Nous allons rechercher dans les Mémoires (Mon tour du siècle en solitaire) et le Testament philosophique de Roger Garaudy, (Biographie du XXe siècle) comment s'est effectuée la conversion de celui-ci à l'islam. On prendra en compte sa réflexion intrapersonnelle et on examinera ses relations interpersonnelles ainsi que son appréciation du contexte social. Mais pour comprendre de qui nous parlons, esquissons d’emblée le portrait de cet homme.
1.Biographie sommaire
de Roger Garaudy
Roger Garaudy est né à Marseille en 1913. De son enfance, il se dit fortement imprégné de l'affection que lui témoignent sa mère et sa grand-mère. Par elles, il apprend que l’amour transforme les êtres qui le portent et ajoute une dimension nouvelle à leur vie ; sa mère garde le souvenir impérissable d'une relation amoureuse impossible tandis que sa grand-mère, catholique dévote, aime Dieu, même si cela signifie, pour elle, de se soumettre à sa volonté et d’accepter ses souffrances. Cette prise de conscience se transforme en une source d’inspiration.
Ainsi si la relation qu'il entretient avec les femmes de sa famille le « séduit », son père athée, revenu aigri de la Première Guerre mondiale, ne l'impressionne guère. De lui, il apprend les affres du premier conflit armé mondial. Grâce à lui, aussi, il prend conscience de l'époque trouble dans laquelle il vit : celle de l'entre-deux guerres, puis de la deuxième grande guerre. Dans un tel contexte, il ne conçoit pas de limiter l'amour dont il se sent porteur, à son entourage immédiat. Plus que cela, il cherche à transposer ce sentiment dans un projet grandiose que l'humanité entière pourra partager. Si la recherche d’un sens à sa vie devient une quête, l'amour, selon ses termes, en sera le guide. S’il endosse l’identité chrétienne ce n’est pas pour s’y réfugier passivement ; il veut s’investir dans un projet collectif porteur de sens. C’est pourquoi en 1933, à l’âge de vingt ans, il choisit de joindre les rangs du Parti communiste français tout en précisant qu’il est croyant.
Le Parti le mettra à l'épreuve et il sera accepté. Le cercle de ses connaissances s’élargit. En plus des relations qu'il a nouées au sein de groupes religieux et de celles qu'il établit en tant qu'universitaire enseignant en philosophie, il développe un nouveau réseau de relations dans le domaine de la politique — tout d’abord comme militant, puis comme membre du Comité central du Parti (1945) et comme député (1945-1958) et sénateur (1959-1962).
Bien que sa carrière politique lui procure une reconnaissance publique, il acquiert également une notoriété considérable en tant qu'intellectuel. Brillant penseur, ses propos trouvent audience non seulement auprès de ceux et celles qui l'entourent dans la sphère politique, mais également auprès de certains intellectuels, membres du clergé, étudiants, lecteurs et personnes qui se questionnent sur le sens d’une époque. Suivant ce qu’il appelle sa méthodologie de l’initiative historique, il recherche dans les contradictions spécifiques d’une société et d’une époque un projet politique capable de les surmonter. Pour lui, cette démarche ne saurait faire abstraction des valeurs absolues exposées dans le discours des grandes religions car elles régissent les codes de conduite sur le plan social. De plus, elles suscitent l’éveil de sentiments proprement humanistes, notamment celui de se rendre responsable des autres. Et s’il reconnaît une dimension transcendante au comportement de l’être humain, il convient également de sa capacité de surmonter les aliénations ainsi que les déterminismes. En termes simples, il reconnaît que l’humain participe aussi à la construction de sa vie.
Or, même si l’explication de cette idée est limitée dans son Testament et ses Mémoires, plusieurs indices nous laissent des pistes pour extrapoler. Ainsi, de ces deux ouvrages nous pouvons apprendre que son identité religieuse catholique s’est construite dans le sillage de l’influence de sa grand-mère maternelle, née à Alger et d’origine maure espagnole. On y apprend aussi que sa motivation à joindre les rangs de la communauté épistémique marxiste s’inscrit dans le contexte de la désintégration sociale due aux deux grandes guerres. Toutefois, si certains événements relatés nous renseignent sur ce qui revêt de l’importance à ses yeux, sa vision du monde et l’orientation de ses actions, il est plus difficile de saisir le cheminement qui l’a conduit à adhérer à l'islam en 1982.
2.Étude de la conversion
de Roger Garaudy
Pour comprendre le processus par lequel il en arrive à vouloir se réaliser autrement en s’intégrant à une communauté de foi autre, nous souhaitons explorer trois pistes. Dans un premier temps, nous allons exposer, à partir des œuvres à l’étude, ce que signifie, pour Roger Garaudy, la notion de transcendance. Plus précisément, comment cette idée phare qui guide sa vie a émergé au contact de personnes qui la partagent, mais aussi auprès de celles qui la questionnent et la mettent en doute. Nous voulons ainsi démontrer comment le discours des autres, même s’il va à l’encontre de nos opinions, contribue plus à consolider nos positions qu’à ébranler nos certitudes identitaires.
Ensuite, dans un deuxième temps, nous expliquerons comment l’attachement identitaire à deux communautés de pensée peut devenir conflictuel en fonction de l’interprétation des changements du contexte social, et finir par susciter un dilemme moral.
Enfin, dans une dernière partie, nous éclaircirons comment de tels conflits interprétatifs sont résolus par la conversion identitaire, ce qui permet au converti d’accéder à un nouveau réseau de personnes qui reconnaissent son discours.
Par ces explications, nous ne prétendons pas offrir une version objective des faits, mais plutôt faire comprendre les présupposés subjectifs à partir desquels l’acteur social construit son expérience de conversion selon sa compréhension du monde. Nous envisageons l’étude de cet objet de recherche en sachant que le processus d’écriture du Testament et des Mémoires de Garaudy est en lui-même « biaisé ». Les faits ainsi que les explications que donne l’auteur dans ces deux œuvres ne constituent pas le reflet authentique de son expérience. Il s’agit plutôt d’une interprétation revue et corrigée maintes fois, de ce qu’il juge le plus pertinent pour expliquer l’ensemble de ses comportements. Entre la prise de conscience initiale des faits et leurs interprétations subséquentes, la pensée réfléchissant sur elle-même peut se réexaminer plusieurs fois. Bien que l’introspection procède au quotidien à la révision de l’expérience, la réflexivité permet de revoir avec plus de détachement et de façon plus globale les motifs de interprétation pendant une période de vie. Si la subjectivité d’une telle démarche démontre l’impossibilité d’atteindre la compréhension objective des faits, elle n’empêche pas, toutefois, de stimuler l’accès à la connaissance de l’objet étudié dans ce mémoire. Ainsi, nous allons rechercher, les prémisses philosophiques que Garaudy préconise et avec lesquelles il construit sa vision du monde, afin de saisir ce qui est significatif pour lui.
2. 1. Fondements de la vision du monde de Garaudy
Le nœud de la réflexion de Garaudy porte sur un projet de vie significatif qu’il veut se donner avec les autres. L'orientation qu'il donne à sa vie peut se résumer à un axiome qui inclut deux termes : la transcendance, c'est-à-dire la dépendance de l'humain à l'égard de valeurs absolues, de Dieu ; et la communauté qu'il conçoit comme le devoir pour chaque individu de se rendre responsable des autres. Or, si cet objectif semble tout à fait compréhensible, il comporte son lot de complications tant du point de vue philosophique que sur le plan religieux et idéologique. Et c'est ce dont nous entretient Garaudy dans la première moitié de son Testament philosophique. Ses critiques à l’égard de la pensée philosophique et religieuse occidentale, l'aident, nous semble-t-il, à mieux faire comprendre l'actualisation constante de la recherche d’une signification à sa vie en relation aux décisions passées. Cette synthèse qu'il écrit sur un ton informel, l'amène, à partir de la page 248, mais surtout aux pages 250-251, à parler en utilisant le Je ; ce qui lui permet d’évoquer plus personnellement les grandes remises en question identitaires associées aux communautés d'appartenance et épistémiques qu’il a intégrées dans le cours de sa vie. Cette pensée réflexive mérite qu'on l'examine de plus près parce qu'elle permet aussi de mieux saisir la nature des anomalies qui ont conduit Roger Garaudy à être exclus du Parti communiste en 1970 et à se convertir à l'islam en 1982.
En premier lieu, nous allons donner une explication philosophique de la notion de transcendance qui semble correspondre à la pensée de Roger Garaudy, afin de saisir le conflit d'interprétation qui y est lié. La définition du concept de transcendance est complexe et le propos de Garaudy sur ce sujet semble, a priori, contradictoire. Selon sa vision du monde, la philosophie, plus qu'une manière de penser, constitue un mode de vie où la foi n'oppose pas transcendance à immanence — la foi commençant pour lui là où la raison se termine. Quelques prémisses philosophiques seront nécessaires pour comprendre ce que représente ce schème d'appréhension de la vie.
- 2.1.1 À propos des concepts de transcendance
et d’immanence …
Tout d'abord, il nous semble que toutes les subtilités auxquelles Garaudy fait référence dans son exposé sur les préoccupations de la philosophie occidentale contemporaine tournent autour du questionnement sur la possibilité qu’a l'humain de s'extirper des conditions qui le définissent pour se construire. En d'autres termes, si dans le contexte de la modernité, les humains ne sont plus soumis à l'imposition d'un sens de la vie qui découle de la tradition, les philosophes du XXe siècle se demandent sur quelle base s'effectuent leurs choix et les décisions qui leur appartiennent. Car, si la possibilité d'exercer des choix existe, elle s'apparente, dans bien des cas, à une illusion parce qu'en fait les humains se sentent contraints de perpétuer ce dans quoi ils ont été engagés socialement et économiquement. De plus, même si l'humain, contrairement à l'animal peut « s'arracher à tous les codes rigides de l'instinct pour aller sans cesse vers plus de perfection culturelle et morale », cela ne veut pas dire qu'il s'est approprié un code de conduite qui lui permette de remplacer de façon immanente les valeurs religieuses.
Plusieurs penseurs ont réfléchi sur ce problème et essayé d'y répondre en proposant leur vision du monde. Toutefois, comme nous dit Garaudy, chacune des explications philosophiques contemporaines sur ce sujet comporte des failles qui n'ont pas été complètement résolues jusqu'à présent. De même en est-il, sur le plan idéologique, des jugements de valeurs qui fondent les idéaux à partir desquels sont établies les conceptions fonctionnelles de la vie collective. Ainsi, sur le plan politique, le marxisme considéré par plusieurs comme « religion de salut terrestre », n’a pu tracer la voie. Sa réalisation en tant qu’utopie d’un Au-Delà par rapport à la vie présente, n’en était pas moins transcendante.
La pensée scientifique contemporaine n’apporte pas plus de réponse ; elle se contente de décrire le monde tel qu’elle l'appréhende plutôt que de le concevoir dans l'idéal. Quant à l’éthique, qui prescrit de lutter contre l’égoïsme en exigeant de se soucier de l’autre et exhorte de préférer le bonheur du plus grand nombre à celui d’un seul, elle défend des valeurs qui transcendent la vie et ne semblent pas complètement imperméables à la pensée religieuse. Aussi, les valeurs fondamentales modernes n’ont rien d’original, sinon qu’elles sont désormais « pensées à partir de l’homme et non déduites d’une révélation qui le précède et l’englobe. » L’éthique ne découle plus de Dieu, ni des valeurs formelles, elle émane par-delà le bien et le mal dans l’ordre du sens.
Mais l’idée même d’un sens renferme la présence d’un sujet. « Par exemple, un panneau indicateur a un sens, non parce qu’il indique une direction, mais parce qu’il a été intentionnellement créé par quelqu’un qui veut communiquer avec nous. » Le sens est donc lié à une volonté, à cette manifestation subjective, même si elle est inconsciente (comme dans le cas d’un lapsus). À la limite, on pourrait même se demander le sens d’un arbre, mais il nous semble qu'il serait difficile de déduire ce que son créateur cherche à nous dire. « En revanche, on peut se demander quel est le sens d’un mot, d’une remarque, d’une attitude, d’une expression, d’une œuvre d’art, ou de tout autre signe dont on suppose qu’il est l’expression d’une volonté, le signe d’une quelconque personnalité. » Par contre le sens de la mort ainsi que de la souffrance reste insaisissable dans cette perspective, parce qu’il ne découle pas de l’expression d’une volonté connue. On ne peut donc qu’admettre l’impossibilité d’annuler toute dépendance à l’égard de l’extériorité. Cette constatation explique la position de plusieurs penseurs contemporains qui, tout en revendiquant l’autonomie, c’est-à-dire la capacité de penser par soi-même, n’exclut pas son contraire, l’hétéronomie ou la propension de celui qui pense par le regard de l’autre ; cela en autant que les données externes qui sont assimilées soient soumises à un examen critique et rationnel. L’idée de Dieu n’est désormais plus imposée par la tradition, mais surgit à travers le visage de l’autre qui nous révèle à nous-mêmes. La prise en compte de ces enjeux philosophiques nous semble guider le projet de vie conçu par Roger Garaudy.
- 2.1.2 Construction de la problématique philosophique
de Roger Garaudy
Ce questionnement explique, entre autres, la lutte qu’il dit avoir menée tout au long de sa vie pour faire reconnaître la dimension transcendante de l’homme. Pour lui, l’humain qui se suffit à lui-même, c’est-à-dire qui ne reconnaît pas sa dépendance à l’égard de valeurs absolues ainsi que sa responsabilité envers la communauté et ses membres, est voué aux pires affrontements. C’est ce qui motive initialement son adhésion au christianisme, puis au marxisme, et par la suite, à l’islam. À l’heure des bilans, il admet toutefois que la pratique du pouvoir dans chacune de ces communautés crée une confusion entre les fins et les moyens, qui engendre l’abus. Cette prise de conscience ne l’empêche pas pour autant de croire à l’expression d’un dynamisme créateur, qui puisse susciter un projet de vie planétaire nous épargnant de notre propre destruction.
Nous avons tenu à souligner ces prémisses philosophiques parce qu’elles facilitent, selon nous, la compréhension du discours intérieur, au centre des préoccupations de Roger Garaudy. À tout le moins, elles nous permettent de saisir pourquoi il reconnaît les valeurs absolues défendues par la religion catholique, même s’il ne conçoit pas cette vision de la transcendance uniquement en termes d'extériorité. Sa foi n'oppose pas immanence à transcendance. Selon lui, les comportements humains ne sont pas uniquement déterminés par l’autorité divine ; l’humain peut également devenir ce qu’il entend être. Il s'explique ainsi :
1933, c'est l'année où Hitler accède au pouvoir. Le fascisme italien est à son apogée et Mussolini va bientôt envahir l'Éthiopie. Jeté dans cet univers convulsif, et le cœur plein d'orages […] je choisis de devenir chrétien. Chrétien, dans un monde de l'absurde, pour donner un sens à ma vie. Marxiste, dans un monde livré à la violence, pour donner une efficacité à mon action.
Pendant un tiers de siècle, j'ai tenté, au risque d'être écartelé, de tenir les deux bouts de la chaîne : le marxisme n'était pas pour moi une idéologie ou une vision du monde, mais une méthodologie de l'initiative historique, c'est-à-dire à la fois l'art et la science d'analyser les contradictions majeures d'une époque et d'une société, et, à partir de cette entreprise de conscience, découvrir le projet capable de les surmonter.
Entre la foi qui donnait un sens à la vie, et une méthode qui donnait une efficacité à l'action, je ne voyais pas d'antagonisme, mais au contraire, une complémentarité.
Ce schème de pensée avec lequel Garaudy oriente son action s’est construit dans la reconnaissance de discours auxquels il a été sensibilisé pendant son enfance et qui ont contribué au façonnement de son identité. Aussi avons-nous fait le constat de ce qui, sur le plan familial, semblait constituer les prémisses d’un tel assemblage d’idées. C’est ainsi que nous avons remarqué que, dans le contexte d’une époque trouble, son identification chrétienne procède en réaction à celle de ses parents athées, mais en continuité avec les croyances de sa grand-mère. Nous avons aussi noté que sa conception de la transcendance va être revisitée et aménagée en fonction des rapports coerséductifs qui vont l’unir à d’autres personnes dans le cours de sa vie. Ces rapports lui permettront d’ailleurs de reconnaître des considérations philosophiques et intellectuelles différentes.
Comme nous l’avons expliqué précédemment, les individus s’associent aux personnes qui semblent partager les mêmes représentations qu’eux. En procédant de la sorte, ils s’engagent dans des entreprises sociales où ils poursuivent des objectifs qui confortent, dans bien des cas, leur identité personnelle.
Les codes ainsi partagés sont significatifs pour eux-mêmes et pour les autres dans la mesure où ils sont reconnus mutuellement. Aussi, plus les membres d’un groupe se côtoient, plus ils partagent leurs idées et leurs sentiments, et plus il devient possible pour eux d’accéder aux représentations des autres, voire à partager des valeurs ainsi que des pratiques similaires. La prise en compte d’une idée comme nôtre, témoigne de la reconnaissance du discours de l’autre et de la confiance qu’on lui témoigne. Évidemment cette appréciation de l’autre peut être raffinée par la réflexion personnelle ainsi que par l’apport de lectures et de rencontres subséquentes significatives.
Par exemple, de Garaudy on apprend qu’il en vient à concevoir une vision de la transcendance qui inclut l’immanence lors d'une conférence prononcée par Maurice Blondel. Cette vision est aussi alimentée par l’influence de Milaine, une amie qui deviendra son épouse. De la thèse de Blondel, condamnée par l’Église pour immanentisme, Garaudy mentionne que lui et Milaine passent les rares exemplaires de ce document en cachette.
Garaudy parle aussi du département de philosophie de la Faculté à Aix comme d’une « véritable école (chapelle), de piété philosophique » où « Milaine est l’expression la plus raffinée et la plus chaleureuse ». Le mémoire de cette dernière sur « La Communion spirituelle » s’inscrit d’ailleurs dans la pensée de Blondel et de l’école d’Aix. Et c’est en continuité avec cette ligne de pensée que Garaudy entend suivre le sillage mystique de ce dernier qui constitue, selon ses mots, un des « tisons » de sa vie. Bien que certaines idées développées par Blondel le séduisent au point qu’elles émaillent son discours, l’apport de la relation affective et intellectuelle avec Milaine, sa première épouse, n’est certainement pas négligeable dans la reconnaissance et l’appréciation du discours de Blondel.
Une suite d’idées en entraînant une autre, c’est aussi en prenant compte le concept de finalité de Blondel que Garaudy entreprend, dans la même période de sa vie, la lecture des œuvres de Marx. De cet auteur, il découvre la science et la technique de l’efficacité pour accomplir, dans l’action, sa recherche personnelle de significations. Cette lecture semble l’inciter à joindre les rangs du Parti communiste français en 1933. Sa démarche dans cette organisation sera aussi appuyée pendant 37 ans par Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français. Garaudy dit d’ailleurs à son propos : « Jusqu’à sa mort, Maurice a gardé sa main sur moi, me faisant accéder jusqu’au sommet de la direction du Parti et me protégeant de tous les sectarismes. » Ici aussi, on ne peut nier le jeu d’influences entre ces deux personnes et les répercussions qui en ont découlé sur le plan pratique.
Enfin, c’est la pensée de Kierkegaard qui complète la trame de fond de la carte avec laquelle il appréhende et interprète son monde. De cet auteur, il retient « l’insuffisance de nos morales et de nos logiques » et, par conséquent, la nécessité de relativiser les assertions à propos de l’avoir, du savoir et du pouvoir. C’est cette prise en compte qui constitue, à notre avis, l’élément le plus déstabilisateur sur le plan identitaire. En effet, elle invite à se remettre en question, à se distancier de soi et à s’ouvrir à d’autres possibilités d’être. Kierkegaard propose de renoncer à nos petites raisons d’être, à nos volontés de croissance et de puissance, sources d’affrontement, et suggère plutôt de s’investir dans un dessein plus universel qui tienne compte des valeurs absolues. Si nous ne pouvons repérer le nom d’un proche de Garaudy associé à la pensée de cet auteur, nous estimons que le réseau de relations universitaires qu’il fréquente ainsi que les jeunes pasteurs et étudiants en théologie protestante du Cercle évangélique où il loge, contribuent à soutenir l’appréciation d’un tel auteur.
On remarque que Garaudy construit, par lui-même, un schème d’appréhension de la « réalité » qui découle principalement de la pensée de Blondel, Marx et Kierkegaard. Mais il semble aussi influencé par les gens de son entourage qui évoquent ces auteurs, discutent de leurs propos et cherchent peut-être à les intégrer à leur vie. De plus, ces échanges d’idées ne sont pas étrangers à ce qui se passe dans l’extériorité, mais se situe dans la mouvance intellectuelle d’une époque qui veut remédier aux souvenirs pénibles de la Première Guerre mondiale ; dans un tel contexte, l’idéal du Parti communiste correspond aux attentes de plusieurs.
L’engouement pour cette organisation va en faire une véritable force politique en France. Ainsi, des personnes d’univers d’influences différenciées vont accepter, pour la cause, de s’unir. Ce regroupement ne constituera pas un mouvement monolithique, mais un lieu de rencontres où vont se négocier le sens des représentations. Bien que, de prime abord, la plupart des personnes pensent fixer par l’intermédiaire des mots et du langage le sens des significations, la possibilité d’un glissement entre les deux reste à tout moment possible ; la représentation ne constitue que l’assertion, à un moment donné, d’un point de vue sur une chose, en regard d’autres possibilités descriptives. Par exemple, les objectifs du Parti constituent une forme d’appropriation de la « réalité » difficilement négociables parce qu’ils sont significatifs, à un moment donné, pour plusieurs personnes. La considération d’autres alternatives risquent d’être évaluées comme non pertinentes, plutôt que de constituer une issue possible. Tant qu’une personne parvient à maintenir, à l’intérieur d’une communauté de pensée, l’impression de se référer à des représentations similaires à celles des autres, elle risque de maintenir un discours conforme à celui des autres.
C’est ce qui semble se passer chez Garaudy, du moins pendant une bonne période de sa vie. Car, même s’il se retrouve constamment en situation de se faire influencer par les propos des membres des communautés épistémiques auxquelles il adhère, il n’en va pas de soi assurément. Il reste plutôt fidèle aux schèmes de représentations qui fondent sa vision du monde. L’expression la plus révélatrice de cette idée, se retrouve, selon nous, dans le débat d’idées opposant Garaudy à Sartre et qui va durer dix ans.
- 2.1.3 Deux visions opposées du monde
Si ces deux intellectuels vont partager, pendant quelque temps, une passion commune pour le communisme, les prémisses à partir desquelles ils établissent chacun leur vision du monde sont irréconciliables. Pourtant, on pourrait croire que toute personne soumise au discours d’un intellectuel aussi chevronné que Sartre finirait par succomber à son influence. Bien que, dans les deux œuvres à l’étude dans ce mémoire, on puisse relever que Garaudy au terme de leurs séries d’échanges se sent fortement ébranlé par son opposant, ultimement il va réitérer le discours qui évoque sa vision du monde tout en le nuançant davantage. Afin de démontrer notre propos, nous allons d’abord expliquer la nature du débat opposant les deux penseurs pour saisir ensuite comment s’exerce la joute persuasive entre l’un et l’autre et, ultimement, leur incompatibilité spirituelle.
Ainsi, en relation avec ce que nous avons déjà dit à propos du dilemme opposant les concepts de transcendance et d’immanence, Sartre va défendre une position radicalement anti-déterministe. Selon lui, il faut renoncer à concevoir dans l’ordre de l’univers comme des entités dont la place est déjà fixée par un Dieu qui détermine le sens de cette occurrence. Plutôt que de se restreindre à vivre une « réalité » conforme à nos attachements identitaires (religieux, ethniques, économiques, etc.), il propose de s’en distancier pour mieux explorer les potentialités de notre pouvoir télésitique. Sartre ne se dit pas contre Dieu ; il refuse simplement les images créées à son sujet par les hommes.
Garaudy reconnaît également cette possibilité chez l’humain de surmonter ses conditionnements pour constituer sa propre histoire. Toutefois, il ne peut s’astreindre à ne pas considérer les entraves qu’impose le respect de la liberté des autres, à l’expression d’un tel projet. S’il conçoit, comme Sartre, « que nous ne sommes pas devant une finalité toute faite en dehors de nous », il propose de prendre connaissance de nos déterminismes non pas comme des dogmes, mais simplement comme des postulats. Mais cette subtilité conceptuelle ne semble pas le satisfaire entièrement. Comment concevoir l’expression de la liberté humaine sans qu’elle soit limitée par des préconceptions, mais aussi sans qu’elle nuise à l’expression de la liberté des uns par rapport aux autres ? Garaudy qui saisit bien la difficulté conceptuelle attachée à cette question, pourrait en venir à choisir la position philosophique de Sartre ou encore se dire agnostique. Dans le doute, il demande plutôt conseil auprès du père Troisfontaines, un membre de son réseau de relations, lors d’une réunion de l’Association Teilhard de Chardin. Garaudy lui dit ne pas remettre en question sa foi en la transcendance, mais avoue vivre cette relation moins comme une présence et une promesse, qu’une absence et une exigence. Troisfontaines répond amicalement à Garaudy : « […] et si vous vous interrogiez sur ce qui fonde cette exigence ? Cette conscience de l’absence n’a-t-elle pas besoin d’une présence pour être vécue comme un manque ? » Ce questionnement chez Garaudy semble traduire un certain désarroi moral. À la suite des discussions avec Sartre, son interprétation du « religieux » paraît lui peser. Néanmoins, c’est la réponse de Troisfontaines, même si elle semble ambiguë, qui vient le conforter.
Nous remarquons ainsi, que devant l’impossibilité d’en arriver à une conclusion sur une question philosophique et religieuse aussi complexe que celle soulevée lors des échanges avec Sartre, Garaudy préfère, dans le doute, consulter un membre de son réseau de relations dans lequel il a confiance pour l’éclairer sur le sujet, plutôt que de renoncer à son point de vue. Parce que si tel était le cas, cette conversion remettrait en question toutes les références identitaires à partir desquelles il a construit sa façon d’appréhender le monde. Il n’est pas prêt à vivre un tel revirement de situation. Le choix de la personne à qui il demande conseils est révélateur ; puisqu’il connaît les fondements de sa pensée, pourquoi se référer à lui plutôt qu’un autre ? En soi, la réaction de Garaudy confirme ce que plusieurs chercheurs en communication ont remarqué : l’humain se laisse difficilement entraîner dans l’inconnu en faisant abstraction de toutes les considérations matérielles et idéologiques qui l’ont conditionnées par le passé. Comment appréhender le monde sans faire référence aux points de repères qui ont depuis toujours balisé la carte radar des interprétations ? À tout le moins, il semble que l’incertitude à propos des fondements épistémiques qui oriente l’interprétation de la « réalité » ne constitue pas un critère suffisamment significatif pour susciter la considération d’autres influences. Si Garaudy perçoit mieux les enjeux relatifs aux concepts de transcendance et d’immanence, les convictions à la base de sa vision du monde ne semblent pas encore ébranlées ; l’affrontement avec Sartre, bien qu’il le questionne, ne le détourne pas de son projet humanitaire, pas plus que du sentiment de responsabilité envers les autres qui anime sa réalisation.
Les conditions pouvant inciter à l’acte de conversion ne semblent pas réunies. Du point de vue de la communication intrapersonnelle, l’acte réflexif, même s’il permet à la pensée de se distancier d’elle-même afin de s’auto-évaluer, n’offre pas, toutefois, la possibilité d’appréhender le monde par l’intermédiaire d’un autre schème d’interprétation. Car enfin, pour en arriver à apprécier et même intégrer une autre vision du monde, il faut relativiser ses attachements identitaires, c’est-à-dire renoncer en partie à l’interprétation de ses schèmes de référence pour parvenir à en apprécier une autre.
3. Détachement identitaire
et conflits interpersonnels
Afin de faciliter la compréhension de notre propos, nous allons recourir à un exemple : celui de la Malinche. Bien que nous ne sachions pas si ce personnage historique s’est converti religieusement en même temps que culturellement, nous estimons que, la description de la modification de ses rapports interpersonnels nous aident à mieux cerner le processus par lequel se produit le détachement identitaire rendant possible l’acte de conversion. Cet exemple, que nous utilisons afin d’en retirer par analogie des similarités avec le cas Garaudy, servira aussi à étayer notre propos, un peu plus loin, dans ce chapitre. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous faut présenter le personnage.
- 3.1 La conversion de la Malinche
La Malinche est une interprète qui a facilité la conquête de l’empire aztèque par Cortés. Dans sa culture d’origine, elle apprend le nahuatl, la langue des aztèques. Ayant été vendue aux Mayas, elle en vient à parler leur langue ; il en sera de même, plus tard, avec les Espagnols. Comme elle connaît l’usage de plusieurs langues, on l’utilise comme interprète. Toutefois, ce qui est très révélateur, selon nous, c’est qu’elle ne se contente pas de traduire. À la demande des Espagnols, elle interprète non seulement les mots, mais également les comportements, les réactions et les stratégies de Moctezuma, le chef aztèque. Todorov suggère qu’elle effectue cette véritable conversion culturelle en réaction à son ancien statut d’esclave.
Bien sûr, cela n’est sûrement pas étranger à ses motivations d’accéder à de meilleures conditions de vie. Néanmoins, ce qui nous semble encore plus significatif se situe dans l’expérience communicationnelle qu’elle vit, en première instance, auprès des Mayas. En totale immersion dans une culture qui lui est étrangère, elle apprend à reconnaître le particulier de l’autre et l’accès à ce savoir méconnu lui permet, par ricochet, d’accroître sa connaissance de sa propre identité. Cette prise de conscience par la distanciation et la réflexivité bouleverse son intériorité. De par sa condition d’esclave, elle ne peut s’éviter l’effort d’apprendre à connaître l’autre si elle veut survivre. Comme elle ne peut plus appliquer au monde extérieur ses références habituelles pour décoder sa « réalité », elle en vient à considérer le point de vue de l’autre, à prendre conscience des spécificités culturelles des uns par rapport aux autres, mais aussi à apprécier les similitudes qui unissent tous les humains. Sa vision du monde est bouleversée par ces insertions dans des réseaux de cultures différentes.
Elle est toutefois contrainte de revivre cette expérience de l’altérité et du déconditionnement auprès des Espagnols. Toujours impuissante face à sa condition d’esclave, acculturée par son séjour chez les Mayas, la Malinche perd, au fil du temps et au contact des autres, son sentiment d’appartenance à la culture aztèque. Elle fait désormais partie de la grande famille de l’humanité. L’éloignement l’a rendue en partie étrangère à sa propre culture. Pendant son absence, elle n’a pas pu suivre les transformations de la culture aztèque. Aussi, a-t-elle pris ses distances face à la « mêmeté » qui se manifeste dans la stabilité du caractère et du comportement de gens de même culture, et qui facilite les interactions et la communication entre les individus. C’est plutôt « l’ipséité » ou l’Autre en elle, c’est-à-dire tout ce qui lui est inconnue d’elle-même, qui se révèle au contact de l’étranger. Cette découverte qui lui permet de se distancier de ses conditionnements identitaires aztèques, lui fait aussi entrevoir les conditionnements culturels autres. La Malinche exploite ainsi certaines croyances largement partagées dans sa culture initiale afin de les mettre au profit des objectifs de conquête des Espagnols. Et plus particulièrement de ceux de Cortés qui, en échange, lui redonne la reconnaissance au sein d’un nouveau réseau de relations.
On peut d’ores et déjà deviner la forte inclinaison de la Malinche pour le capitaine conquérant qui lui offre toute sa considération. Pas surprenant dans ces conditions qu’elle accepte, en échange, de lui faire part de son savoir. Son labeur consiste à exercer une pratique qu’elle connaît bien pour l’avoir expérimentée auprès des Mayas, et qui consiste en la réception active ; c'est-à-dire l’opération de décodage qui, par-delà des mots, rend compte de « l'ordre symbolique » d’une culture, en l'occurrence celle des Aztèques, et qui permet à Cortés de mieux anticiper la réaction de ces derniers. La Malinche réussit à confondre, par son trafic des signes, Moctezuma en lui faisant bien croire que la venue des Espagnols correspond à une prophétie ancienne à propos du retour du dieu Quetzalcoatl. En manipulant l’information de cette façon, elle transforme le mythe en réalité, suscitant ainsi la peur du chef Aztèque. Elle facilite ainsi continuellement l'action des Espagnols afin d’assurer leur conquête.
Cette situation la met en position de pouvoir. D’une part, l’impossibilité d’intégrer sa société d’origine en tant qu’esclave favorise son alliance avec les Espagnols qui n’hésitent pas à lui offrir un statut particulier en échange des informations précieuses qu’elle leur procure. D’autres part, ces derniers en manque de repères ont absolument besoin d’elle dans leurs relations avec les populations locales. Au plus fort de la conquête, Cortés entretiendra une relation particulière avec elle. Plus tard, elle se mariera à un officier espagnol. Son adhésion à une autre vision du monde sera complétée.
Ce renversement de situation survient grâce à un savoir né de la distanciation avec sa propre culture. Motivée par ses intérêts, elle est entrée en relation avec un environnement humain différent qui l’a incitée à modifier sa perception des choses et à adopter des comportements autres.
Nous notons la présence d’un phénomène similaire dans le parcours de vie de Roger Garaudy. Tout comme la Malinche, Garaudy, en tant qu’intellectuel, en vient à être reconnu comme leader d’opinion. Nous ne pouvons ignorer qu’il s'est investi dans l'écriture de plus de quarante livres. Si ce travail lui procure une certaine notoriété, il le fait également entrer en contact et échanger avec tout un réseau de relations qui adhèrent à ses propos, les questionnent ou encore les critiquent. En tant que professeur, conférencier et représentant du Parti communiste, entre autres, Garaudy est confronté à d’autres penseurs et leaders d’opinion qui ont des sujets de préoccupation similaires au sien (Sartre par exemple). Il fait grand cas des rencontres marquantes, en personne ou par l’intermédiaire des livres, qui ont participé, positivement ou négativement, à la construction de sa vision du monde. Il signale aussi la contribution des personnes qui ont participé à mettre en perspective ses idées et l’ont amené à se questionner plus profondément. Mais, ce qu’il souligne avec le plus de conviction, et cela dès l’introduction de ces deux livres, ce sont les problèmes graves d’interprétation vécus à l’intérieur des différentes communautés épistémiques auxquelles il s’est joint dans le cours de sa vie.. Non pas que ces difficultés l’aient conduit à changer radicalement sa façon de voir les choses. Elles l’ont plutôt amené à vouloir réaliser son projet humain selon d’autres modalités, d’autres moyens plus conformes à sa conscience éthique. C’est donc la prise en compte d’un sens lié à une pratique qui satisfait un besoin ou est affecté à un usage qui semble remis en question.
- 3.2 Décodage et divergences d’interprétation
Comme nous l’avons laissé entendre précédemment, les personnes n’assignent un sens aux informations qu’elles appréhendent que dans la mesure où elles peuvent les interpréter selon leur schème de représentations. Si la réalité existe en soi, nous y référons tous par l’intermédiaire du langage auquel nous assignons des valeurs qui s’inscrivent à l’intérieur de visions du monde. Ce partage de réalités communes acquises par coerséduction au sein des communautés d’appartenance et épistémiques, distingue les membres d’une communauté de ceux d’une autre. Bien plus qu’une transcription du réel, les mots sont utilisés pour ériger des conventions entre membres de communautés. Ces ententes en viennent à passer quasi inaperçues tant elles vont de soi. Ces ensembles d’information ou de paradigmes qui régissent les comportements humains dans les différentes sphères d’activité constituent des cartes de référence qui facilitent le décodage des informations et qui peuvent aussi stimuler des pratiques sociales spécifiques.
Le théoricien Stuart Hall qui a étudié les pratiques de décodage de téléspectateurs, a remarqué que cet exercice ne s’effectue pas en tout sens. Bien que Hall situe ces opérations de décodage dans des rapports de classe où les récepteurs, négocient ou non, les termes véhiculés par une élite en contrôle des médias de diffusion, nous pensons que son raisonnement peut aussi s’appliquer à la façon dont sont décodés les signes en fonction des adhésions aux communautés d’appartenance et de pensée.
Nous les présentons un peu différemment. Spécifions tout d’abord, que ces opérations s’accomplissent en tenant compte d’un ensemble de références qui crée des rapports de significations selon trois possibilités. Dans la première, le récepteur décode un énoncé suivant les mêmes termes de référence utilisés dans la diffusion par les membres de sa communauté d’interprétation. Dans la seconde, le récepteur bien qu’il comprenne les inflexions littérales du discours de l’autre, le décode en niant ses particularités de façon à réitérer sa vision des choses ; sans ouverture pour l’étrangeté, il reformule son message en fonction de ses présupposés. Enfin, selon la dernière possibilité de décodage, le récepteur négocie les termes de l’échange ; s’il s’adapte en partie aux références de l’autre, il s’oppose également à certains de ses présupposés.
En d’autres termes, l’appréhension des signes lorsqu’elle ne tient pas compte de la relativité identitaire, c’est-à-dire de la prise en compte du regard de l’autre, tend à confirmer des rapports aux choses qui réitère les conventions de sens acquises au sein des réseaux de relations. Cette façon d’assigner des significations peut également se pratiquer par la négative. La personne affirme alors sa vision du monde en rejetant un point de vue différent. Enfin, selon la dernière possibilité et prenant en considération l’expérience de la Malinche, la prise en compte d’un schème d’appréhension autre, par empathie ou au contact de l’autre, relativise l’interprétation ; la perception des choses ne va plus de soi, mais devient négociable. Aussi, selon nous, la possibilité de relativiser l’interprétation contribue grandement à la construction du processus de conversion.
Lorsque nous essayons d’appliquer notre interprétation des opérations de décodage au cas Garaudy, nous remarquons évidemment qu’à l’intérieur des communautés épistémiques où il s’est investi, il s’est entouré tout au long de sa vie de gens qui partageaient des idéaux similaires. Par exemple, durant la Seconde Guerre mondiale il devient prisonnier politique, en Algérie, parmi un groupe de militants communistes qui, tout comme lui, se sont fait arrêter puis déporter pour refus d’endosser le Pacte de Munich et plus globalement la politique du Maréchal Pétain. Si cette expression de solidarité traduit en quelque sorte un décodage similaire de la « réalité », elle constitue aussi une démonstration d’opposition par rapport à d’autres propositions idéologiques.
En fait, elles représentent l’endos et l’envers d’une même médaille ; l’appréciation ou la dénonciation idéologique porte sur la reconnaissance ou non du même idéal. L’idéal « […] réside dans une conception fonctionnelle de la vie collective » tandis que « l’idéologie est perçue comme un surplus, un ajout par rapport à des mécanismes sociaux qui, au fond, sont censés se suffire à eux-mêmes. »
Évidemment, ces croyances qui agissent aussi comme forces motrices au fonctionnement des organisations, représentent aussi des luttes au niveau des valeurs. Par mesure de simplification des procédures, lorsque l’idéologie repose sur un postulat nettement avoué, on se garde bien d’expliciter constamment le contenu de ces valeurs, et l’on se contente plutôt d’esquisser rapidement les aménagements par lesquels leur manifestation sera rendue possible. Or, sur ce point, Garaudy semble endosser une position plus relativiste. S’il perçoit l’idéologie comme une « réalité » qui influence les hommes et leurs institutions, une force historique qui permet d’anticiper l’avenir et soutenir la volonté de façon rationnelle pour répondre à certaines exigences fonctionnelles, il remarque et souligne, à maintes reprises, un écart grandissant entre la justification des actions et l’image de ses intentions.
Ainsi, il en vient à critiquer abondamment le christianisme et le marxisme. Cette pratique va toutefois le placer en position de négociation constante avec les autres membres des communautés épistémiques auxquelles il adhère. Nous allons expliquer en quoi consiste ces critiques parce que tout en nous permettant de mieux apprécier les considérations éthiques qui ont un sens pour lui, elles font aussi saisir les références qui vont l’opposer éventuellement aux discours des membres des communautés de pensée auxquelles il adhère. Ces éléments nous semblent essentiels pour comprendre la conversion de Roger Garaudy à l’islam.
- 3.3 Du catholicisme…
Ainsi, en relation aux deux communautés épistémiques auxquelles il donne son assentiment, nous allons exposer, en premier lieu, ce qu’il finit par trouver irritant à propos du catholicisme. Bien que Garaudy se montre critique à l’égard de l’interprétation dogmatique que défend l’Église en tant qu’institution, il ne remet pas en cause le christianisme. C’est ce qui ressort de son propos. Plus spécifiquement, il dit avoir lu avec désespoir les deux Encycliques Rerum Novarum et Quadragesimo anno qui définissent la doctrine sociale de l’Église depuis le premier concile du Vatican tenu en 1870. Selon lui, ces documents font état de la volonté de poursuivre la centralisation monarchique du catholicisme entamé depuis le 12e siècle. L’objectif des directives institutionnelles et idéologiques qui y sont mentionnées, vise à maintenir l’ordre social établi sur la base d’un système de classes hiérarchisées. L’Église octroie ainsi le pouvoir d’appliquer ses normes morales aux princes de droit divin parce qu’elle les considère comme la manifestation de la Divinité créatrice. Cette vision du monde condamne par conséquent le socialisme ainsi que le libéralisme qui font la promotion de l’État laïc, la liberté de presse et la liberté de conscience. En d’autres termes, les gens doivent accepter leur position dans la hiérarchie sociale, rester soumis aux autorités cléricales et monarchiques et faire preuve d’abnégation en acceptant leur souffrance.
Mais des changements importants dans le contexte social allaient ébranler cette conception du monde. Premièrement le développement du capitalisme va bouleverser la fixité des rapports sociaux. Ensuite, l’essor du mouvement ouvrier et la création de partis révolutionnaires d’orientation marxiste vont contribuer à la remise en question d’un système économique basé sur la propriété privée des moyens de production qui entretient les divisions hiérarchiques de classe. Cette vague de contestation qui s’attaque aussi aux fondements idéologiques de l’Église va créer une rupture sans précédent avec la conception romaine du plan divin. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les humains vont oser se rendre maîtres de la nature et du cours de leur vie. Évidemment ce phénomène aura d’autant plus d’ampleur dans la conscience des gens que l’impact social de l’industrialisation se fera sentir ; l’Europe et l’Amérique latine constitueront des régions plus particulièrement touchées par ce phénomène.
Bien sûr, ce questionnement idéologique qui affecte les comportements religieux ne sera pas interprété par les acteurs sociaux de la même manière qu’il s’agisse de patrons, d’ouvriers ou de membres de clergé. Si pour les uns, le sens des pratiques religieuses signifie de se mettre au service d’une « Majesté » ainsi conçue comme une entité objective, d’autres en viennent à les interpréter beaucoup plus comme une présence subjective du divin qui se manifeste dans l’action pratique et la mise au service des besoins humains. Ainsi la pratique religieuse se vit, non plus uniformément dans l’attente passive d’un monde meilleur, mais aussi, désormais, comme un investissement de soi à la poursuite d’un idéal. L’individu devient la mesure de toute chose et par conséquent, tout système économique qui compromet la dignité humaine en valorisant l’ambition personnelle aux dépens de l’exercice de la responsabilisation apparaît moralement discutable.
En réaction à cette nouvelle conception de la pratique religieuse, l’Église va faire valoir la nécessité de récompenser la capacité d’initiative des dirigeants dans le processus de production ainsi que l’exigence de prendre en considération la complémentarité des relations humaines ; les uns pourvoyant aux incapacités personnelles des autres dans l’atteinte d’objectifs sociaux enviables. Pour l’Église, la prise en compte de tels énoncés qui constituent aussi en soi un but à parfaire, ne peut être envisagée que dans l’aspiration à une totalité représentée par Dieu. L’institution religieuse proclame ainsi une vision du monde où, chaque personne, plutôt que de prioriser uniquement la défense de ses intérêts personnels, se met aussi au service d’autrui afin d’accomplir, par amour, cette réalisation. Ces explications permettent à l’Église de maintenir ses positions tout en se prononçant contre les mouvements révolutionnaires qui veulent abolir le système des classes hiérarchisées.
Toutefois, l’envers d’une telle affirmation communautaire réside dans l’impossibilité, chez l’humain, d’en arriver à accomplir sa vocation individuelle. La position des individus étant déterminée dans cette hiérarchie sociale, ils ne peuvent aspirer à s’accomplir autrement. Aussi, le discours opposé à celui de l’Église va-t-il souligner la nécessité d’altérer les processus sociaux par des luttes collectives afin de parer à l’injustice systématisée. La foi, dans cette optique, se vit davantage comme un acte de conscience. Mais si certains l’assimilent comme une espérance dans le Christ révolutionnaire, elle reste pour beaucoup d’autres, un moyen de préserver la paix sociale.
C’est à cette mutation inédite des croyances que l’Église est confrontée à partir des années 1960. Et c’est aussi en relation avec ce changement des mentalités que prend forme l’aggiornamento, c’est-à-dire l’adaptation de la tradition de l’Église à la « réalité » contemporaine lors du concile œcuménique Vatican II tenu entre 1962 et 1965. À la suite de ces assemblées extraordinaires, réunissant le Pape Jean XXIII, (puis Paul VI à partir de 1963), un grand nombre de pères conciliaires (plus de deux mille), ainsi que plusieurs experts, vont se profiler deux courants épiscopaux ; l’un progressiste et l’autre porté vers la tradition.
Les évêques les plus avant-gardistes proviennent principalement du tiers-monde. Ils semblent plus sensibles à l’inhumanité des conditions de vie de leur milieu. Ce qui, sans doute, les rend plus conciliants envers le socialisme et les questions touchant à la démocratisation de l’Église. Parmi eux se trouve dom Helder Camara, un ami fidèle de Garaudy pendant plus de vingt-cinq ans. C’est lui qui va initier Garaudy au courant de pensée de la théologie de la libération qui entend remédier à la souffrance humaine par l’action. Même si, chacun d’eux œuvre au sein de communautés d’interprétation qui se disent opposées, tous deux semblent endosser des présupposés éthiques similaires. Le pacte qu’ils vont conclure entre eux pour dénoncer les injustices attribuables au système capitaliste ainsi que les perversités du socialisme, en atteste. Cette rencontre rend compte également de la problématique majeure à laquelle est confrontée l’Église dans les années 1960. Elle doit se positionner, voire se renouveler par rapport à l’idéologie marxiste qui gagne du terrain.
Bien que l’examen de conscience auquel s’est livré l’Église a permis d’actualiser certaines de ses pratiques, il reste que, sur le fond, la vision hiérarchique entretenue par l’Église n’a pas été remise en question. Cette constatation parmi d’autres amène Garaudy à qualifier Vatican II de « défaite de l’espérance ». Et il ajoute :
[…] « L’Église a commencé à s’occuper des faibles lorsqu’ils sont devenus une force ». La « doctrine sociale » de Rerum Novarum, venait après la création, en Europe, des syndicats ouvriers, et de la Première internationale socialiste. Elle n’ouvrait pas une voie d’avenir à la classe ouvrière. Au contraire : à une classe ouvrière décidée à se libérer seule de ses misères, de ses humiliations, de ses dominations, si longtemps renforcées par les coalitions pseudo chrétiennes de la « Sainte Alliance » des princes et de leur clergé, et par les condamnations pontificales de tout mouvement de libération et de tout socialisme dans le « Syllabus », elle tentait, en dénonçant non le capitalisme, mais ses « abus », de tracer une voie médiane entre le conservatisme aveugle et une révolution autonome : la voie d’une collaboration avec l’église et l’État, pour tenter de canaliser, sous sa tutelle, un mouvement irrépressible.
Garaudy développe donc une argumentation très critique à l’égard de l’Église catholique. Son rôle d’intellectuel en constante analyse du contexte social, ainsi que les critiques renouvelées des membres du Parti communiste français sur la religion, contribuent certainement à aiguiser son jugement. Selon lui, si l’institution religieuse ne reconnaît pas, entre autres choses, le caractère intrinsèquement pervers du capitalisme, c’est parce qu’elle se maintient financièrement dans ce système par ses investissements industriels et commerciaux. Non seulement ces considérations matérielles justifient les prises de position idéologiques, mais en plus cette vision du monde sert de rempart contre l’avancée du bolchevisme ; c’est sans doute ce qui explique la collaboration des épiscopats aux politiques des régimes anti-démocratiques d’Italie, d’Allemagne, de France et d’Espagne juste avant et durant la Seconde Guerre mondiale.
Garaudy, en dénonçant par l’intermédiaire d’un tel discours la relation qu’entretient l’Église avec le capitalisme, témoigne de la possibilité chez l’humain de se distancier de ses représentations, d’une façon de voir et d’exprimer les choses. Son interprétation des prémisses idéologiques qui justifient ses croyances religieuses, semble de moins en moins correspondre au discours officiel de l’Église, mais beaucoup plus à celui de la communauté épistémique marxiste. Cette dernière s’oppose à toutes formes d’aliénation, qu’elles soient économiques, politiques, religieuses ou autres.
Pourtant, ce qui est remis en cause ne touche pas tant la nature même des valeurs absolues, mais la façon de leur donner une signification au niveau des pratiques sociales. Pour Garaudy, cela est possible par la réalisation d’un projet de vie créatif incitant au dépassement de l’ordre présent et où chaque être humain se rend responsable des autres. Le sens moral de cette responsabilité constitue une sphère de réflexion qui oriente ses décisions. Cette représentation est significative pour lui. Bien qu’il partage des convictions avec d’autres dans l’espoir d’atteindre un idéal, il semble développer, dans son discours sur le catholicisme, une critique de plus en plus pointue des moyens utilisés par cette institution pour accomplir ses fins.
Aussi, lorsque nous analysons les rapports qu’il entretient avec la communauté catholique, nous constatons qu’il est attaché à la frange progressiste du clergé. Ces acteurs sociaux catholiques, sensibles aux misères du peuple, veulent ouvrir l’institution à l’éthique de la discussion, c’est-à-dire démocratiser l’Église et, par ce fait même, bouleverser la fixité des rapports sociaux qu’elle cautionne. Si Garaudy témoigne de son appui à cette cause, la portée de son influence à l’intérieur de cet institution est limitée ; il n’y est pas vraiment reconnu comme un leader d’opinion valable.
- 3.4 Du marxisme…
En contrepartie, son ascension au sein du Parti communiste lui donne beaucoup plus d’espoir de réaliser son idéal. Néanmoins, même à l’intérieur de ce cadre de négociation des significations, il se retrouve confronté à des divergences d’interprétation importantes concernant la façon d’atteindre les objectifs fixés par les membres du groupe. Trois raisons principales motivent sa dissension : les révélations de Khrouchtchev divulguant l’ampleur de la répression en Union Soviétique sous Staline ; l’impérialisme militaire soviétique (plus spécifiquement en Hongrie, en Tchécoslovaquie, et en Afghanistan), mais aussi politique et idéologique (en Chine et en Yougoslavie) ; et l’intégration en Union Soviétique du modèle occidental de croissance.
Ces critiques méritent d’être expliquées plus amplement car elles révèlent la nature ainsi que l’ampleur des dilemmes moraux qui vont assaillir Garaudy et qui vont le pousser à se retirer de la communauté épistémique communiste, avant de joindre la communauté musulmane.
Il faut souligner d’emblée que Garaudy, même s’il reconnaît par son alliance au Parti communiste français, avoir commis des erreurs, réitère à plusieurs reprises ne pas regretter son adhésion initiale au Parti. Un idéal motivait sa décision : en accord avec la pensée de Marx, libérer l’humain de toutes les formes d’aliénation économiques, sociales, politiques et religieuses. Pour lui, l’atteinte d’un tel objectif ne signifie pas la négation de la foi religieuse, car ce système de croyances peut aussi permettre de saisir les formes aliénées de la religion. Concrètement, cela signifie dans le contexte social de l’avant-guerre, militer contre l’avancée du fascisme hitlérien. C’est en relation à cette quête d’idéal, significative pour lui, que Garaudy s’engage auprès des Communistes.
Les représentations qui y sont associées ainsi que les actions pour y parvenir vont toutefois s’avérer fort différentes pour les dirigeants communistes soviétiques. Contrairement à la religion qui ne propose pas de changer l’ordre social ici-bas parce qu’elle conçoit la plénitude dans l’au-delà, les actions politiques menées par les dirigeants communistes soviétiques entendent remédier à cet état de choses. Leurs décisions s’inspirent de la théorie de l’utopisme qui consiste à « vouloir bâtir une société parfaite par les seuls efforts des hommes, sans aucune référence à Dieu […]. » Avec l’avènement des États totalitaires, l’utopisme va devenir une doctrine mieux connue sous le nom de scientisme. Ce schème d’interprétation ne constitue en rien une pratique scientifique. Au contraire, il limite la compréhension des objets de connaissance en ne tenant pas compte du décalage entre les principes et la pratique. Ainsi, selon ce paradigme, chaque objet de connaissance peut être connu par la raison humaine. Pour y parvenir, il suffit d’appliquer le savoir par l’intermédiaire d’une pratique scientifique désignée. La « science » en devenant réponse à tous les problèmes prend valeur de vérité. Il n’y a plus de tolérance pour les hypothèses réfutées.
Sur le plan politique, l’introduction du scientisme va se traduire par l’imposition d’une vision unique des pratiques sociales, ce qui aura pour conséquences de limiter la liberté et l’autonomie des personnes. En ne tenant plus compte de l’opinion des autres, le choix entre le bien et le mal s’atrophie, toute l’importance étant désormais accordée à la réalisation des fins peu importe l’impact des moyens utilisés pour y parvenir. L’idéal réside dans le bien-être commun, plus que dans la réalisation individuelle. Le nous du groupe est privilégié aux dépens du je. Conformément à cette vision du monde, la réalisation du bonheur de l’humanité tel que proclamé dans l’idéologie communiste doit être envisagée sans aucune tolérance pour ses détracteurs. L’idéologie devient ainsi un prétexte pour justifier le pouvoir de l’État ainsi que la conformité idéologique. Cette forme de totalitarisme, pour s’imposer à tous, en vient à justifier la pratique généralisée de la terreur ainsi que l’usage de la violence. Peu importe l’écart avec la pratique, le discours doit en arriver à ses fins, même si cela signifie une transformation du monde, coûteuse en vies humaines. Ainsi, si Lénine contribue à l’avènement de la république soviétique, Staline qui lui succède de 1924-1953 va, par sa volonté d’instaurer la collectivisation des terres ainsi que l’industrialisation du pays, engendrer des conditions de souffrance inhumaine. Ses interventions vont générer une famine généralisée au sein de la classe paysanne. De plus, un million de personnes vont être fusillées, sans parler des neuf millions de prétendus contestataires qui mourront en détention dans des camps de concentration ou en prison. Ces faits révélés par Khrouchtchev, en 1956, au XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, vont ébranler Garaudy.
Il est profondément affecté par ces dénonciations. Avec le recul du temps, Garaudy, réfléchissant sur lui-même dans sa Biographie, relate les événements qui ont contribués à éveiller chez lui un changement de perception par rapport à l’idéologie communiste soviétique et qui vont le conduire à adopter une attitude beaucoup plus critique à l’égard des directives de l’organisation. Il écrit à ce sujet :
Lorsque je rencontrai personnellement Staline, en 1953, avec un comportement si différent de ce que la propagande ennemie lui attribuait, je me suis sentis conforté dans ma reconnaissance pour ce que nos peuples d’Europe lui devaient, face à Hitler, et dans mon admiration pour les réalisations intérieures, sans imaginer le prix que le peuple soviétique avait payé pour cela […].
Un seul fait alors m’étonna : dans ses propos, seul le monde occidental semblait poser problème. Les peuples des autres continents apparaissent comme des appendices de la classe ouvrière des pays occidentaux. Même la Chine, pourtant représentée, à ce XIXe Congrès du Parti Communiste de l’Union Soviétique, par son Président Liou Chao Chi. Et lorsqu’Ho Chi Minh, avec lequel nous étions alors en guerre pour perpétuer le système colonialiste, me serra dans ses bras, le premier doute surgit de mes larmes, sur la justesse de la politique communiste que personnifiait Staline.
Il me fallut des années pour comprendre ce qu’était la racine des erreurs et des crimes de Staline.
Au contact des têtes dirigeantes du Parti, Garaudy prend conscience des divergences d’interprétation à propos du socialisme et des possibilités de dérapage quant aux moyens entrepris pour y parvenir. Si, au départ, la révolution politique et économique constitue une remise en question du fondement des relations sociales établies sur la base de rapports de domination et d’aliénation, il va se rendre compte des perversions qu’engendre l’idéal communiste lorsqu’il est poursuivi sans considérations universalistes.
Todorov explique les conséquences de cette situation. L’interprétation du communisme qui se veut porte étendard de la lutte des classes, crée des divisions entre les humains sur la base de leur identité particulière, notamment celle les associant à leur classe sociale. La lutte à mener devient alors un prétexte pour justifier des représailles envers ceux et celles qui y contreviennent ; les autorités politiques font disparaître la monarchie, mais plus pernicieusement elles s’opposent farouchement à toute forme d’opposition idéologique perçue comme telle. Des dirigeants comme Lénine ou, pire encore, comme Staline ne cherchent pas à diriger dans le compromis, mais veulent imposer leur vérité à tous. Ainsi, si initialement, ils limitent leurs interventions à l’intérieur des frontières nationales, rapidement les intérêts de la Russie vont devenir indissociables de la révolution mondiale, d’où cette volonté soviétique d’expansion et d’hégémonie. L’internationalisme soviétique ne constituera donc pas un mouvement de solidarité envers le genre humain, mais une politique ayant pour objectif la défense de l’intérêt national d’un pays à l’étranger.
Staline, qui aurait pu pallier cette disparité entre théorie et pratique, va plutôt chercher à la camoufler. En fait, l’idéologie qui se portait à la défense des intérêts collectifs cède le pas insidieusement aux ambitions personnelles, notamment au désir du pouvoir. En voulant offrir un mode de vie où les interactions sociales s’exécutent selon des considérations idéologiques plus humaines, le socialisme est devenu non pas une alternative au mode de vie capitaliste, mais une forme de totalitarisme mis au service de la défense des intérêts des dirigeants. La population muselée par un régime de terreur, l’idéologie collective va être perçue progressivement comme une vision du monde incohérente.
Envoyé à Moscou comme correspondant pour l’Humanité (l’organe du Parti communiste français) après la mort de Staline, Garaudy en atteste. Il note le contraste entre le discours et les faits, entre la diffusion généralisée de la propagande apologétique et la possibilité pour la nomenklatura, d’accéder à certains privilèges matériels. De plus, pendant ce séjour d’un an, personne ne l’invite à part trois personnes qui, par leur statut particulier, se situent en marge du Parti et de la société soviétique. Il constate ainsi qu’un climat de suspicion généralisée contribue à entretenir l’expression du conformisme. Il saisit alors l’écart entre sa conception de la pensée de Marx et ce qui se passe en pratique.
À partir de 1962, il devient ainsi l’un des premiers intellectuels à s’investir dans la recherche des erreurs philosophiques de Staline et de leurs conséquences. Il publie alors, dans les Cahiers du communisme de juillet-août 1962, un rapport où il insiste sur l’importance de la subjectivité dans la connaissance et l’action ainsi que sur la nécessité pour l’idéologie marxiste de se distancier des formes d’interprétation qui la réduisent au positivisme. Sa critique ne consiste pas en une révision du marxisme, mais cherche plutôt à restituer la pensée de Marx. « Et d’en finir avec la pratique dogmatique, dans l’histoire, dans la science, dans la critique littéraire, l’argument d’autorité, la référence aux livres sacrés qui ferme la bouche et rend la discussion impossible. »
Et c’est dans cette optique qu’il s’attaque publiquement en 1964 dans les Informations catholiques internationales à la position d’Illytchev, l’un des dirigeants du Parti Communiste de l’Union Soviétique, qui affirme que l’instauration du marxisme ne peut se réaliser tant que la religion perdurera. À cela Garaudy va rétorquer que la foi ne consiste pas en une idéologie, mais en une manière d’être. Les actions des humains ne sont pas uniquement dictées par leurs déterminismes. Lorsqu’ils entreprennent une révolution, les humains témoignent aussi de leurs facultés télésitiques, ou selon l’expression de Garaudy de leur « transcendance ». Ce point de vue, va lui attirer des reproches tant de la part des membres de son Parti que de l’épiscopat français qui ne cautionne pas ses idées en matière de religion ; si pour les uns la religion est source d’aliénation, pour les autres elle ne peut inspirer des fins révolutionnaires.
Ces oppositions n’empêchent pourtant pas Garaudy de poursuivre ses interventions destinées à clarifier la pensée de Marx. Il publie ainsi en 1966, Marxisme du XXe siècle, avec lequel il tente de rallier les militants de son Parti ainsi que les membres du Bureau politique auquel il appartient. S’il souhaite réaligner le discours du mouvement, le moment semble plus propice à la confrontation, qu’à l’union des esprits ; l’Union Soviétique ainsi que son Parti condamnent l’interprétation chinoise du marxisme. Pour Garaudy, la faiblesse de l’argumentation de ces organisations politiques est telle qu’elle suscite chez lui une désillusion profonde ; il sombre dans la dépression pendant plusieurs mois. Les différences d’interprétation à propos de la vision du monde marxiste suscitent d’énormes tensions, en lui.
Pour Garaudy, le marxisme ne consiste pas en une formule dogmatique qui peut être appliquée peu importe la situation historique et contextuelle. Si Marx a su entrevoir les conditions sociales qui allaient permettre l’essor de la bourgeoisie et le renversement par cette classe sociale de la monarchie pour accéder au pouvoir, ce processus ne peut que différer selon l’état de développement des sociétés. Ainsi, selon Garaudy, l’Union Soviétique ne peut emprunter un cheminement conforme aux prévisions de Marx puisqu’à la veille de la Révolution d’octobre il n’existe pas de classe ouvrière suffisamment organisée pour revendiquer le pouvoir à elle seule. Aussi, l’objectif, pour Lénine, va-t-il consister, au départ, à prendre le pouvoir pour ensuite réunir les conditions économiques qui vont favoriser le développement de la classe ouvrière. Mao, à son tour, effectue aussi une adaptation des théories de Marx selon les circonstances. Mais il semble que les dirigeants soviétiques, aux prises avec des ambitions hégémoniques, maintiennent leur dogmatisme ; tous les Partis, à l’extérieur de l’Union Soviétique, doivent suivre les directives du Parti « central ». Garaudy n’endosse pas cette position. Il est en faveur de la spécificité de l’expérience socialiste dans chaque pays, notamment en France surtout durant les événements de mai 1968.
Mais, la direction du Parti communiste français alignée sur les politiques de Moscou n’entend pas reconnaître cette distinction et, par conséquent, l’issue des révoltes qui paralysent la société française. Elle s’aligne plutôt sur les positions de Marchais, un membre influent du Bureau politique qui ne souhaite pas renouveler le discours du Parti en l’adaptant aux exigences du mouvement de contestation. L’organisation privilégie le retour à l’ordre afin de ne pas compromettre ses chances de remporter les élections qui s’annoncent sous peu. Mais après l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’Union Soviétique en août 1968, la poursuite opiniâtre d’une telle orientation politique devient de plus en plus inappropriée, selon Garaudy. L’écart de perceptions quant à l’analyse de la situation devient une source de conflits irrémédiables entre lui et les autres membres du Parti. En 1970, il quittera cette organisation dont il aura été solidaire pendant 37 ans. Il écrit à propos de sa dernière intervention au XIXe congrès du Parti communiste français :
Mes derniers mots sont suivis d’un silence horrible. […] J’ai l’impression de tomber dans un puits en allant me rasseoir au milieu de ces deux mille camarades, dont la plupart étaient hier encore mes amis.
Pas un, aujourd’hui, même parmi ceux qui partagent certaines de mes positions, n’a osé s’exprimer à mes côtés. La séance est levée, l’on s’écarte de moi comme devant un lépreux.
Comment se fait-il que Garaudy en arrive à l’exclusion? La plupart des personnes auraient peut-être exprimé leurs doutes. Mais peu se seraient avancés jusqu’à compromettre leur carrière ainsi que le soutien des membres de leur réseau de relations après tant de temps et d’expériences vécus ensemble. Dans la lutte pour accomplir son idéal pourquoi continue-t-il, sans relâche, à susciter l’opposition au sein des communautés catholiques et marxistes, puis éventuellement auprès de la communauté juive (surtout que cette démarche va lui coûter le droit de publication en France) ?
Un des facteurs qui peut sans doute expliquer un tel comportement touche à cette double appartenance identitaire que Garaudy a entretenu toute sa vie. Comme nous l’avons dit précédemment, dès son jeune âge, il est sensibilisé et interpellé par un discours familial qui lui présente deux visions de l’identité religieuse ; rejetant l’idée du néant, il décide, au fil de ses rencontres et de sa formation académique, de croire en Dieu mais aussi en l’humain. Si, au départ, il semble beaucoup plus proche d’un réseau de relations qui partagent des croyances chrétiennes, la guerre qui se profile l’incite à s’investir dans l’action auprès des communistes. Garaudy adhère ainsi à deux communautés de pensée distinctes, à l’intérieur desquelles l’interprétation de la « réalité » varie, mais où l’on retrouve aussi des discours qui, bien qu’ils s’expriment en des termes différents, font référence à des considérations éthiques similaires. C’est dans cet espace de propos communs que Garaudy construit son projet de vie. Si cette position lui donne l’avantage de comprendre les particularités des uns par rapport aux autres ainsi que leurs similarités, cette compréhension de l’autre en fait un traducteur non seulement de mots et d’idées, mais aussi de schèmes d’appréhension de la « réalité ».
Conséquemment, lorsque ces deux communautés de pensée s’affrontent dans l’arène publique, il ne décode pas ces échanges de la même façon qu’une personne qui ne conçoit qu’une de ses deux visions du monde. Le traducteur peut vouloir faciliter la communication entre parties opposées ou encore utiliser les informations relatives à un groupe aux dépens de l’autre. Dans le cas de Garaudy, cette situation est difficile à établir parce que ses préoccupations au sujet des communautés chrétiennes et marxistes semblent se modifier dans le temps. Par contre, ce qui semble beaucoup plus évident à la lecture de son Testament et de sa Biographie, ce sont les raisons qui motivent son adhésion à ces deux écoles de pensée, et surtout la nature de ses erreurs personnelles qu’il associe aux moyens utilisés par ces organisations pour atteindre leurs fins. À cet égard, nous remarquons dans son discours que c’est son adhésion au marxisme qui lui apparaît le plus lourd de conséquences.
Au départ, la réalisation de l’idéal collectif de cette communauté ne semble pas lui poser un problème éthique grave. Même lorsqu’il pourrait enregistrer des signes pouvant semer le doute dans son esprit, comme par le massacre de Katyn, il ne les considère pas vraiment. Mais, leur accumulation ainsi que la constatation que le discours officiel soviétique en soit venu à déclarer ouvertement son mépris religieux, ont dû contribuer à éveiller sa sensibilité critique de sorte que l’illusion de l’idéal s’est effondrée pour faire place à plus de discernement critique à l’égard du discours de son propre groupe. Et c’est ultimement l’ensemble de ces incongruités interprétatives qui vont soulever les conflits incessants entre lui et les autres parce qu’ils sont dépourvus de cette double appartenance et de cette possibilité de distanciation critique. Cette situation va contribuer à son isolement et son exclusion éventuelle de la communauté épistémique marxiste. Si, au départ, on le considère, au sein des organisations qu’il fréquente, comme un émissaire négociant les discours des deux communautés de pensée auquel il adhère, à la fin, les communistes fidèles à la ligne de pensée soviétique en viennent à le percevoir comme un traître.
Ainsi remarquons-nous dans l’expérience de Garaudy, des similitudes avec l’histoire de la Malinche. Il doit constamment justifier son allégeance auprès des uns et des autres. De plus, dans chacune des organisations respectives auxquelles il adhère, il s’identifie aux clans dissidents. Comme il connaît bien les présupposés des uns et des autres, il réalise, comme La Malinche, des opérations de réception active. Il se distancie inexorablement du discours idéologique officiel défendu par les membres ainsi que la direction de ces organisations. Il réitère, inlassablement, sa vision du monde à l’intérieur de chacune de ces organisations de trois façons : en faisant valoir son discours personnel qu’il remet à jour régulièrement ; en s’opposant à certains arguments qui ne valorisent pas les mêmes présupposés éthiques ; en désarticulant les propos des uns, par rapport à ceux des autres, de façon à questionner les variations d’interprétation en fonction des changements contextuels.
Pour Garaudy, chacune de ses appartenances identitaires (catholique et marxiste) se complète et revêt une signification cohérente. Dans un monde idéal, il souhaiterait peut-être que l’Église devienne révolutionnaire et le Parti communiste plus respectueux des normes religieuses. Cette quête d’un espoir chez l’autre l’empêche de se replier sur lui-même, ou encore de se laisser totalement séduire par lui. L’ouverture d’esprit ainsi que la tolérance à l’égard de l’autre qu’il cultive lui permettent d’entretenir une relation dialectique avec le discours de communautés épistémiques en désaccord sur différentes interprétations d’idées. Ce processus, tout en facilitant la mise à jour de sa pensée, l’aide à construire son projet de vie selon ses croyances morales. Cette façon de communiquer est bien ancrée chez lui et fait partie du rôle qu’il s’est donné en tant qu’intellectuel. Mais, à partir du moment où cette vision du monde s’effondre, on peut se demander ce qui le pousse à vouloir se joindre à une autre communauté d’interprétation.
4. Résolution des conflits
d’interprétation par la conversion
Comme nous l’avons expliqué précédemment, Garaudy croit en une forme d’immanence où l’humain ne se suffit pas à lui-même, mais respecte des normes morales religieuses sans s’aliéner. Pourquoi défend-t-il si ardemment cette position en apparence ambivalente? Sans doute, sa conviction que l’humain peut faire preuve de grandes vertus morales l’incite à s’opposer à tout système de pensée qui le réduit à des déterminismes de classe, de race, de religion, etc. Nous croyons que si cette croyance est évoquée avec autant de conviction, c’est qu’elle est associée, pour Garaudy, à un événement marquant de sa vie. Nous allons raconter cette expérience car elle trace aussi le cheminement de la construction de sa conversion à l’islam.Il en parle dans son Testament pages 277-280, et dans sa Biographie, pages 64-70 et 340)
Au début de la Deuxième Guerre mondiale, Garaudy est considéré par les autorités du régime de Vichy comme un Propagandiste Révolutionnaire. On l’affecte donc à la « Septième DINA » (Division d’Infanterie Nord-Africaine) en Algérie, aux confins du Sahara. Au côté des Arabes marocains, algériens et tunisiens, vont se trouver à combattre des résistants au fascisme que l’on a envoyés combattre aux points les plus meurtriers. Le 4 mars 1941, au moment où un convoi de volontaires étrangers vient se joindre à eux, Garaudy, ainsi que tous les réfractaires de son camp, contreviennent à l’ordre du commandant français de s’enfermer dans leurs marabouts. Ils entonnent Au-devant de la vie… Le commandant, incapable de censurer cette impulsion contestataire donne l’ordre à la garde de tirer. Garaudy, l’espace d’un instant, croit qu’il va mourir. L’attente se fond en silence. La notion de vivre l’instant présent prend alors une autre signification ; comment, remettre à plus tard, désormais, ce qui est possible d’être accompli maintenant. Il n’a que vingt-huit ans. Mais ils ne tireront pas. Ces hommes, des « ibadites », font partie d’une secte musulmane. Leurs croyances religieuses leur ont valu, il y a mille ans, d’être poursuivis jusqu’au Sahara. C’est en réponse à l’appel de Dieu qu’ils vivent, depuis, dans cet environnement hostile. Garaudy dit de ces derniers :
Ces inconditionnels de Dieu nous ont fait vivre : il est contraire à l’honneur de guerriers musulmans du Sud qu’un homme armé tire sur un homme désarmé. Ils avaient, avant nous, l’expérience de la transcendance vécue. (R.G., Mon tour du siècle en solitaire , p.66)
On peut penser qu’à partir de cet événement, l’appréciation de l’autre n’est plus perçue de la même manière. Bien que l’Arabe ou le Français appartiennent à des cultures différenciées où l’activité créatrice et spirituelle humaine s’expriment selon des considérations différentes, on remarque que des valeurs immuables voire universelles transcendent aussi ces appartenances particulières. Pour Garaudy, « tout prend un sens à partir de cette fin » (p.65) ; la fin possible de son être, la fin de son attachement identitaire spécifique, et la réalisation d’un projet de vie universaliste en tant que fin. Les fins de l’être et de l’attachement identitaire sont saisies en termes de finitude, c’est-à-dire qu’elles laissent entrevoir la fin d’un terme. Alors que la fin du projet de vie universaliste devient une finalité, un but vers lequel tendre. Bien que ces prises de conscience distinctes semblent être intégrées par moments séparés dans le temps, elles sont complémentaires. Le détachement identitaire et la recherche d’un projet de vie universel donne un sens nouveau à sa vie. Mais à son tour, ce sens est revisité ; Garaudy reconnaît sa dette envers les Ibadites ce qui le prédispose à la conversion.
C’est ce que nous constatons à la suite de la lecture de son Testament et de sa Biographie. L’interprétation de l’expérience de sa mort avortée et le contexte où elle se situe vont, par la suite, affecter sa vision du monde. C’est ainsi qu’après sa libération en 1943, il en vient à entreprendre, comme assistant à la direction du Parti communiste en Algérie, une série de conférences par l’intermédiaire desquelles il souhaite établir des ponts entre la culture française et la culture arabo-islamique afin de mieux combattre le racisme nazi. Si cette idée l’amène à développer un discours qui met en valeur la contribution historique et culturelle de la civilisation arabo-islamique, elle l’incite aussi à critiquer sévèrement les colons français d’Algérie qui ont collaboré avec l’envahisseur allemand. Tout comme la Malinche qui rejette son statut d’esclave et la culture qui le lui a imposée, Garaudy, en refusant de cautionner la communauté française qui soutient le régime de Vichy, en vient à remettre en perspective son attachement à son identité culturelle nationale. Cette prise de conscience facilite la reconnaissance de l’universel en l’autre et du particularisme en soi.
En s’identifiant au mouvement de Résistance, les critères d’identification à la nation s’estompent pour faire place à une forme de solidarité qui dépasse les frontières. Tous ceux et celles qui s’investissent pour défendre le flambeau de la liberté s’unissent aux dépens de leurs allégeances particulières. Cette situation favorise la rencontre de tout un réseau de relations qui autrement ne se seraient peut-être pas parlées.
La rencontre de Garaudy avec le cheikh Ibrahimi se situe probablement dans un tel cadre. Le cheikh, symbole de la Résistance et représentant reconnu du soufisme, lui fait découvrir une forme d’expression spirituelle qui ne valorise pas tant le détachement du monde matériel, que l’acte réflexif qui médite sur l’expression de la foi dans l’action. Cette prise de conscience des possibilités de construction de « réalité » à partir des représentations religieuses, devient une problématique importante pour Garaudy. Si, à partir de cette révélation, il découvre dans l’islam une variété de doctrines idéologiques pouvant intégrer des provenances politiques autant de gauche que de droite, la lutte contre le nazisme lui ouvre des portes d’accès à des réseaux de résistance à l’intérieur de l’univers musulman qui, dans d’autres circonstances, auraient peut-être été inaccessibles. Le contexte de la guerre, en stimulant des élans de solidarité au-delà des barrières identitaires favorise la rencontre de leaders d’opinion appartenant à des mondes différents. Pour Garaudy, le développement de ces relations en marge de son identité primaire va se constituer en un réseau de contacts secondaires qu’il va solliciter personnellement, après son exclusion du Parti communiste, afin d’atténuer sa crise interprétative. Ces contacts lui seront également utiles, plus tard, afin de contrevenir l’interdit de publication qui va restreindre sa liberté d’expression en France. La conversion religieuse de Garaudy, en 1982, lui offre la possibilité de publier à nouveau ses écrits, mais cette fois, à l’intérieur d’une nouvelle communauté épistémique. Garaudy dit d’ailleurs sur ce point « prendre conscience qu’une « conversion » n’est pas nécessairement un changement de la foi, mais de la culture dans laquelle elle s’exprime. » La divulgation de sa conversion va d’ailleurs se répandre rapidement dans les communautés musulmanes d’Occident, à la suite de quoi, de nombreuses invitations vont lui être faites de nouveaux réseaux de reconnaissance.
La conversion religieuse nécessite, toutefois, que l’apprentissage des conventions qui régissent les comportements sociaux de la nouvelle culture adoptée soit fait sensiblement de la même façon que lors de la socialisation primaire. Les personnes investies dans un processus de socialisation secondaire sont également affectées dans leur identité par la coloration affective des rapports humains établis auprès des nouveaux agents de socialisation. La conversion peut paraître comme un moyen d’autant plus attirant pour régler un problème d’interprétation auprès d’un nouveau groupe de relations, que dans certaines communautés religieuses, comme c'est le cas chez les musulmans, le rôle et le statut de l'intellectuel sont reconnus et appréciés socialement. D'ailleurs, dans un hadith du prophète Mahomet, c'est-à-dire l'une de ses paroles souvent récitées, il est dit : « l'encre des savants est pour moi plus précieuse du (sic) sang de martyrs. » (Allievi 1998 : 126). On peut donc penser que si la conscience d'anomalies constitue une condition préalable à la recherche d'une nouvelle vision du monde, la reconnaissance d'un statut social privilégié à l'intérieur d'une nouvelle communauté de pensée contribue ultimement à séduire les nouveaux fidèles.
De plus, l’adhésion à l’islam n’entraîne pas pour le Juif ou le Chrétien de devoir renoncer à ces croyances initiales ; ces deux religions du Livre sont reconnues dans le Coran (p.44). Le fait de ne pas avoir à abandonner le schème de ses représentations primaires semble conforter Garaudy dans sa démarche de conversion. De la doctrine de l’islam, il dit n’avoir su que très peu de chose mis à part les connaissances acquises par ses lectures ainsi que l’expérience de la transcendance vécue lors de la tentative de fusillade de Djelfa (p.340). Ce qui nous porte à croire que cette conversion, en tant que solution interprétative, s’inscrit dans la continuité d’une démarche rationnelle, voire intellectuelle de recherche de significations, mais comporte aussi un volet pratique associé à un réseau de relations.(Allievi 1998 : 94-95)
Si, ce réseau lors de son premier séjour en Algérie ne semble pas vraiment constitué, l’expression de la foi musulmane dans la pratique ne le laisse pas indifférent. L’événement de Djelfa a laissé un souvenir impérissable dans sa mémoire. On sent de la reconnaissance, dans son témoignage, sur cet événement. Cette situation contribue à nourrir une ouverture d’esprit par rapport à l’Islam qui rend accessible l’exploration des significations qui y sont associées.
Toutefois, tant que son interprétation des idéologies chrétiennes et marxistes ne posera pas de problèmes moraux sur le sens des actions à entreprendre, Garaudy continuera à se sentir solidaire des autres membres des groupes auxquels il appartient, et la considération de l’Islam comme alternative religieuse ne sera pas envisagée. Néanmoins, les conflits d’interprétation liés à l’éthique vont changer la dynamique relationnelle dans laquelle il évolue, au point où, il ne reconnaîtra plus l’adhésion des autres à ses valeurs. L’accord tacite qui les unissait sera rompu. Et c’est plutôt au sein de l’Islam, de son groupe de relations secondaires, que viendra la possibilité de réitérer à nouveau, et conformément à ses valeurs, sa vision du monde selon les modalités d’expression qui lui conviennent. Garaudy pourra en tant qu’intellectuel continuer de faire réfléchir et de faire connaître sa quête de significations.
Et, comme dans bien des cas de conversion, ce n'est bien souvent qu'après le rituel d’entrée dans la nouvelle organisation que la participation active à la nouvelle communauté de pensée deviendra incontournable. Pour bien des convertis, comme il semble également que ce soit le cas pour Garaudy, le besoin de se socialiser afin d'intérioriser sur le plan cognitif le nouveau paradigme se fait sentir après l’acte de conversion. Cet apprentissage qui peut comporter de multiples variations en apparence, est également très subtil. Il ne consiste pas simplement dans l'acquisition d'un nouveau savoir religieux. Il réside plutôt dans la faculté télésitique d’interpréter ses valeurs selon un nouveau schème d’interprétation et, peut-être même, d’acquérir de nouvelles représentations afin que soient résolus les problèmes antérieurs associés à certaines significations. Ensuite, la difficulté consiste à transposer cet ensemble de connaissances nouvellement acquises dans un mode de comportement acceptable, répondant aux attentes et aux normes du groupe dans lequel le converti cherche à se fondre. En fin de compte, le besoin initial d’être cohérent avec ses croyances spirituelles, peut conduire à vouloir collaborer, avec d'autres, à l'établissement d'un sens collectif. Extrait de Etude de la conversion religieuse d’un point de vue communicationel : le cas de Roger Garaudy :
http://classiques.uqac.ca/
Bibliographie sommaire
STEFANO Allievi.1998. Les convertis à l’islam : Les nouveaux musulmans d’Europe. Paris : L’Harmattan.
GARAUDY Roger.1985. Biographie du XXe siècle : Le testament philosophique de Roger Garaudy, Paris : Tougui.
GARAUDY Roger.1989.Mon tour du siècle en solitaire : Mémoires, Paris : Robert Laffont.