13 novembre 2018

La "croissance" vue par Garaudy en 1980

[En 1980, Roger Garaudy, qui tentait de se présenter à l'élection présidentielle de 1981, publie, après l'Appel aux vivants - plus de 300 000 ex vendus, prix des Deux Magots - un livre-programme, dont voici un extrait qui expose son analyse de la sacro-sainte "croissance" à l'occidentale.]


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Y a-t-il un sens à tout cela ? A tout le quotidien de notre vie ? Quel est le chef d'orchestre invisible de cette cacophonie ?
— La croissance. C'est-à-dire l'extension à la société tout entière du modèle d'organisation de l'entreprise, telle qu'on la concevait dans la première moitié du xxe siècle, celle de Chaplin dans Les Temps modernes. Une entreprise qui n'a d'autre but, quel que soit le produit qu'elle fabrique, que d'en fabriquer le plus possible.
Mais peut-être serait-il utile de définir la croissance clairement et simplement.
La croissance est fondée sur la notion la plus absurde de l'économie : celle de produit national brut (P.N.B.). En France, on utilise une notion très proche, celle de production intérieure brute (P.I.B.).
Le produit national brut, c'est le total obtenu par l'addition des dépenses de consommation, des investissements privés et des dépenses de l'État. La « croissance », c'est le taux d'augmentation annuel de cette énormité. Énormité, car le P.N.B. ne tient compte que de ce qui se paie en argent.
Denis de Rougemont, dans son beau livre L'avenirest notre affaire1, note, par exemple, que si chaque ménagère allait faire le ménage de sa voisine et était rétribuée par elle, et réciproquement, rien, évidemment, ne serait créé, mais le P.N.B. de la France
augmenterait d'un tiers ! Et le « taux de croissance» également !
Mieux encore : le P.N.B. et le taux de croissance augmentent avec tous nos malheurs : si demain matin deux millions d'accidents d'automobile se produisaient, le P.N.B. monterait en flèche, par addition des factures des carrossiers, des prothésistes, des cliniques et des chirurgiens. De même, si une loi autorisait la vente libre des drogues, plus il y aurait de fabricants de haschisch et d'héroïne, de publicité pour les répandre, de consommateurs
pour s'en gaver, de maladies contractées par leur abus, plus le « taux de croissance » s'élèverait !
Et c'est vers ce « taux de croissance » que marchent économistes et politiciens, les yeux fixés sur lui, comme ceux des Rois mages vers l'étoile de Bethléem !
Ma critique de la croissance n'est pas une critique « morale », ni même une critique « écologique », mais une critique faite au nom d'une autre manière d'agir dans le monde.
La thèse centrale de mon Appel aux vivants , c'est que le problème de la croissance n'est pas seulement un problème économique et politique, mais aussi et d'abord un problème de foi : alors que la croissance est le dieu caché de nos sociétés, et que la publicité en est la liturgie démentielle. Toute mon argumentation repose sur ce principe : on peut vivre autrement.
Que l'on puisse s'arracher aux dérives suicidaires de l'actuel modèle de croissance, c'est un acte de foi. Un acte de foi par lequel nous affirmons simplement que la vie peut avoir un sens et un but.
La croissance, c'est cette excroissance que l'Occident a greffée sur le monde, et qui le dévore. La croissance, c'est la croissance des profits des multinationales et des États, et de leur volonté de puissance. Avec tout ce qui en découle : la croissance des armements et de leur pouvoir de destruction, cette croissance qui coûte 450 milliards de dollars d'armes par an aux pays riches et 50 millions de morts de faim aux pays pauvres. Croissance simultanée et complémentaire des armements et de la famine.
N'allez pas nous classer, pour autant, parmi les partisans de la « croissance zéro ». La croissance zéro, c'est aussi absurde que la croissance à 4 % ou à 7 %, ou à 10 % par an, que la « croissance » tout court. La croissance zéro, cela voudrait dire simplement
que l'an prochain on ne ferait pas pire que cette année : on ne fabriquerait pas plus de 450 milliards de dollars d'armement et l'on ne tuerait pas plus de 50 millions d'hommes par la faim.
Quand nous disons que la croissance est notre cible, c'est que nous présentons un ensemble de propositions pour faire autre chose : autre chose que la croissance des profits et des dominations ; autre chose que la croissance du chaos et du massacre. Une autre croissance : celle de chaque homme et de tous les hommes. Des vies qui aient un
sens.
Ce que nous entreprenons, c'est quelque chose qui ressemble à une guerre de religion. Non pas en ce sens que nous voudrions inventer ou imposer une religion nouvelle, mais en ce sens que nous voulons détruire une religion existante, qui n'ose pas dire
son nom, se proclamer une religion, et qui est pourtant la religion aujourd'hui dominante, la plus puissante du monde occidental : la croissance.
Elle est la religion dominante d'abord par son caractère « oecuménique », universel : elle est partagée avec la même ferveur par la « droite » et la « gauche ». Certes, elle recrute à droite ses grands prêtres officiants parce qu'ils sont les maîtres de l'Église officielle, mais elle a « à gauche », dans les « grands » partis, ses prédicateurs exaltés : le « programme socialiste » proclame sa foi en une « croissance forte », et le parti communiste poursuit
fidèlement dans sa voie « productiviste », continuant à répéter, contre toute évidence, que les rapports capitalistes de production entravent le développement des « forces productives » et que le « socialisme » a pour mission de libérer ces « forces
productives », ce qui a pu être vrai à une étape adolescente du capitalisme, justement analysée par Marx, mais qui n'est plus vrai depuis un demi siècle, disons depuis Keynes, depuis que l'État lui-même s'est mis à aider l'économie capitaliste à faire sauter ses blocages et ses limites.
C'est une religion. Oui. La croissance est le dieu caché de nos sociétés. Cette religion a ses dogmes. J'en énumère les quatre principaux, qui constituent sa profession de foi implicite :
1° Une société est une addition d'individus : chacun d'eux se croit le centre et la mesure de
toute chose ;
2° Le désir est le moteur de chacun de ces individus, qui n'est qu'un consommateur,
obligé, pour consommer, d'être aussi un producteur;
3° La stimulation et la promesse de la satisfaction de ces désirs est le moteur de l'économie et de la société dans son ensemble, tout entière au service de l'économie ;
4° Tout ce qui est techniquement possible est souhaitable et nécessaire.
Cette religion a ses rites symboliques. Le but étant de produire, n'importe quoi, mais le plus possible, la vitesse — vitesse du geste producteur, vitesse des déplacements, vitesse de la destruction, vitesse de la rotation et du changement des besoins — prend valeur de rite. La plupart de ces rites utilisent la symbolique de la vitesse.
Deux exemples de ces rites particulièrement signifiants :
— Un circuit de course automobile, c'est-à-dire un cercle dans lequel on va de plus en plus vite mais où l'on ne va nulle part ;
— La mode, que Mark Twain définissait admirablement: une forme de laideur tellement
insupportable qu'il faut s'en défaire tous les six mois.
Cette religion a sa liturgie : la publicité, le marketing.
Ajoutons enfin que la croissance est un dieu cruel, il exige des sacrifices humains : la course aux armements, qui est le balancier de l'économie de croissance ; l'usage périodique de ces armes dans les guerres, pour en résorber les stocks (plus de cinquante
guerres « locales » depuis 1945, avec 25 millions de morts, en attendant mieux du côté de
l'atome), et le trafic de ces armes, avec le tiers monde surtout, pour permettre à des despotes autochtones d'imposer à leurs peuples les multinationales qui ont pris la relève du colonialisme, et d'aggraver ainsi les échanges inégaux.
Telle est la « guerre de religion » qui est notre raison d'être. Elle n'a rien à voir avec je ne sais quel messianisme d'une religion nouvelle ou ancienne, avec je ne sais quel cléricalisme de type ancien ou nouveau. Il s'agit de combattre la religion de la
croissance.


ROGER GARAUDY

Il est encore temps de vivre, Stock, 1980