La
connaissance de soi, dans sa réalité profonde et véritable,
permet
d'accéder à l'expérience vécue de l'immortalité, d'échapper à
l'espace et
au temps, de jouir ainsi d'un mode d'existence inconditionné
qui est
béatitude suprême.
Tel est le
dénominateur commun des grandes expériences que nous
avons
évoquées jusqu'ici : celles de l'hindouisme, du bouddhisme, du
taoïsme, du
Zen.
Pour la
commodité de l'exposé et pour employer des termes qui, en
toute
rigueur, ne sont qu'une transposition occidentale de ce type
d'expérience,
disons qu'il s'agit là d'un courant « gnostique », caractérisé
par une
initiative venant de l'homme, remontant, par étapes
successives,
jusqu'à la réalité de Dieu, et permettant de s'identifier à
lui. Dans
cette expérience unitive, il y a continuité dans le passage du
fini à
l'infini, du temps à l'éternité, de l'homme à Dieu.
Nous
n'avons rencontré qu'une exception : celle du mazdéisme et
de son
grand prophète Zarathoustra.
Il y a là
un autre type d'expérience, radicalement opposé au
premier :
l'expérience « prophétique », celle de Zarathoustra, du
prophétisme
juif, du christianisme, du prophète de l'Islam.
L'opposition
est radicale car nous grouperions, sous une même
formule
ambiguë, deux expériences fondamentalement différentes si
nous adoptions
une définition du genre : connaissance de Dieu par
expérience
(comme saint Thomas définissait la mystique) ; ou encore :
relation
personnelle avec Dieu (comme des auteurs plus récents ont
défini le
prophétisme).
Quelle
forme d'expérience, quel type de relation caractérisent cette
rencontre
de l'homme et de Dieu ?
Dans la
lignée des « sagesses », il y a continuité dans un
mouvement
qui
part de l'homme pour aller à Dieu , ou quelque autre
nom que l'on
donne à
l'absolu, à l'inconditionné, à l'infini immanent à tout être
limité.
Dans la lignée prophétique, le mouvement part de Dieu pour
interpeller
l'homme. Il n'y a pas de commune mesure et donc pas
de
passage
continu de l'un à l'autre. Transcendance radicale.
Dieu peut
se révéler à l'homme, et cette révélation est
un geste de
Dieu, à la
différence de l'expérience « gnostique », qui commence par
une
initiative de l'homme telle que méditation, ascèse, voie négative,
amour.
Cette
révélation définit un temps de la révélation : le temps n'est ni
illusion du
désir, de la perception ou du « moi », comme pour
l'hindouisme,
ni le temps cyclique de « l'éternel retour », tel que le
concevait
la philosophie grecque classique : il est une histoire
, qui a un
commencement
absolu — celui de la création, de la révélation, de
l'alliance,
de la promesse, du jugement, de l'avènement du Royaume
de Dieu —,
comme le montre l'exemple des prophètes d'Israël.
Ajoutons
enfin que, dans la perspective gnostique, il peut y avoir
des degrés dans
la vérité, et aussi des « prises de vues » différentes,
mais pas
nécessairement opposées ; c'est pourquoi ni l'hindouisme ni
le
bouddhisme, par exemple, ne se sont répandus par la conquête. La
révélation,
au contraire, exprime la manifestation absolue de Dieu.
Elle est la
vérité et ne laisse place à aucun compromis. Zarathoustra
appelait au
combat contre les forces du mal, Moïse fait massacrer trois
mille
personnes en un jour pour les punir de leur idolâtrie (Exode
XXXII,
25-28). Le christianisme a connu la croisade et l'inquisition ;
l'Islam la
guerre sainte.
Par contre,
il serait faux d'imaginer que l'unité exclusive de la
révélation
implique nécessairement le monothéisme et soustraie son
passage à
toute évolution historique.
La
situation géographique d'Israël, au coeur même du Fertile
Croissant
qui relie la Mésopotamie à l'Egypte, en a fait un lieu de
fécondation
réciproque des deux grandes civilisations.
Le judaïsme
est d'abord une religion de nomades, qui ne vivent pas,
comme les
agriculteurs sédentaires, selon le rythme cyclique des
semailles
et des moissons. La promesse de Yahvé conduit ce peuple
vers un
avenir qui n'est pas la simple répétition du présent. Ce
caractère
du judaïsme se perpétuera longtemps après que les tribus se
seront
fixées sur la terre de Canaan. Yahvé demeurera le dieu de la
promesse,
liant l'homme à la mouvance d'un avenir toujours en
naissance.
Lorsque
Abraham quitte, avec ses tribus, la Mésopotamie, vers le
début du 11e millénaire, il
véhicule dans sa migration les thèmes
majeurs de
la mythologie sumérienne antérieure : la création, le
déluge, tel
qu'il est décrit dans l'épopée de Gilgamesh, le thème de la
tour de
Babel qui est l'une des Ziqqurat de Babylone.
André
Neher, dans son beau livre sur l'Essence du
prophétisme1, a
dégagé ce
que la tradition hébraïque apportait de spécifique à la
synthèse de
ces éléments : le passage du mythe à l'histoire, par un
mouvement
semblable à celui qui s'opère entre la mythologie du Rig-
Véda et le
mouvement proprement humain et intérieur des Upanishads.
Il s'agit
d'une histoire véritable, car, dans le dialogue entre Dieu
et ses
prophètes, d'Abraham à Malachie, l'homme est appelé à
coopérer
avec Dieu dans sa création.
C'est ce
qui distingue la Genèse biblique de l'esprit prométhéen du
mythe
mésopotamien de la création.
Le récit du
déluge, dans l'épopée de Gilgamesh, est un mythe qui
rassure
l'homme : le déchaînement des éléments, les crues du delta du
Tigre et de
l'Euphrate n'ont pu tout détruire : l'humanité a pu
renaître
après le désastre et se remettre au travail. Dans le récit
biblique
les faits sont les mêmes, mais il s'y ajoute une forte coloration
religieuse
et morale : l'humanité a été engloutie en punition de son
infidélité.
Une histoire s'achève ainsi. Mais une autre commence. Les
promesses
du Dieu de l'alliance ont été tenues contre la pire adversité
et elles
sont tenues lorsque l'homme est fidèle à l'alliance.
La
différence est plus marquée encore dans le passage sur la tour de
Babel. Les
grandes pyramides à étages de la Mésopotamie symbolisaient
une
victoire de l'homme sur l'espace. Elles étaient « les
maisons qui
relient la terre au ciel ». Il est significatif que, dans le récit
biblique,
la transcendance de Dieu est fortement accusée : entre Dieu
et l'homme,
il y a une barrière infranchissable ; la tour de Babel
demeura
inachevée.
En 1750
avant notre ère, le roi Hammourabi, rétablissant l'unité de
l'ancien
empire de Sargon et faisant de Babylone sa capitale, reçoit du
dieu
Shamash, comme le montre une stèle du Louvre, la plus ancienne
« loi » du
monde, le premier code de justice tendant à empêcher le
fort
d'opprimer le faible. La ressemblance est saisissante avec la Loi,
révélée et
transmise au peuple juif par Moïse cinq siècles plus tard,
aux
environs de 1250 (Exode XX, 2-17). Il est remarquable d'ailleurs
que cette
Loi, formulée en Dix Commandements, soit une loi de
justice
sociale, dans laquelle l'amour n'a point de place et ne sera
mentionné,
noyé au milieu de prescriptions rituelles, que dans le
Lévitique
(XLX, 18). Avant d'établir entre Dieu et l'homme des
rapports
d'amour, Dieu ne se manifeste que par des commandements
à son
serviteur.
On peut
suivre au cours des siècles de l'histoire biblique une
évolution
semblable à celle de toutes les grandes religions : une
spiritualisation
croissante de la conception même de Dieu. D'Abraham
à Moïse, un
dieu de l'orage, de la fécondité et de la guerre
s'humanise.
C'est d'abord un dieu cruel, qui exige non seulement des
sacrifices
d'animaux (Lévitique III à VI), mais le massacre de peuples
entiers : «
Tu dévoreras tous ces peuples que Yahvé ton Dieu te livre ;
ton oeil
sera sans pitié » (Deutéronome 7,1 et 7,16). Puis l'intervention
de ce Dieu
des carnages deviendra plus rare, bien qu'apparaisse
encore
jusque dans Ézéchiel « l'épée du massacre » qui est celle de
Yahvé
(Ézéchiel XXI,14-29) comme au livre de Josué où Yahvé
ordonne de
« passer au fil de l'épée » (Josué VI,21) « hommes et
femmes,
jeunes et vieux » d'une ville conquise.
Il fallut
des siècles pour humaniser et intérioriser cette religion
tribale :
c'est seulement avec le Ier Isaïe, que
sont clairement rejetés
les
sacrifices d'animaux (Isaïe 1,11), bien que, dans le même Isaïe, le
retour à
Jérusalem soit fêté par des holocaustes d'animaux (Isaïe
XXXIV, 5-8).
Osée enfin proclamera cette métamorphose : « C'est
l'amour qui
me plaît et non les sacrifices, la connaissance de Dieu
plutôt que
les holocaustes » (Osée VI ,6). Il s'opère ainsi un passage
semblable à
celui qui s'opéra entre les premiers hymnes védiques et
les
Upanishads.
Dans Isaïe
enfin (Isaïe XLV, 21) Dieu apparaît comme un « Dieu
juste et
sauveur ». Il est remarquable que cette levée du grand
prophétisme
et cette élévation spirituelle de Yahvé s'exprime avec
force au
retour de la déportation de Babylone, lorsque le roi des
Perses,
Cyrus, décrète la libération des juifs et leur retour à Jérusalem
en 538.
Lorsqu'en
505 Darius accomplit la promesse de Cyrus, le lévite
Néhémie
devient satrape de Judée. Artaxerxès subventionnera le
prophète
Esdras pour réaliser le premier recueil des textes de la Thora
(Esdras
VII, 15) et imposera l'autorité du prophète en punissant de
mort
quiconque lui désobéira (Esdras VII, 26). L'influence du prophétisme
de
Zarathoustra sur les grands prophètes — notamment Amos,
qui donne à
l'Alliance, clé de voûte du Judaïsme, non plus le sens
d'une lutte
du peuple juif contre ses ennemis, mais d'une lutte du Bien
contre le
Mal (Amos V, 14), sur Isaïe et sur Jérémie — est évidente.
Le long
exil à Babylone a fait vivre les tribus d'Israël dans l'atmosphère
du
prophétisme de Zarathoustra, de son rejet des sacrifices
d'animaux,
de sa lutte du Bien contre le Mal, de sa victoire finale du
Bien, où se
sont élaborés les grands thèmes zoroastriens de l'Apocalypse
et du
Royaume divin, dans le triomphe de Saoshyant sauveur.
Tous ces
thèmes sont admirablement orchestrés par les grands
prophètes :
Amos, Isaïe, Jérémie, qui donnent ainsi un sens nouveau
à
l'Alliance, un sens qui tend à l'universaliser.
Le rituel
d'initiation tribale de la circoncision devient désormais
signe de
l'Alliance, et Jérémie évoque même une circoncision du coeur
(Jérémie
IV,4) alors qu'Isaïe dénonce l'hypocrisie religieuse de ceux
qui
observent les rites mais ne pratiquent pas la justice.
Le sabbat
perd son sens d'anniversaire lunaire pour devenir,
comme dans
le calendrier zoroastrien, un jour consacré au Seigneur.
C'est donc
au vie siècle, comme dans toutes les autres
cultures, que
le judaïsme
atteint son apogée avec ses prophètes scripturaires. La
partie la
plus archaïque des textes bibliques demeure la Thora, qui
multiplie
les prescriptions rituelles : interdits alimentaires et vestimentaires,
sacrifices
et rites, par lesquels se manifeste, en religiosité
formelle, l'Alliance.
C'est avec
les grands prophètes « scripturaires » qu'apparaît avec
éclat
l'apport du judaïsme à la civilisation universelle. On ne peut le
définir à
partir de la notion d'Alliance, qui a conduit trop souvent à un
ethnocentrisme
orgueilleux sinon au racisme. Esdras parle de la
« race
sainte » (Esdras LX, 2), réprouve ceux qui ont épousé des
femmes
étrangères : « Nous avons trahi notre Dieu en épousant des
femmes
étrangères » (X, 2). C'est ainsi, nous apprend Néhémie
(IX,2), que
« la race d'Israël se sépara de tous les gens de souche
étrangère
».
On ne peut
non plus définir cet apport comme celui du
monothéisme.
Sans parler même de l'hindouisme, il suffit de comparer
1' « Hymne
au soleil » du pharaon Akhénaton, proclamant le
monothéisme
en Egypte au milieu du XIVe siècle
avant notre ère, et le
Psaume 104
sur « Les splendeurs de la création », qui reprend, au 11e
siècle
avant notre ère, souvent mot pour mot, l'hymne égyptien, sur
l'action du
créateur sur la nature, puis de suivre le passage de l'idée du
Dieu unique
et exclusif d'Israël à la conception d'un Dieu unique et
universel,
pour conclure, avec Dupont-Sommer que « c'est au 6e
siècle,
quelque temps après Zarathoustra, que se rencontrent les
premières
formulations explicites du monothéisme juif ».
La
méditation millénaire des rabbins sur la Bible s'exprime à travers
le Talmud,
oeuvre fondamentale de l'exégèse qui, de génération en
génération,
a fait l'éducation du peuple juif. C'est l'un des plus
éminents
spécialistes du Talmud, Moïse Maïmonide (1135-1204), le
saint
Thomas d'Aquin du judaïsme, qui, s'efforçant d'intégrer la
philosophie
d'Aristote dans la perspective hébraïque, a formulé dans
une Somme
théologique, le Guide des égarés, les
treize propositions
dans
lesquelles il synthétise la profession de foi du judaïsme. André
Chouraqui,
dans son Histoire du judaïsme, résume
ainsi les treize
articles de
foi définis par Maïmonide : « Croire d'une foi parfaite en
un Dieu
créateur, unique et éternel, incorporel, premier et dernier,
seul
adorable, dont le verbe authentique s'exprime dans le message
annoncé par
les prophètes. Moïse, le plus grand d'entre eux, a rédigé
la Thora,
vraie et immuable loi d'Israël, sous la dictée de Dieu ; croire
d'une foi
parfaite à l'omniscience de Dieu, à la rétribution des justes
au Paradis,
au châtiment des réprouvés en Enfer ; croire d'une foi
parfaite à
la venue du Messie personnel, le Fils de David, dont le
triomphe
annoncera l'heure de la résurrection des morts. »
Le grand
apport du judaïsme à la culture universelle est essentiellement
celui de
ses prophètes, en particulier leur conception originale
du temps.
André
Neher, dans son Essence du prophétisme, a
remarquablement
souligné la
liaison du prophétisme et de la politique. Pendant les
siècles qui
ont suivi l'installation des tribus juives en Canaan, le
pouvoir
politique est directement aux mains des prophètes que sont
les « juges
».
Lorsque à
partir du 11e
siècle le régime devient monarchie
héréditaire,
les prophètes sont les arbitres du pouvoir. Une chaîne
continue de
« confréries prophétiques ». Depuis Samuel (le dernier
des juges)
qui est à la fois prophète et roi, jusqu'aux prophètes Élie et
Elisée (9e
siècle), « les grandes crises politiques,
l'établissement des
dynasties
dans le royaume du Nord, ont pour origine les cercles
prophétiques5
».
Du 8e
siècle au Ve,
vivent les grands prophètes « scripturaires »,
c'est-à-dire
ceux dont nous possédons directement les écrits : Amos,
Osée, Jonas
au 8e siècle, Michée, Isaïe, Joël, Obadya, Nahum,
Habacuc,
Sophronie au vne siècle, et, pour
le 6e
siècle, Jérémie,
Ézéchiel,
Daniel, qui sont les contemporains des « années terribles
» : de la
chute de Jérusalem et de la déportation en Egypte et en
Babylonie.
Malachie, le dernier des grands prophètes, vivra la
renaissance
du nouvel État juif sous Ezra et Néhémie.
Les
prophètes sont, avant la catastrophe, pendant l'exil et dans les
grandes
heures de la libération, les témoins de Dieu.
Là encore,
le fait nouveau qui émerge dans l'histoire, ce n'est pas la
prophétie
elle-même. André Neher, évoquant les archives de Mari,
qui datent
de la civilisation mésopotamienne du début du ne millénaire,
y découvre
des traces qui évoquent « par certains aspects, le
prophétisme
biblique dans ses formes les plus pures6 ».
Les prophètes
de Mari ne
cessent de rappeler le contact qui lie le souverain à son
Dieu. Chez
eux s'exprime déjà la notion d'Alliance. « Le prophétisme
de Mari,
conclut A. Neher, constitue sans doute la préhistoire du
prophétisme
hébreu. »
Ce qui est spécifique,
dans le prophétisme biblique, c'est le lien
entre la
révélation de l'Alliance et la promesse eschatologique du
triomphe
final. C'est le messianisme.
La
certitude que Dieu seul est roi donne une mesure pour juger les
rois
eux-mêmes, une mesure absolue, transcendante, en fonction de
laquelle
tout ordre établi n'est que provisoire. De là découle le rôle
contestataire
et souvent révolutionnaire du prophétisme biblique.
Le prophète
n'est pas le devin ou l'oracle qui prédit l'avenir. Le
prophète est celui qui juge toute
institution et tout acte par rapport à sa
fin,
et qui, par là, lui donne un sens.
Tel est
l'apport essentiel du judaïsme : les grands prophètes ont
introduit
une conception nouvelle du temps, le temps de la promesse,
le temps de
l'espérance, le temps du projet. Ils l'ont créée en donnant
à la
prophétie une dimension nouvelle en fonction de leur conception
nouvelle de
l'Alliance : le destin d'un peuple, les péripéties de son
histoire
dépendent de sa fidélité ou de son infidélité à l'Alliance et à la
Loi révélée
de Dieu. Ses malheurs viennent de son infidélité, ses
victoires
de l'obéissance puis de l'amour à l'égard de Dieu et de sa
Loi. Par sa
fidélité à l'Alliance, un peuple mérite l'accomplissement
de la
promesse : la réalisation du Royaume de Dieu. En répondant à
l'appel de
Dieu, dont les prophètes sont les témoins et les messagers,
le peuple
participe à la création continuée de Dieu dans l'histoire.
L'histoire
est émergence permanente du radicalement neuf dans la vie
des hommes.
Elle est rythmée par les catastrophes qui découlent de
l'infidélité
au projet divin, et par les victoires que la fidélité rend
possibles.
Elle est illuminée par la promesse messianique du salut à la
fin des
temps.
Le prophète
est à la fois choisi par Dieu pour être son partenaire
entre
l'homme et le divin, et mandaté pour communiquer au peuple le
message de
Dieu.
Ce message
est indivisiblement divin et politique : il porte tantôt sur
des
événements de politique intérieure (Elie et Amos condamnent
une
dynastie infidèle et appellent à son renversement pour porter au
pouvoir des
dirigeants pieux), tantôt sur la politique extérieure (Israël
étant situé
au point de rencontre des deux arcs du Fertile Croissant, le
problème
essentiel est celui de la coopération avec l'une ou l'autre des
deux
grandes puissances : l'Egypte et les empires mésopotamiens.
C'est ainsi
qu'Isaïe appelle à la rupture avec les Assyriens, alors
qu'Ezéchiel
dénonce l'illusion d'une alliance avec l'Egypte).
Au-delà de
ces jugements historiques et politiques, la grandeur des
prophètes
bibliques fut d'avoir, en chaque moment, jugé les institutions
et les
actes en fonction de leur fin dernière, qui est l'avènement
du Royaume
de Dieu.
L'attitude
de leur peuple est définie par eux non plus comme dans la
Thora
(c'est-à-dire dans les cinq premiers livres de la Bible) en terme
d'obéissance
et de soumission, qui instituent entre Dieu et l'homme
un rapport
de maître à esclave, mais à travers un symbolisme
conjugal,
instituant des rapports d'amour et de fidélité réciproques.
Cette
manière d'envisager le temps, comme temps de l'espérance,
c'est-à-dire
de l'action militante pour participer à l'invention du futur,
et de
rapporter chaque chose à sa fin, fait du prophétisme biblique à la
fois la
source de toute utopie créatrice et de tout jugement politique
dépassant
le niveau des moyens pour s'élever au discernement des
fins, à
l'action pour réaliser le dessein divin.
De là
découle ce thème majeur, et qui conserve aujourd'hui sa
pleine
actualité : l'avenir d'un peuple et sa force résident en la
confiance
qu'il a dans les valeurs qu'il a créées.
Il y a là
une contribution si importante qu'il serait fâcheux de
réduire le
message de la Bible à celui du Pentateuque, de son
ritualisme
et de sa loi, aux dépens de la distanciation prophétique à
l'égard de
l'ordre établi et des politiques régnantes. L'un des grands
malheurs de
l'actuel État d'Israël, c'est précisément, alors qu'il aurait
besoin de
prophètes, de subir la loi de rabbins intégristes.
Il est
fâcheux aussi de prétendre transformer cette grande contribution
à la
civilisation de l'universel, en valeur suprême, unique et
exclusive
de l'histoire. Même l'un des analystes les plus profonds du
prophétisme
se laisse entraîner aux formules meurtrières de l'exceptionnalisme
chauvin du
genre : « Israël est l'axe du monde ; il en est le
nerf, le
centre, le coeur8. » La prétention
de devenir la vérité ultime et
totale a
d'ailleurs été le péché de toutes les doctrines du type
prophétique,
qu'il s'agisse du judaïsme, du christianisme ou de
l'Islam,
jusqu'aux tentatives des États-nations de s'attribuer l'exclusivité
de Dieu,
qu'il s'agisse du Gott mit uns (Dieu
est avec nous) des
pangermanistes
puis des hitlériens ou de la longue et dérisoire
prétention
française d'accomplir « les actes de Dieu » ( Gesta
dei per
Francos
) .
Une
dernière remarque, enfin, en ce qui concerne les rapports entre
prophétisme
et mystique, afin précisément de souligner que toute
doctrine se
dessèche par exclusivisme et s'enrichit par fécondation
réciproque.
Dans son ouvrage, devenu une référence classique, les
Grands
Courants de la mystique juive
, Gershom
Scholem distingue
trois
moments fondamentaux de la mystique juive : celui de la
Merkaba,
c'est-à-dire de la contemplation de Dieu dans le rayonnement
de sa
Royauté selon la Genèse et le premier chapitre d'Ézéchiel
sur « la
vision du trône de Dieu ». Cette première forme du
gnosticisme
hébraïque, au cours des dix premiers siècles, est fécondée
par les
apports extérieurs véhiculés par Byzance, puis par l'Islam,
grâce à qui
les Juifs purent connaître (comme plus tard les chrétiens),
à partir du
ixe siècle, les oeuvres de Pythagore, de
Platon, d'Aristote
et de
Plotin, alors qu'ils avaient laissé dans l'ombre, jusque-là, l'oeuvre
de Philon
le juif (contemporain de Jésus) à ce carrefour des influences
de l'Orient
et de la Grèce que constituait Alexandrie.
Le deuxième
grand courant, selon G. Scholem, est celui du
hassidisme
allemand (1150-1250) autour de Rabbi Yehuda, le « hassid
». Il
cherche une mystique de l'immanence divine mettant l'accent
sur
l'amour, souvent proche de son contemporain saint François
d'Assise,
et peut-être enrichi par les apports de Scot Érigène au
9e
siècle.
C'est en
Espagne que le contact du judaïsme avec la culture arabe
qui la
féconde porte ses plus beaux fruits : celui de la Kabbale,
développée
surtout au 8e siècle par Abraham
Abulafia, et, au 16e,
par Luria.
Dans sa recherche d'un contact personnel et immédiat avec
Dieu, ce
mouvement est conduit à composer avec la conception
biblique du
Dieu personnel transcendant, alors que le souci de
« dénouer
les liens de l'âme » le rapproche fort, comme le souligne
Gersham
Scholem, des thèmes du bouddhisme tibétain, et aussi du
yoga
hindou, comme le suggère André Chouraqui dans son Histoire
du
judaïsme.
Le courant
du Zohar (le livre de la splendeur), composé ou compilé
à la fin du
8e siècle par Moïse de Léon, s'efforce
de déchiffrer les
symboles du
monde et d'y retrouver les lois de la Thora, devenues lois
cosmiques.
Cette forme de la Kabbale, où l'amour s'est substitué à la
crainte de
Dieu, est contemporaine de Joachim de Flore et s'en
inspire.
Le double
mouvement gnostique, de la procession à partir de Dieu,
et du
retour à Dieu, centre du néo-platonisme, est aussi au centre du
kabbalisme.
Enfin, le
dernier « hassidisme » et ses chemins de l'extase, né en
Pologne au 16e siècle, est
extrêmement proche des mystiques rhénans
et donne,
avec Dov Baer, au début du 19e siècle
dans ses Lettres
aux
hassidim sur l'extase, une image originale du saint et de
chaque
homme
portant en lui une étincelle de Dieu.
Nous avons
rappelé ces exemples de « métissage culturel » entre le
courant
essentiellement prophétique du judaïsme et les diverses
formes du
courant mystique (néo-platonisme et gnose, bouddhisme,
soufisme
musulman ou mystique chrétienne), car ils illustrent, à partir
d'un cas
extrême — celui du judaïsme — la théorie selon laquelle
toute
doctrine progresse et affirme sa spécificité non dans un
isolement
anxieux, mais en s'ouvrant aux souffles du large, en
acceptant
la fécondation réciproque des autres visions du monde.
Roger Garaudy
Appel aux vivants, pages 148 à 157