21 septembre 2010

La foi dans la société

Cette foi, née avec l'homme en qui Dieu a insufflé de son esprit, comme dit le Coran, ou enseigné le sacrifice inconditionnel comme il le fit pour Abraham ou Jésus, ne peut être enfermée dans une synagogue, une église ou une mosquée, avec leurs servants commémoratifs d'une religion coutumière.
Cette foi ne peut être séparée de la vie, celle du village et des champs , dans les usines et les laboratoires des villes, dans les écoles et les centres de recherche,.... et même dans les synagogues, les églises, les mosquées et les temples.
Comme le dit Hassan El Tourabi: "Dieu est dans la vie quotidienne, dans la politique, l'école, dans l'art, dans l'économie, mais vous l'avez emprisonné dans vos tabernacles et vos églises... Tous nos prophètes ont affirmé les mêmes valeurs mais comme, au cours de l'histoire, les problèmes ont évolué, les prophètes ont renouvelé les formes d'expression." (Interview du 16 avril 1995).
Le père Pannikar dit la même chose dans son étude sur L'Avenir de la foi (Biblia y fe, 1988): "les problèmes de la faim, de l'inégalité, de l'exploitation de l'homme et de la terre, l'intolérance, les guerres, le néo-colonialisme, sont des problèmes religieux."
Yehudi Menuhin, partant de sa foi juive [...] cherche aussi, sans éclectisme, le dénominateur commun de cette Foi présente au coeur de tous les hommes et qui l'appelle à un dépassement, quelle que soit la forme culturelle dont les trois mondes l'ont revêtue: "La vie n'a pas été créée une fois pour toutes et pour toujours. Seuls les fondamentalistes peuvent croire cela... Nous avons besoin d'une nouvelle religion fondée sur la foi, sur les valeurs éternelles de la foi- sur l'idée d'unité totale... mais aussi adaptée à la connaissance et à l'expérience contemporaine."
Evoquant les croyances qui ont fait des dieux des souverains tout puissants, et des dirigeants des Oints de ce Seigneur, il ajoute: "Je suis convaincu que notre monde exige une nouvelle formulation des valeurs du sacré, une nouvelle conception de la religion, parfaitement compatible avec les principes d'adoration et de prière mais exprimés d'un manière nouvelle reconnaissant notre propre être, et aussi celui des autres, comme sacrés; nos responsabilités les uns envers les autres, notre pouvoir de créer un monde plus juste.. Dans notre nouvelle religion... le puissant, le riche, le savant ont la responsabilité, alors que le démuni a le droit... Tels sont la religion, l'économie, l'ordre social, la vie créatrice des arts et des techniques, de l'éducation, tout cela ne faisant qu'un pour guider notre pensée et notre action."
Quelle sera la place de cette foi dans la société? Elle sera centrale, motrice. Et nous devons ici éviter maints écueils:
La conception dite libérale, où l'Etat n'intervient pas dans la religion, ses rites et ses dogmes. Cette privatisation de la religion porte sur les croyances et non sur la foi. Or la croyance est une manière de pensée, la foi une manière d'agir. La tolérance sera donc totale en ce qui concerne la croyance, mais il est interdit à la foi d'agir sur les structures concrètes du monde, selon les intérêts des individus et des groupes. "Assistez à la messe" comme à une commémoration, "écoutez la lecture de la Thora" par votre rabbin, "prosternez-vous", derrière votre imam, mais, à la sortie, insérez-vous docilement dans le système.
Ayez toutes les idoles intellectuelles que vous voulez pourvu que vous n'interveniez pas, au sortir du temple, pour changer l'ordre établi par le libre jeu du monothéisme du marché, régissant, dans la pratique, toutes les relations humaines.
A l'inverse, le totalitarisme prétend régner à la fois sur les esprits et sur les corps, sur la foi et les actions qu'elle commande, soit en érigeant l'Etat en une religion, soit en faisant d'une religion particulière une religion d'Etat qui établira un nécessaire dualisme politique et social. Qu'il s'agisse d'un Etat juif, d'un Etat chrétien, ou d'un Etat islamique, celui qui n'appartient pas à la religion officielle est un citoyen de seconde classe.
De ce point de vue la prétention chrétienne d'être la religion universelle est une forme typique de colonialisme spirituel, inséparable du colonialisme tout court.
Quelle que soit la solution choisie la confusion de la croyance religieuse et de la foi vivante et agissante à l'intérieur de toutes les religions rend le problème insoluble par la résurgence des intégrismes, qui consistent à prétendre que tous les problèmes ont été résolus, et pour toujours, par leurs pères fondateurs.
Si Bouddha, Moïse, Jésus, Mohammed, ont apporté des réponses et des solutions aux interrogations et aux problèmes de leur temps, cela ne nous dispense en aucune manière de la responsabilité de résoudre, à partir de leurs principes, les problèmes de notre temps: aucun sutra bouddhiste, aucun verset de la Bible ou du Coran, ne nous permet de résoudre, sans une interprétation préalable, les problèmes posés par l'énergie atomique, les multinationales, la spéculation boursière, le colonialisme, ou autres, qui ne se posaient pas au temps des prophètes. Nous pouvons seulement, à partir des principes qu'ils ont apportés, prendre, à tout risque, la responsabilité de les appliquer dans des situations historiques radicalement nouvelles.
Ceci n'implique aucun relativisme, ni éclectisme, ni syncrétisme. Chaque religion a sécrété, autour des principes communs à toute acceptation de la transcendance, des valeurs absolues, des cultes avec leurs rites et leurs dogmes propres à chaque culture pour tenter une approche de l'absolu. Il se peut que cette liaison ou cette soumission à Dieu qui exige la participation entière de notre être, y compris de notre corps, donne une forme particulière à la prière et à l'adoration, qui vont ensuite informer notre action.
La tradition culturelle de chaque peuple peut ainsi s'exprimer par une attitude particulière du corps, celle du yoga (joug) soumission à Dieu, pour les uns, de la prosternation ou de l'agenouillement pour d'autres.
L'essentiel est que cette posture du corps facilite la communication avec Dieu ou avec la sagesse (de quelque nom qu'on les désigne), et ne se dégrade pas en une gymnastique sans âme.
La diversité des religions, par la fécondation réciproque des cultures qui les spécifie, est une richesse que l'on ne peut détruire en imposant à l'autre la forme d'expression dont nous sommes, avec notre culture, les héritiers.
Nous ne pouvons revendiquer le monopole des voies d'accès à la transcendance, que nous l'appelions salut, libération, moksha ou nirvana.
Nous pouvons seulement, avec le plus grand respect du comportement rituel des autres, et des symboles par lesquels ils expriment leur foi, leur sagesse ou leur Dieu, nous enrichir de leur expérience, gravissant, par des voies diverses, la même cime, inaccessible peut être, qui nous fait rechercher le sens de notre vie et de notre histoire, et les voies de son accomplissement.
En résumé, ce qu'il y a le plus précieux, ce n'est pas ce qu'un homme dit de sa foi, mais ce que cette foi fait de cet homme. Comment le libère-t-elle de ses aliénations?
C'est-à-dire de ses ambitions personnelles réalisées par l'écrasement des autres, de ses projets partiels, individuels ou nationaux, qui ne tendent pas à la création d'une communauté universelle, symphonique, fin suprême de la foi qui appelle toutes les religions à la transcendance, au dépassement de soi.
Une démystification spirituelle est d'abord nécessaire.
Il faut certes corriger l'erreur d'aiguillage commise à la Renaissance lorsque l'on appela raison la seule science des moyens, en la mutilant de son autre dimension fondamentale, seule capable d'en mettre les merveilleuses découvertes au service de l'épanouissement de l'homme et non de sa destruction: la sagesse, qui est réflexion sur les Fins.
Mais, au delà, il faut en finir avec la pire perversion de la pensée humaine: la notion tribale de peuple élu, divisant l'humanité entre élus et exclus, accordant aux premiers le pouvoir de droit divin de dominer, d'asservir ou même de massacrer tous les autres, quels que soient ceux qui s'attribuent ce privilège, qu'ils soient hébreux ou chrétiens d'Europe réclamant l'héritage de l'élection pour persécuter les juifs qui s'en croyaient détenteurs, puis les musulmans par les Croisades, puis le monde par le colonialisme, jusqu'à ce qu'ils soient dépossédés de ce mythique droit par le destin manifeste que se décernèrent les Etats-Unis au détriment des Indiens, des Noirs, puis du monde, sacralisant même la royauté du dollar en inscrivant, sur chaque billet vert, que sa toute puissance était d'essence divine: In God We Trust.
Il faut d'abord en finir avec les lectures intégristes de la Bible qui font d'elles la seule écriture sainte de l'humanité, alors que chaque peuple, dans le monde, a vécu la préhistoire de son humanité en créant les grands mythes qui balisent le parcours millénaire de l'humanisation divine de l'homme. Tous les peuples ont une histoire sainte: celle de l'homme à la recherche de Dieu.
Les conséquences de ces affabulations sur un peuple élu, sans autre fondement qu'un seul texte, sont aggravées par le fait qu'un certain christianisme s'est prétendu l'héritier de cette tradition, s'est approprié l'élection divine pour s'attribuer un droit divin de domination du monde, en exerçant sur les non -- élus ses dominations, ses spoliations et ses massacres, au nom de la même supériorité ontologique, théologique, sur les Indiens d'Amérique, les esclaves déportés d'Afrique, et une grande partie de l'Asie, de la guerre de l'opium à Hiroshima, des destructions massives du Viet Nam à celles de l'Irak.

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Nous avons aujourd'hui plus besoin de prophètes que de politiciens, plus besoin de Bouddha, de Jésus ou de Gandhi que de César ou de Napoléon, car rien ne commence avec les lois et les empires: tout commence dans l'esprit des hommes, et d'abord dans la révision sévère des religions traditionnelles qui, par leur dégénérescence intégriste, se sont transformées en théologies de la domination. L'intégrisme, c'est cette prétention de toute hiérarchie religieuse comme de tout pouvoir politique (qui se sert de la première pour justifier sa pérennité) de réduire la foi à la forme culturelle ou institutionnelle qu'elle a pu revêtir à telle ou telle période antérieure de son histoire: pour nous en tenir aux religions dominantes des dominants, et aux religions dominantes des dominés: le christianisme ne peut plus être ce que le fit Constantin: l'héritier d'un empire centralisé à Rome, prétendant imposer son idéologie et ses hiérarchies à tout le reste du monde dont on ignore ou veut ignorer les spiritualités autochtones.
Une telle religion divise. Elle fut le prétexte de tant de guerres! Alors que la foi unit dans un effort solidaire de dépassement pour parvenir à cette certitude qui demeure toujours un risque et un postulat:
-- Aucun homme ne peut prétendre avoir la foi comme on possède un trésor. L'homme de foi est toujours en route vers un commencement.
-- Le monde n'est pas fait de choses mais de sources, de jaillissement du sens.
-- Dieu n'est pas un être (comme les choses) mais un acte (celui d'incessamment créer). C'est pourquoi il n'a pas besoin d'être visible pour exister: il est ce mouvement qui est en nous sans être à nous.
Ainsi, contre les prédicants d'une fin de l'histoire, l'histoire, comme les fleuves, n'a pas d'autre embouchure que l'Océan.

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Préparer politiquement cette mutation spirituelle universaliste, c'est d'abord mettre fin à la prétendue mondialisation qui est le contraire de l'universalité: c'est une entreprise impériale de nivellement ou d'anéantissement de la culture et de la foi de tous les peuples pour leur imposer, avec les armes et les dollars des Etats-Unis, l'inculture et le non-sens d'une religion qui n'ose pas dire son nom: le monothéisme du marché qui ne serait pas seulement la fin de l'histoire mais la mort de l'homme et du Dieu qui est en lui.

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En 1985, lors du voyage du pape au Pérou, les Indiens des Andes lui remirent cette lettre: "Nous, Indiens des Andes et de l'Amérique, voulons profiter de la visite de Jean Paul II pour lui rendre sa Bible car, en cinq siècles, elle ne nous a procuré ni amour, ni paix, ni justice... remettez-la à nos oppresseurs car ils ont davantage besoin de ces préceptes moraux que nous-mêmes. La Bible nous est arrivée comme partie intégrante du régime colonial imposé."
Le problème actuel, en effet, aujourd'hui, est non seulement de déjudaïser, mais de désoccidentaliser le christianisme, qui a toujours considéré les Eglises, de la Chine à l'Amérindie et à l'Afrique, comme "un appendice de l'histoire des missions", comme l'écrit Enrique Dussel dans son livre: Histoire et théologie de la libération (publié en 1972 et traduit en français aux Editions ouvrières en 1974). Il montrait, comme le fera Leonardo Boff en 1992 dans son livre: La nouvelle évangélisation (Ed. du Cerf), comment l'invasion de l'Amérique, depuis 1492, était non pas l'apport d'un christianisme universel (catholique) à des cultures autochtones en recherche de Dieu, mais l'importation d'une chrétienté méditerranéenne, romaine, et fourrière d'un système social où, sous le nom d'Evangélisation, est imposé le colonialisme capitaliste le plus inhumain.
Leonardo Boff écrit: "L'évangélisation s'est faite en Amérique latine sous le signe de la colonisation." (p.169). Le Requerimiento, sommation adressée aux Indiens en 1514 disait: "Nous vous prendrons, vous, vos femmes et vos fils, et vous deviendrez esclaves .. nous prendrons vos biens... comme à des vassaux rebelles qui se refusent à accueillir leur Seigneur."
C'est contre quoi protestaient en vain le père Montesinos, premier prophète des Amériques, les évêques, Bartholomé de Las Casas et quelques religieux, comme Pedro de Cordoba, haïs par les colons parce qu'ils refusaient d'identifier une Eglise, complice des conquérants, avec le Royaume de Dieu, et d'accepter la destruction des cultures précolombiennes.
Cette ignorance radicale de l'autre a fabriqué des mutilés de l'humanité, isolés dans le ritualisme et les dogmes de leur religion qu'ils croient la meilleure parce qu'ils ignorent celles de tous les autres. Elle n'aurait pas à se substituer à la leur, mais à l'enrichir par des expériences différentes de la transcendance. Un même absolu ne peut être accaparé par aucun de ceux qui se croient un peuple de Dieu (c'est à dire tous les nationalismes et tous les colonialismes). Comme l'écrivait déjà Jean Jacques Rousseau: "Un Dieu qui choisirait un peuple en lui donnant le privilège de spolier ou de détruire tous les autres, ne peut être le Père de tous les hommes."
Et maintenant?
Après ce parcours insolite et insolent, nul, je l'espère, n'attendra une conclusion, c'est à dire une occlusion, une fermeture. Une magistrale et dérisoire réponse.
Car ce qui oppose fondamentalement une philosophie de l'acte à une philosophie de l'être, c'est de n'être pas de l'ordre d'une réponse mais de l'ordre d'une question.
-- Le propre d'une philosophie de l'être c'est de "s'installer dans l'être et de dire ce qu'il est". Que ce soit sous la forme du positivisme empiriste partant des données de nos sens (données une fois pour toutes) ou que ce soit sous la forme du dogmatisme prétendu rationnel d'idées éternelles, innées ou révélées, mais de toute manière indubitables comme des axiomes.
-- Le propre d'une philosophie de l'acte c'est au contraire d'avoir conscience de ses postulats et de leur inexorable remise en question, comme un dormeur s'arrachant à la quiétude de son oreiller et à la fascination de ses rêves pour s'éveiller dans un monde en fusion. L'homme couché devient l'homme debout, agressé par l'éveil et agressif pour le possible. Certains appellent cela la résurrection. Déjà le mot est enchanteur: il évoque l'acte de se lever. De se lever même d'entre les morts.
[...] Notre nature était peut être de nous résigner et de nous intégrer à une nature apparemment régnante et même universelle. Ce décollement, ou du moins cet effort de décollement, à l'égard de ce qu'on nous présente souvent comme la nature de l'homme, c'est la culture, c'est à dire tout ce que nous avons ajouté à la nature, et qui nous fait homme. Pas un animal supérieur. Mais autre chose qu'un animal: ce qui le transcende. Là encore, il existe, dans la coutume, un mot pour dire cela: Dieu, divin. Peut-être vaut-il mieux, au départ, ne pas l'employer: d'abord parce que Dieu est un substantif et cela incite à chercher derrière lui une substance, un être, fut-il l'Etre suprême. Ah! si Dieu était un Verbe! Un acte. Celui qui fait naître l'être. Divin, l'adjectif, trop souvent galvaudé, présente aussi des dangers: d'abord en suggérant qu'il serait imitation de ce sur-être, toujours défini mal, c'est à dire historiquement. Nous ne l'emploierons que lorsqu'il ne sera plus imitation littérale, mais création, à la manière de Jésus, ce poète par excellence de la vie.
Cette vision des choses, ou, plus modestement, cette visée, a introduit dans la méthode de l'exposé un désordre déroutant. Il ne s'agissait plus d'une histoire de la philosophie mise en sa perspective logique ou chronologique, par je ne sais quel "maître". Maître de l'absolu, comme un ersatz de Dieu. Le dernier qui s'y essaya, le dernier géant, Hegel, n'eut que des imitateurs atteints à la fois de nanisme et de suffisance professorale. Il n'est pas nécessaire d'en dire les noms.
Cet essai sur la philosophie de l'acte n'est pas écrit par un maître mais par un étudiant. Un étudiant monté en graine, c'est vrai, puisqu'il approche des 85 ans, mais qui demeure étudiant parce qu'il n'a pas fini de s'émerveiller. De s'émerveiller de ses propres naïvetés et des prétentions médiatisées des manipulateurs de vérités acquises, intouchables managers de la pensée unique, du politiquement correct, de l'orthodoxie religieuse, ou des variantes esthétiques de ce néant.
Il y a bien, dans ces pages, les ébauches d'une histoire de la philosophie, mais elle n'est pas construite selon l'ordre des raisons.
Trop prétentieusement peut-être, ou trop modestement, je ne sais, elle retrace, à tous risques, les étapes de mes enthousiasmes ou de mes déceptions. La rencontre (je n'ose pas dire la découverte) de limites et d'impostures, comme celles par exemple des pontifes millénaires de l'Occident, d'Aristote à saint Paul, ou de Descartes à Auguste Comte, ou, pour en donner une illustration mineure, l'attribution, l'appellation contrôlée du label de philosophes aux idéologues anglais du parti vénitien et de la Compagnie des Indes.
C'est déjà un travail qui dépasse les forces d'une seule vie que de dénoncer trois millénaires de postulats tenus pour des axiomes, ou d'avoir le recul et l'élan nécessaires pour franchir les traditionnelles limites.
J'aurais atteint une partie de mon objectif, si seulement j'avais communiqué à d'autres, et de plus jeunes, le désir de poursuivre cette tâche.
Mais il ne s'agit pas d'un programme seulement réflexif de remise en question. Ce serait déjà beaucoup d'avoir compris que toute philosophie qui ne prépare pas l'homme à rechercher le sens de sa vie, à se considérer comme membre responsable d'une communauté universelle, et à agir selon ces principes, ne mérite pas le nom de philosophie.
Mais cette prise de conscience exige un changement de style de vie et une action: seule une pensée consciente de ses postulats et procédant de façon créatrice par anticipation, qu'il s'agisse d'hypothèses scientifiques, d'actes de foi ou d'utopies sociales, nous permet d'agir sur le monde et de le transformer.
La première démarche rend la philosophie parente de ce que l'on appelle maladroitement théologie, comme si l'on pouvait parler de Dieu, et non, à tâtons, sans parole, essayer de discerner les exigences d'une vie habitée par la totalité de la vie.
Car telle est la culture: l'ensemble des rapports qu'un individu ou une communauté entretiennent avec la nature, les autres hommes, et la recherche de leurs fins dernières, que certains appellent Dieu et d'autres la sagesse
Dans cette recherche du sens de la vie, l'épopée, le roman, le poème, la mystique, ont plus apporté à notre désir: pour la tradition occidentale Eschyle, Sophocle ou Aristophane m'ont plus interpellé sur le sens de la vie que toute la philosophie grecque depuis qu'elle s'est séparée de la pensée orientale dont était imprégné, par exemple, le prince Héraclite, et avant que le questionnement de Socrate ne soit connu qu'à travers les dogmatismes de Platon.
Il fallut Kazantzakis pour faire renaître, avec son Odyssée, les plus hauts désirs de l'homme éternellement itinérant et voracement interrogateur.
Rome, avec ses soldats, ses maçons, et ses rhéteurs, ne m'a rien appris de vivant et de vivable.
De la France Rabelais et Pascal, puis Victor Hugo, Romain Rolland, Mauriac, Bernanos, Claudel ou Saint John Perse, m'ont obligé au réveil plus que n'importe quel philosophe professionnel d'aucun pays, à l'exception, peut être de Leibniz, de Kant et de Fichte comme du Faust et du Wilhelm Meister de Goethe.
Et puis les fous de Dieu qui furent les vrais sages: de Joachim de Flore au cardinal de Cues, de Maître Eckhart à saint Jean de La Croix, de Kierkegaard à Dostoïevski. Et à Nietzche, le plus grand des passeurs de frontières après Jésus.
Tous ceux-là ont vécu, comme les Pères de Cappadoce, en Asie, ou Clément d'Alexandrie en Afrique, de cette foi fondamentale et première, ou de cette sagesse unifiante, inséminée d'univers, qui naquit en Chine avec le Tao: "Etre UN avec le TOUT ", comme l'écrivait l'un des plus grands penseurs de tous les temps: Tchouang-Tseu.
Retrouver en soi le souffle de la vie créatrice, découvrir que ce qu'il y a de plus personnel en nous, c'est l'acte incessamment créateur de la vie universelle: " Tu es Cela ", des Védas et des Upanishads, du Ramayana et de la Baghavad Gita, de Çankara à Radhakrisnan.
Les poètes, les mystiques et les voyants de l'Islam, sont une merveilleuse introduction à cette foi universelle. Depuis les grands livres initiatiques de "l'homme total" (Insan Al Kamil), des "Récits de l'exil" ou de "l'Archange empourpré" d'Avicenne et de Sohrawardi, au "Langage des oiseaux", de Attar, du monumental "Mathnawi" de Roumi (ce que l'on a appelé parfois: Le Coran des Perses) aux poèmes ourdous de Kabir et à l'oeuvre géante d'Ibn Arabi en Espagne andalouse, frère spirituel, à trois siècles d'intervalle, de saint Jean de la Croix, nous conduisent à ce qu'il y a de plus intime et de plus spécifique dans l'Islam par rapport aux trois religions révélées: son esprit d'universalité, reconnaissant tous les prophètes, faisant d'Abraham "le Père des croyants" comme dit le Coran, et de Jésus "le sceau de la sainteté", comme écrit Ibn Arabi dans sa Sagesse des Prophètes qu'il accueille, tous, comme les messagers de Dieu.

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La réflexion fondamentale sur la foi dans son universalité, se trouve dans les plus belles traditions abrahamiques depuis Le vivant fils du vigilant (Hayy Bin Yakzan) d'Ibn Thofayl de Cadix (1100-1185), au Traité théologico-politique de Spinoza (1632-1677), et à la Profession de foi du Vicaire Savoyard de Jean Jacques Rousseau (1712-1771), l'on trouve chez le musulman, le juif et le chrétien, la source commune de toute foi, communicable, comme l'écrivait le pasteur Bonhoeffer dans sa prison nazie, à un monde sans Dieu.

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Les Woodstocks pontificaux ne signifient pas un réveil de la foi, pas plus que les Woodstocks des rockers ne signifient un réveil de la musique ou de la culture.
Ni les succès de la secte Moon. Ni les déferlements médiatiques des sermons télévisés des révérends américains maîtres de la business religion.
L'épidémie des quarante mille suicides d'adolescents qui sont, en France, (comme dans les pays développés, où l'on meurt non par absence de moyens, comme dans le tiers-monde, mais par absence de fins) la principale cause de mortalité pour les jeunes, ne sera pas enrayée par les psychologues, les saints bernards ou les terre-neuve sauveteurs d'égarés individuels. Ce qui manque à cette jeunesse, c'est un grand dessein qui vaille la peine de vivre, contre la désintégration du tissu social par le monothéisme du marché, son désert spirituel et ses évasions dans le décibel, la drogue ou la mort.
Hors d'Occident ce grand dessein est né. Pas seulement pour créer l'unité harmonique de l'unité du monde et donner à chaque porte-Dieu, quelle que soit son origine, les possibilités économiques, politiques, spirituelles, de déployer pleinement le Michel Ange ou le Kuo Hsi qu'il porte en lui, mais pour en finir avec les égoïsmes sacro-saints des individus qui ne peuvent s'élever que par l'abaissement de leur rival de jungle, ou des peuples élus pour asservir les autres.
Le grand dessein, c'est, contre l'individualisme insulaire et désert, la communauté où chacun est lié à la vie par le sens de sa responsabilité à l'égard de tous les autres.
Cette foi, qui s'exprime dans l'action, est celle de Jésus, en train de renaître là où les pauliniens de Rome voudraient la tuer: chez ceux qui tentèrent l'expérience divinement humaine des prêtres-ouvriers; dans les communautés de base des favelas du Brésil, qui furent et demeurent le terreau humain des théologies de la libération, chez ceux qui cherchent d'où cette foi peut naître au coeur de toutes les spiritualité vivantes et militantes du monde. Le père Monchanin en fut le précurseur dans son effort pour "repenser l'Inde en chrétien et le christianisme en indien " et qui a fait lever aujourd'hui des continuateurs comme Raimundo Pannikar en Espagne ou René Guénon en France, vivant l'Islam comme le Coran évoque Jésus, ou le père Hegba en Afrique, enracinant Jésus dans les plus profondes spiritualités du monde noir.
Cette queste fraternelle n'a rien à voir avec l'éclectisme ou le concordisme. Il est l'expression d'une foi véritable en la transcendance: si Dieu est sans commune mesure avec toute connaissance humaine qui prétendrait le définir, c'est à dire l'enfermer dans sa propre culture, nous avons besoin de l'expérience de tous ceux qui tentent la même approche à partir de leur propre culture. Ainsi seulement nous pourrons briser nos limites, enrichir notre foi, et en comprendre la spécificité par une communion intérieure profonde avec la culture et la foi des autres. Il est appauvrissant de croire que ma religion est la meilleure, simplement parce que j'ignore toutes les autres.
Telles sont les conséquences ultimes de l'opposition entre une philosophie de l'être et une philosophie de l'acte.
- La première, la philosophie de l'être postule l'existence d'une nature dont l'homme peut extraire des données et les combiner de manières diverses pour les commodités de ses classifications et de ses hiérarchies des êtres. A partir de là il peut même manipuler techniquement cette nature mais ne peut lui assigner d'autres fins que celles de son créateur primordial (ou de ses lois éternelles si l'on nie cette création faite une fois pour toutes). En d'autres termes l'homme a une nature qu'il ne saurait transcender.
-- La seconde, la philosophie de l'acte, repose, elle aussi, sur un postulat: celui du pouvoir de l'homme de transcender cette nature et de procéder au contraire à sa création continuée: l'homme n'a pas une nature, il a une histoire. Celle des créations de sa culture, qui le distingue de l'animal: les abeilles des Bucoliques de Virgile se comportent comme nos contemporaines, et, même à l'échelle paléontologique, l'évolution n'est pas une histoire: l'être biologique n'est pas son acteur.
Si l'homme avait, comme les animaux, une telle nature, il n'aurait même pas dépassé les limites que l'environnement impose à son entretien. Pour dépasser les quelques millions d'êtres humains qui ont peuplé la terre pendant des millions d'années, il a fallu que l'homme crée une agriculture pour son alimentation, une industrie pour la transformation de son milieu et pour sa protection, en un mot une culture qui déjà permette la multiplication de l'espèce.
Il a fallu pour cela qu'au delà des dérives immuables de son instinct, il ne se contente pas d'utiliser les matériaux dans cette autre nature qui l'entoure, le contient et le contraint, mais qu'un projet oriente son propre travail, en détermine l'organisation et celle de la société qu'il a constituée et à laquelle il assigne des fins et des structures qui ne sont pas inscrites dans les lois de l'instinct intérieur ou de l'environnement extérieur. Cette émergence du projet est ce qui sépare radicalement l'homme de l'animal.
Ainsi donc, tout empirisme organisateur, selon l'expression de Charles Maurras, le plus rigoureux théoricien du conservatisme, conduit à se conformer à l'ordre établi et à ses évolutions naturelles, linéaires, comme celles de la Providence de Bossuet, du Progrès de Condorcet et de la loi des trois états d'Auguste Comte, qui en sont des versions laïcisées.
Résignation ou révolte, collaboration ou résistance, dirions-nous selon une terminologie plus récente, tel est le choix vital, et toute philosophie qui ne nous aide pas à faire ce choix n'est qu'une idéologie de justification de ce qui est ou de ce qui devient sans nous, comme l'accroissement technique de la production et de la consommation.
Ce choix nous avons voulu le suggérer au cours de nos efforts d'interprétation des philosophies en fonction des exigences historiques des dominants ou des dominés. Les dominants justifiant leur domination au nom de l'empirisme ou d'une raison éternelle, les dominés ayant le choix entre l'acceptation de cette vision, et la révolte contre elle et du pari sur un avenir qui ne soit pas la simple résultante du passé, dessein d'une Providence ou dérives mécaniques d'un déterminisme laplacien.
Contre les capitulations du c'est ainsi, nous maintiendrons ce choix qui fut celui de Gracchus Babeuf lorsqu'à la veille de sa mort sur l'échafaud où l'avait envoyé le Directoire, le 28 mai 1797, il écrivait à son ami Felix Lepelletier: "Un jour, lorsque la persécution sera ralentie, lorsque peut être les hommes de bien respireront assez librement pour pouvoir jeter quelques fleurs sur notre tombe, lorsqu'on en sera venu à songer de nouveau aux moyens de procurer au genre humain le bonheur que nous lui proposions, tu pourras chercher, et présenter à tous, ces fragments qui contiennent tout ce que les corrompus d'aujourd'hui appellent mes rêves. "

Roger Garaudy
L'avenir mode d'emploi ,1998, Editions Vent du large