07 septembre 2010

Comment créer une éducation à visage humain ?

L'homme est l'animal qui crée des outils et des tombes.       
Depuis Darwin des savants ont recherché les " chaînons manquants " permettant de passer de l'anatomie des singes à celles des hommes. Peu à peu, du pithécanthrope, découvert à Java par Dubois en 1890, aux découvertes de Leakey en 1959 à Oldoway (en Afrique orientale) et à ses successeurs, ces chaînons se sont multipliés, mais même s'il existe encore des découvertes anatomiques, d'autres paléontologues, pour combler ces lacunes, le problème n'est pas seulement celui de la similitude des structures: l'on est assuré de la naissance de l'homme lorsqu'à proximité de tels ossements préhistoriques l'on trouve des outils et des   tombes.       
C'est là que se situe la naissance de l'homme.       
Marx a marqué la différence fondamentale entre l'évolution biologique et l'histoire humaine: les animaux ont subi l'une en perpétuant les instincts, les hommes ont fait l'autre en transformant l'outillage et l'environnement.       
Sans doute le singe peut casser une branche ou ramasser un caillou pour assurer par exemple sa défense, mais il les rejette, le danger passé. L'homme, taillant un bâton ou un silex le conserve comme un moyen pour accomplir une multiplicité ultérieure d'actions. Ce détour est la première abstraction de l'acte de combattre, de tailler ou de construire.       
La tombe est un autre témoin: la dépouille d'un homme n'est pas abandonnée dans la nature pour y être   dévorée par d'autres espèces animales, ou pourrir. Le fait de creuser la terre et de recouvrir le cadavre, ou d'arranger des pierres pour le protéger, parfois même de l'ensevelir avec ses armes ou même des ustensiles et des aliments, est la première affirmation que la mort n'est pas seulement la fin de la vie biologique, mais   plutôt le passage à une autre forme d'existence. Celui qui a organisé cette première célébration d'un au delà de la vie animale a au moins posé une question sur l'avenir, fût-il mystérieux.       
Le mythe apportera une  réponse à ce dépassement. Il est la naissance du sens au delà du fait. L'ébauche  d'une transcendance, d'un franchissement de la réalité simplement perçue et subie, pour en expliquer l'origine ou pour en dessiner les fins.       
Tel est l'homme. Déjà trop grand pour se suffire à lui-même, et projetant en des héros qui le dépassent, le chemin de ses futures grandeurs: Prométhée inventant le feu et les arts, ou, pour les chinois, le légendaire empereur Yu le Grand qui maîtrisait les torrents et créait l'ordre dans la répartition des eaux.       
Ces mythes ne sont pas des ancêtres mineurs du concept, ils contribuent à le dépasser, ne se contentant pas, comme le concept, de découper le réel, mais anticipant le futur.            
...    
Le point de départ de  l'éducation, c'est cet acte créateur de l'homme.       
C'est aussi son point d'arrivée: faire de chaque homme un homme, c'est-à-dire un créateur, un poète.       
Comment alors peut se situer la création artistique dans le développement de l'acte humain du travail, de la création continuée de l'homme par l'homme?       
Comment le mythe peut-il être une composante de l'action pour transformer le monde?       
S'il est le langage de la transcendance, cette transcendance ne peut être pensée en termes d'extériorité ni de puissance: ni transcendance d'en haut d'un Dieu, ni transcendance d'en bas d'une nature donnée toute faite.       
Le mythe n'est pas participation mais création.       
Le mythe chez Marx, n'est pas, comme chez Freud, une traduction, même sublimée, du désir, mais un moment du travail.       
Différence fondamentale, car le désir prolonge la nature alors que le travail la transcende.       
Faire du travail la matrice du  mythe, comme d'ailleurs de toute culture par opposition à la nature, nous permet déjà de tracer une ligne de démarcation entre le symbole onirique et le symbole  mythique. Le premier est expression ou traduction du désir, le second est un moment de la création continuée de  l'homme par l'homme, sous forme poétique, prophétique, militante, mais toujours prospective.       
Ainsi est écartée  la confusion entre le mythe proprement dit et ce que l'on appelle faussement de ce nom: si le mythe est ce moment du travail par lequel l'émergence de l'homme s'affirme avec cette  dimension nouvelle de l'être: l'efficace du futur, l'on ne  saurait appeler mythe ce qui est simple survivance du passé, la raison paresseuse et dépassée de  l'allégorie ou des fables étiologiques. Pas davantage ce qui est simple reproduction ou conservation du présent par une image qui devient norme de conduite. Ce stéréotype social, démultiplié par la propagande ou la publicité, est illusion et aliénation. Il tend non à promouvoir l'histoire mais   au contraire à l'arrêter en donnant seulement un visage au désir; et en laissant l'homme tourner en rond,   dans le cercle fermé de l'instinct. Les variantes en sont nombreuses, depuis la propagande hitlérienne de la race, ou l'érotisme comme moyen de publicité. Jusqu'à cet ersatz dégradé du héros mythique que constitue l'idole, offrant à la jeunesse l'illusion compensatrice d'une vie aliénée, d'une vie par procuration grâce à l'inflation du mythe: Diana pour Bérénice, Madonna pour Aphrodite...       
Il est des mythes qui ne nous servent à rien ou qui nous desservent. Ils ne mènent nulle part. Il en est d'autres qui nous orientent vers le centre créateur de nous-mêmes, qui nous ouvrent des horizons toujours neufs et nous aident à franchir nos limites. Mythes clos, ou mythes ouverts qui sont en vérité les seuls mythes authentiques.       
Nous réserverons le nom  de mythe à tout récit symbolique rappelant l'homme à sa vérité d'être créateur,   c'est-à-dire défini d'abord par l'avenir qu'il invente, et non par le passé de l'espèce qui simplement le pousse par l'instinct et le désir.       
De tels mythes ne sont pas nécessairement des produits d'une mentalité primitive.       
Ils impliquent un double arrachement au donné: à la nature extérieure et à notre propre nature. Ils sont un retour au fondamental: l'homme qui se dresse qui sait dire: non! à l'égard de ce qui lui est donné comme   réalité.       
Marx nous invitait à  expliquer ainsi la fascination durable, à travers les siècles, des grands mythes, comme exprimant l'enfance de l'homme, se refusant à définir la réalité par la seule nécessité de  l'ordre existant dans la nature ou la société, qu'il s'agisse de Prométhée, d'Icare, d'Antigone ou de Gilgamesh, tous affrontant l'avenir au delà de l'actuellement possible.       
Dans chaque grand mythe, qu'il soit poétique ou religieux, l'homme ressaisit sa propre transcendance par rapport à tout ordre donné.       
Et cela à partir de cette dimension spécifiquement humaine du travail: la présence du futur comme levain du    présent.       
Le propre des grands mythes comme "ouverture vers la transcendance" est plus maîtrise du temps que sortie du temps. "Le grand temps" du mythe permet à l'homme de revivre le matin du monde -- le moment de la   création, de ne pas se saisir seulement comme un fragment du cosmos, pris dans le tissu de ses lois, mais comme capable de le transcender, d'intervenir comme créateur.       
Prométhée ou Antigone, tout comme d'ailleurs les prophètes d'Israël ou les récits évangéliques, nous disent qu'un nouveau départ est possible, que je puis recommencer ma vie et changer le monde. C'est ce qu'il y a de plus précieux dans ce "pouvoir d'interprétation" du mythe.       
Jésus vient révéler à chacun que le présent n'est pas ce maillon nécessaire entre le passé et l'avenir dans la trame d'un destin, mais que "le présent est le temps de la décision". La transcendance, c'est la possibilité d'un commencement absolu.       
La transcendance n'est pas seulement un attribut de Dieu mais une dimension de l'homme, le mythe est le rappel de cette transcendance, et l'appel, adressé à l'homme, d'exercer son pouvoir d'initiative historique.       
Le sens de l'histoire est  né avec le premier homme, avec le premier travail, avec le premier projet. Ce sens s'enrichit de tous les projets des hommes. Il demeure toujours une tâche à accomplir et une création.       
Le mythe n'est donc pas technique d'une sortie de l'histoire mais au contraire rappel de  ce qui est spécifiquement historique dans l'histoire: l'acte d'initiative humaine.       
Le héros mythique est celui qui prend conscience d'une question posée à l'homme par une situation historique, qui en découvre le sens humain (c'est-à-dire dépassant la situation) et dont la victoire, ou l'échec même, constituent pour nous un éveil de responsabilité pour la solution des problèmes de notre temps.       
Il n'est donc pas possible de dire, comme le fait Freud dans Totem et Tabou, que la mythologie est au groupe ce que le rêve est à  l'individu: le rêve n'est que traduction d'une  réalité préexistante, le mythe est un appel  à franchir nos limites; il est ce que Baudelaire disait de l'oeuvre de Delacroix: "une pédagogie de la grandeur"   (Pléiade, p. 1117).       
Le travail a le rôle premier et constitutif dans la genèse du mythe qui en est un moment. Le travail animal est sur le simple prolongement du désir et des besoins de l'espèce, mais ce qui caractérise le travail spécifiquement humain, c'est l'émergence du projet, la création d'un modèle qui devient la loi de l'action.       
Ce qui constitue la spécificité du symbole mythique, par rapport au symbole onirique, c'est précisément cette émergence du modèle.       
Lévi-Strauss  écrit: "l'objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction" et il ajoute: "peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l'oeuvre dans la pensée mythique et dans la pensée scientifique."       
Lévi-Strauss, comme  Bachelard, a eu le mérite de souligner l'unité fonctionnelle du mythe et de l'hypothèse scientifique dans la notion de "modèle" qui les inclut.       
Hector ou Oedipe Roi, comme les histoires des dieux, sont des interrogations sur le sens que l'homme peut découvrir ou donner à sa vie. Pas seulement une expression de ce qu'il est, mais une interrogation sur ce qu'il peut, et une exigence d'aller au delà.       
La réalité ce n'est pas seulement une nature donnée avec sa nécessité propre, c'est aussi cette seconde nature créée par l'homme, par la technique et l'art, et c'est aussi tout ce qui n'existe pas encore, l'horizon toujours mouvant du possible humain.       
Le mythe ne peut être conçu seulement comme un rapport à l'être, mais comme un appel à faire. Il nous révèle non une présence mais une absence, un manque, un vide qu'il nous somme de combler.       
Ces mythes portent témoignage de la présence active, créatrice, de l'homme, dans un monde toujours en naissance et en croissance. Chaque grande oeuvre d'art est l'un de ces mythes.       
Le réel n'est pas un donné mais une tâche à accomplir.       
Le passage du concept au symbole est remise en question de tout ordre fini au sens  d'achevé et conscience qu'il est simplement fini par comparaison à l'infini. Il s'agit cette fois d'une conversion au sens strict: nous étions jusque  là, par les sens ou par les concepts, tournés vers ce qui est déjà fait, le mythe nous enjoint de nous tourner vers ce qui est à faire. Il nous appelle à n'être pas seulement constructeurs d'objets ou calculateurs  de rapports, mais donateurs de sens et créateurs d'avenir. Le symbole exige ce décollement à l'égard de l'être, ce dépassement de l'être dans le sens et dans la création. Un proverbe bouddhiste dit: "Lorsque le doigt montre la lune, l'imbécile regarde le doigt."       
Définir le mythe  comme langage de la transcendance, ce n'est point négation de la raison mais dépassement dialectique dans une raison qui a conscience de se transcender toujours elle-même avec les ordres provisoires qu'elle a déjà constitués.       
La mythologie c'est la déchéance intégriste du mythe comme le scientisme est la déchéance dogmatique de la science. La mythologie c'est la prétention de retenir seulement la lettre du mythe et non pas son esprit, le  matériel du symbole et non sa signification. Antigone ne nous toucherait guère si elle n'était qu'obstination   à accomplir le rite des funérailles de Polynice, et la Résurrection du Christ ne bouleverserait pas la vie des   hommes depuis deux millénaires, s'il s'agissait d'un problème de physiologie cellulaire ou de réanimation.       
Le mythe, libéré de la mythologie, commence là où le concept s'arrête, c'est-à-dire avec la connaissance non de l'être donné, mais de l'acte créateur. Il n'est pas reflet d'un être mais visée d'un acte. Aussi ne s'exprime-t-il point par concepts mais par symboles.       
Il est l'acte créateur saisi du dedans, par l'intention qui l'anime. Cette connaissance, ce niveau de connaissance, n'a pas pour objet l'universel mais le personnel et le vécu. Elle donne sens à la création et déclenche l'acte créateur. Elle est appel, elle est acte, elle est personne: Hamlet, Arjuna ou  Faust, ne peuvent se circonscrire en concepts mais seulement s'exprimer en un style de conduite personnelle par une   réactivation de l'initiative historique du héros.       
Le mythe, en son sens le plus  élevé, se situe donc au niveau de la connaissance poétique et de la décision responsable et libre de l'homme. A ce niveau seulement, celui de la saisie de l'acte créateur et du choix l'on peut à la fois instituer  et découvrir le sens de la vie et de l'histoire. Car ce sens on ne se contente pas de le découvrir comme du sommet d'une montagne on découvre un paysage: c'est tout un de recevoir ce sens par la connaissance et de le donner  par l'action, de le vivre, dans le mythe, comme savoir et comme   responsabilité, de parcourir, par la connaissance de l'histoire passée, le panorama du développement   antérieur et de participer à la réalisation pratique, militante, de cette signification. Dans le mythe se révèle l'ordre, au double sens d'harmonie et de commandement.

Roger Garaudy, L'avenir mode d'emploi, Editions Vent du Large (extraits)