LA S H A R I ' A CONFONDUE AVEC
LE F I QH
variantes
actuelles de l'intégrisme qui, toutes,
sont
inspirées par trois « modèles » : les Frères
musulmans
dans leur deuxième version, c'est-àdire
après
leur modelage intégriste en Saoudie,
la
« communauté islamique » de Mawdoudi au
Pakistan,
répandue par les princes saoudiens
dans
le monde, et la « révolution islamique »
Toutes
exigent le respect de la tradition: la
s
u n n a . Dans le Coran, ce mot est le plus souvent
employé
en un sens péjoratif: il désigne les
coutumes
préislamiques avec lesquelles le
Coran
appelle à rompre.
Non
seulement n'est pas envisagée, pour
l'avenir,
après la mort de Mohammed, une
s
u n n a du Prophète, mais, à plusieurs reprises,
Dieu
rappelle à son messager qu'en dehors de la
révélation
qu'il transmet dans le Coran, il doit
dire
: « Je suis un homme comme vous » (XVIII,
110
; XLI, XVIII, 110 ; XLI, 6). « Tu n'es là que
pour
rappeler la parole de Dieu. Tu n'as pas
pouvoir
sur eux » (LXXXVIII, 2-22).
Dans
le Coran, il est ordonné de lui obéir (III,
50
; XXIV, 54), non de l'imiter, sinon dans sa foi
(XXXIII,
21) (VX 4 et 6).
Le
Prophète lui-même, selon ce que rapportent
trois
de ses plus proches compagnons
—
Zaïd ben Thabit, Abou Huraïra, et Abou
Saïd
al Khudri —, ne voulut pas que l'on écrive
ses
propos personnels, mais seulement les versets
du
Coran (Al Khatib al Baghdadi, Taqyid al
Um.
29-35), afin qu'on ne risque pas de les
confondre
avec la parole de Dieu.
Il
considère lui-même que ses commentaires
personnels
n'ont d'intérêt que lorsqu'ils
reprennent
le Coran : « Après ma mort, les
propos
mêmes qui me sont attribués se multiplieront,
de
même que l'on a attribué en grand
nombre
aux prophètes antérieurs des paroles
qui
ne venaient pas d'eux. Ce que l'on publie
comme
ayant été dit par moi, vous devez le
comparer
avec le Livre de Dieu: ce qui est
d'accord
avec lui est de moi, que je l'aie réellement
dit
ou non. »
«
Quand je vous donne un ordre concernant
la
religion, acceptez-le. Mais quand je donne un
ordre
concernant les affaires du monde, je ne
suis
pas plus qu'un homme. »
«
Mes propos n'abrogent pas la parole de
Dieu,
mais la parole de Dieu peut abroger mes
propos.
» (« Al Mishkat al Masabih », de cheik
Wali al-Din Mohammed Ibn Abd — Allah. I, 6,
lettre
3.)
C'est
seulement en dehors du Coran et après
la
mort du Prophète qu'est introduite la notion
de
s u n n a du Prophète donnant systématiquement
une
valeur normative aux propos
—
hadiths — qui lui sont attribués. Pendant
deux
siècles, après quelques traditions authentiques,
ce
fut une inflation de hadiths : « Les
grands
imams, écrit ïbn Khaldoun, ne connaissaient
pas
tous autant de traditions les uns que
les
autres. Abou Hanifa n'en aurait transmis
que
dix-sept seulement. Malik s'en tint aux trois
cents
de son Muwatta. Hanbal en cite trente
mille
dans son M u s n a d . » Par
exemple Hassan
el-Basri
(642-728 de l'ère chrétienne, c'est-àdire
années
21 à 100 de l'hégire), reconnu à son
époque
comme l'homme le plus versé dans la
connaissance
du Coran et de la vie du Prophète,
aurait,
selon un contemporain, répondu au
calife
omeyyade Abd el-Malik, qui l'avait interrogé
sur
le problème du libre arbitre et de la
prédestination,
qu'il ne connaissait aucune tradition
orale
sur ce problème, et que rien, dans le
Coran,
n'exclut la responsabilité et la liberté de
l'homme.
Ce problème de l'opposition de la
nécessité
à la liberté est, dit-il, « une innovation
des
gens ».
Mais,
déjà à la fin du premier siècle de
l'hégire,
le calife omeyyade Omar Ibn Abd el-
Aziz
envoie des émissaires pour enseigner la
s
u n n a du Prophète et la shari'a. Cet
enseigne-
ment
était fondé sur une conception du « déterminisme
»
qui justifiait l'obéissance inconditionnelle
à
un roi, même corrompu et pervers : s'il
est
roi, c'est que Dieu en a décidé ainsi. Lui faire
résistance
serait aller contre la volonté de Dieu.
«
Vous devez prier, même derrière un transgresseur.
»
Une
illustration récente de cette utilisation
politique
de la « prédestination » : après la mort
de
quinze cents pèlerins à La Mecque en juin
1990,
étouffés ou piétines lors d'une panique
dans
le souterrain où ils étaient entassés pour
passer
la nuit, le roi Fahd déclare : « Dieu Ta
voulu
», espérant ainsi masquer, aux yeux de
millions
de musulmans, sa totale responsabilité
dans
ce massacre. Car, chaque année, le pèlerinage
à
la Mecque entraîne des centaines de
morts
à cause de l'incurie de l'Etat saoudien qui,
au
lieu de consacrer les moyens nécessaires à
son
organisation, laisse investir des centaines de
milliards
de dollars en Occident et dilapider des
fortunes
de manière scandaleuse.
Au
temps de l'Islam « matinal », le calife
Omar
disait, lui : « Je me sens responsable, dans
mes
États, des moindres inégalités d'un chemin
mal
entretenu où aurait trébuché une mule. »
L'intégrisme
repose sur une permanente
confusion
entre la liberté responsable de
l'homme
et la nécessité de l'ordre général du
monde
voulu par Dieu, entre la loi morale de
Dieu,
la sharïa> et la juridiction des pouvoirs,
f
i q h , entre la parole de Dieu et la parole
humaine.
Le
Coran dit du Prophète : « Il leur ordonne
le
bien, il leur interdit le mal » (VII, 157), il est
clair
que le Prophète exerce « la Commanderie
du
bien ». Il n'agit pas en légiste ou en casuiste
vétilleux
; il enseigne une morale fondamentale,
la
véritable « loi divine », la véritable shari'a,
celle
qui exige de vivre vingt-quatre heures par
jour
dans la transparence de Dieu.
La
« fermeture de la porte de Yijtihad », au
ive siècle de l'hégire, donc de l'interdiction
de
l'interprétation
et de l'esprit critique qu'elle
exige,
imposa une conception de la shari'a vidée
de
toute intériorité, de toute spiritualité, de
toute
interrogation sur les fins. Elle n'impliqua
plus
que l'observance extérieure et littérale de
rites
et de lois nés des élaborations juridiques
des
trois premiers siècles. Ainsi triomphait
l'argument
d'autorité, autorité fondée sur le
passé
et sacralisant ce passé.
Alors
fut attribué au Prophète ce hadith : « La
meilleure
génération est la mienne, en
deuxième
lieu la suivante, puis celles qui lui ont
succédé...
» La tradition entérinait sa propre
décadence
continue.
Le
procédé des « islamistes » intégristes est
très
semblable à celui qu'employait Bossuet dans
son
livre Politique tirée de l ' E c r i t u r e sainte que
nous
avons déjà cité au début de l'ouvrage:
extraire
du Livre saint quelques versets isolés de
leur
contexte et des situations historiques dans
lesquelles
ils ont été révélés, pour en « déduire »
des
conséquences applicables en tout temps et
en
tout lieu. Il est remarquable que cette
méthode
conduit invariablement à la sacralisation
du
pouvoir établi et des législations les plus
conservatrices,
sinon les plus archaïques. Chez
Bossuet,
c'est la légitimation de la monarchie
absolue
de Louis XIV, chez Al Mawerdi, dans
son
Traité du pouvoir, celle de l'absolutisme des
Abbassides
au début de leur déclin. Al Mawerdi
exclut
par exemple la s h u r a (la concertation),
exigence
coranique, des devoirs du calife.
Ibn
Taymia, dans son Traité de droit public,
canonise
Tordre établi, fût-il tyrannique, et
condamne
toute résistance à l'oppression. C'est
ce
que les « islamistes » mettent au premier plan
de
leurs exigences. Une fois de plus, ces « islamistes
»
donnent de l'Islam, au nom de la
shari'a,
l'image repoussante que ses ennemis
voudraient
en donner.
Cette
image reflète-t-elle l'esprit et la lettre du
Coran
?
Le
mot shari'a n'apparaît qu'une fois dans le
Coran
(XLV, 18) : « Nous t'avons placé sur une
voie
(shari'atin) procédant de l'ordre, l'ordre
divin
du ciel et de la terre » (XXII, 4).
Dieu,
rappelant les révélations antérieures,
celle
de Moïse et de la Thora, celle de Jésus et des
Évangiles,
qui l'une et l'autre contiennent « guidance
et
lumière » (V, 44 et V, 46), dit encore :
«
En matière de religion, il vous a ouvert un
chemin
(shari'a) qu'il avait recommandé à Noé,
celui
même que nous t'avons révélé, celui que
nous
avons recommandé à Abraham, à Moïse, à
Jésus
: acquittez-vous du culte (à rendre à Dieu)
et
n'en faites pas un objet de division »
(XLII,
13).
Ce
texte exprime clairement que le « chemin
»
{shari'a) est celui qui conduit l'homme vers
Dieu.
Ce ne peut être un code juridique puisque
les
législations diffèrent dans la Thora, les
Évangiles
et le Coran, alors que Dieu souligne la
continuité
de son message : Dieu conseille de se
référer
à ceux qui ont reçu le message avant le
Coran,
donc à la Thora et aux Evangiles:
«
Nous n'avons envoyé avant toi que des
hommes
que nous avons inspirés. Si vous ne
savez
pas, interrogez les gens auxquels le rappel
a
été adressé avant vous » (XVI, 43 ; XXI, 7).
Dieu
évoque ce qu'il a dicté dans les Psaumes
(XXI,
105) : « Les justes posséderont la terre »,
que
l'on retrouve dans l'Évangile : « Heureux
les
doux car ils recevront la terre en héritage. »
(Matthieu
V, 4.)
Dans
ce contexte intervient le verset (V, 48)
«
Nous avons donné à chacun d'eux — à tous
ceux
à qui j'ai envoyé mes prophètes — une loi
et
une voie : s h i r ' a . » Les deux sont parfaitement
distinctes
: la « voie », morale universelle et la
«
loi » qui est historique, la « fin » qui est éternelle
et
les « moyens » de l'atteindre qui sont
historiques.
La
shari'a ou le chemin, shir'a, désigne donc
une
orientation morale universelle et non pas
un
certain nombre de prescriptions juridiques
liées
à des situations historiques qui ne cessent
de
changer comme Dieu ne cesse de créer
(XXXV,
81; X, 4).
Dans
toutes leurs variantes, les termes de
shari'a
ou de shir'a ont pour racine le verbe
s
h a r a ' a : se diriger vers un point d'eau. Le chemin
est
celui qui conduit au point d'eau, à la
source
et, par métaphore, le chemin qui conduit
à
Dieu, les vertus qui plaisent à Dieu. Ceci est
parfaitement
différent des prescriptions juridiques
élaborées
par les hommes, à partir de ces
principes,
à chaque époque et dans chaque
peuple,
pour organiser la vie en société, et qui
constituent
ce que les juristes musulmans, les
f
u q a h a s , appellent le f i q h (jurisprudence).
Il est
remarquable
que ces mots de f i q h et de f u q a h as
n'existent
pas dans le Coran.
Dans
la communauté exemplaire de Médine
n'existent
ni f u q a h a s ni ulémas, au sens actuel de
«
professionnels de la religion ».
L'orientation
morale et religieuse, le « chemin
vers
Dieu », la shari'a proprement dite, est
l'objet
fondamental du Coran : sur plus de 6 000
versets
du Coran, 80 seulement sont des prescriptions
juridiques
:
—
E n matière pénale : cinq peines coraniques
concernant
le vol, la fornication, la calomnie, le
brigandage
et l'homicide.
—
E n matière civile : deux prescriptions se rapportent
au
commerce : « Dieu a permis la vente
et
a interdit l'usure », riba, (II, 275) et une autre
aux
dettes (II, 282).
—
E n matière de statut personnel, tous les autres
versets
« législatifs » formulent des règles relatives
au
mariage, au divorce et à l'héritage.
Il
est donc abusif de réduire la shari'a, la voie
qui
permet au croyant d'être agréable à Dieu, à
ces
quelques versets alors que plus de 95 % du
Coran
traitent de la foi en Dieu, de la morale, de
la
« voie droite », autrement dit des fins à poursuivre
pour
accomplir la volonté de Dieu.
Le
Coran est un appel religieux et moral et
non
pas un code juridique. S'il l'était, il légiférerait
sur
l'ensemble de la vie sociale, depuis la
structure
constitutionnelle de la communauté
jusqu'à
son organisation économique. Il donne
les
principes moraux pour créer, à chaque
époque,
une législation répondant aux besoins
de
la société. Mais il ne propose pas un code.
Pour
la politique, un mot seulement sur la s k u ra
(concertation), laissant ainsi aux croyants le
soin
d'en
définir les modalités. Pour l'économie, un
autre
mot, r i b a , lui non plus sans définition
statutaire.
Donc, deux orientations morales.
Le
Coran souligne que la morale est au-dessus
du
droit et l'amour au-dessus de la loi. Un
exemple,
le dépassement de la loi du talion:
«
Nous leur avons prescrit dans la Thora : vie
pour
vie, oeil pour oeil, dent pour dent..., mais
celui
qui renoncera, par charité, à son droit,
méritera
la rémission de ses péchés » (V, 45).
Ou
encore : « Le châtiment doit être égal au
crime,
mais celui qui pardonne et fait la paix
trouvera
sa récompense auprès de Dieu »
(XLII,
40). La sanction par la loi est une nécessité
sociale,
mais le pardon par l'amour est une
exigence
morale dans les rapports personnels.
Les
versets tenus pour « législatifs » ne
portent
que sur des secteurs bien délimités:
mariage,
héritage, et sur des sanctions pour cinq
délits
particuliers. Il ne s'agit donc pas d'un
corpus
de code civil ou de code pénal. Or,
historiquement,
on a voulu réduire la shari'a
d'abord
aux quelques règles juridiques formulées
dans
le Coran, ensuite on y ajouta celles qui
figurent
dans les hadiths, puis les interprétations
des
juristes et leur jurisprudence, le fiqh.
Si
bien que cet ensemble fossilisé, sacralisé par
la
tradition, amena à confondre la shari'a, voie
révélée
par Dieu, avec le fiqh, élaboration juridique
purement
humaine, historique, rendant
intouchables
tels versets « législatifs » tels que
les
ont interprétés les juristes il y a dix siècles.
Cette
démarche est contraire à la fois aux enseignements
du
Coran, des califes « bien guidés »
de
Médine et des grands juristes canoniques.
Dieu,
dans le Coran comme dans la Bible,
parle
à l'homme dans l'histoire. Les premiers
grands
commentateurs du Coran, comme
Tabari,
rappellent pour chaque verset les circonstances
historiques
dans lesquelles il est descendu.
Il
s'agit toujours d'une réponse concrète
de
Dieu à une question que se posait le Prophète
pour
sa communauté. Cette «historicité»
n'enlève
rien à la valeur universelle et éternelle
du
message : chacune de ces descentes de l'éternel
dans
l'histoire contient un principe d'action
qui
vaut pour tous les peuples et tous les temps,
mais
elle a une forme spécifique, liée aux circonstances
de
cette époque et de ce pays.
Le
Coran donne, suivant les circonstances, de
multiples
exemples de réponses successives et
différentes
à un même problème, mais toujours
inspirées
par le même dessein divin. Ces « abrogations
»
de versets comportent des directives
nouvelles,
en fonction de structures nouvelles :
«
Quand nous substituons un verset à un autre,
Dieu
sait très bien ce qu'il fait descendre »
(XVI,
101). « Dès que nous abrogeons un verset,
nous
en apportons un meilleur et semblable
»
(II, 106).
Ces
« abrogations » et ces changements
portent
aussi bien sur les problèmes culturels
que
sur la morale, la réglementation sociale ou
les
pénalités. Par exemple, en ce qui concerne la
prière
et son orientation, qibla, à La Mecque, et
pendant
les dix premiers mois à Médine, il était
recommandé
aux croyants de se tourner vers
Jérusalem,
puis cette disposition fut abrogée et
on
les appela à se tourner vers La Mecque. Le
Coran,
à propos de cette abrogation, rappelle le
principe
qui demeure : Dieu est partout : « Les
insensés
s'écrieront : "Qu'est-ce qui les a détournés
de
la qibla vers laquelle ils s'orientaient pour
prier?"
Dis-leur: "L'Orient appartient, comme
l'Occident,
à Dieu"» (II, 142).
Ainsi,
c'est une circonstance historique particulière
—
une altération des rapports avec les
juifs
— qui entraîne cette substitution, mais le
message
est invariable. L'historicité de la directive
(loi)
ne contredit pas l'absoluké du principe
(shari'a).
Le
fait même des abrogations confirme que
les
révélations divines, les messages de Dieu ne
s'expriment
pas sous forme abstraite mais à
partir
d'exemples concrets rendant accessibles,
au
niveau de compréhension de chaque peuple,
des
principes éternels d'action. Le Coran le dit
explicitement
: « Nous avons envoyé des prophètes
à
chaque peuple parlant dans la l a n g u e de
ce
peuple » (XIV, 4). Et, plus nettement encore :
«
Un livre a été envoyé pour chaque époque
bien
déterminée» (XIII, 38).
Le
Prophète Mohammed apporte donc,
quant
à lui, ce message de valeur universelle en
langue
arabe et au niveau de compréhension
d'un
peuple donné à une époque donnée,
comme
les messages antérieurs. Il n'a bien évidemment
pas
à répondre sur l'énergie atomique
ou
les multinationales! Aussi serait-il puéril
d'espérer
y trouver des réponses littérales à ces
problèmes.
En revanche, par l'effort personnel
et
responsable pour « comprendre » ainsi qu'y
appelle
plus de sept cents fois le Coran, l'on
peut
se pénétrer, par sa lecture, des principes
moraux,
la shari'a, qui doivent inspirer les décisions
d'aujourd'hui,
et créer, à partir de ces
principes,
les lois permettant de maîtriser ces
problèmes:
un f i q h du xxe siècle.
Un
exemple typique de cette pédagogie
divine,
abordant les hommes au niveau où ils se
situent,
à un moment précis de leur histoire,
pour
les amener à prendre conscience de principes
absolus,
est donné par les six versets du
Coran
concernant le vin. Il est dit (XVI, 67) :
«
Vous retirez une boisson enivrante et un aliment
excellent
des fruits des palmiers et des
vignes.
Il y a là vraiment un signe pour un
peuple
qui comprend. » Il y a donc là un
«
signe » des bienfaits de Dieu. Néanmoins
l'ivresse
peut faire oublier à l'homme le sens de
la
présence divine. Aussi est-il dit (IV, 43):
«
Croyants, n'approchez pas de la prière lorsque
vous
êtes ivres. Attendez d'être conscients de ce
que
vous dites. » Précaution évidente contre
l'abus
de ce bienfait ! Puis, devant la persistance
des
excès, cet avertissement : « Ils t'interrogent
au
sujet du vin et des jeux de hasard ; dis : "Ils
comportent
tous deux, pour les hommes, un
grand
péché et un avantage, mais le péché est
plus
grand que leur utilité" » (II, 219).
Enfin,
à Médine, trois ans avant la mort du
Prophète,
l'abus est tel qu'il entraîne des rixes et
des
désordres. Alors descend, après dix-sept ans
d'avertissements
sur l'usage et l'excès, une
condamnation
plus radicale (V, 90) : « Le vin,
les
jeux de hasard... sont une abomination et
une
oeuvre du démon. Évitez-les. » Et, (V, 91):
«
Satan veut susciter parmi vous l'hostilité et la
haine
par le vin et les jeux de hasard. Il veut
aussi
vous détourner du souvenir de Dieu et de
la
prière. Ne vous abstiendrez-vous pas? »
Il
n'y a nulle contradiction en tout cela : les
directives
sont données en fonction de la situation
dans
la cité et du degré de maîtrise de soi
des
hommes. Mais le principe est immuable : un
homme
de foi ne peut admettre que l'ivresse
obscurcisse
en lui la conscience de Dieu et lui ôte
la
maîtrise de soi. Aux « purs », au Paradis, « on
donnera
un vin rare, cacheté » (LXXXIII, 25),
et
il y aura « des fleuves de vin, délices pour
ceux
qui en boivent» (XLVII, 15).
Les
abrogations, c'est-à-dire la substitution
d'un
verset à un autre, ont pour objet, chaque
fois
qu'une réalité nouvelle impose un changement
des
moyens, d'atteindre le même but:
changer
la vie en tenant compte de tout ce qui
émerge
d'inédit en ce monde que Dieu a créé
«
et ne cesse de créer à nouveau » (XXXV, 81),
«
qui commence la création et la recommence »
(X,
4). Il est « le vivant » (II, 255 ; III, 2, etc.).
Le
fait même de l'abrogation implique une
véritable
loi d'évolution des normes juridiques à
partir
du principe moral immuable. Dieu est
descendu
dans l'histoire avec ses messagers : il a
donné
l'exemple, dans le Coran même, de la
nécessité
d'appliquer les principes éternels de
manières
différentes en fonction de situations
historiques
différentes.
Les
premiers et les plus fidèles successeurs du
Prophète
ont eu parfaitement conscience, dans
l'esprit
des « abrogations » du Coran, de l'exigence
d'en
faire, en chaque moment de l'histoire,
prévaloir
l'esprit sur la lettre.
Le
calife Omar, compagnon du Prophète profondément
pénétré
de son enseignement,
n'hésite
pas à agir contre des versets explicites
du
Coran lorsque leur application littérale
pourrait
aller à rencontre de l'esprit du Livre.
Par
exemple, il y était dit de la manière la plus
explicite
que le zakat — le prélèvement reli-
gieusement
obligatoire sur la fortune — devait
être
destiné aux nécessiteux, parmi lesquels
«
ceux dont les coeurs sont à rallier à l'Islam »
(IX,
62). Ce qui était normal, au début de
l'Islam,
lorsque devenir musulman entraînait
des
dangers, des sacrifices face à des adversaires
plus
puissants qui persécutaient les premiers
néophytes.
Mais lorsque l'Islam commence à
devenir
un empire, le « ralliement » présente au
contraire
des avantages. Il n'y a plus de raison
de
le subventionner au risque de privilégier des
arrivistes.
Aussi Omar, tenant compte de ce
renversement
historique, refuse-t-il toute aide
aux
nouveaux convertis.
Dans
le même esprit, il interdit à ses guerriers,
lorsqu'il
domine la Syrie, d'appliquer le
verset
du Coran sur le partage du butin entre les
vainqueurs
(LIX, 7). S'il était nécessaire, dans
l'entourage
hostile des premiers temps, de
récompenser
— selon la coutume arabe antérieure
—
ceux qui avaient risqué leur vie pour
défendre
l'Islam, distribuer les terres de la riche
Syrie
aux conquérants eût créé une féodalité
contraire
à l'esprit du Coran.
Toujours
avec le même souci, Omar suspend
la
peine de la main coupée au voleur (V, 3) en
période
de famine. Il suit en cela l'exemple du
Prophète.
An-Nasa'i
et Abu Dawud rapportent le hadith
suivant
: « Abbad ben Sharahbil a dit :
«
J e suis venu avec mes parents paternels à
Médine.
Je suis entré dans un champ de blé. J'ai
arraché
quelques épis et j'en ai séparé le grain.
Le
propriétaire est arrivé. Il a pris mes vêtements
et
il m'a battu. Je suis allé trouver le
Prophète
pour porter plainte contre lui.
Le
Prophète Pa envoyé chercher et lui a
demandé
:
—
Qu'est-ce qui t'a poussé à agir ainsi?
Il
a répondu:
—
Ô Messager de Dieu, cet homme est entré
dans
mon champ, il a pris des épis et il en a
séparé
le grain.
Le
Prophète a dit:
—
Il était ignorant et tu ne l'as pas éduqué. Il
avait
faim, et tu ne Tas pas nourri. Rends-lui ses
vêtements.
Et
le Messager de Dieu m'a fait donner une
mesure
de blé. »
Cet
exemple est suivi par les premiers grands
juristes,
comme Abu Hanifa, qui vivait en Perse,
donc
dans un pays de monarchie centralisée,
d'économie
monétaire complexe, de culture
millénaire,
toutes choses qui n'existaient pas
dans
la communauté du Prophète à Médine. Le
génie
d'Abu Hanifa est d'avoir montré comment
on
pouvait vivre l'Islam dans des conditions
radicalement
différentes de la société dans
laquelle
il est né.
Shafi,
à ceux qui s'étonnaient de ce que son
enseignement
juridique soit, lorsqu'il vint en
Egypte,
différent de ce qu'il était lorsqu'il vivait
en
Perse, répondit : « C'est le même enseignement
mais
les conditions sont ici différentes. »
Les
principes moraux de la shari'a demeurent
la
source, mais l'application juridique, le fiqh,
justement
pour demeurer fidèle à la shari'a, doit
tenir
compte de la situation historique.
Au
contraire de ce qu'enseigne la casuistique
abstraite
et intemporelle de prétendus ulémas ou
f
u q a h a s , tout musulman pieux peut comprendre
qu'une
lecture « littérale » de tel ou tel verset,
en
dehors de son contexte historique et de
l'ensemble
du Coran, ne peut que conduire à
des
absurdités, sinon à des crimes. Par exemple,
lorsqu'il
est dit, à propos du jeûne de Ramadan :
«
Mangez et buvez jusqu'à ce que se distingue
pour
vous le fil blanc du fil noir, à l'aube.
Ensuite
faites jeûne complet jusqu'à la nuit »
(II,
187). Comment appliquer ceci à la lettre
pour
des Esquimaux chez qui l'intervalle entre
le
lever et le coucher du soleil peut durer six
mois?
Que
faire, pour une application littérale des
textes
définissant, dans une société esclavagiste,
les
droits et les devoirs du maître ? Faut-il, pour
rendre
la chose possible, rétablir l'esclavage? Et
admettre,
par exemple, que le maître a le droit
d'imposer
à son esclave d'être sa concubine, y
compris
les « captives de guerre » (XXXIII, 52,
IV,
24 et 25) ? Est-ce là la « voie » pour être
agréable
à Dieu? Ou bien une survivance de
coutumes
préislamiques dont le Prophète a
combattu
les plus cruelles, sans pouvoir, en son
temps,
les supprimer toutes?
La
vie agréable à Dieu, dit le Coran, n'est pas
celle
du formalisme et du ritualisme. Lorsqu'il
donne
la définition du « bon musulman » il ne
dit
pas : le « bon musulman » est celui qui
observe
les rites, mais celui qui, par amour de
Dieu,
donne à autrui ce qu'il aime : « La piété ne
consiste
pas à tourner votre face vers l'Orient ou
vers
l'Occident» (II, 177). Par quelle aberration,
en
effet, pourrait-on chercher Dieu ailleurs
que
partout (II, 115 ; LXVII n° 4, etc.) et,
d'abord,
au plus intime de nous-mêmes (L, 16) ?
Il
dit aussi : « Vous n'atteindrez pas à la piété
vraie
tant que vous ne ferez pas don à autrui de
ce
que vous aimez » (III, 92).
Dénonçant
les tartuferies des fausses dévotions
et
des observances formelles, Abu Huraïra
rapporte
ce jugement du Prophète :
«
Quelqu'un parla au Prophète d'une femme
connue
pour ses prières, ses jeûnes et ses
aumônes,
mais dont la langue blessait fort ses
proches.
"Sa place est dans l'Enfer", jugea le
Prophète.
Puis le même homme parla d'une
autre
femme, dont la réputation était mauvaise
parce
qu'elle négligeait la prière et le jeûne,
mais
qui avait l'habitude de donner aux nécessiteux
et
qui n'offensait jamais ses proches. "Sa
place
est dans le Paradis", jugea le Prophète. »
En
résumé, chaque verset du Coran est une
réponse
divine à un problème concret, et ce
n'est
nullement mettre en question le caractère
divin
de cette révélation que de la situer à un
moment
d'une histoire, d'une culture, de la vie
d'un
peuple. La réponse à une question historique
est
d'inspiration divine, un « exemple »
(XVII,
89 ; XXXIX, 27, etc.) et non pas un
article
de code abstrait, dont il suffirait de
déduire
les conséquences. C'est le contraire du
droit
romain.
La
répétition littérale rend inintelligible le
message
et paralyse l'action. C'est pourquoi,
écrit
Fazlur Rahman, les ulémas et les f u q a h a s ,
courtisans
des princes, « depuis mille ans
rendent
le peuple incapable de comprendre le
Coran
». En tuant tout esprit critique et en
spéculant
démagogiquement sur le passé pour
entraîner
les masses, ils empêchent de rendre
au
Coran sa signification universelle et de lui
redonner
vie dans des conditions historiques
nouvelles.
Ce
refus d'interprétation du message paralyse
l'action
en figeant les relations humaines à
un
moment archaïque de l'histoire et en rendant
les
hommes de foi incapables de créer, à
partir
des principes éternellement vivants du
message,
un projet d'avenir.
L'intégrisme,
se prétendant propriétaire de
l'Islam,
réserve à des ulémas et à des fuqahas
l'interprétation
du Coran et de la tradition,
tendant
à instaurer un régime clérical, une
théocratie
déléguée et aliénée, refusant aux
peuples
qu'ils manipulent une participation
réelle
à la construction du futur.
L'Islam
n'est pas un réservoir de solutions
toutes
faites. Il est une source. Ses principes
peuvent
orienter une réflexion et une
recherche
acharnées, auxquelles ne cesse
d'appeler
le Coran, des voies nouvelles pour
sortir
des décadences imposées.
L'Islam
du premier siècle a gagné le monde,
de
FAdantique à la mer de Chine. D'une part,
par
une révolution sociale qui rompait avec la
conception
romaine de la propriété comme
«
droit d'user et d'abuser » et qui empêchait
l'accumulation
de la richesse à un pôle de la
société
et de la pauvreté à l'autre et, d'autre
part,
par une révolution spirituelle balayant les
sectarismes
et les exclusives des deux empires
sclérosés
de Byzance et de la Perse. Ce n'était
pas
une conquête militaire mais une ouverture
et
un accueil à toutes les grandes cultures, la
reconnaissance
de tous les prophètes antérieurs
et
de toutes les spiritualités vivantes.
Ce
retour à la source n'est pas un retour au
passé,
car : « C'est en allant vers la mer qu'un
fleuve
est fidèle à sa source. »
Ainsi
seulement, « l'intégrisme » peut être
combattu
sans concession, en montrant que son
littéralisme,
son formalisme, sa prétention
exclusive
à être « propriétaire de l'Islam »
constituent
une trahison de l'Islam vivant et que
ce
genre d'attitude fut la cause de toutes ses
décadences.
« Intégrismes »,
Roger Garaudy, Editeur Belfond,
1990, pages 111 à 132
1990, pages 111 à 132