13 février 2017

Le troisième héritage (3). Par Roger Garaudy




Prendre conscience aujourd'hui de ce que nous devons à l'Islam
n'est point spécialité d'historien, paradoxe de dilettante, ou délectation
de rêveur, mais besogne de tâcheron, de militant et d'inventeur
du futur.
L'Islam, ce n'est plus « l'Infidèle » du temps des Croisades ou le
« terroriste » de la guerre de libération de l'Algérie, ce n'est plus la
pièce de musée que scrute l'orientaliste avec l'oeil d'un entomologiste
des civilisations à partir du préjugé de l'exceptionnalisme occidental,
ce n'est plus l'évasion exotique du romantisme et même plus cette
étonnante explosion scientifique qui, au sortir du Moyen Age, aurait
simplement frayé la voie à nos sciences « modernes » (en sous entendant
qu'elle n'en était que la préhistoire), l'Islam, c'est cette
vision de Dieu, du monde et de l'homme qui assigne aux sciences et
aux arts, à chaque homme et à chaque société, le projet de construire
un monde indivisiblement divin et humain comportant les deux
dimensions majeures de la transcendance et de la communauté.
Il a déjà sauvé de la désintégration de grands empires décadents au
VIIe siècle de notre ère. Peut-il aujourd'hui apporter une réponse à
l'angoisse et aux questions d'une civilisation occidentale, qui en
quatre siècles, s'est révélée capable de creuser un tombeau à l'échelle
du monde, et de faire capoter une épopée humaine construite, depuis
deux millions d'années, à coups de créations et de sacrifices ?
Tel est le problème que ce livre s'efforcera, sinon de résoudre, du
moins de poser.
L'Islam est indivisiblement une religion et une communauté. Une
foi et un code de vie.
Sa naissance et son expansion posent un problème spécifique : il
serait vain de se contenter de dire que l'Arabie, La Mecque et Médine
sont au croisement des grandes routes commerciales et des caravanes
allant d'Est en Ouest, de l'Europe et du Proche-Orient à l'Inde et à la
Chine, de la Méditerranée à l'océan Indien, car cela laisserait
entendre qu'à ce carrefour de civilisations a pu s'opérer seulement un
brassage de religions et de cultures dont l'Islam ne serait que la
résultante et le porteur.
Or, tout au contraire, c'est à partir de La Mecque et de Médine, de
la péninsule arabique avec ses déserts et ses oasis, que va rayonner,
pour des siècles, sur trois continents, de l'Inde à l'Espagne, et de1 !
l'Asie centrale au coeur de l'Afrique, une foi unique et une communauté
unique, d'où naîtra une même culture fécondant et renouvelant
toutes les autres.
Cette expansion ne ressemble à aucune autre, ni à celles qui la
précèdent (migration des masses innombrables des nomades de l'Asie
lointaine), ni à celles qui l'ont suivie (grandes invasions des Européens
jouissant, pour s'imposer, en Amérique et en Afrique, d'une supériorité
militaire absolue : celle du canon, du fusil, puis de la mitrailleuse).
L'Arabie n'était guère peuplée et les Arabes ne possédaient même
pas les armes et les techniques militaires de la Perse ou de Byzance.
L'empire arabe ne se fonda donc pas sur un rapport de forces lui
assurant une écrasante suprématie.
Pas davantage ne serait applicable l'une ou l'autre des thèses d'un
marxisme sommaire et réducteur, tendant à chercher le moteur de
l'histoire, de ses révolutions et de ses mutations, dans l'état des
techniques, les rapports économiques et les luttes de classes qu'ils
engendrent.
La « levée » du Prophète, sa victoire en Arabie, la progression
fulgurante de ses successeurs régnant, moins d'un siècle après sa mort,
sur la quasi-totalité du monde alors connu, à l'exception d'une partie
de l'Europe végétante et d'une Chine montant vers son apogée, ne
peuvent se comprendre sans reconnaître une place première au
message spécifique de l'Islam.
On peut vainement épuiser l'arsenal des explications économiques,
géopolitiques, militaires, diplomatiques ou autres, la victoire de
l'Islam est inintelligible sans l'Islam, comme foi, et comme
communauté fondée sur cette foi.
Même si l'on n'est pas musulman et si l'on ne reconnaît pas dans le
Coran un livre dicté par Dieu à Mohammed, il est impossible à
l'historien de refuser de tenir compte comme d'une réalité irrécusable
(quoique n'entrant pas dans les schémas et les préjugés du positivisme)
de cette émergence d'une source de vie qui allait bouleverser le
monde.
La reconnaissance de ce fait fondamental n'exige nullement que
l'on renonce à expliquer, mais simplement que l'on n'exclue pas a
priori, de la totalité humaine toujours en naissance et en croissance
dans l'histoire, telle ou telle dimension de la vie.
Dans une histoire pleinement humaine, les fins jouent un rôle
moteur autant que les causes.
Par-delà les fausses dualités de l'esprit et du corps, des utopies et
des abandons, des aliénations et des espérances, les projets que font
les hommes pour inventer leur avenir sont un ferment aussi actif que
les dérives et les déterminismes du passé qui les poussent. Surtout
lorsque les projets et les révélations prophétiques répondent à une
question et à une attente profondément vécues par les masses.
Toute « histoire sainte » est ainsi une « antihistoire », comme
l'oeuvre d'art, selon Malraux, est un anti-destin1, en ce sens qu'elle est
l'émergence du radicalement nouveau à contre-courant des déterminismes
du passé. La création continuée du monde et de l'homme est
faite de ces surgissements, de ces défis à 1' « entropie », à cette
dégradation des énergies et à cette croissance du chaos qui sont la loi
du monde physique et aussi la loi de l'histoire chaque fois que les
hommes s'abandonnent à ses dérives.
Qu'il y ait, depuis trois millions d'années de l'histoire humaine, de
tels jaillissements de sources, c'est l'expérience la plus quotidienne de
la transcendance : s'il n'y avait pas eu de telles émergences de ce qui
ne peut se réduire à un simple réagencement de forces déjà existantes,
de ce qui n'est pas une simple résultante, il n'y aurait eu au monde ni
poésie, ni invention scientifique ou technique, ni amour-sacrifice, ni
révolution, ni création artistique, m prophètes.
Cette source de vie, cette création permanente c'est ce que depuis
des millénaires, les hommes ont appelé Dieu.
Le prophète Mohammed n'a jamais prétendu enseigner une religion
nouvelle, mais continuer, restaurer, parachever cette loi primordiale
dont il trouvait dans la foi d'Abraham l'expression exemplaire.