituer : l'individu
considéré comme une totalité, la signification et l'acte par
lequel je donne un sens aux choses en me « décollant » d'elles,
l'idée que la vie psychologique n'est pas une succession de
faits mais un « drame », évoque la parenté avec la recherche
entreprise par Husserl.
En lutte contre ce qu'il appelait les « philosophies sans
matière », lorsque paraissent enfin, en 1937, avec les
MANUSCRITS D E 44, L'IDÉOLOGIE ALLEMANDE, et la
SAINTE-FAMILLE de Marx, i l découvre la voie qui permet
de relier la subjectivité et l'histoire : « Marx, écrit-il, avait
dénoncé le pacte qui donnait aux philosophes le ciel en échange
de la terre, la logique en échange de l'homme, les principes
en échange des institutions, car c'est lui justement qui a révélé
le secret de la prestidigitation millénaire. »


C'est également par la voie de la psychologie, d'une
psychologie en rupture avec le passé, c'est-à-dire mettant au
premier plan l'acte, qu'Henri Wallon a contribué à vivifier le
marxisme : la vie psychologique, pour lui, est essentiellement
active, prospective, la conscience a un caractère totalisant, et
le groupe et l'individu sont indissolublement solidaires x.

1. Sur Georges Politzer, et Henri Wallon, voir : Roger Garaudy :
PERSPECTIVES DE L'HOMME (Presses Universitaires de France, 1959,
4e édition de 1969, p. 270 à 294).
A partir de cette conception, i l élabore, dans son ouvrage
majeur : DE L'ACTE A LA PENSÉE, une véritable genèse
de l'humain, marquant la discontinuité entre l'animal et
l'homme : « Chez le primitif, la tentative d'expliquer le visible
par l'invisible n'est pas une sorte d'aberration qui le
détournerait du réel... C'est la condition indispensable de tout
effort intellectuel si son but est de dépasser les données de
l'expérience simplement vécue et de découvrir, derrière les
effets auxquels nous mêle notre activité propre, les causes d'où
pourront être tirés des procédés pour agir sur eux autrement
qu'en y réagissant immédiatement par les seuls moyens
sensori-moteurs ». 1
Ainsi, entre le mythe et la science, il y a similitude de
fonction : ils ont l'un et l'autre accès au monde des causes
par-delà le monde des effets sensibles.
Le rite est une première technique, comme le mythe est
une première science. Pour agir sur le réel comme pour le
penser, ils constituent le détour par le social, préludant à la
naissance du concept. « Du jour où l'activité de l'homme a
été guidée par autre chose que ses automatismes au service
de ses besoins... du jour où elle s'est soumise à des rites
distincts de la chose elle-même, où elle a voulu réaliser des
images qui dépassaient ses apparences sensibles, alors a débuté
la grande tentative spéculative 2 , par laquelle notre espèce s'est
qualitativement différenciée du règne animal. »
La connaissance du monde allait désormais progresser
dialectiquement en surmontant les contradictions entre les
approximations de plus en plus grandes des techniques et des
hypothèses.
1. Henri Wallon. D E L ' A C T E A L A PENSÉE, p. 101.
2. Ibidem, p. 115.
Aux dernières pages de son livre : DE L'ACTE A LA
PENSÉE, Henri Wallon évoque l'épistémologie de Gaston
Bachelard.
En effet, l'apport créateur essentiel de Wallon à la pensée
marxiste, c'est d'avoir expérimentalement établi, au niveau de
la psychologie, les premières étapes de cette dialectique de la
connaissance dont Gaston Bachelard sera l'analyste le plus
profond.


Il serait inexact d'annexer Gaston Bachelard au marxisme.
Mais nous devons montrer les analogies des recherches
d'Henri Wallon en psychologie, de Paul Langevin (qui, lui,
se réclamait du marxisme) en physique, et de Gaston
Bachelard en épistémologie, et l'apport irremplaçable apporté
par ce penseur, l'un des plus grands de notre siècle, à la
dialectique de la connaissance. Il a comblé une lacune. Il aurait
appartenu à des marxistes de le faire.
Tout comme Wallon, Bachelard fait porter l'essentiel de
sa critique sur l'empirisme : « L'empirisme commence par
l'enregistrement des faits évidents, la science dénonce cette
évidence pour découvrir les lois cachées. Il n'y a de science
que de ce qui est caché. » L'on retrouve la thèse
fondamentale de Marx, dans le CAPITAL : « Si la
manifestation des choses coïncidait avec leur essence, toute
science deviendrait superflue. »
Bachelard reproche à l'empirisme (dans toutes ses va-

1.        Gaston Bachelard. L E R A T I O N A L I S M E A P P L I Q U E (P.U.F. 1949. p. 38.)
2.         
riantes, de Locke à Berkeley), de sous-estimer le rôle du concept,
et d'ignorer l'activité et le mouvement de la connaissance.
Sa critique du rationalisme abstrait part du même principe :
ce rationalisme dogmatique (de type cartésien) considère la
science comme découlant de quelques principes éternels et
premiers par irradiation de leurs conséquences.
Gaston Bachelard a constitué ce qu'il appelle, dans son
livre de 1934 : LE NOUVEL ESPRIT SCIENTIFIQUE, (p.
135 à 179) une « épistémologie non-cartésienne » dirigée
contre les « natures simples et absolues » de Descartes : la
rationalité scientifique ne se développe pas par extension
progressive, par une simple accumulation, mais par un
processus dialectique remettant parfois en cause « les
principes » et rectifiant l'expérience.
Le point de départ des travaux de Bachelard, c'est la juste
préoccupation de mettre en évidence l'activité de l'esprit qui ne
peut se référer ni, du côté des principes, à des essences platoniciennes
qui attendaient d'être découvertes dans leur immobile
éternité, ni, du côté de l'expérience, à des données immédiates.
Se plaçant à l'intérieur du mouvement dialectique de la
pensée scientifique qui élabore ses concepts, les rejette, les
corrige, forme de nouvelles théories, puis les dément, remet
en cause des principes, en instaure de nouveaux, les généralise,
se heurte à de nouveaux démentis, et recommence inlassablement
ce cycle, Bachelard a fait une analyse minutieuse de
toutes ces démarches.

Il rejoint ainsi les conceptions de Paul Langevin sur le
développement des sciences physiques par contradictions et
synthèses successives : « C'est à travers une série de
contradictions entre l'expérience et la théorie que celle-ci
trouve les conditions nécessaires à son développement...
Chacun de leurs échecs donne lieu à une crise au cours de
laquelle i l est nécessaire de remettre en question les idées,
même les plus fondamentales. » 1
Le physicien Jacques Salomon, faisant la critique de la
conception de Bachelard, souligne la différence entre la pensée
de Bachelard et celle de Langevin : chez Bachelard, cette
dialectique de la connaissance se situe à l'intérieur de la « cité
physicienne », et les « chocs », qui sont le moteur de cette
dialectique, sont des chocs entre théories ; chez Langevin, le
choc vient d'un démenti de l'expérience.


Le développement de la pensée marxiste de Georges Politzer
fut interrompu par son assassinat, par les nazis, dès 1941.
Le travail de rénovation qui suivit la publication des
MANUSCRITS DE 44 de Marx fut essentiellement, avant la
deuxième guerre mondiale, l'oeuvre d'Henri Lefebvre.
Dès ses premières publications, notamment  LA
CONSCIENCE MYSTIFIEE (1936), il dégage l'essentiel de
la pensée de Marx : l'analyse, par Marx, du « travail aliéné »,
où il montre qu'en tout régime de domination de classe, le
travailleur, esclave, serf, ou prolétaire, est privé, par son
maître, de la fixation des fins de son travail (c'est-à-dire, selon

1. Paul Langevin. Textes choisis sous le titre : L A PENSÉE E T L ' A C T I ON
(Éditeurs français réunis 1950 p. 87 et 133). Les textes cités ci-dessus datent de 1930.

les définitions ultérieures du CAPITAL, de la dimension
proprement humaine du travail) de l'organisation de son
travail et de ses fruits, n'est, pour Henri Lefebvre, qu'un cas
particulier, une application à l'économie, d'une aliénation plus
générale qu'il convient d'analyser à tous les niveaux de la
réalité sociale.
Dans le même esprit, à la différence des autres marxistes
français qui ont toujours tendance à substituer aux sources
philosophiques idéalistes allemandes du marxisme : Kant,
Fichte, Schelling, Hegel (sans lesquel, dit Engels dans sa
GUERRE DES PAYSANS EN ALLEMAGNE, le marxisme
n'eut jamais existé), le matérialisme français du 18e  siècle,
Lefebvre, le premier en France, réintroduit la filiation
hégélienne.
Cette oeuvre de pionnier était très importante car la
surestimation, dans la genèse philosophique du marxisme, du
matérialisme du xvme siècle français (dont Marx lui-même
avait marqué les limites dans LA SAINTE FAMILLE), a eu
pour conséquence d'enfermer la polémique dans l'opposition
manichéenne entre matérialisme et idéalisme, de rejeter ainsi
l'héritage de l'idéalisme (dont Marx soulignait, dans ses
THÈSES SUR FEUERBACH, qu'il avait eu le mérite de
dégager « le moment actif » de la connaissance). Le
marxisme, ainsi mutilé, ne pouvait plus exercer sa fonction
de « philosophie critique », au sens kantien du terme, et
devenait plus vulnérable au dogmatisme.


Dans ce chapitre du panorama philosophique de notre siècle,
je ne puis éviter de dire ce que fut ma contribution propre
au développement du marxisme vivant, car ce fut, pendant
plus d'un tiers de siècle, ma tâche première.
Si j'avais à écrire ces pages « du dehors », pour définir
mon apport au marxisme, voici ce que je pourrais en dire,
sans masochisme et sans complaisance :
C'est dans le prolongement de la pensée de ses maîtres :
Henri Lefebvre, Henri Wallon, Gaston Bachelard, que Roger
Garaudy reprit le problème à ce point précis : son premier
essai philosophique, au Congrès des sociétés françaises de
philosophie, en 1937, s'intitulait significativement LE CRITICISME
KANTIEN CHEZ MARX.
Bien qu'il n'échappât pas toujours à la pollution du
positivisme ambiant, et à l'influence de la vulgate pseudomarxiste
de Staline, surtout jusqu'à sa thèse de doctorat de
1953, il commença, dès 1959, avec PERSPECTIVES DE
L'HOMME, à apporter une contribution au développement
d'un marxisme vivant :
1°) Par un dialogue direct et public avec l'existentialisme
de Sartre, afin de poursuivre la tentative de « réconcilier Marx
et Kierkegaard », en reconnaissant la sous-estimation, par le
marxisme officiel, de la dimension de la subjectivité humaine
2°) Par un dialogue avec les chrétiens, dialogue dont il
fut l'organisateur en France, en Allemagne, au Canada, et
aux États-Unis, de 1962 à 1969, et qui culmina dans son
livre : DE L'ANATHÈME AU DIALOGUE. UN MARXISTE
S 'ADRESSE AU CONCILE, en 1965, traduit en 11 langues,
et dont la préface à l'édition allemande était écrite par l'un

1. Voir P E R S P E C T I V E S D E L ' H O M M E (avec les réponses de Sartre et
de Gabriel Marcel incluses dans le livre même). Et le débat public, en 1961,
avec Sartre, publié sous le titre : M A R X I S M E E T E X I S T E N T I A L I S M E (Pion 1962).

des principaux théologiens experts au Concile, le Père Karl
Rahner. Ce dialogue le conduisit à réintroduire dans le
marxisme la dimension transcendante de l'homme. Marx, dans
sa lutte contre les idoles, « opium du peuple », au nom
desquelles la « Sainte Alliance » réprimait tous les
mouvements libérateurs, n'a jamais nié que l'homme, en dépit
de toutes ses aliénations, avait le pouvoir de rompre avec ce
déterminisme généralisé, fataliste, auquel i l a toujours refusé
de laisser réduire sa pensée.
3°) En dégageant, dans ses études esthétiques, ce qui, dans
l'art, était irréductible à ses conditionnements, notamment
dans son livre : D'UN RÉALISME SANS RIVAGES, de 1963,
où, par l'étude de Picasso, de Saint John Perse, et de Kafka,
il combattait les étroitesses du « réalisme socialiste », il
cherchait le point où l'acte de création poétique, l'acte de foi,
et l'action politique ne font qu'un. Il contribuait, avec Aragon
qui en écrivait la préface, à rendre au marxisme vivant la
dimension de la créativité poétique.
4°) Pour rendre au marxisme toute sa vitalité, il écrivait
une longue étude sur Hegel : DIEU EST M O R T (1962), et
rappelait, pour la première fois en France, l'héritage de Fichte
chez Marx, dans son livre CLES POUR L E MARXISME (Ed.
Seghers : dernière édition en 1977). Il montrait que le
marxisme, ce n'est pas le matérialisme opposé à l'idéalisme,
mais une philosophie de l'acte opposée à une philosophie de
l'être.
Maurice Thorez, alors Secrétaire Général du Parti
Communiste Français, m'écrivait, à propos de mon livre sur
Hegel, (que j'avais préalablement soumis à mon vieux maître
Martial Guéroult, alors, au Collège de France, le meilleur
spécialiste de la philosophie allemande) :
 « Je viens d'achever la lecture du manuscrit de ton livre
sur Hegel : DIEU EST MORT. Je trouve cette étude
remarquable par l'ampleur et la profondeur de l'analyse
critique de l'hégélianisme. Tout l'exposé concourt à faire
ressortir la contradiction décisive entre la méthode et le
système, la méthode révolutionnaire (poussée sur l'arbre vivant
de la connaissance et portée au plus haut degré à l'époque
de Hegel), la méthode à dépasser et à intégrer (avec et dans
la voie de Marx, Engels et Lénine) et le système, achevé dans
la conciliation avec le monde de la bourgeoisie alors
triomphante et de la monarchie prussienne archiréactionnaire.
J'ai beaucoup goûté les chapitres III et IV, non que les
autres soient inférieurs, mais peut-être parce qu'ils concernaient
la Logique, c'est-à-dire la Dialectique, l'âme de
l'hégélianisme, et plus encore « redressée et remise sur les
pieds », l'âme du marxisme.
Je suis persuadé que le livre aura un grand succès, pas
seulement en France j'espère 1 . En tous cas, je souhaite qu'il
soit lu et médité, et par les spécialistes, et par les militants
qui veulent assimiler parfaitement le marxisme.
Je ne te fais pas de banals compliments. Je te remercie
pour ce que tu m'as donné et que tu donnes au Parti et au
mouvement avec ce livre.
Je t'embrasse affectueusement. » Maurice.
5°) Enfin, définissant le marxisme non comme un système,
mais comme une méthodologie de l'initiative historique
permettant de dégager les contradictions spécifiques d'une
société et d'une époque et, à partir de cette analyse, découvrir

1. Le livre fut en effet traduit en plusieurs langues, notamment, à ma grande
joie, en allemand, dans les deux Allemagnes (Est et Ouest).

le projet capable de les surmonter, il « désoccidentalisait »
le marxisme et le rendait à sa vocation universelle. De là l'idée
maîtresse d'un DIALOGUE DES CIVILISATIONS, d'une
dénonciation des prétentions de l'Occident à la domination
culturelle de la planète, et de la fécondation réciproque des
cultures, qui lui permit à la fois une critique radicale du modèle
de croissance et du modèle de culture de l'Occident : (APPEL
AUX VIVANTS. 1979) et une rencontre avec les sagesses de
trois mondes, le conduisant à l'Islam comme à la plus
« oecuménique » des religions. (PROMESSES DE L'ISLAM
Le Seuil 1981.)

4. La philosophie de l'action : du pragmatisme à Maurice

Blondel
Il nous reste maintenant à parcourir l'autre versant, le
versant descendant, de la philosophie occidentale contemporaine.
Jusqu'ici la tentative de tirer toutes les conséquences
de la pensée critique, de Kant à Nietzsche et à Marx, de
Husserl à Heidegger, et de Sartre au marxisme vivant, était
un effort pour remonter, par une interrogation sur l'être, et
une liaison de la pensée avec la vie concrète des hommes, la
pente de la philosophie occidentale qui, de Platon à Descartes
et, à un niveau plus bas, du rationalisme au positivisme
d'Auguste Comte, avait perdu le sens même de la vie.
Nous assistons maintenant, sinon selon l'ordre strict de
la chronologie, du moins selon l'ordre d'engendrement des
idéologies, à la désintégration de ce qui fut la prétention de
la philosophie occidentale à atteindre l'être et sa vérité.
La déchéance du pragmatisme, de William James en
Talcott Parson, devenant de plus en plus crûment un
utilitarisme épistémologique ; le passage de l'empirisme
logique à la sémantique, et la réduction de toute réalité au
discours ; la chute du structuralisme dogmatique en doctrine
de la mort de l'homme ; enfin, parade ultime et dérisoire des
prétendus « nouveaux philosophes », nous ramenant non pas
seulement au point de départ de la sophistique mais à sa
décadence ; toute cette trajectoire aboutissant à l'an zéro de
la philosophie occidentale, nous amènera à nous interroger
sur la possibilité, par un dialogue véritable des civilisations,
d'une réflexion sur l'avenir, et d'une reprise, en dehors de
l'impasse occidentale, du cheminement de l'homme dans la
voie de son « hominisation ».


La philosophie américaine contemporaine a sa source
première dans l'empirisme anglais, mais elle est enracinée dans
l'expérience historique américaine, et n'emprunte à l'Europe
que ce qui peut nourrir l'idéologie de justification de
l'expérience et de la pratique américaines.
Le pragmatisme, par exemple, trouve ses premiers modèles
dans le x v i e siècle anglais lorsque Francis Bacon (1561-1628)
écrivait déjà : « La science n'est pas une conscience
spéculative, c'est un travail à faire... et quant à moi, je
travaille à poser non le fondement d'une secte ou d'une
doctrine quelconque, mais celui de l'utilité et de la puissance»
Déjà Tocqueville dans LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE,
consacrant un chapitre de son livre à « la méthode
philosophique des américains », écrivait : « Je crois qu'il n'y
a pas d'autre pays où l'on attache moins d'importance à la
philosophie qu'aux États-Unis. »
A la différence de l'Europe, la pensée américaine n'est pas
née à l'école des moines mais à celle des entrepreneurs.
La philosophie, qui fut longtemps, en Europe, la servante
de la théologie, fut d'emblée, aux États-Unis, la servante de
la technique, de l'entreprise, et de la science dans la mesure
où elle est au service des deux premières. A la bigoterie
religieuse a succédé la bigoterie scientiste.
Bertrand Russel, qui considérait le pragmatisme, de
William James à Talcott Parson, comme une philosophie de
commerçants, a ce mot cruel : « L'amour de la vérité est
obscurci, en Amérique, par l'esprit du commerce, dont
l'expression philosophique est le pragmatisme ».
William James, dans son livre le plus significatif : LE
PRAGMATISME, lie sa conception à une réalité économique
et politique : la démocratie américaine. Il parle de la valeur
au comptant (cash value) de la vérité. Il ajoute que la vérité
vit avant tout du système du crédit, et que les vérités sont
« rentables » (they pay). On serait tenté de dire, parodiant
Hegel : « ce qui est rentable est rationnel ».
L'acte de naissance du pragmatisme est l'essai de Peirce :
COMMENT  RENDRE NOS IDÉES CLAIRES ? en 1878. Il
se donne comme une résistance au « terrorisme moral »
de l'État et de l'Église. Son point de départ n'est ni le
doute méthodique de Descartes, ni la donnée immédiate des
sens de Locke, mais l'expérience comme « somme de ses
effets. »
Ce que l'on a appelé le « principe de Peirce », est ainsi
formulé par son auteur : « Considérons l'objet de l'une de
nos idées, et représentons-nous tous les effets imaginables,
pouvant avoir un intérêt pratique quelconque, que nous
attribuons à cet objet : je dis que notre idée de l'objet n'est
rien de plus que la somme des idées de tous ces effets. »
Quel est le sens et l'importance d'une pensée ? La façon
d'agir qu'elle fait naître.
Mais quel est le critère du « succès », en dehors de la
rentabilité de l'entreprise ou du pouvoir ?
A partir de tels critères, Jésus est typiquement un « raté ».
Il n'est rien, dans son enseignement, sa vie, sa mort, qui
accroisse notre avoir ou notre pouvoir.
Il n'est rien, dans le pragmatisme, qui nous aide à découvrir
la finalité lointaine, voire éternelle, de notre action. L'action
qu'il vise est une action technique pour la réussite sociale. Celle
qui a pour moyen la science, au sens positiviste du terme. Pour
le pragmatisme, n'ont de sens que les questions auxquelles on
peut apporter une réponse « scientifique ».
Chez Peirce, astronome de formation, le pragmatisme est
surtout une philosophie de la science expérimentale : l'idée
est une hypothèse ; sa mise en oeuvre est une mise à l'épreuve :
« Le pragmatisme, écrit Peirce, ne propose pas une doctrine
métaphysique, ni ne tente de déterminer la vérité des choses.
Ce n'est qu'une méthode pour décider de la signification de
mots difficiles et de concepts abstraits. »
Chez Peirce, (1839-1914), William James (1842-1910),
John Dewey (1859-1952) le pragmatisme se donne pour la
philosophie de la démocratie. « La démocratie, écrit Dewey,
comparée à tous les autres modes de vie, est le seul qui croit
sincèrement au processus de l'expérience comme fin et comme
moyen, et comme ce qui est capable d'engendrer la science,
seule autorité sur laquelle on puisse s'appuyer pour diriger
l'expérience future. »
Le dénominateur commun de cette philosophie de la
science et de cette philosophie de la démocratie, c'est d'exclure
toute finalité transcendante.
John Dewey oppose à l'ancienne croyance, celle des
sociétés préindustrielles, « la philosophie de l'expérience »,
qui est celle de l'ère industrielle : le pragmatisme.
La philosophie classique, dit-il, projetait dans la nature
l'ordre social du féodalisme : famille, parenté, hiérarchie. Le
mot même de « loi », appliqué à la nature, trahit l'origine
sociale des catégories d'une telle philosophie. Chaque société
se forme « un tout » à sa propre image.
La pédagogie de Dewey tend à former les hommes aptes
à servir cette société de « libre entreprise », des technocrates
efficients, libérés de toute préoccupation concernant
les fins dernières : « La croissance est l'unique fin de la
morale. »
Lorsque Dewey développait son « Ecole de Chicago »,
le Président de l'Université de Chicago, marquant l'étroitesse
de ce scientisme, objectait : « la question de savoir comment
nous allons avoir ce que nous désirons admet très certainement
une réponse scientifique. Mais ce n'est pas le cas de la question
suivante : que devons-nous vouloir? »
Le pragmatisme exclut toute réflexion sur les fins.
L'homme, pour Dewey, est avant tout un être d'entreprise,
qui fait des plans et qui construit. La pensée n'est qu'un moyen
pour le combat de l'existence. C'est ce que Dewey appelle « la
loi de la submersion des fins par les moyens ».
Le plus connu de ces « pragmatistes », William James,
dit avoir eu, le 30 avril 1870, la révélation du libre-arbitre
en lisant Renouvier qui, se réclamant de l'héritage de Kant,
fondait la liberté sur la négation de la chose en soi.
Le philosophe, pour lui, n'est pas le législateur qu'il fut,
de Platon à Kant : il n'existe pas de lois éternelles, même pas
celles de « l'impératif catégorique » de Kant, qui est un ersatz
de la loi de Moïse.
Revenant brusquement au niveau moral des sophistes
athéniens, James proclame comme eux : « l'essence du bien
réside simplement dans la satisfaction des désirs ».
Tous les thèmes de la jungle émergent sous sa plume : au
nom de la « sainteté de l'individualité », essence de la
« démocratie américaine », il définit l'individu comme le sujet
de la libre-entreprise.
Contre « l'idolâtrie du Tout », contre l'Un (chapitre V
du PRAGMATISME), il ne s'intéresse qu'aux individus, à
l'exclusion de toute préoccupation pour l'avenir humain.
Le « hasard » dont il se réclame, contre la « raison
répressive », c'est l'absence de toute finalité. Comme disait
son contemporain Henry Ford : « L'histoire c'est le
non-sens. »
William James peut, rassurant les puritains, stigmatiser
« le relâchement moral né du culte exclusif de la déesse chienne
: la Réussite », sa « philosophie » ne fournit pas
moins l'idéologie de base de ce « culte ».
Il juxtapose d'ailleurs aisément son positivisme pragmatique
à la religion : si une croyance fait la preuve de son efficacité
(par exemple pour maintenir l'ordre social), l’instrumentalisme
pragmatique peut lui donner ses titres de noblesse, comme
à toute idée « qui paie ». William James restaure donc la
métaphysique la plus archaïque, n'hésitant pas à prendre appui
sur la plus douteuse « parapsychologie », bien qu'il n'y croit
pas : « Je dois avouer que je ne me suis moi-même jamais
intéressé avec passion à l'immortalité. »
Le dernier rejeton de ce pragmatisme, réduisant la vérité
à l'efficacité dans la concurrence, Talcott Parson, sous le titre
prétentieux de VERS UNE THÉORIE GÉNÉRALE DE
L'ACTION (1951), fondant, lui aussi, la dynamique sociale
sur l'individu, écrit : « L'action est rationnelle dans la mesure
où elle poursuit des fins compatibles avec les données de la
situation, qui, parmi tout ce qui est accessible à l'acteur, sont
le mieux adaptées à la dite fin pour des raisons compréhensibles
et vérifiables par la science positive. »
Son modèle de société est la société américaine actuelle,
qu'il tient pour immuable, et l'on voit émerger dans son livre
les thèmes et les mots-clés de ce système techno-bureaucratique
: organisation, contrôle, efficacité technique, autorité,
hiérarchie.
Plus encore que chez Dewey, il s'agit de former des
technocrates apolitiques, ne se posant jamais la question du
« pourquoi? », avec une sociologie au service des pouvoirs,
pour manipuler le travailleur, le consommateur, l'électeur.
Naturellement, sont considérés comme « déviants » tous
ceux qui refusent de se laisser intégrer au système.


Pour mesurer l'étroitesse de cette conception de l'action
dans le pragmatisme, et la pauvreté de la « religion » à
laquelle on la juxtapose, sans lien interne et vivant, i l suffit
de la situer par rapport à l'oeuvre de Maurice Blondel sur
l'action.
Dans le « pragmatisme » l'action est dirigée par une raison
purement technicienne n'ayant pour rôle que de déterminer
des moyens efficaces sur le succès de n'importe quelle fin et
de n'importe quelle entreprise. Enfermées dans ces limites,
cette « action » et cette « raison » laissent le champ libre,
en dehors d'elles, à n'importe quelle superstition ou spéculation
pseudo-religieuse, ou à n'importe quel fantasme parapsychologique,
pourvu qu'ils n'interfèrent pas avec l'action
rentable et lui servent tout au plus d'alibi « spirituel ».
Dans la thèse qu'il soutint, en 1893, intitulée L'ACTION,
ESSAI D'UNE C R I T I Q U E D E L A VIE E T D'UNE
SCIENCE DE L A PRATIQUE, et qu'il ne cessa, - en raison
des tracasseries de l'Église catholique, à laquelle i l accepta
toujours de se soumettre -, de réécrire pendant quarante ans,
Maurice Blondel dégageait bien d'autres dimensions de
l'action proprement humaines : la raison, en elle, n'a pas
seulement pour rôle d'ordonner les phénomènes en cherchant
des causes, des lois, et des moyens pour maîtriser la nature
ou manipuler les hommes, mais d'abord de découvrir ses
propres fins, et, remontant de fin en fin, de fins subalternes
à des fins plus hautes, de dégager le sens de cette action et
sa fin dernière, ou, comme dit Blondel après Pascal,
« L'Unique nécessaire. » Il déclarait, lors de sa soutenance :
« Je me suis placé à l'intérieur de l'action humaine pour
reconnaître quelles en sont les exigences. »
Il y va, non de la réussite de telle ou telle entreprise, mais
de la découverte de notre vocation humaine. Que devons-nous
vouloir pour être pleinement humains ?
Blondel répond : à travers tous nos projets partiels et nos
ambitions, pour hausser notre « volonté voulue » au niveau
de notre « volonté volante », vouloir l'infini.
Toute tentative de nous arrêter à des objectifs limités, porte
en elle sa propre contradiction, révèle son « insuffisance »
et l'exigence de son dépassement : « Mettre tout en question,
et dégager tout ce qui est réellement contenu dans l'action
humaine, voilà mon dessein. »
Or l'action de l'homme n'atteint sa plénitude qu'en
reconnaissant la transcendance de ses fins : « Nous ne pouvons
vouloir infiniment sans vouloir l'infini. Or, comment vouloir
l'infini, comment ratifier la volonté dont nous sommes nés,
et qui nous a constitués dans une inquiétude toujours
inassouvie, sans nous renoncer d'abord, sans nous déprendre
de nous pour nous restituer à la source de notre être et sans
nous abandonner à ce mouvement qui nous porte de Dieu à
Dieu? »
Ce qui, en l'homme, se trouve présent sous forme
d'absence, cette exigence, ce manque, qui dessine en creux la
place où sera accueillie la révélation, et qui préparera la
possibilité de surgissement de la transcendance à partir de
l'immanence, nous conduit ainsi au bord de cette révélation
indispensable à l'homme pour qu'il prenne conscience de sa
source et de sa fin.
Tel est le but, et telle est la méthode de la méditation de
Maurice Blondel sur l'action.
Nous ne pouvons qu'illustrer quelques-unes des étapes de
ce cheminement au cours duquel Blondel fait successivement
éclater « l'insuffisance » des fins partielles.
Il répond à André Gide, mais, au-delà de lui, à tous ceux
qui, après Blondel, seront les philosophes du néant et de la
mort, de Heidegger à Sartre, et qui sont déjà, dans l'oeuvre
de Blondel, comme des moments dépassés.
A l'homme du jeu, au dilettante, au Don Juan, rêvant de
« jouir, par une sensation plus forte que les siècles, de ce qui
est en train de mourir », Blondel rappelle sa contradiction
fondamentale : je ne veux pas vouloir, signifie en réalité, je
veux ne pas vouloir. Vous ne voulez rien exclure ? Vous
excluez donc l'hypothèse d'une vérité, d'une transcendance,
car vous affirmez la vanité de tout avant d'avoir tout épuisé.
Confondre l'infini avec le changement sans fin ni but, et
s'échapper sans cesse, c'est admettre pour seul infini ce vouloir
de soi. Et puisqu'il ne peut se satisfaire de rien ni se suffire,
se révèle le mensonge de cette attitude : le mensonge,
c'est-à-dire la contradiction entre deux volontés : au-delà de
cette « volonté voulue » qui s'épuise dans la poursuite d'un
but inaccessible, la « volonté voulante » qui lui interdit de
s'arrêter à cette étape, ou plutôt à cette poursuite vaine.
L'impossible « suffisance » de la volonté illusoire du néant,
impossible « suffisance » de la subjectivité, du « moi », n'est,
pour Blondel, qu'un moment de la négation de la « suffisance
» de la volonté illusoire de l'être, de l'impossible
« suffisance » de l'objectivité du scientisme positiviste.
La science nous donne des moyens, non des fins. Elle pose
et résoud les questions du « comment ? » et non celles du
« pourquoi ? » Elles aussi reposent sur un acte du sujet, sur
sa volonté de cohérence et de totalisation ; mais cette totalité
visée demeure toujours ouverte, et ce n'est que par des
postulats qu'elle peut répondre aux questions de l'origine
première ou de la fin dernière.
L'action, et la raison qui la sert, ne s'épuisent pas dans
un simple réarrangement technique d'éléments préexistants.
« Agir, dit Blondel, c'est ajouter quelque chose de soi à
l'immensité des choses. » La poésie, l'art, sont aussi le symbole
de l'acte de vivre : l'émergence, de ce qui est en nous sans
être à nous, c'est-à-dire de ce qui n'est pas seulement la
résultante ou le produit des conditions déjà existantes.
Maurice Blondel traque ainsi la fausse « suffisance » de
toutes les fins limitées, comme, par exemple, les communautés
partielles de l'amour, de la famille, de la nation, de l'humanité
même comme espèce, lorsqu'elles ne portent pas en elles
l'exigence de leur dépassement, ne fût-ce que dans l'avenir,
cet ersatz de transcendance pour ceux qui se croient athées.
Contre toutes les idoles que constituent les fins partielles :
art ou science, nation ou parti, Blondel nous est un guide
comme passeur de frontières.
Comme chez Sartre, l'homme, chez Blondel, est l'être qui
aspire à être Dieu, mais il n'est pas, chez Blondel, une
« passion inutile », car i l ne cherche pas à être Dieu sans
Dieu ou contre Dieu, mais par Dieu et avec Dieu... non point
parce que la soif prouve la source, mais parce que l'échec de
toutes nos « suffisances » et le mouvement même qui nous
appelle irrésistiblement à surmonter ces échecs et à dépasser
ces suffisances, est le mouvement même qui nous habite, et
qui ne peut être récusé.
L'expérience vécue de cette absence, mais aussi de la
présence inexorable qui nous empêche de nous y résigner et
de nous enclore, est l'expérience la plus quotidienne et la plus
contraignante : celle de la transcendance de ce mouvement,
de cette vie, à laquelle nous participons, comme nos sens
participent à la vie du monde, et qui, comme le monde à nos
sens, est le répondant irrécusable à l'ambition infinie de notre
vouloir.

La philosophie américaine sombrant de plus en plus dans
le positivisme, et incapable de lier, comme le faisait Blondel,
l'objet de la science aux exigences de la foi, laissait ainsi la
place à un « transcendantalisme » qui prenait en charge toutes
les aspirations sentimentales frustrées.
Dans un peuple sans passé, qui avait refusé l'Indien, et
qui, d'Europe, avait reçu les doctrines les plus desséchantes :
l'empirisme de Locke et la « philosophie naturelle » de
Newton, puis les « lumières », de Voltaire à Lamettrie, au
temps de Franklin, de Jefferson et de Paine, le « transcendantalisme
», mystique puisant aux sources confuses de Rousseau,
du romantisme allemand (surtout de Schelling), de Sweden-
borg, donnait, à ceux qui partageaient le mépris des
pragmatistes pour la « raison raisonnante », l'illusion d'un
contact direct avec Dieu ou avec la nature.
Les poètes prirent en charge la vie. Celle qui débordait
le monde des affaires, le pragmatisme et le positivisme
universitaire.
Emerson (1803-1882) qui, sous l'influence hindoue, enseignait
que « rien n'est nôtre, tout est Dieu. »
Thoreau (1817-1867), individualiste farouche, quittant la
société pour se fondre dans la nature, dans son merveilleux
WALDEN, OU LA VIE DANS  LES BOIS, et précurseur de
la non-violence.
Le grand poète Walt Whitman (1819-1892), mystique du
« progrès », mais chez qui, dans ses poèmes : BRINS
D'HERBE, aux accents dionysiaques, l'homme de l'expansion
vers l'Est, le défricheur de terres vierges, sublimé dans le
poème, ne réduit pas les rêves de Faust au pragmatisme du
« businessman ».
Edgar Poe (1813-1849), occultiste et poète de la fantasmagorie
pour échapper à l'étouffement.
Josiah Royce (1855-1916) qui, dans son idéalisme absolu,
ne fait plus de l'individu le fauve conquérant de la société de
croissance, mais un fragment de la vie universelle, et puis
Faulkner, et puis Steinbek, et puis Hemingway, et puis,
au-dessus de tous peut-être, les grands danseurs, de Ted Shawn
et Ruth Saint-Denis à Doris Humphrey et Martha Graham,
qui ont sauvé, dans ce naufrage de la philosophie, l'honneur
de l'homme américain, en entretenant la flamme de la
philosophie véritable, c'est-à-dire de l'interrogation sur le sens
de notre vie et de notre mort.
En Angleterre, le pragmatisme ne trouva que peu d'échos,
sauf chez Schiller (1864-1957) reprenant, lui aussi, un slogan
des sophistes grecs, celui de Protagoras : « L'Homme est la
mesure de toute chose » pour orchestrer le thème : toute
proposition, pour être vraie, doit être utile.
Succédant à la génération en qui l’hégélianisme triompha
en Angleterre avec Bradley, Bosanquet, Caird, MacTaggart,
et qui ne put sortir du commentaire et de la platitude,
définissant par exemple la métaphysique comme Bradley
(1846-1924) : « Par métaphysique, on peut comprendre une
tentative pour connaître la réalité en tant qu'elle se distingue
de l'apparence. »
En Angleterre aussi, l'angoisse et la recherche du sens
s'exprimèrent en dehors de l'Université : dans le roman, le
poème ou le théâtre, avec D.H. Lawrence, Virginia Woolf,
Yeats, et le surréalisme de James Joyce et de Thomas Eliott.

5. Jacques Monod et le positivisme
Alors émerge le courant, qui va devenir majeur en Europe,
de l'analyse du langage des sciences, puis du langage tout
court.
En un premier temps, Russell (1873-1970) et Whitehead
(1861-1947), face à la crise du fondement des mathématiques
que suscita l'utilisation, par la physique moderne, de
géométries non-euclidiennes, s'efforcèrent de réviser la logique
mathématique.
Mais le positivisme logique se développa surtout en
Autriche, dans le « Cercle de Vienne », avec Wittgenstein,
qui a été, à Cambridge, l'élève et l'ami de Russell, et avec
Carnap.
Le néo-positivisme s'est efforcé, d'une part, de montrer
l'illégitimité de toute prétention philosophique en rejetant,
comme dépourvue de sens, toute philosophie idéaliste et toute
philosophie matérialiste, et, d'autre part, d'unifier la science en
élaborant méthodiquement sa logique, ou plutôt son langage.
Faire le bilan du néo-positivisme, du point de vue
philosophique et du point de vue scientifique, c'est donc nous
demander si les positions philosophiques traditionnelles sont
effectivement dépassées, et si le néo-positivisme apporte aux
sciences l'instrument méthodique dont elles ont besoin.
J'ai tenté de faire ce bilan, dans la « Revue philosophique
», en avril/juin 1956, sous le titre : DE L'EMPIRISME
LOGIQUE A LA SÉMANTIQUE en montrant que, depuis
le Manifeste de l'École de Vienne, en 1929 « la conception
scientifique du monde », sous des noms pompeux :
« empirisme logique », « syntaxe logique du langage de la
science », « sémantique », toute cette « École » reprenait
les vieux thèmes de l'empirisme, sous la forme tantôt idéaliste
et quasi-mystique de Berkeley, ou agnostique de Hume ; elle
se contentait seulement d'utiliser la logique mathématique
pour définir les rapports entre les « données » de la
perception, qui constitueraient l'étoffe du monde.
Bertrand Russell, dans son HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
OCCIDENTALE confirme cette interprétation :
« L'empirisme analytique contemporain, écrit-il (p. 862), se
distingue de l'empirisme de Locke, de Berkeley, et de Hume,
par la pénétration des mathématiques et le développement
d'une puissante technique logique. »
Ainsi, toutes les sciences, de la physique à la psychologie,
se réduiraient à deux composantes :
1) Les « données » de mes sensations personnelles (« ce
qui est "donné", ce sont mes impressions, comme dans le
solipsisme », écrit Carnap *).
1.        Carnap : L A C O N S T R U C T I O N L O G I Q U E D U M O N D E (1928, p. 249).
2.         
2) Une logique mathématique des relations (celle de
Bertrand Russell).
On ne saurait aller davantage à contre-courant du
mouvement scientifique contemporain, qui a, au contraire,
montré qu'il n'y a pas de « données » initiales, que ce que
nous appelons un « fait » est ce qui a été « fait », construit,
et que cette « construction », comme l'a montré Bachelard,
conduit à des remises en cause globales des principes et des
systèmes.
Le bilan de toutes ces spéculations est donc très mince :
elles n'ont rien apporté à la science, car toutes ces tentatives
d'escamoter le choc du réel dans l'expérience, dans ces
interprétations « subjectivistes » de la science, comme l'a écrit
le physicien Louis de Broglie, « laissent un malaise » et
« tarissent la fécondité » de la recherche.
Cette excroissance parasitaire de la science n'a rien apporté
non plus à la philosophie, sinon une nouvelle variante du
terrorisme subjectiviste menaçant de l'accusation (infamante
selon les positivistes) de « métaphysique », quiconque tente
de donner un sens à la vie, à l'histoire, et au monde des
« mangeurs de pain », comme disait Homère, dans lequel
nous vivons et que nous avons à transformer pour lui donner
un visage humain.
Elle a tenté de réduire la science, et même la raison, à
l'enregistrement de « données » et à l'établissement de lois
mathématiques entre ces données, mutilant ainsi la « raison »
de sa fonction fondamentale, et la plus noble : celle qui
consiste, outre la maîtrise scientifique et la manipulation
technique des choses, à rechercher aussi le sens, la valeur,
et les fins de cette science et de cette technique, afin de les
faire servir à l'épanouissement de l'homme et non à sa
destruction.
La raison est l'instrument, à la fois, de cette science et de
cette sagesse.
Alors que le positivisme exclut cette sagesse (cette
recherche des fins), et nous condamne ainsi à une « religion
des moyens ».
L'exemple le plus éclatant de cette confusion entre une
science qui nous donne des moyens, et une sagesse qui nous
permet de concevoir des fins, est le livre de Jacques Monod,
LE HASARD ET LA NÉCESSITÉ.
Définissant d'entrée de jeu l'organisme vivant comme « un
objet doté d'un projet » 1 : celui de reproduire sa structure,
et même de la transformer, il appelle cette étrange propriété
« téléonomie », pour éviter le vieux mot de « finalité », qu'il
veut absolument exclure de la science.
« La pierre angulaire de la méthode scientifique est le
postulat de l'objectivité de la nature : c'est-à-dire le refus
systématique de considérer comme pouvant conduire à une
connaissance "vraie" toute interprétation des phénomènes
donnée en termes de causes finales, c'est-à-dire de projet...
Postulat pur, à jamais indémontrable, car il est évidemment
impossible d'imaginer une expérience qui pourrait prouver la
non-existence d'un projet, d'un but poursuivi où que ce soit
dans la nature 2 . »
A partir de ce postulat, parfaitement légitime pour qui veut
éviter toute explication paresseuse à partir du dessein extérieur
d'un démiurge, Jacques Monod, en une fort élégante
démonstration, rend compte du phénomène de l'évolution
biologique, c'est-à-dire à la fois de l'invariance des structures

1. Jacques Monod, L E H A S A R D E T L A NÉCESSITÉ, Paris, Éd. du Seuil,
1970, p. 22.2. Ibid, p. 32-33.

et de leurs mutations, à partir de deux concepts exclusifs de
tout autre : la nécessité et le hasard.
La nécessité n'est pas, chez Jacques Monod, de nature
mécanique (comme chez Descartes ou dans l'« homme-machine
» de La Mettrie), mais de nature cybernétique. Le
« hasard » intervient nécessairement pour expliquer l'invariance
des structures, car, en vertu de la deuxième loi de la
thermodynamique, on pourrait s'attendre à une dégradation.
Mais chaque système biologique baignant dans un système plus
vaste, il peut se produire des « remontées » locales et
provisoires de l'entropie sans infirmer la valeur de cette loi
pour l'ensemble de la nature. Ces hasards successifs peuvent
être intégrés à la structure, fixés, accumulés par le jeu des
autorégulations cybernétiques.
A ce niveau de la biologie, je n'ai ni la compétence pour
discuter de la valeur de l'explication de Jacques Monod, ni
le besoin de le faire pour mon actuelle démonstration.
Mais le problème se pose sur un autre plan lorsque Jacques
Monod entend réduire toute réalité, historique, morale, ou
religieuse, au seul jeu de la nécessité et du hasard. Quelle
régression par rapport à la vision totale de Goethe, pour qui
la nécessité et le hasard sont des instruments de la liberté
créatrice de l'homme !
« La trame de ce monde est faite de nécessité et de hasard ;
la raison humaine se place entre les deux et sait les gouverner ;
elle voit dans la nécessité le fondement de son existence ; quant
au hasard, elle s'entend à le diriger, à le conduire et à l'utiliser,
et c'est dans la mesure où cette raison demeure ferme et
inébranlable que l'homme peut prétendre au titre de "dieu de
la terre" »
1.        Goethe. W I L H E L M M E I S T E R . Livre I, tome 1, Chapitre 17.
2.         
Lors d'un débat télévisé qui m'opposa à lui, dans une
émission de Michel Polac, à laquelle participait également le
professeur Laborit, je me suis donc borné à faire à notre Prix
Nobel, deux objections :
1) Il affirme, à maintes reprises, dans son livre, que son
explication est la seule possible, exclusive de toute autre.
Cette illusion dogmatique a été celle d'autres savants à
d'autres époques. Descartes, et La Mettrie après lui, ont
affirmé aussi que tous les phénomènes de la vie étaient
réductibles, sans résidu, aux concepts et aux lois de la
mécanique. Devant la fière assurance de Jacques Monod, je
me suis permis de lui demander s'il n'était pas le La Mettrie
de la cybernétique.
2) Sa notion du hasard est toujours troublante. Sans doute
Jacques Monod lui donne-t-il le sens mathématique qu'il peut
avoir dans les théorèmes de Von Neumann. Néanmoins, même
à partir des nombres les plus grands, on peut se poser la vieille
question : à supposer que l'on confie à un singe, dans le
désordre, toutes les lettres composant l'Iliade, combien de
chances y a-t-il pour que, disposant et redisposant sans cesse
les caractères « au hasard », il arrive un jour à composer
le poème ? Si bien qu'en dépit des précautions prises par
Jacques Monod, son « hasard » me paraît bien souvent jouer
dans son livre le rôle que jouait la « Providence » dans les
sermons du curé de mon village.
Mais mon hésitation découle sans doute de ce que je n'ai
point l'imagination ni l'audace de « ce poisson primitif » qui,
selon Jacques Monod, « a choisi d'aller explorer la terre où
il ne pouvait cependant se déplacer qu'en sautillant
maladroitement »
1. Ibid. p. 142.
Ce « Magellan de l'évolution 1 », comme écrit encore Monod,
est ainsi le premier d'une lignée de Terriens qui, par une
accumulation d'autres hasards, deviendront nos aïeux !
Même si j'acceptais sans sourciller, lui ai-je dit, votre
« explication » au niveau de la biologie, je n'en retiendrais
pas moins que votre ouvrage est peuplé de beaucoup plus de
miracles que la Bible.
Mais, dès que nous dépassons la biologie, les choses
s'aggravent : dans les vingt-deux dernières pages du livre
(p. 175 à 197), Jacques Monod traite à la fois de la morale,
de la politique, et de la religion, en un raccourci magistral,
qui consiste à généraliser et à extrapoler tous azimuts le type
d'explication qu'il a appliqué à la biologie, pour aboutir à cette
conclusion péremptoire : « L'homme sait enfin (depuis
Jacques Monod. - R. G.) qu'il est seul dans l'immensité
indifférente de l'univers d'où il a émergé par hasard2. »
Était-il insolent de lui demander si ce ne sont pas ces
vingt-deux pages qui ont fait de l'ouvrage un best-seller, et
pourquoi ?
Car il est peu probable que ce soient les considérations
techniques sur les « enzymes allostériques » ou les
« séquences polypeptidiques » qui, en dehors des spécialistes,
aient attiré des centaines de milliers de lecteurs en France et
dans le monde ! Le livre de son collègue, François Jacob,
comme lui Prix Nobel, et traitant du même problème de la
LOGIQUE DU VIVANT 3 avec la même compétence, et à
quelques semaines d'intervalles, mais en s'en tenant à la seule
biologie, n'a pas été aussi choyé par les médias touchant les
grandes masses.
1. Ibid.
2. Ibid. p. 196
3. Paris, Gallimard, 1970.
J'eus donc le mauvais esprit de lui dire que le sort
fulgurant, connu par LE HASARD ET LA NÉCESSITÉ, est
peut-être moins dû à l'incontestable compétence du biologiste,
qu'au contestable pamphlétaire du dernier chapitre qui avait
le mérite insigne d'exécuter, au nom de la science, le marxisme
(en pourfendant par surcroît - fausse fenêtre pour la symétrie
- Teilhard de Chardin).
Jacques Monod devenait ainsi le pape du positivisme, et
le fer de lance de l'antimarxisme.
Il n'est pas dans mon propos de réfuter ses attaques contre
un marxisme caricatural. Jacques Monod confond Marx avec
Staline comme, après la mort de Monod, les « nouveaux
philosophes » ont récupéré, avec moins de talent, la livrée
défraîchie de l'antimarxisme, en confondant Marx avec
Althusser. Le conclave des médias, n'ayant plus un Nobel à
se mettre sous la dent, décida que la papauté de l'antimarxisme
deviendrait collégiale et, nous le verrons, le temps d'une
campagne électorale, lança nos plays-boys exorcistes dans le
grand public, comme on lance une nouvelle marque de lessive.
Jacques Monod, lui, passe de la science au scientisme. La
science étant l'ensemble des méthodes mathématiques expérimentales
qui ont assuré à l'homme une prestigieuse maîtrise
sur la nature. Le scientisme étant l'ensemble des superstitions
qui prétendent exploiter le légitime prestige de ces méthodes,
pour expliquer par elles, ou nier en leur nom, toutes les autres
dimensions de la vie, telles par exemple que l'art, l'amour,
le sacrifice, la foi, ou simplement l'autre homme dans sa
spécificité. Ce qu'on appelle parfois, à tort, les « méfaits »
de la science ne viennent pas de la science mais d'une
philosophie faisant d'elle une religion qui n'ose pas dire son
nom. Ou encore : le scientisme est la croyance que tout ce
qui n'est pas réductible, sans résidu, au concept, à la mesure
et à la logique (aristotélicienne, mathématique, dialectique, ou
structurale) n'a pas de réalité.
Le scientisme procède ainsi à une série de réductions.
Cette raison, réduite (de Descartes pour l'exalter, à Bergson
pour l'humilier) à n'être qu'instrumentale, fabricante d'outils,
de moteurs, de richesses et de contraintes sociales, est
pourvoyeuse de moyens et non de fins.
Comme si l'homme ne pouvait manifester son intelligence
qu'en construisant des machines, en gagnant de l'argent ou
en manipulant les foules ! En s'emparant d'un pouvoir sur la
nature ou les hommes.
Ce rationalisme infirme repose sur deux postulats :
1) Toute réalité peut être « définie », c'est-à-dire réduite,
sans résidu, en concepts ;
2) La nature entière est un ensemble de « faits », reliés
par des lois.
La sensation, le concept, et la loi sont les trois piliers du
« positivisme » et du « scientisme » occidental.
Pour une telle pensée positiviste, l'avenir ne peut être que
le prolongement du passé et du présent.
On comprend aisément pourquoi cette « religion des
moyens », prenant la relève d'autres croyances et d'autres
crédulités, joue, à son tour, le rôle d'« opium du peuple ».
1. Le concept, c'est le réel reconstruit selon un plan
humain, rendant ainsi la réalité transparente à la raison. Cela
est vrai des choses, des objets, de tout ce qui relève de la mesure
et de la limite : un mathématicien peut « téléphoner » une
figure géométrique à son collègue ; un ingénieur peut
« téléphoner » le projet d'un pont, car tout y est définissable
par des mesures, depuis les courbes des arches jusqu'à la
résistance des matériaux et leur prix. Mais on ne peut pas
« téléphoner » le « Pont d'Arles » de Van Gogh ou le « Pont
sous la pluie » d'Hiroshige, car i l y a là quelque chose qui
échappe au concept et à la mesure. Tout au plus pourrai-je
communiquer la technique du peintre, comme je peux envoyer
par la poste une partition de musique après le concert, sans
que mon correspondant sache pour autant si l'exécution a été
celle d'un virtuose dont la sensibilité ne peut se traduire en
concept, ou celle d'un exécutant impersonnel. Un « futurologue
» peut communiquer à son institut un projet fondé sur
des extrapolations à partir du passé et du présent. Mais c'est
un faux avenir, car il fait nécessairement abstraction de
l'initiative imprévisible des hommes et de leurs créations.
L'emploi de l'ordinateur n'ajoutera rien à ce faux avenir : si
Lénine avait usé d'un ordinateur pour lui demander s'il fallait
faire la révolution d'Octobre, la réponse eût été oui. Parce
que Lénine l'aurait programmé. L'ordinateur, programmé par
Kautsky, ne faisant entrer dans ses calculs que les « conditions
objectives1 », eût répondu non. Si l'on traite l'homme et
l'histoire comme objet ou ensemble d'objets, le futur sera
invariablement le prolongement du passé et du présent, soit
par extrapolation, soit par analogie, puisqu'on pose par avance
que l'homme, traité comme un objet, est, comme l'objet,
incapable de rupture avec le passé ou de création inédite, bref,
de nouveauté imprévisible.
C'est pourquoi le scientisme, cette « religion des moyens »,
après tant d'autres superstitions du passé, joue parfaitement
le rôle d'« opium du peuple ».
Le propre du concept est de réduire tout sujet et tout projet
aux lois, aux mesures, et aux limites de l'objet. Ceci n'implique
nullement le mépris du concept : nous le respectons à son

1. Lénine lui rétorquait, avec juste raison, que l'on devient aisément
« opportuniste à force d'objectivité ».

niveau, où il fait preuve de son efficacité dans l'intelligence
et la manipulation des objets. Mais ce n'est pas par concept
que se déterminent l'amoureux, le poète, ou le prophète.
Il en est de même de la logique, qu'il s'agisse de la logique
déductive d'Aristote et de saint Thomas, de la logique
mathématique, ou de la dialectique de Hegel et de ceux des
scientistes qui se réclament de Marx.
2. Pour faire court, et ne pas revenir, pour la logique et
la loi, à ce que nous avons dit du concept et de son efficacité
au niveau des objets de la nature ou des outils, retenons
seulement son application à ce qu'il est convenu d'appeler les
« sciences humaines » ou le « socialisme scientifique ». La
logique, dans son analyse des relations entre concepts, part
du même postulat que le concept : de même que le concept
prétendait reconstruire, sans résidu, l'objet, la logique entend
reproduire, dans son enchaînement de concepts, les relations
et les mouvements du réel. Ce qui, répétons-le, est parfaitement
respectable et efficace à un certain niveau : celui où
l'abstraction ne prive pas l'objet de sa caractéristique
fondamentale.
En est-il ainsi à l'échelle de l'homme et de son histoire,
de l'économie politique, de la psychologie, de la sociologie ou
du socialisme scientifique ?
D'Auguste Comte en Durkeim, de Pavlov en Jacques
Monod, de Hegel en Staline, on n'a jamais dissimulé que l'on
appliquait consciemment à l'homme les méthodes et les lois
qui avaient fait leurs preuves dans les sciences de la nature.
Que Durkheim calque « les Règles de la méthode sociologique
1 » sur celles de l'empirisme positiviste de Stuart Mill ;

1. Emile Durkheim, L E S RÈGLES D E L A MÉTHODE S O C I O L O G I Q
U E , Paris, 1895 : Bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris, P.U.F.

que Jacques Monod applique les lois de la cybernétique, qui
faisaient merveille en génétique, à l'ensemble de l'évolution,
y compris celle de l'homme ; que Staline fasse de la dialectique
de l'histoire et de ses révolutions un cas particulier des lois
« universelles » de la dialectique de la nature, la démarche
est, dans chaque cas, la même : c'est celle de Descartes
appliquant les lois de la mécanique au comportement animal,
celle de la Mettrie les appliquant à son tour au comportement
humain dans un livre dont le titre avait le mérite de définir
le programme : L'HOMME MACHINE.
L'économiste « classique » procède de même - mais sans
le dire - lorsqu'il établit ses « lois » en réduisant l'homme
à deux dimensions seulement : celle de travailleur et de
consommateur, de travailleur robot et de consommateur avide,
l'un et l'autre étant mus par le seul intérêt. Il y a là, non pas
une science, mais une idéologie de justification, d'autant plus
mystificatrice qu'elle a introduit subrepticement (peut-être
même inconsciemment) un postulat caché de ce qu'elle fait
passer pour science : le principe même de la société capitaliste,
celui de Hobbes et des « utilitaristes anglais », qui
considéraient comme « psychologie de l'homme » la
psychologie moyenne du bourgeois de leur temps.
Nous pourrions faire une démonstration analogue pour
l'adversaire direct de cette « économie classique » : le
« socialisme scientifique ». Lui non plus ne peut établir de
lois économiques ou de lois historiques que de l'homme
« aliéné », c'est-à-dire d'un homme à ce point mutilé de sa
dimension proprement humaine que son histoire ressemble
plus ou moins à l'évolution naturelle. En bref, disons que les
« sciences humaines » nous apprennent beaucoup de choses
sur l'homme, sauf ce qu'est l'homme.
Le « postulat subreptice » de ces « sciences humaines »
est celui-ci : dans un monde d'aliénation et de manipulation
on appelle « homme » l'homme aliéné et, retrouvant, au terme
de la « recherche », ce que l'on avait introduit au début,
on réalise ainsi, sous l'enseigne de la « science », une autre
idéologie de justification et de manipulation.
L'histoire « scientifique » est l'histoire de l'homme aliéné.
Le socialisme « scientifique » est le prolongement de cette
histoire et de son aliénation.
Car le socialisme peut être scientifique dans ses moyens
(les techniques d'organisation ou de stratégie, fonction des
aliénations existantes), mais le choix de devenir un militant,
le choix d'accepter, dans le combat pour le socialisme, le
sacrifice de sa propre vie, ne peuvent s'imposer par raison
démonstrative ou par voie-scientifique. C'est un choix, un acte
de foi, un postulat.
Alors que les sciences de la nature exigent que le sujet
s'efface autant que possible devant l'objet, la connaissance
exigée pour la saisie des créations humaines (des arts, des
mysticismes, des prophétismes, des initiatives révolutionnaires,
comme de la poésie ou de l'amour) exige que le sujet qui
cherche à « comprendre » s'identifie au sujet acteur et
créateur : l'objet ne peut être compris que par le concept, le
sujet ne peut être atteint que par l'amour, le projet ne peut
être désigné que par le mythe, l'utopie ou le poème. Plus
prosaïquement encore : une chose est de connaître les causes
et les effets chimiques ou biologiques de l'ivresse, autre chose
d'éprouver l'ivresse. Une chose d'écrire un « Traité des
passions », autre chose d'aimer. Une chose de théoriser sur
la révolution, autre chose de la décider et de l'accomplir. Une
chose d'être historien, autre chose de changer le cours de
l'histoire. Dans chaque cas, il ne s'agit pas d'exclure l'un des
deux termes, mais d'être conscient de leur différence, afin de
ne pas nous soumettre à l'existant et au passé, en excluant
par principe toute émergence imprévisible, poétique, d'un
avenir véritable, c'est-à-dire d'un avenir dont les composantes
n'existaient pas toutes dans le passé ou le présent.

6. Le structuralisme : méthode ou système ?
La fascination de la linguistique, qui s'est manifestée dans
l'empirisme logique, au cours de sa dernière étape, par un
usage abusif de la notion de « sémantique » pour définir le
langage des sciences de la nature, s'exprime sous une autre
forme, dans l'usage abusif de la notion de « structure » pour
définir le langage des sciences humaines dans la perspective
d'un structuralisme qui n'est plus linguistique mais
doctrinaire.
Il ne s'agit pas seulement d'une « mode ». Ou plutôt cette
« mode » - car c'en est une - est liée à un phénomène
historique plus général.
Le règne de l'existentialisme a duré plus d'un tiers de siècle.
Il répondait, lui aussi, à une expérience historique vécue :
contre les caporalisations de la guerre, l'écrasement totalitaire
du fascisme hitlérien, les drames d'un socialisme bureaucratique,
en un mot contre toutes les structures qui niaient la
particularité, il a mis l'accent sur la subjectivité, la responsabilité
de l'homme, l'angoisse des choix humains.
Mais les structures, sous une forme plus sournoise, moins
ouvertement agressive et violente, l'on emporté.
La toute-puissance non seulement des moyens de masse
de diffusion de la culture : presse, publicité, radio, télévision,
cinéma, mais aussi des institutions qui les utilisent pour
conditionner le comportement des individus à des fins
économiques, morales, politiques, a créé une situation de fait
où l'aspect le plus apparent des conduites individuelles est leur
structuration par des schémas. Depuis le montage publicitaire
de réflexes conditionnés, jusqu'aux stéréotypes sentimentaux,
en passant par les réactions politiques de masse cristallisées
selon des formules préfabriquées, le moment de l'initiative
historique créatrice de l'homme, agissant comme sujet
responsable et participant effectivement, par sa décision, à
l'ouverture d'un nouvel avenir, passe ainsi au second plan.
A ne voir que la surface des choses, il semble en effet que
l'histoire tout entière puisse se ramener à une dialectique des
structures ayant leur efficace propre, si bien que l'on en arrive
à ne guère éprouver le besoin de remonter de la structure à
l'activité humaine qui l'engendre.
La question est donc de savoir si nous devons théoriser
sur ce recul apparent et provisoire de l'homme transformé en
chose, dont l'histoire peut sembler se réduire au jeu
impersonnel des structures qu'il a engendrées, ou si, au
contraire, tout en reconnaissant pleinement le rôle majeur des
structures (et par conséquent les mérites des divers structuralismes),
nous devons situer la structure comme un moment
de la réalité humaine, mais un moment qui n'est exclusif ni
de la pratique humaine fondamentale qui engendre toutes les
structures, ni des pratiques individuelles concrètes qui se
développent à partir de ces structures mais ne s'y réduisent
pas, et comportent, elles aussi, un moment de créativité. En
d'autres termes, reconnaître la légitimité du structuralisme
comme méthode scientifique d ' exploration et d’ analyse d ' un
niveau de la réalité humaine et sociale, et rejeter le
structuralisme doctrinaire lorsqu'il prétend être une philosophie
donnant une analyse exhaustive de la réalité humaine
et niant par là même le moment de la création et le moment
de la subjectivité. Dans le premier cas, la structure est une
médiation irremplaçable, dans le deuxième, une aliénation
stérilisante.
1. Lorsque de Saussure (1857-1913) dans son : COURS
DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE paru après sa mort, en
1916, délimite le champ de son investigation scientifique, i l
opère délibérément une triple réduction :
a) Il sépare la langue, comme institution sociale, de la
parole qui est une opération du sujet ;
b) il sépare la langue de l'histoire de la langue, par une
sorte de coupe transversale, faisant abstraction du temps, et
s'attachant à l'étude synchronique ;
c) Il sépare la langue de son contexte social pour l'étudier
selon ses seules lois immanentes
Ces précautions, ou ces postulats méthodologiques, pour
délimiter un champ de recherches, pour fixer un niveau de
connaissance, sont parfaitement légitimes et féconds, à
condition d'avoir conscience précisément que l'on délimite
ainsi un niveau du savoir et de ne pas l'oublier lorsque, au
terme de la recherche, il s'agira d'aborder d'autres niveaux
(et non d'en nier l'existence), et de les articuler avec le
précédent.
Lévi-Strauss a maintes fois rappelé ces limites de l'application
de la méthode structurale. Par exemple, dans sa LEÇON
INAUGURALE au Collège de France, après un vif éloge de
l'histoire, il ajoutait : « Cette profession de foi historienne
pourra surprendre car on nous a parfois reproché d'être fermé
à l'histoire... Nous ne la pratiquons guère, mais nous tenons
à lui réserver ses droits ». S'il s'attache, dans ses recherches,
à la structure plus qu'à la genèse, au résultat plutôt qu'au
devenir, il n'exclut nullement la possibilité et la légitimité
d'autres angles d'attaque dans l'étude de l'homme, ni
l'existence d'autres niveaux de connaissance que celui de la
structure. Par exemple, tout en reconnaissant, dans LA
PENSÉE SAUVAGE , une sorte d'antipathie foncière1 entre
histoire et structure, il écrit, en 1964 : « Les sciences sociales
et humaines ont aussi leurs relations d'incertitude, par
exemple, celle entre structure et procès : on ne peut percevoir
l'un qu'en ignorant l'autre et inversement, ce qui, soit dit en
passant, fournit un moyen commode d'expliquer la complémentarité
entre histoire et ethnologie. » 2
Dans un rapport à l'U.N.E.S.C.O. sur « les sciences
sociales dans l'enseignement supérieur », i l employait même
des formules très proches de celles de Marx, définissant comme
objet de la recherche « ce couple indissoluble formé par une
humanité qui transforme le monde et qui se transforme
elle-même au cours de ses opérations » . 3
Ce moment, ou plutôt ce niveau structural de la
connaissance, a été trop longtemps négligé et parfois même
escamoté par les marxistes : il leur est souvent arrivé, par
exemple, dans l'étude des conceptions philosophiques, des
religions, ou des formes artistiques, de passer tout de suite
à l'étude des conditionnements externes, sans passer d'abord
par l'analyse interne de la structure de l'oeuvre, par la
recherche de son principe interne d'organisation. Nous ne
pouvons qu'approuver Roman Jakobson lorsqu'il dit : « Je
ne sais pas comment l'on pourrait, quand il s'agit de travailler
sur les langues et sur l'art, ne pas tenter d'en saisir la
"structure". Ceux qui parlent d'autre chose font de la causerie,
non de la science » (Lettres françaises, n° 1157 du 17 au
23 mars 1966).
1. Lévi-Strauss, L A PENSÉE S A U V A G E , p. 307.
2. Revue Aletheia, n° 4, p. 205.
3. Ibid., pp. 204-205

Il souligne qu'il ne voit nulle opposition entre cette
méthode structurale et le marxisme, à condition de ne pas
confondre le marxisme avec la caricature mécaniste du
marxisme qui prétend, par exemple, étudier le plan de l'art
comme une dérivation mécanique des autres plans.
La méthode structurale peut aider les marxistes à corriger
une interprétation étroite et mécanique de la méthode de Marx,
en rappelant que l'analyse interne et structurale est la première
et nécessaire étape de toute recherche. Mais à condition de
ne pas oublier que ce niveau de connaissance n'est pas le seul.
Lévi-Strauss, évoquant la possibilité d'intégrer ses propres
recherches à la conception marxiste des sociétés et de leur
histoire, écrivait dans la PENSÉE SAUVAGE (p. 173-174) :
« sans mettre en cause l'incontestable primat des infrastructures,
nous croyons qu'entre praxis et pratiques s'intercale
toujours un médiateur, qui est le schème conceptuel par
l'opération duquel une matière et une forme, dépourvues l'une
et l'autre d'existence indépendante, s'accomplissent comme
structures, c'est-à-dire comme êtres à la fois empiriques et
intelligibles. C'est à cette théorie des superstructures, à peine
esquissée par Marx, que nous souhaitons contribuer. »
S'il est parfaitement légitime d'étudier en eux-mêmes, en
faisant provisoirement abstraction de leur conditionnement et
de leur histoire, des systèmes linguistiques, des systèmes
d'institutions, d'oeuvres ou de croyances, i l est illégitime de
réduire l'étude de l'homme à l'étude des oeuvres humaines.
De substituer l'étude des résultats objectivés de la pratique
humaine, à l'étude de cette pratique humaine dans son
ensemble et dans son développement, étude dont les résultats
objectifs et structurés sont un moment nécessaire, mais un
moment seulement, comme le rappelait avec juste raison Sebag
dans MARXISME ET STRUCTURALISME: « L'homme
est le producteur de tout ce qui est humain... ce sont les
hommes qui créent les langues, les mythes, les religions ou
les sociétés. » 1
Sans quoi nous allons vers une conception aliénée de la
structure: au lieu de voir en elle un « modèle » scientifique
construit par l'homme, nous allons lui accorder un statut
ontologique. Ici encore Sebag avait raison de souligner qu'il
n'est possible que « métaphysiquement » de parler de
fonctionnement autonome de la structure.
L'analyse structurale de rapports humains objectivés, dans
la linguistique par exemple, révélait sa fécondité et montrait
la possibilité de constituer de véritables « sciences humaines
». La recherche et la formalisation des structures, de
systèmes constitués d'institutions, d'oeuvres ou de croyances,
permettait à la fois d'expliquer et de prévoir, d'établir que
certaines propriétés étant présentes, d'autres leur sont nécessairement
liées, en un mot de donner aux sciences humaines,
dans leur étude des institutions, un statut qui ne soit pas
inférieur, en dignité explicative et en efficacité pratique, à celui
des sciences de la nature.
La tentation était grande de s'attacher exclusivement à ce
moment privilégié de la réalité humaine : celui de la raison
objective, celui de la structure, et de nier jusqu'à la réalité
de tout autre moment. « La conscience, écrit Lévi-Strauss,
apparaît ainsi comme l'ennemie secrète des sciences de
l'homme. » 2
Prudent encore, Lévi-Strauss situait ses propres recherches
à un niveau de la réalité : celui des médiations structurales,
entre la praxis fondamentale des sociétés qui engendre les

1. Paul Sebag. M A R X I S M E E T S T R U C T U R A L I S M E (p. 114).
2. Lévi-Strauss. A N T H R O P O L O G I E S T R U C T U R A L E , (p. 194).

structures, et la pratique concrète des individus, informée par
ces structures. La tendance à éliminer tout sujet s'est accusée
dans la dernière période, depuis les tentatives d'interprétation
purement structuraliste du CAPITAL de Marx, par Althusser
et son école, réduisant l'homme à n'être qu'un « support des
rapports de production », jusqu'à Michel Foucault prophétisant,
après « la mort de Dieu » annoncée par Nietzsche, une
prochaine « mort de l'homme ».
Claude Lévi-Strauss se situait ainsi dans une lettre qu'il
m'adressait le 15 avril 1967 :
« Je vous remercie de m'avoir communiqué le texte de
votre belle conférence que je vous retourne ci-joint après l'avoir
lu, et admiré son élégance et sa force. Sur beaucoup de points,
je me sens d'accord avec vous. Il se trouve que je n'ai pas
lu Althusser et je n'en parlerai donc pas. Pour Lacan, j'ai
suggéré dans l'interview des Lettres françaises des réticences
que j'éprouve, en fait, de manière beaucoup plus vigoureuse,
mais je n'ai pas voulu engager une polémique. A propos de
Foucault enfin, j'ai reconnu ma pensée dans vos critiques :
comme vous, je suis sidéré par le mépris souverain avec lequel
Foucault traite l'expérience. Jamais ses interprétations ne sont
dégagées des faits ; il les promulgue par un décret arbitraire
et dispose des exemples à sa fantaisie pour faire croire que
la réalité s'y conforme.
« Cela dit, et pour sensible que je sois à l'offre que vous
me faites d'un assez confortable fauteuil dans un petit
Purgatoire entre le Paradis marxiste et l'Enfer pseudostructuraliste,
je ne crois pas que je m'y sentirais à mon aise.
Pour préciser ma pensée sur la question qui vous préoccupe,
je dirais en effet ceci :
1) Dans les recherches auxquelles je me consacre, la
considération du sujet n'est pas pertinente. Sans vouloir
donner une réponse définitive, je constate que je n'ai pas besoin
de cette hypothèse. Mais je ne prétends pas interdire à d'autres
d'y recourir : on nous jugera aux résultats.
2) Je me sens profondément affecté par la faillite de la
morale humaniste qui, depuis des siècles, n'a pas seulement
échoué à prévenir tant d'horreurs et d'abus, mais qui s'est
révélée toujours prête à leur fournir des légitimations.
3) Il me semble que la raison de cette faillite tient au fait
que l'humanisme a prétendu restreindre à l'homme seul le
champ des valeurs morales. Elle l'a ainsi rendu vulnérable sur
ses frontières, faute d'un glacis, si j'ose dire, où livrer les
combats d'avant-garde nécessaires à sa sécurité. Il aurait fallu
protéger, non une partie ou un aspect de l'homme, mais
l'homme entier ;
« Cet humanisme châtié et humilié ne rencontrerait sans
doute guère d'écho chez ceux dont on associe trop souvent
le nom avec le mien. Mais je crains bien qu'aussi i l ne soit
fort éloigné de vos propres soucis. »
A l'égard du marxisme, il m'avait précisé sa position,
Le 7 novembre 1966 :
« Je vous remercie très vivement de l'envoi que vous avez
bien voulu me faire de votre beau livre sur le MARXISME
DU XXe  SIÈCLE et de la sympathique compréhension que
vous y témoignez envers mes idées. Malgré d'apparentes
divergences qui, me semble-t-il, pourraient être facilement
surmontées. Car si des recherches comme les nôtres doivent
un jour devenir scientifiques, il est inévitable que nous nous
résignions les uns et les autres à n'envisager qu'une fraction
ou qu'un aspect du phénomène : ce qui n'implique pas qu'ils
ne puissent s'intégrer un jour, mais trop de précipitation nous
ferait retomber dans la philosophie dont, à mon sens, il s'agit
précisément de sortir (au moins provisoirement, car je ne
préjuge pas de l'impossibilité d'une philosophie future
rénovée).
Quoi qu'il en soit votre livre m'a beaucoup appris et fait
réfléchir. »
Contre une interprétation abstraite et doctrinaire du
structuralisme, de Saussure, Jakobson ou Lévi-Strauss n'ont
jamais prétendu que la structure recouvrait la totalité du
connaissable, alors que le structuralisme doctrinaire et abstrait
prétend réduire toute réalité à la structure, sans jamais
remonter de la structure à l'activité humaine qui l'engendre,
sans jamais reconnaître, comme l'exige un structuralisme
dialectique, que la méthode structurale ne peut révéler toute
sa fécondité que par sa complémentarité avec la méthode
génétique dont Henri Wallon a donné sans doute le premier
exemple pour les sciences humaines.
Les structures sont les traces durables des trajets et des
projets des hommes. En oubliant le constituant pour ne plus
voir que le constitué, le structuralisme doctrinaire, philosophie
désertique, a éliminé la dimension première de l'homme : le
projet.
La notion de structure, de nos jours, véhicule une
philosophie qui serait, dans sa version dogmatique, le point
d'aboutissement de cette philosophie de la mort de l'homme,
d'une histoire qui ne serait pas faite par les hommes.

7. « Nouveaux philosophes »? - Non : nouvelle sophistique
De ce qu'il est convenu d'appeler les « nouveaux
philosophes », nous n'évoquons pas la « philosophie », car
ce courant idéologique n'en comporte aucune, mais seulement
les mécanismes de leur utilisation au niveau des « médias »
et de la politique, car ces mécanismes sont significatifs de
l'usage que le pouvoir, - celui de l'argent ou celui de l'État -
peut faire de la « philosophie universitaire » (celle qui
d'ordinaire enseigne la philosophie pour fabriquer d'autres
professeurs de philosophie) lorsqu'on veut s'en servir pour des
manoeuvres politiques. L'on retourne ainsi au commencement,
c'est-à-dire à l'époque de l'utilisation mercantile des « sophistes
» grecs pour la manipulation de l'opinion.
Le lancement, sur le marché de la culture, avec les
méthodes du marketing et du « show business », richement
orchestré par les médias, fut l'oeuvre, en juin 1976, de
Bernard-Henri Lévy.
Le noyau initial du groupe était constitué par d'anciens
« maoïstes » du grand mouvement de 1968. Se déclarant
déçus par le « mouvement », après sa défaite, ils se
caractérisaient par un anticommunisme zoologique. Le pouvoir
les accueillit donc volontiers, et nul ne reprochera à aucun
d'eux d'avoir été « stalinien » ou « maoïste », pas plus qu'en
Italie l'on ne reproche aux « pentiti », aux « repentis » des
Brigades Rouges, qui dénoncent leurs anciens camarades à
la police, d'avoir été « brigadistes ».
A la suite d'un débat sur le marxisme à la télévision
espagnole, à Madrid, auquel participait le Secrétaire général
du Parti communiste espagnol, le Maire de Madrid, un ancien
ministre de Franco, et deux français : Bernard-Henri Lévy
et moi-même, je dis à Bernard-Henri Lévy : « Ici, l'on n'avait
vraiment pas besoin de toi pour répéter, une fois de plus, à
la télévision espagnole ce que les "franquistes" y ont rabâché
pendant quarante ans sur "le marxisme" ! »
Encore tout échauffé par ses invectives contre ce qu'il
appelait « le marxisme », sa réponse fut d'une spontanéité
charmante : « Je vais te casser la gueule ! » Sur quoi je lui
fis observer que c'était là la logique irréprochable de l'idéologie
dont il venait, devant les caméras, de prendre la succession.
Le plus drôle est que ce soit l'ancien ministre de Franco qui
se soit le premier interposé !
Le groupe de Bernard-Henri Lévy fut en général utilisé
à des tâches plus subtiles : le marché commun de l'anticommunisme
étant déjà saturé, ils trouvèrent leur « créneau »
dans l'attribution à Marx lui-même de toutes les perversions
ultérieures de sa doctrine (à la manière dont les anticléricaux
d'autrefois exploitaient Franco, la Sainte-Alliance, l'Inquisition,
ou même les Croisades, pour disqualifier Jésus !).
Le thème majeur, sur lequel ils brodaient leurs variations,
était : « Marx, c'est le goulag ». Il s'agit de créer un réflexe
conditionné : tout comme le chien de Pavlov se mettait à baver
en entendant la sonnerie annonçant son repas, il faut que
chaque fois que l'on entend : « Marx », on pense : « goulag ».
Prenant pour leur Évangile L'ARCHIPEL DU GOULAG
de Soljénitsyne, les trois cautions du groupe : Jean-Marie
Benoist venant de l'extrême-droite, Gluksmann cherchant à
se donner pour un homme de gauche, et Maurice Clavel tombé
du ciel providentiellement, donnent le ton :
Benoist avait déjà proclamé péremptoirement : « Marx
est mort ».
Glucksmann, exégète passionné et infatigable de Soljenytsine,
est ainsi résumé par Bernard-Henri Lévy : « Les camps
s'avouent marxistes, aussi marxistes qu'Auschwitz était
nazi. » (Pourquoi, dans cette démarche de « pensée », ne
pas attribuer Auschwitz à Kant ou à Nietzsche ?)
Enfin Maurice Clavel, plus candide, va droit au but. Il écrit,
dans le « Nouvel Observateur » : « Gluksmann et moi nous
nous complétons : je déduis le Goulag de Marx, il remonte
du Goulag à Marx ! »
Il ne reste plus, à travers les vaticinations de ces spécialistes
de l'obscurantisme oraculaire, enrobant dans la fumée de
rébellions purement verbales l'option qui découle de leurs
écrits : notre monde « occidental », ou bien le Goulag ! qu'à
servir toutes les formes de politique garantes de l'ordre établi.
De là, tous les thèmes politiques de nos « nouveaux
philosophes ». Il ne suffit pas de crachoter sur Marx, à la
manière de la soubrette de service, fouillant dans les poubelles
de la petite histoire, pour écrire un : KARL MARX.
HISTOIRE D'UN BOURGEOIS ALLEMAND.
Il faut intervenir de façon plus active et plus camouflée.
Bernard-Henri Levy, le plus talentueux de la bande, donne
l'exemple. Il pose la question : « Le libéralisme n'est-il pas
une position minimale qui convient assez bien ? » Et, sous
prétexte de faire une « critique » du livre de Giscard
d'Estaing : L A DÉMOCRATIE FRANÇAISE, il invoque
Voltaire, Leibniz, Montesquieu, Machiavel, Auguste Comte,
d'autres encore, pour nous laisser l'impression que ce livre
est une pensée.
Aujourd'hui, avec LA FORCE DU VERTIGE, Glusksmann
fait l'apologie de la « dissuasion nucléaire » du nouveau
Président, à partir de « l'option fondamentale » du groupe,
en posant l'absurde dilemme : rouges ou morts ? et en
acceptant le postulat insensé selon lequel l'arme nucléaire n'est
qu'un canon plus performant que les autres, et que les notions
« d'équilibre », de « bases », et autres concepts militaires
archaïques, ont gardé une signification, à une époque
radicalement nouvelle pour deux raisons fondamentales :
Il est possible aux « deux grands » :
1) d'atteindre n'importe quelle cible, à partir de leur
propre territoire. Ce qui enlève toute signification à la notion
de « bases ».
2) de détruire plusieurs dizaines de fois leur adversaire
géant, et même (avec l'équivalent actuel de plusieurs tonnes
d'explosifs sur la tête de chaque habitant de la planète) de
détruire toute trace de vie sur la terre (sans pouvoir excepter
leur propre peuple), ce qui enlève toute signification à la notion
d'« équilibre ».
En termes clairs : cet armement ne peut servir qu'à enrichir
les firmes qui les fabriquent ; et les armées, depuis Hiroshima,
ne peuvent plus servir qu'à des opérations coloniales contre
le « Tiers-Monde » (exemple : guerres du Viet-Nam,
d'Algérie, d'Afghanistan, ou soutien américain aux dictatures
latino-américaines), ou à des opérations de police intérieure
(de Marcos aux Philippines, à Pinochet au Chili), dictatures
militaires vomies, dès qu'ils ont la parole, par les peuples qui
les subissent (comme en Grèce, en Argentine, au Brésil...)
Ces problèmes politico-militaires ont aujourd'hui une
dimension philosophique, car c'est du destin de l'homme qu'il
s'agit, de l'homme comme espèce, à partir du moment où il
est devenu techniquement possible de faire « capoter
l'évolution », de mettre fin à l'épopée humaine commencée
il y a trois millions d'années. Peut-être est-ce là le problème
philosophique fondamental, puisqu'il nous interroge sur le sens
de notre vie et de notre mort, sur le sens de notre histoire.
Or, la caractéristique du livre de Glucksmann, rabaissant
le débat au niveau de concepts archaïques pour l'apologie
d'une politique au sens le plus dérisoire du mot, est
caractéristique d'une « philosophie » ravalée au rang de
« chien de garde » d'un système.
De là, la reprise, par les « nouveaux philosophes », des
thèmes les plus éculés. L'un d'eux écrit : « A gauche, à droite,
des p a t r i o t e s qui désespèrent, voyant la détresse de cette nation
qui se suicide, souhaitent de triompher ».
Un autre passe de la « patrie » à « l'Occident » : « Notre
façon de penser est grecque. » Maurice Clavel est aussi
ethnocentrique : « Le christianisme, le judéo-christianisme,
est la seule religion humaine, à la fois révélée et historique,
la seule histoire absolue. » Le reste du monde, la spiritualité
hindoue, chinoise, ou islamique, cela n'existe pas !
Un autre, avec la même fatuité, la même ignorance, et le
même mépris occidental de « l'autre », évoque « une pensée
sans science, telle la pensée chinoise » !
Diluant sans fin, dans leur dénonciation de la « barbarie »,
les grands thèmes de Freud, L'AVENIR D'UNE ILLUSION
et le MALAISE DE LA CIVILISATION, sur l'art d'imposer
ses fantasmes, le leitmotiv du groupe, c'est le nihilisme, la
destruction de toute norme, de toute raison : dénoncer, écrit
l'un, ce monde « qui est image, simulacre et fumée... La
pensée est une fiction, au même titre que la fiction
romanesque. »
L'histoire est clapotis de mots. La philosophie, un mauvais
roman. La politique, un cloaque. HAINE DE LA PENSÉE,
c'est le titre de l'un des ouvrages significatifs du groupe.
Par une pente naturelle, toute réalité est réduite au
« discours » : « A la limite, écrit un autre, il n'y a pas de
monde ; il n'y a que des discours ». Et, en écho : « Je dis :
le réel n'est rien que discours. »
Voilà qui rend plus aisé de dire n'importe quoi sur
n'importe quoi.
Ce « nihilisme » a une fonction politique précise.
En 1939, en un livre révélateur, l'ancien président nazi du
Sénat de Dantzig, Herman Brauschning, dans un réquisitoire
contre Hitler, expliquant la naissance du national-socialisme,
réfléchissait sur le sens de ce qu'il appelait « la révolution
du nihilisme ». Il évoquait, dans la préhistoire du nazisme,
« cette révolution qui détruit sur son chemin toutes les normes
spirituelles et mène au nihilisme absolu », sur quoi peuvent
se bâtir toutes les aventures de l'irrationnel et de ses avatars
despotiques.
A toutes les époques de l'histoire, la sophistique est le
prélude de la tyrannie.. Avec les « nouveaux philosophes »
la boucle de la philosophie « occidentale » est bouclée : partie
des sophistes athéniens elle retourne, à un degré plus bas, à
la même sophistique de désintégration de tout, des désespérés.
Le passage de la « table rase » à la « mise au pas ».
Tout l'art consiste, à la manière des sophistes grecs qui
se vantaient de pouvoir « faire passer pour grand ce qui est
petit et pour petit ce qui est grand », à faire passer une
restauration pour une révolution.

Roger Garaudy. 
Suite et fin du chapitre 3 de Biographie du 20ème siècle, Editions Tougui,  1985