[En 1980, Roger Garaudy, qui tentait de se présenter à l'élection présidentielle de 1981, publie, après l'Appel aux vivants - plus de 300 000 ex vendus, prix des Deux Magots - un livre-programme, dont voici un extrait qui expose son analyse de la sacro-sainte "croissance" à l'occidentale.]
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Y a-t-il un sens à tout cela ? A tout
le quotidien de notre vie ? Quel est le chef d'orchestre invisible de cette
cacophonie ?
— La croissance. C'est-à-dire
l'extension à la société tout entière du modèle d'organisation de l'entreprise,
telle qu'on la concevait dans la première moitié du xxe siècle, celle de
Chaplin dans Les Temps modernes. Une entreprise qui n'a d'autre but, quel que
soit le produit qu'elle fabrique, que d'en fabriquer le plus possible.
Mais peut-être serait-il utile de
définir la croissance clairement et simplement.
La croissance est fondée sur la
notion la plus absurde de l'économie : celle de produit national brut (P.N.B.).
En France, on utilise une notion très proche, celle de production intérieure
brute (P.I.B.).
Le produit national brut, c'est le
total obtenu par l'addition des dépenses de consommation, des investissements
privés et des dépenses de l'État. La « croissance », c'est le taux
d'augmentation annuel de cette énormité. Énormité, car le P.N.B. ne tient
compte que de ce qui se paie en argent.
Denis de Rougemont, dans son beau
livre L'avenirest notre affaire1, note, par exemple,
que si chaque ménagère allait faire le ménage de sa voisine et était rétribuée
par elle, et réciproquement, rien, évidemment, ne serait créé, mais le P.N.B.
de la France
augmenterait d'un tiers ! Et le «
taux de croissance» également !
Mieux encore : le P.N.B. et le taux
de croissance augmentent avec tous nos malheurs : si demain matin deux millions
d'accidents d'automobile se produisaient, le P.N.B. monterait en flèche, par
addition des factures des carrossiers, des prothésistes, des cliniques et des
chirurgiens. De même, si une loi autorisait la vente libre des drogues, plus il
y aurait de fabricants de haschisch et d'héroïne, de publicité pour les
répandre, de consommateurs
pour s'en gaver, de maladies
contractées par leur abus, plus le « taux de croissance » s'élèverait !
Et c'est vers ce « taux de croissance
» que marchent économistes et politiciens, les yeux fixés sur lui, comme ceux
des Rois mages vers l'étoile de Bethléem !
Ma critique de la croissance n'est
pas une critique « morale », ni même une critique « écologique », mais une
critique faite au nom d'une autre manière d'agir dans le monde.
La thèse centrale de mon Appel aux
vivants , c'est
que le problème de la croissance n'est pas seulement un problème économique et
politique, mais aussi et d'abord un problème de foi : alors que la croissance
est le dieu caché de nos sociétés, et que la publicité en est la liturgie
démentielle. Toute mon argumentation repose sur ce principe : on peut
vivre autrement.
Que l'on puisse s'arracher aux
dérives suicidaires de l'actuel modèle de croissance, c'est un acte de foi. Un
acte de foi par lequel nous affirmons simplement que la vie peut avoir un sens
et un but.
La croissance, c'est cette
excroissance que l'Occident a greffée sur le monde, et qui le dévore. La
croissance, c'est la croissance des profits des multinationales et des États,
et de leur volonté de puissance. Avec tout ce qui en découle : la croissance
des armements et de leur pouvoir de destruction, cette croissance qui coûte 450
milliards de dollars d'armes par an aux pays riches et 50 millions de morts de
faim aux pays pauvres. Croissance simultanée et complémentaire des armements et
de la famine.
N'allez pas nous classer, pour
autant, parmi les partisans de la « croissance zéro ». La croissance zéro,
c'est aussi absurde que la croissance à 4 % ou à 7 %, ou à 10 % par an, que la
« croissance » tout court. La croissance zéro, cela voudrait dire simplement
que l'an prochain on ne ferait pas
pire que cette année : on ne fabriquerait pas plus de 450 milliards de dollars
d'armement et l'on ne tuerait pas plus de 50 millions d'hommes par la faim.
Quand nous disons que la croissance
est notre cible, c'est que nous présentons un ensemble de propositions pour
faire autre chose : autre chose que la croissance des profits et des dominations
; autre chose que la croissance du chaos et du massacre. Une autre croissance :
celle de chaque homme et de tous les hommes. Des vies qui aient un
sens.
Ce que nous entreprenons, c'est
quelque chose qui ressemble à une guerre de religion. Non pas en ce sens que
nous voudrions inventer ou imposer une religion nouvelle, mais en ce sens que
nous voulons détruire une religion existante, qui n'ose pas dire
son nom, se proclamer une religion,
et qui est pourtant la religion aujourd'hui dominante, la plus puissante du
monde occidental : la croissance.
Elle est la religion dominante
d'abord par son caractère « oecuménique », universel : elle est partagée avec
la même ferveur par la « droite » et la « gauche ». Certes, elle recrute à
droite ses grands prêtres officiants parce qu'ils sont les maîtres de l'Église
officielle, mais elle a « à gauche », dans les « grands » partis, ses
prédicateurs exaltés : le « programme socialiste » proclame sa foi en une «
croissance forte », et le parti communiste poursuit
fidèlement dans sa voie «
productiviste », continuant à répéter, contre toute évidence, que les rapports
capitalistes de production entravent le développement des « forces productives
» et que le « socialisme » a pour mission de libérer ces « forces
productives », ce qui a pu être vrai
à une étape adolescente du capitalisme, justement analysée par Marx, mais qui
n'est plus vrai depuis un demi siècle, disons depuis Keynes, depuis que l'État
lui-même s'est mis à aider l'économie capitaliste à faire sauter ses blocages et
ses limites.
C'est une religion. Oui. La
croissance est le dieu caché de nos sociétés. Cette religion a ses dogmes. J'en
énumère les quatre principaux, qui constituent sa profession de foi implicite :
1° Une société est une addition
d'individus : chacun d'eux se croit le centre et la mesure de
toute chose ;
2°
Le
désir est le moteur de chacun de ces individus, qui n'est qu'un consommateur,
obligé, pour consommer, d'être aussi
un producteur;
3° La stimulation et la promesse de
la satisfaction de ces désirs est le moteur de l'économie et de la société dans
son ensemble, tout entière au service de l'économie ;
4° Tout ce qui est techniquement
possible est souhaitable et nécessaire.
Cette religion a ses rites
symboliques. Le but étant de produire, n'importe quoi, mais le plus possible,
la vitesse — vitesse du geste producteur, vitesse des déplacements, vitesse de
la destruction, vitesse de la rotation et du changement des besoins — prend
valeur de rite. La plupart de ces rites utilisent la symbolique de la vitesse.
Deux exemples de ces rites
particulièrement signifiants :
— Un circuit de course automobile,
c'est-à-dire un cercle dans lequel on va de plus en plus vite mais où l'on ne
va nulle part ;
— La mode, que Mark Twain définissait
admirablement: une forme de laideur tellement
insupportable qu'il faut s'en défaire
tous les six mois.
Cette religion a sa liturgie : la
publicité, le marketing.
Ajoutons enfin que la croissance est
un dieu cruel, il exige des sacrifices humains : la course aux armements, qui
est le balancier de l'économie de croissance ; l'usage périodique de ces armes
dans les guerres, pour en résorber les stocks (plus de cinquante
guerres « locales » depuis 1945, avec
25 millions de morts, en attendant mieux du côté de
l'atome), et le trafic de ces armes,
avec le tiers monde surtout, pour permettre à des despotes autochtones
d'imposer à leurs peuples les multinationales qui ont pris la relève du
colonialisme, et d'aggraver ainsi les échanges inégaux.
Telle est la « guerre de religion »
qui est notre raison d'être. Elle n'a rien à voir avec je ne sais quel messianisme
d'une religion nouvelle ou ancienne, avec je ne sais quel cléricalisme de type
ancien ou nouveau. Il s'agit de combattre la religion de la
croissance.
ROGER GARAUDY
Il est
encore temps de vivre, Stock, 1980