Alors que Roger Garaudy est l'objet d'un véritable lynchage médiatique pour son livre "Les mythes fondateurs de la politique israélienne" l'Abbé Pierre lui écrit le 15 avril 1996:
Très cher Roger,
Tu sais les limites de mes forces. Elles diminuent chaque jour bien que beaucoup soient persuadés qu’elles sont grandes parce que ma voix est restée sonore et parce que dès que j’ai la conviction qu’un fait ou une question créent injustice et fausseté, je reprends des énergies, mais qui ne sont que bien brèves.
Pardon de tant parler de moi, mais c’est pour expliquer à toi et à tous ceux auxquels tu estimeras utile de faire connaître ma lettre, comment il se fait que j’ai tardé en dépit des contacts téléphoniques, à rendre publiques mes certitudes en ce qui te concerne, en ta personne que je connais depuis 50 ans et en ce qui concerne tes actes, des plus intimes à ceux ayant les plus grandes conséquences publiques.
Député communiste tu fus le premier interlocuteur avec qui il m’arriva que je me trouve avoir à débattre, et le souvenir m’en est resté inoubliable, parce que ce fut, je crois, fructueux et pour l’un et pour l’autre.
Ton livre le plus récent m’est parvenu alors que j’étais vraiment à bout de forces pour d’autres tâches pressantes. Je ne peux que trop peu lire, à 83 ans, de tout ce qui m’arrive, n’ayant guère que 2 heures le matin et 2 heures l’après-midi où je puisse vraiment travailler.
Sur cet écrasant drame millénaire qui ne cesse autour d’Israël, tu sais ma pensée mûrie depuis beaucoup d’années, et tu sais aussi que cette pensée s’étend bien au delà des seuls drames contemporains.
Nous avons eu déjà sur ce sujet de graves entretiens.
De ton nouveau livre il m’est impossible de parler avec tous les soins que réclament non seulement son sujet fondamental, mais aussi l’étonnante et éclatante érudition, scrupuleuse, sur laquelle chaque propos se fonde, comme j’ai pu le constater en le parcourant.
Autour de moi quelques personnes dont les exigences et la compétence sont grandes et qui l’ont entièrement lu me disaient l’importance de ce qu’elles en ont reçu.
Il faut tout faire, et je m’y emploie, pour que bientôt des historiens vrais, de la même passion du vrai qui est la tienne, s’attachent à en débattre avec toi.
Les insultes contre toi que j’ai pu connaître (jusque dans un quotidien que j’estime le plus pour son habituelle objectivité), qui t’ont accablé de toutes parts sont déshonorantes pour ceux qui, comme à la légère, t’en accablent.
Je veux en cette lettre m’efforcer de rendre publiques deux convictions : l’une, en peu de mots, concernant ta personne, et l’autre (sûrement encore, bien imparfaitement exprimée) porte sur ce que toute ma vie d’homme de foi et d’amour m’a conduit à concevoir de la succession de faits historiques sur lesquels je pense avec tristesse, que toute la foi, admirable (mais depuis tant de siècles repliée sur elle-même) de ce peuple, de mes frères, se limite, sans entendre qu’elle l’appelait à une mission d’une autre et noble grandeur.
La Providence m’a donné, en d’autres temps (qui me paraissent encore si proches) de pouvoir, au risque, volontairement accepté, de ma vie, venir au secours de ceux pour lesquels j’ai pu le faire. Du fait de cela je reste particulièrement sensible à tout ce qui, en les concernant, fait se répercuter tant de douleurs chez eux, et de partout à l’entour, et comme sans fin.
Sur toi et ta vie, peu de mots suffisent. Tu es un de ces hommes qui ne cessera jamais, jusqu’au face à face avec l’Infini Amour, d’être tourmenté d’une dévorante faim d’Absolu.
Je plains ceux qui sont si superficiels, ou pressés de trop d’autres "faits divers", qu’ils n’aient pas su respecter et aimer tes recherches, et la façon dont, (en toute ta vie) tu as voulu cueillir et rassembler tout Absolu, perçu fût-ce très parcellaire, en toutes les spiritualités entre lesquelles si sincèrement se partagent (et parfois égarées se combattent) les humains de toute la terre et de tous les siècles.
Ce n’est pas sans quelque douloureux tremblement et grande humilité que j’évoquerai l’autre de mes convictions relative à la portion juive de l’univers humain.
Tout a commencé, pour moi, dans le choc horrible qui m’a saisi lorsqu’après des années d’études théologiques, reprenant pour mon compte un peu d’études bibliques, j’ai découvert le livre de Josué. Déjà un trouble très grave m’avait saisi en voyant, peu avant, Moïse apportant des "Tables de la loi" qui enfin disaient : "Tu ne tueras pas , voyant le Veau d’or, ordonner le massacre de 3.000 gens de son peuple. Mais avec Josué je découvrais (certes contés des siècles après l’événement), comment se réalisa une véritable "Shoah" sur toute vie existant sur la "Terre promise".
A crié en moi : "Si je te promets ma voiture, et si toi, dans la nuit, tu viens tuer le gardien, forcer les portes et t’emparer de la voiture promise, que peut-il rester de la "Promesse" ? " La violence ne détruit-elle pas tout fondement de la Promesse ? Certes, après, continuera à être, sans cesse, redite l’Alliance avec le peuple qui (pas unique semble-t-il mais unique en tant que peuple fortement constitué) a, dans sa conscience, la notion de l’Éternel Unique (certes pas encore connu pleinement comme ayant pour essence l’amour. Cette révélation je la vis avec Jésus. Jésus qui fondera la foi trinitaire : Deus caritas est.
Mais cette Alliance porte-t-elle encore sur ce coin du monde seulement (que l’on peut et doit encore appeler, non "terre promise", mais "terre sainte", couverte de crimes mais aussi de saints prophètes ?)
Je ne puis plus concevoir promise par DIEU (même si on lui attribue l’ordre de massacrer (et n’est-ce pas outrager DIEU ?), seulement ce coin de terre pour ou contre lequel tant meurent aujourd’hui encore.
L’Alliance n’est-elle pas l’envoi en mission de tout Israël pour porter la foi qu’il a reçue à la terre entière !
La terre promise à tout croyant, (donc à tout Juif aussi.). Je ne puis me départir de cette pensée de porter à la terre entière la JOIE de connaître DIEU vrai.
Oh, que je voudrais être encore assez jeune pour entreprendre, avec des équipes fraternelles, l’accomplissement de la mission reçue d’abord en Israël puis en Jésus.
Je n’ignore pas que le repli d’Israël sur soi, sans missionnaire, est en partie dû à l’étrange retournement de l’histoire causé par Constantin après l’Edit de Milan et des néfastes conséquences qui accompagnèrent ses bienfaits.
Nous entendons dire une intention du Pape, en l’an 2.000 (sera-ce le même Pape ?) de confesser les fautes historiques qui ont accompagné le zèle des missions chrétiennes.
Puisse-t-il ne pas sous-estimer la part prise dans l’antisémitisme avec les mots "peuple déicide", ce qui est insensé car c’est pour tous les peuples, pour tous les humains que Jésus s’est offert en rançon ?
De ce temps naquit, en place des martyres enfin interdits, la désastreuse coutume (pour suppléer à la décadence de l’empire) des structures de privilèges : princes-évêques, papes-roi en tous les sens, jusqu’aux plus abusifs, cette confusion entre spirituel et temporel.
Roger, de tout cela sûrement, tous deux vieillards, devons encore parler, et interroger de plus savant que moi.
Je t’en prie, retiens de ces lignes presque illisibles que nous lirons ensemble au téléphone, la force et la fidélité de mon affectueuse estime et de mon respect pour l’énorme travail de ton nouveau livre. Le confondre avec ce qui fut appelé "révisionnisme" est une imposture et véritable calomnie d’inconscients.
Je t’embrasse et t’assure que toi et les tiens me restez présents dans l’offrande de chaque jour du peu d’effort que je peux encore tenter.
Ton frère,
Abbé Pierre