14 septembre 2010

Mai 68 vu par Roger Garaudy


Bien que le mouvement de 1968 se soit terminé par une défaite, c'est-à-dire par le retour des sociétés occidentales à leurs vieilles ornières, il portait en lui l'espérance d'un retour à l'universel par delà l'hégémonie mondiale et coloniale de l'Occident, c'est-à-dire d'un modèle de développement dans lequel la croissance économique était identifiée au bonheur, et le libre échange à la liberté, la liberté des plus riches et des plus forts d'exploiter et de dévorer les plus faibles.
Ce qu'il y avait de plus nouveau, dans ce soulèvement, c'est qu'il ne survenait pas en un moment de crise: peu de chômage, pas d'inflation, un taux de croissance relativement élevé. Le système, apparemment, se portait bien.
Et voici qu'éclate le plus grand mouvement social que la France ait connu (même au temps du Front Populaire): dix millions de salariés en grève, les universités sous le contrôle des étudiants, des signes d'hésitation même dans les grands corps de l'Etat.
Un événement radicalement nouveau se produisait donc. D'ordinaire les grandes grèves, ou les explosions sociales de tout ordre, naissaient en des moments de crise économique ou sociale ou de blocage politique.
En 1968, rien de semblable ne se manifestait.
En quelques semaines les étudiants passent de la critique de l'université à la critique de la société et de sa conception cancéreuse de la croissance. Les cahiers de revendication ouvriers montrent que l'exigence de participation et même d'autogestion, prennent une place grandissante par rapport aux revendications salariales.
Une volonté générale se fait jour: participer activement à la détermination des fins et du sens du travail (manuel ou intellectuel) et de toutes les structures sociales.
En un mot, à un moment de relative stabilité et de succès du système, il y a une prise de conscience très générale que le système est plus dangereux, plus aliénant, par ses succès que par ses échecs.
Cela changeait le sens même d'une révolution. Jusque-là, être révolutionnaire c'était dégager les contradictions du système et les crises périodiques qu'elles engendrent: Karl Marx l'avait fait admirablement pour son temps et avait créé la méthodologie de l'initiative historique pour analyser ces contradictions et, à partir de leur analyse, découvrir le projet capable de les surmonter.
Désormais, sans renoncer à cette découverte fondamentale de Marx, l'accent était mis sur le projet, ce qui eût été historiquement prématuré, et, par conséquent, irréalisable à l'époque de Marx, où le capitalisme, même en Angleterre, n'avait pas atteint son plein épanouissement.
Il est remarquable que le mouvement fut universel en raison de la domination universelle du modèle occidental.
Le dénominateur commun de tous ces mouvements, malgré les différences de coloration, tenant aux conditions particulières de chaque pays, c'était, même sous des expressions chaotiques, confuses, anarchiques ou messianiques qui facilitèrent partout leur écrasement final, l'espérance de se libérer des aliénations d'un système qui ne donnait un autre sens à la vie qu'une augmentation quantitative de la production et de la consommation.
Dans mon cas personnel l'adhésion au principe de ce mouvement, et même ma participation à certaines de ses manifestations, me conduisirent à l'exclusion du Parti dont j'étais, jusque là, l'un des dirigeants. Etant alors professeur, mes étudiants m'avaient beaucoup appris. L'un disant: "Ce n'est pas une révolution. C'est une mutation!"
Tout vibrait et tourbillonnait dans mon esprit devant ce qui, apparemment, était une universelle conversion: le 6 avril, à Rome, je rendais visite à Mastroianni, qui semblait entrevoir, avec le rôle de prêtre-ouvrier que je venais lui proposer, un autre versant possible que la commercialisation imposée par les imprésarios: le versant poétique de l'annonciation d'un autre avenir
Le 9 avril, à Genève, au Conseil oecuménique des Eglises, (protestants et orthodoxes): colloque sur la croissance.
23 avril: débat à la Faculté de théologie catholique d'Angers sur "la signification spirituelle de la Révolution d'Octobre".
Le 7 mai, colloque de l'UNESCO sur le centième anniversaire de Marx: confrontation avec Marcuse sur les forces motrices d'une révolution future où s'opposaient deux réponses: celle du bloc historique que je proposais, l'évolution technologique intégrant à la classe ouvrière de nouvelles catégories de travailleurs, qu'il s'agisse de la mécanisation de l'agriculture transformant le paysan en ouvrier salarié, ou de l'informatisation et de la robotisation de l'industrie, développant de vastes composantes intellectuelles du bloc historique nouveau.
Marcuse misait surtout sur le Tiers-monde et les marginaux.
Je crois aujourd'hui qu'à cette opposition frontale il faudrait substituer une synthèse intégrant certains éléments de nos deux conceptions en tenant compte des changements intervenus, depuis trente ans, à la fois dans le bloc historique nouveau, dans le Tiers-monde, et dans leurs rapports mutuels possibles.
Ces réflexions sur l'originalité du mouvement ne plaisent pas aux autres membres de la direction du Parti: j'ai publié dans Démocratie Nouvelle un article: "Révolte et Révolution", m'efforçant de dégager "le lien interne et profond entre les aspirations des étudiants et les objectifs de la classe ouvrière. "
La revue sort le 12 mai. Le 15 mai le secrétariat du parti décide de la supprimer.
Je ne suis plus qu'un exclu en sursis.
L'on m'utilise pourtant, pendant plus d'un an, comme article d'exportation.
A la Faculté de théologie d'Heidelberg, sur le dialogue chrétiens -marxistes.
A Montréal sur mon livre: Marxisme du XXe siècle.
En Californie, à San Francisco, où le père Buckley m'invite à prendre la parole avec lui, à la messe, sur le Viêt-nam.
A Londres pour un débat avec le père Jeanières, jésuite, directeur de la revue: Projet.
A Bruxelles, avec les étudiants sur mon livre: Le problème chinois.
Rien, dans cette activité extérieure, ne risquait de polluer le Parti français.
Mais après l'invasion de la Tchécoslovaquie par les soviétiques, en août 68, je reçois mon premier blâme public pour en avoir condamné les dirigeants.
Mon sursis va s'achever au Congrès suivant, en février 1971. Ayant déclaré que "l'Union soviétique n'est pas un pays socialiste", je suis écarté de toutes mes fonctions, et, aussitôt après, exclu du Parti.
Ce n'est pas seulement un drame personnel, mais une occasion historique perdue: pour n'avoir pas compris le sens théorique du mouvement de 1968, et s'étant donc révélé incapable, dans la pratique, d'en prendre la direction, le Parti communiste français tombait désormais dans les bas côtés de l'histoire, pour devenir, par une lente décadence, un groupuscule phagocyté par le Parti socialiste, et s'intégrant, avec lui, à la pensée unique, celle de la croissance et de l'Europe, de la mondialisation, c'est à dire de l'acceptation de fait de l'hégémonie américaine et de son monothéisme du marché.
Il n'avait plus désormais de mission historique à remplir: la fonction tribunicienne. Il devenait un parti comme les autres, politiquement correct, c'est-à-dire ne proposant plus une alternative rompant avec le système régnant.
Je commençais dès lors à élaborer, en solitaire et à tâtons, cette autre voie, de L'alternative (en 1974) à L'Appel aux vivants de 1979.
Dans ce dernier, après avoir fondé à Genève, en 1974, L'Institut international pour le dialogue des civilisations, je commençais à entrevoir enfin, à la fois les causes de la décadence de l'Occident, les possibilités d'autres formes de vie qu'offraient les pays non-occidentaux s'ils n'avaient pas été arrêtés, dans leur développement endogène, par le colonialisme, depuis 5 siècles, et les perspectives d'unité du monde qui seules, aujourd'hui, pouvaient assurer la survie de la planète et une véritable résurrection de l'humanité.


Roger Garaudy. L'avenir mode d'emploi, Editions Vent du large