20 décembre 2023

Le principe transcendance (suite). 10 – L’esthétique, «éthique de l’avenir».

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Le principe Transcendance - Alain RAYNAUD (thebookedition.com)

Poésie et création sont synonymes. La création continuée de l’homme par lui-même est un poème. L’esthétique est l’énoncé du poème.

L’art n’est pas la technique. La technique est immanence. Elle fait l’ouvrier. Maîtrisée au plus haut point elle fait pourtant de l’ouvrier un artiste, alors que tel «artiste» se révèle en réalité piètre ouvrier ! La technique de l’ouvrier n’est d’ailleurs pas simple répétition de procédés et de procédures, de protocoles et de gestes, ni utilisation codifiée d’instruments de conception immuable. Le technicien peut modifier à l’occasion ou durablement tel ou tel élément des techniques qu’il utilise, mais il ne peut le faire qu’à la marge, sans en changer la finalité. L’art ne peut pas se passer de la technique, mais il n’est pas la technique.

L’art n’est pas non plus utile ! La technique est nécessaire à l’artiste comme au technicien, mais le technicien produit un objet qui en principe rend service alors que l’artiste produit du beau, dont nous ne savons pas s’il rend service. Ce que nous savons, c’est que si le beau est disjoint de l’humanité, et l’esthétique du bien, l’art associé à des «utilités» particulières,  immanentes, n’est plus au service d’une vérité universelle.

S’il n’a pas pour fonction l’utile, l’art existe-t-il donc pour lui-même ? Au lyrisme social et politique des romantiques, les poètes réunis autour de la revue «Le Parnasse contemporain», les Parnassiens,  opposent «l’art pour l’art». La plume de Théophile Gautier (notamment dans la préface à «Mademoiselle Maupin» en 1835 et dans «Emaux et camées» en 1852) se fait aristocratique : «L’art pour nous n’est pas un moyen mais le but», «En général, dès qu’une chose devient utile, elle cesse d’être belle», «Il n’est pas bon de plaire… à une foule quelconque»

Vassily Kandinsky leur répond en 1911 que «l’art pour l’art» correspond à des «périodes où l’âme est engourdie par des visions matérialistes, par l’incrédulité, et par les tendances purement utilitaires qui en découlent». Et il précise en note, relevant un caractère malgré tout positif de cette thèse : «Cette opinion est l’un des rares agents de l’idéal en de telles époques. C’est une protestation inconsciente contre le matérialisme qui veut tout réduire à une forme pratique et utilitaire». Ce que Marx voit dans la religion, à la fois expression de la misère réelle et protestation contre cette misère, Kandinsky le voit dans la théorie de l’art pour l’art, expression de la misère de l’âme humaine et protestation contre cette misère. 

L’art, enfin, n’est pas reflet, reproduction, imitation, ni explication du réel.

Dans «Henri Matisse, roman», Aragon fait écho au jugement du peintre sur la Renaissance artistique du XVe au début du XVIIe siècle : «Il y a de la suspicion chez Matisse devant les gens de la Renaissance, Michel Ange, Vinci… Ces gens qui disséquaient en cachette, ces démonteurs d’anatomie. Que ça préoccupait non pas de surprendre la main en mouvement, mais de savoir comment étaient les petits os dedans, les gaines, les tendons»
Cette décadence scientiste de l’art est l’expression des marqueurs de la Renaissance que sont la naissance du capitalisme individualiste et du colonialisme destructeur des altérités, dont la restauration du dualisme philosophique de Platon et la réforme religieuse de Luther et de Calvin sont les paravents idéologiques. Le meilleur exemple de cette décadence est Léonard de Vinci plus anatomiste, technicien ou inventeur que peintre, n’en déplaise à Mona Lisa émergeant avec un énigmatique sourire du sfumato inventé par son créateur. Pour Michel Ange le summum de la beauté est la forme humaine. Raphaël a, au plus haut point selon les spécialistes, l’art de faire disparaître son art derrière la nature.