30 mars 2013

Enseignement: pour une approche de l’Islam, par Luc Collès


  1. Le corpus
     1.1. Un texte de base : Promesses de l’Islam
    Pour cette approche des cinq piliers de l’islam, nous partirons d’abord de Promesses de l’Islam1, un ouvrage que Roger Garaudy a écrit en 1981 pour faire prendre conscience aux Occidentaux de la richesse culturelle et spirituelle suscitée par la foi musulmane.

La pensée emmurée

"Salir un individu, casser son image pour minimiser l'impact de ses prises de position" 
Les blogueurs non-alignés sur la Pensée Unique sont traités de "rouges-bruns", d'antisémites,  de conspirationnistes... sans la moindre preuve ! 
Ils passent pour fous parce qu'ils ont la finesse de penser que les politiques ne sont pas spontanées mais soigneusement élaborées, programmées dans les moindres détails.
[NDLR: comme cela s'applique bien au sort réservé à la pensée de Roger Garaudy !...]
Voir la suite de l'article ICI

29 mars 2013

Transcendance et révolution

C'est une expérience historique : les premiers mouvements révolutionnaires en Europe, inspirés par les conceptions de Joachim de Flore, de Jan Hus à Thomas Miinzer, se fondaient sur un appel à réaliser le Royaume de Dieu.
Frédéric Schlagel note : « Le désir révolutionnaire de réaliser le Royaume de Dieu . . . est le début de l'histoire moderne ». Le projet d'un Royaume de Dieu porte, certes, chaque fois l'empreinte de l'époque à laquelle il est conçu, mais il n'est pas un simple « bricolage » (comme dirait Lévi-Strauss) d'éléments du passé, il conçoit, même si c'est sous une forme utopique, un ordre social inédit.
Toute révolution naît de la conjonction d'une poussée de la misère et de l'oppression, d'une révolte et d'une espérance. Marx et Engels disaient par exemple du projet révolutionnaire de Thomas Miinzer, qu'il n'en a pas existé de plus avancé jusqu'au milieu du XIXe siècle (c'est-à-dire jusqu'au marxisme).
Ce messianisme est en avance sur l'histoire, comme tout véritable mouvement révolutionnaire, et comme tout travail spécifiquement humain, c'est-à-dire précédé de la conscience de ses fins, créateur. La faiblesse de l'utopie ce n'est pas de devancer l'histoire (c'est au contraire en quoi Marx l'admire et l'intègre à sa propre pensée révolutionnaire comme l'un de ses moments nécessaires) ; sa faiblesse c'est de ne pas comporter une analyse des conditions objectives de sa réalisation, ni une technique de cette réalisation. C'est ce qu'apporte Marx en définissant, pour son époque, les forces sociales capables de porter et de faire aboutir l'espérance révolutionnaire, et aussi les formes d'organisation, la stratégie et la tactique de la victoire.
Ceci n'est nullement en contradiction avec ce que Kierkegaard appelait « la passion du possible », car la caractéristique de cette tradition révolutionnaire chrétienne, de Joachim de Flore à Jan Hus et Thomas Miinzer, et des actuelles théologies de l'espérance et théologies politiques, c'est de concevoir le Royaume de Dieu non pas comme un autre monde, dans l'espace ou dans le temps, mais un monde autre , un monde changé, et changé par nos propres efforts. Le Royaume de Dieu était pour eux, non pas une promesse dont on attendait passivement la réalisation, mais une tâche à remplir .
Tout se joue dans notre histoire d'hommes : l'histoire est le seul lieu où se construit le Royaume de Dieu. L'Apocalypse (21, 1) ne dit pas que la terre sera remplacée par le ciel, mais que viennent un nouveau ciel et une nouvelle terre. Il ne s'agit ni de tourner le dos à la terre pour aller au ciel, ni de quitter le temps pour l'éternité. C'est Platon qui dit cela. Pas la Bible.
Pour désherber la transcendance peut-être faut-il d'abord ne pas la penser à travers les catégories du dualisme platonicien de la terre des hommes et du ciel des Idées (du temps et de l'éternité), qui sont totalement étrangères à la tradition biblique et qui ont perverti le christianisme pendant des siècles. Pour désherber la transcendance il faut aussi ne pas la penser à travers les catégories d'une eschatologie fixiste ; ne pas concevoir l'eschatologie comme une description de ce qui se passera — ce qui impliquerait une clôture de l'histoire, le retour au destin des grecs où tout est déjà écrit dans l'ordre divin. L'eschatologie ne consiste pas à nous dire : voilà où l'on va aboutir, mais à dire : demain peut être différent, c'est-à-dire : tout ne peut pas être réduit à ce qui est aujourd'hui. Ce postulat biblique de la transcendance est le premier postulat de toute action révolutionnaire.
Si j'ai écrit dans mon livre L'Alternative que la révolution, comme les arts, a plus besoin de transcendance que de réalisme, c'est qu'une révolution tout comme une oeuvre d'art, n'est pas seulement reflet de la réalité existante, mais d'abord projet de créer une réalité autre. Ce projet n'est possible et n'a de sens :
1) que si l'homme est pleinement responsable de son histoire, et non soumis seulement aux poussées du passé.
2) que si le travail de l'homme sous sa forme spécifiquement humaine comme dit Marx, c'est-à-dire précédé de la conscience de ses fins, prolonge la création continuée du monde et de l'homme, comme le rappelait le Père Chenu dans sa Théologie du travail. Plus je travaille, plus Dieu est créateur. I l n'y a pas d'extériorité de Dieu. Dieu est passé tout entier dans l'homme : Il se révèle et continue sa création en lui, par lui. C'est ainsi que je comprends le mot de Clément d'Alexandrie : « Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu- ».
3) que si l'imagination peut inventer le futur, à partir d'une multiplicité de possibles et de projets.
Ce postulat de la transcendance, qui est, comme l'espérance, un aspect de la foi , est au principe de toute défatalisation de l'histoire. C'est par là qu'il est libérateur.

Roger Garaudy, extrait d'un article publié en 1973 dans la revue dominicaine "Lumière et vie". Cet article est à lire dans son intégralité à http://rogergaraudy.blogspot.fr/2013/01/jesus-inaugure-un-nouveau-mode_6.html

26 mars 2013

Abandonner le nom de "gauche"


       

« Dès lors, dit Jean-Claude Michéa, que la gauche et la droite s'accordent pour considérer l'économie capitaliste comme l'horizon indépassable de notre temps (ce n'est pas un hasard si Christine Lagarde a été nommée à la tête du FMI pour y poursuivre la même politique que DSK), il était inévitable que la gauche - une fois revenue au pouvoir dans le cadre soigneusement verrouillé de l'«alternative unique» - cherche à masquer électoralement cette complicité idéologique sous le rideau fumigène des seules questions «sociétales».

De là, les nombreux crimes commis par la gauche libérale contre le peuple, et notamment le fait que les deux répressions ouvrières les plus sanglantes du XIXe sont à mettre à son compte. 




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Toujours imprégné de libéralisme mitterrandien, le socialisme à la Hollande ne convainc pas le philosophe Jean-Claude Michéa. A l'occasion de son nouveau livre, "les Mystères de la gauche", il s'en explique en exclusivité pour "Marianne".

Au moins depuis la parution d'Impasse Adam Smith en 2002, un livre de Jean-Claude Michéa est toujours attendu. Avec jubilation. Ou avec un fusil, c'est selon. D'abord parce que la parole de ce philosophe, nourri à la pensée de George Orwell, de Guy Debord et du meilleur Marx, est extrêmement rare dans les médias. Ensuite parce qu'il appartient à cette espèce politiquement ambidextre, hélas si peu représentée et si mal comprise, capable de se montrer aussi cruel à l'égard d'une gauche libérale qui s'auto-caricature en valorisant toutes les prétendues transgressions morales et culturelles, qu'il sait se montrer lucide à l'égard de l'incroyable cynisme des dirigeants de la droite actuelle (Sarkozy et Copé en tête), lorsqu'ils se posent en défenseurs des «petites gens», que vient en fait piétiner tout leur programme économique, voué à l'expansion illimitée des intérêts du CAC 40.

Disons-le d'emblée : les Mystères de la gauche (Climats) est le livre que l'on espérait depuis plusieurs années de la part de Michéa. Sur plusieurs points capitaux, celui-ci s'explique en effet. Notamment sur son refus définitif de se réclamer de «la gauche», pour penser le front de libération populaire qu'il appelle de ses vœux. «La gauche», un signifiant-maître trop longtemps prostitué, et qu'il juge désormais «inutilement diviseur, dès lors qu'il s'agit de rallier les classes populaires». Aussi parce que le philosophe répond au passage aux procès en droitisation qui lui sont régulièrement faits. Ainsi cet anticapitaliste conservateur admet-il ici que l'attachement aux «valeurs traditionnelles» peut produire des dérives inquiétantes, et que, «sur ce point, les mises en garde permanentes de la gauche conservent tout leur sens». Un grand millésime donc, pour l'orwellien de Montpellier. Percutant, souvent hilarant dans sa façon de moquer l'autocélébration de la gauche en «parti de demain» (Zola), Michéa dérange, éclaire, emporte presque toujours la conviction.







Marianne : Vous estimez urgent d'abandonner le nom de «gauche», de changer de signifiant pour désigner les forces politiques qui prendraient à nouveau en compte les intérêts de la classe ouvrière... Un nom ne peut-il pourtant ressusciter par-delà ses blessures historiques, ses échecs, ses encombrements passés ? Le problème est d'ailleurs exactement le même pour le mot «socialisme», qui après avoir qualifié l'entraide ouvrière chez un Pierre Leroux s'est mis, tout à fait a contrario, à désigner dans les années 80 les turlupinades d'un Jack Lang. Ne pourrait-on voir dans ce désir d'abolir un nom de l'histoire comme un écho déplaisant de cet esprit de la table rase que vous dénoncez sans relâche par ailleurs ?

Jean-Claude Michéa : Si j'en suis venu - à la suite, entre autres, de Cornelius Castoriadis et de Christopher Lasch - à remettre en question le fonctionnement, devenu aujourd'hui mystificateur, du vieux clivage gauche-droite, c'est simplement dans la mesure où le compromis historique forgé, au lendemain de l'affaire Dreyfus, entre le mouvement ouvrier socialiste et la gauche libérale et républicaine (ce «parti du mouvement» dont le parti radical et la franc-maçonnerie voltairienne constituaient, à l'époque, l'aile marchante) me semble désormais avoir épuisé toutes ses vertus positives.


A l'origine, en effet, il s'agissait seulement de nouer une alliance défensive contre cet ennemi commun qu'incarnait alors la toute-puissante «réaction». Autrement dit, un ensemble hétéroclite de forces essentiellement précapitalistes qui espéraient encore pouvoir restaurer tout ou partie de l'Ancien Régime et, notamment, la domination sans partage de l'Eglise catholique sur les institutions et les âmes. Or cette droite réactionnaire, cléricale et monarchiste a été définitivement balayée en 1945 et ses derniers vestiges en Mai 68 (ce qu'on appelle de nos jours la «droite» ne désigne généralement plus, en effet, que les partisans du libéralisme économique de Friedrich Hayek et de Milton Friedman).

Privé de son ennemi constitutif et des cibles précises qu'il incarnait (comme, la famille patriarcale ou l'«alliance du trône et de l'autel») le «parti du mouvement» se trouvait dès lors condamné, s'il voulait conserver son identité initiale, à prolonger indéfiniment son travail de «modernisation» intégrale du monde d'avant (ce qui explique que, de nos jours, «être de gauche» ne signifie plus que la seule aptitude à devancer fièrement tous les mouvements qui travaillent la société capitaliste moderne, qu'ils soient ou non conformes à l'intérêt du peuple, ou même au simple bon sens).

Or, si les premiers socialistes partageaient bien avec cette gauche libérale et républicaine le refus de toutes les institutions oppressives et inégalitaires de l'Ancien Régime, ils n'entendaient nullement abolir l'ensemble des solidarités populaires traditionnelles ni donc s'attaquer aux fondements mêmes du «lien social» (car c'est bien ce qui doit inéluctablement arriver lorsqu'on prétend fonder une «société» moderne - dans l'ignorance de toutes les données de l'anthropologie et de la psychologie - sur la seule base de l'accord privé entre des individus supposés «indépendants par nature»).

La critique socialiste des effets atomisants et humainement destructeurs de la croyance libérale selon laquelle le marché et le droit ab-strait pourraient constituer, selon les mots de Jean-Baptiste Say, un «ciment social» suffisant (Engels écrivait, dès 1843, que la conséquence ultime de cette logique serait, un jour, de «dissoudre la famille») devenait dès lors clairement incompatible avec ce culte du «mouvement» comme fin en soi, dont Eduard Bernstein avait formulé le principe dès la fin du XIXe siècle en proclamant que «le but final n'est rien» et que «le mouvement est tout».

Pour liquider cette alliance désormais privée d'objet avec les partisans du socialisme et récupérer ainsi son indépendance originelle, il ne manquait donc plus à la «nouvelle» gauche que d'imposer médiatiquement l'idée que toute critique de l'économie de marché ou de l'idéologie des droits de l'homme (ce «pompeux catalogue des droits de l'homme» que Marx opposait, dans le Capital, à l'idée d'une modeste «Magna Carta» susceptible de protéger réellement les seules libertés individuelles et collectives fondamentales) devait nécessairement conduire au «goulag» et au «totalitarisme».

Mission accomplie dès la fin des années 70 par cette «nouvelle philosophie» devenue, à présent, la théologie officielle de la société du spectacle. Dans ces conditions, je persiste à penser qu'il est devenu aujourd'hui politiquement inefficace, voire dangereux, de continuer à placer un programme de sortie progressive du capitalisme sous le signe exclusif d'un mouvement idéologique dont la mission émancipatrice a pris fin, pour l'essentiel, le jour où la droite réactionnaire, monarchiste et cléricale a définitivement disparu du paysage politique. Le socialisme est, par définition, incompatible avec l'exploitation capitaliste. La gauche, hélas, non. Et si tant de travailleurs - indépendants ou salariés - votent désormais à droite, ou surtout ne votent plus, c'est bien souvent parce qu'ils ont perçu intuitivement cette triste vérité.

Vous rappelez très bien dans les Mystères de la gauche les nombreux crimes commis par la gauche libérale contre le peuple, et notamment le fait que les deux répressions ouvrières les plus sanglantes du XIXe siècle sont à mettre à son compte. Mais aujourd'hui, tout de même, depuis que l'inventaire critique de la gauche culturelle mitterrandienne s'est banalisé, ne peut-on admettre que les socialistes ont changé ? Un certain nombre de prises de conscience importantes ont eu lieu. Celle, par exemple, du long abandon de la classe ouvrière est récente, mais elle est réelle. Sur les questions de sécurité également, on ne peut pas davantage dire qu'un Manuel Valls incarne une gauche permissive et angéliste. Or on a parfois l'impression à vous lire que la gauche, par principe, ne pourra jamais se réformer... Est-ce votre sentiment définitif ?

J.-C.M. : Ce qui me frappe plutôt, c'est que les choses se passent exactement comme je l'avais prévu. Dès lors, en effet, que la gauche et la droite s'accordent pour considérer l'économie capitaliste comme l'horizon indépassable de notre temps (ce n'est pas un hasard si Christine Lagarde a été nommée à la tête du FMI pour y poursuivre la même politique que DSK), il était inévitable que la gauche - une fois revenue au pouvoir dans le cadre soigneusement verrouillé de l'«alternative unique» - cherche à masquer électoralement cette complicité idéologique sous le rideau fumigène des seules questions «sociétales».

De là le désolant spectacle actuel. Alors que le système capitaliste mondial se dirige tranquillement vers l'iceberg, nous assistons à une foire d'empoigne surréaliste entre ceux qui ont pour unique mission de défendre toutes les implications anthropologiques et culturelles de ce système et ceux qui doivent faire semblant de s'y opposer (le postulat philosophique commun à tous ces libéraux étant, bien entendu, le droit absolu pour chacun de faire ce qu'il veut de son corps et de son argent).

Mais je n'ai là aucun mérite. C'est Guy Debord qui annonçait, il y a vingt ans déjà, que les développements à venir du capitalisme moderne trouveraient nécessairement leur alibi idéologique majeur dans la lutte contre «le racisme, l'antimodernisme et l'homophobie» (d'où, ajoutait-il, ce «néomoralisme indigné que simulent les actuels moutons de l'intelligentsia»). Quant aux postures martiales d'un Manuel Valls, elles ne constituent qu'un effet de communication. La véritable position de gauche sur ces questions reste bien évidemment celle de cette ancienne groupie de Bernard Tapie et d'Edouard Balladur qu'est Christiane Taubira.
Contrairement à d'autres, ce qui vous tient aujourd'hui encore éloigné de la «gauche de la gauche», des altermondialistes et autres mouvements d'indignés, ce n'est pas l'invocation d'un passé totalitaire dont ces lointains petits cousins des communistes seraient encore comptables... C'est au contraire le fond libéral de ces mouvements : l'individu isolé manifestant pour le droit à rester un individu isolé, c'est ainsi que vous les décrivez. N'y a-t-il cependant aucune de ces luttes, aucun de ces mouvements avec lequel vous vous soyez senti en affinité ces dernières années ?

J.-C.M. : Si l'on admet que le capitalisme est devenu un fait social total - inséparable, à ce titre, d'une culture et d'un mode de vie spécifiques -, il est clair que les critiques les plus lucides et les plus radicales de cette nouvelle civilisation sont à chercher du côté des partisans de la «décroissance». En entendant par là, naturellement, non pas une «croissance négative» ou une austérité généralisée (comme voudraient le faire croire, par exemple, Laurence Parisot ou Najat Vallaud-Belkacem), mais la nécessaire remise en question d'un mode de vie quotidien aliénant, fondé - disait Marx - sur l'unique nécessité de «produire pour produire et d'accumuler pour accumuler».

Mode de vie forcément privé de tout sens humain réel, inégalitaire (puisque la logique de l'accumulation du capital conduit inévitablement à concentrer la richesse à un pôle de la société mondiale et l'austérité, voire la misère, à l'autre pôle) et, de toute façon, impossible à universaliser sans contradiction dans un monde dont les ressources naturelles sont, par définition, limitées (on sait, en effet, qu'il faudrait déjà plusieurs planètes pour étendre à l'humanité tout entière le niveau de vie actuel de l'Américain moyen).

J'observe avec intérêt que ces idées de bon sens - bien que toujours présentées de façon mensongère et caricaturale par la propagande médiatique et ses économistes à gages - commencent à être comprises par un public toujours plus large. Souhaitons seulement qu'il ne soit pas déjà trop tard. Rien ne garantit, en effet, que l'effondrement, à terme inéluctable, du nouvel Empire romain mondialisé donnera naissance à une société décente plutôt qu'à un monde barbare, policier et mafieux.

Vous réaffirmez dans ce livre votre foi en l'idée que le peuple serait dépositaire d'une common decency [«décence ordinaire», l'expression est de George Orwell] avec lesquelles les «élites» libérales auraient toujours davantage rompu. Mais croyez-vous sincèrement que ce soit aujourd'hui l'attachement aux valeurs morales qui définisse «le petit peuple de droite», ainsi que vous l'écrivez ici ? Le désossage des structures sociales traditionnelles, ajouté à la déchristianisation et à l'impact des flux médiatiques dont vous décrivez ici les effets culturellement catastrophiques, a également touché de plein fouet ces classes-là. N'y a-t-il donc pas là quelque illusion - tout à fait noble, mais bel et bien inopérante - à les envisager ainsi comme le seul vivier possible d'un réarmement moral et politique ?

J.-C.M. : S'il n'y avait pas, parmi les classes populaires qui votent pour les partis de droite, un attachement encore massif à l'idée orwellienne qu'il y a «des choses qui ne se font pas», on ne comprendrait pas pourquoi les dirigeants de ces partis sont en permanence contraints de simuler, voire de surjouer de façon grotesque, leur propre adhésion sans faille aux valeurs de la décence ordinaire. Alors même qu'ils sont intimement convaincus, pour reprendre les propos récents de l'idéologue libéral Philippe Manière, que seul l'«appât du gain» peut soutenir «moralement» la dynamique du capital (sous ce rapport, il est certainement plus dur d'être un politicien de droite qu'un politicien de gauche).

C'est d'ailleurs ce qui explique que le petit peuple de droite soit structurellement condamné au désespoir politique (d'où son penchant logique, à partir d'un certain seuil de désillusion, pour le vote d'«extrême droite»). Comme l'écrivait le critique radical américain Thomas Franck, ce petit peuple vote pour le candidat de droite en croyant que lui seul pourra remettre un peu d'ordre et de décence dans cette société sans âme et, au final, il se retrouve toujours avec la seule privatisation de l'électricité !

Cela dit, vous avez raison. La logique de l'individualisme libéral, en sapant continuellement toutes les formes de solidarité populaire encore existantes, détruit forcément du même coup l'ensemble des conditions morales qui rendent possible la révolte anticapitaliste. C'est ce qui explique que le temps joue de plus en plus, à présent, contre la liberté et le bonheur réels des individus et des peuples. Le contraire exact, en somme, de la thèse défendue par les fanatiques de la religion du progrès.
Propos recueillis par Aude Lancelin


Les Mystères de la gauche, de Jean-Claude Michéa, Climats, 144 p., 14 €.

21 mars 2013

Ma plus grande fierté..., par Roger Garaudy






Ma plus grande fierté est d'avoir conscience, à 84 ans, d'être resté fidèle aux rêves de mes vingt ans.
Seuls des plumitifs, marmonnant le "bréviaire de la haine", se sont acharnés à écrire "l'histoire de mes variations", en collectionnant les étiquettes : chrétien, marxiste, musulman, sans imaginer qu'on puisse changer de communauté -surtout lorsqu'elles vous excluent - sans pour autant changer de but.
Ma joie fut de sentir combien j'étais compris, au cours de ma vie et de ma lutte contre tous les intégrismes, par quelques uns des plus hauts esprits de ce siècle..
J'en apporte ici les témoins et les preuves.




19 mars 2013

La démocratie, une fiction ?




"Pour les capitalistes, écrit Hervé Kempf, la société est un une collection d’individus qui se trouvent dans une boule et son unique mission consiste à en tirer un maximum de profit. Pour les capitalistes, l’individu est séparé des autres, est en concurrence permanente avec eux. Dans cette vision, ce qui est commun n’est plus le peuple, mais le marché. Pour cette raison les gens ont tant de difficultés à se sentir un citoyen qui participe à un processus commun à tous. »
Et, bien évidemment, cela a d'énormes conséquences de civilisation.

16 mars 2013

De l'Iran et des iraniens


« Des liens profonds, écrit Franklin Lamb, unissent les Musulmans et les Chrétiens depuis le sacrifice de Hussein bin Ali à Karbala au 7ième siècle et celui de Jésus Christ au Calvaire au premier siècle de notre ère. Ces deux sacrifices ont établi pour toujours le principe divin du sacrifice de sa vie dans le combat contre l’injustice et dans l’intérêt supérieur de la communauté. Ils relient indissolublement les deux religions et leurs fidèles. »
Qu'en est-il aujourd'hui en Iran selon Franklin Lamb, bon connaisseur semble-t-il ?

Michel Peyret

 [On peut lire tous les textes proposés ou écrits par Michel Peyret à http://www.rougemidi.org/spip.php?rubrique188 ]

 
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Les Iraniens et l'amitié
Analyses ,19 février 2013
par FRANKLIN LAMB

Téhéran  – L’observateur étasunien que je suis a participé à d’innombrables conférences internationales et a voyagé dans plus de 70 pays. Mais il n’a jamais rencontré une société aussi complexe, évolutive, énergique, industrieuse et riche en idéalistes chaleureux qui ont le sens de l’humour et qui aident ceux qui sont dans le besoin que la société de la République Islamique d’Iran.
Se trouver en Iran, en ces temps difficiles (de sanctions, ndt), est une expérience bouleversante car on prend conscience que les Iraniens et les Étasuniens ont tant de besoins et d’intérêts communs – oui, même en ce qui concerne les croyances religieuses – que les deux peuples devraient immédiatement restaurer leurs relations et revenir à l’époque où 60 000 étudiants iraniens faisaient leurs études aux États-Unis et où des milliers d’Étasuniens vivaient et travaillaient en Iran – dans la plus parfaite harmonie et pour le plus grand profit de tous.
Des liens profonds unissent les Musulmans et les Chrétiens depuis le sacrifice de Hussein bin Ali à Karbala au 7ième siècle et celui de Jésus Christ au Calvaire au premier siècle de notre ère. Ces deux sacrifices ont établi pour toujours le principe divin du sacrifice de sa vie dans le combat contre l’injustice et dans l’intérêt supérieur de la communauté. Ils relient indissolublement les deux religions et leurs fidèles.
Il n’y a probablement aucun pays qui soit si incompris des États-Unis que l’Iran. Et c’est dû presque entièrement à la politique de diabolisation qui mène à tout déformer, y compris les parties des discours du président Ahmadinejad qui portent sur Israël et les États-Unis, sur la nécessité historique de libérer la Palestine occupée, et sur le droit de tous les pays de développer l’énergie nucléaire à des fins pacifiques et de vivre libres et indépendants sans avoir à se soumettre à l’hégémonie occidentale sous l’égide des États-Unis. La plupart des Étasuniens ne connaissent de l’Iran que les rediffusions biaisée des discours du président Mahmoud Ahmedinejad contre les États-Unis et Israël.
En voilà un exemple: la BBC et les médias occidentaux ont dit que pendant la célébration, samedi dernier, du 34ème anniversaire de la révolution iranienne la foule « était frénétique et psalmodiait ‘mort à l’Amérique’ « . Je me trouvais là et je peux vous dire que c’est globalement faux. J’ai entendu par ci par là quelques slogans de ce type mais ils étaient mêlés à des chants révolutionnaires ou des exhortations religieuses, et les gens songeaient surtout à s’amuser. Offrir de l’eau, aider les vieilles personnes ou les enfants, voilà ce qui était au cœur des célébrations. Les gens étaient heureux, pas en colère, et ils se montraient curieux et aimables envers les quelques Étasuniens présents.
Il suffit de lire le moindre quotidien occidental pour y trouver des articles écrits par des iranophobes islamophobes apologistes du Sionisme comme Jennifer Rubin. Dans son long article du Washington Post le jour de la Saint Valentin, Mme Rubin fulmine de manière venimeuse contre tout Étasunien qui oserait exprimer la moindre opinion objective sur l’Iran. Mme Rubin, qui est une ancienne bénévole de l’AIPAC, a fustigé la nomination au secrétariat de la Défense de Chuck Hagel, l’ancien sénateur, de conserve avec 52 organisations sionistes des États-Unis, le mois passé, parce qu’il s’est prononcé en faveur d’une relation de respect et de bienveillance mutuels avec l’Iran. Les propos de Hagel sur les sanctions imposées à l’Iran et à la Syrie sous l’égide étasunienne et sur la nécessité de reconstruire la confiance et de normaliser les relations par le dialogue, sont impardonnables à leurs yeux.
Voilà ce que Hagel a dit à propos des relations entre l’Iran et les États-Unis: « Nous ne devrions pas mettre des conditions aux pourparlers ni rejeter toutes les alternatives pour n’en retenir qu’une seule que nous ‘dicterons’ à l’Iran ». Déjà, en 2007, Hagel avait dit que : « Dans le Moyen-Orient du 21ième siècle, l’Iran sera un centre de gravité capital… un important pouvoir régional. Les États-Unis ne peuvent pas changer cette réalité. La politique stratégique étasunienne du 21ième siècle pour la région du Moyen-Orient doit intégrer le rôle de l’Iran d’aujourd’hui et des prochaines 25 années. » Et Hagel a ajouté: « En ce qui concerne l’Afghanistan, les États-Unis et l’Iran ont des intérêts communs – défaire les Talibans et les extrémistes islamiques, stabiliser l’Afghanistan, arrêter la production d’opium et empêcher l’entrée de l’opium en Iran. Ces intérêt communs doivent engendrer des actions communes à la poursuite d’une objectif commun. C’était l’intérêt de l’Iran de collaborer avec les États-Unis en Afghanistan. Il ne s’agissait pas d’aider les États-Unis ni de consolider la présence étasunienne en Asie Centrale. C’était une décision lucide dictée à l’Iran par des raisons personnelles. »
Il se peut que Hagel se soit un peu trompé en ce qui concerne l’Afghanistan et les Talibans, mais Mme Rubin a accusé Hagel de traîtrise et s’est jointe au Lobby Israélien pour déclencher une chasse aux sorcières contre lui en écrivant: « Pourquoi le président devrait-il choisir quelqu’un d’aussi respectueux du gouvernement révolutionnaire islamique? … Pendant les vacances parlementaires du Congrès, le Sénat devrait y penser. Et ce serait intéressant de savoir qui l’a aidé à écrire des discours aussi intensément pro-Téhéran. »
En Iran, aujourd’hui, on n’entend pas de discours aussi pleins de haine que ceux de Mme Rubin contre le renversement anglo-étasunien de 1953 du leader iranien Mohammad Mossedeg, ni contre l’attaque et la destruction le 3 juillet 1988 d’un avion civil iranien, le vol 655, ni contre le fait que les États-Unis aient donné des armes chimiques à l’Irak quand ce dernier a agressé l’Iran avec le soutien des États-Unis, ni même contre les assassinats récents de savants iraniens.
Avec les Étasuniens les Iraniens parlent le plus souvent de la nécessité d’améliorer les relations entre les deux pays ou alors ils leur demandent comment se passe leur séjour en Iran et s’ils ont besoin d’aide ou d’information sur le pays. Les Iraniens sont naturellement aussi ouverts que les Étasuniens et à la différence de beaucoup d’autres pays, il n’y a aucun sujet tabou.
En ce qui me concerne, j’ai échangé avec les Iraniens sur des sujets comme l’exécution par la « police des mœurs » des dealers et des homosexuels, la « lapidation » des femmes, les attaques contre la foi Bahá’i, la deuxième religion du pays après l’Islam, la « Révolution Verte » de 2009 et tout ce qui a pu nous venir à l’esprit comme la consommation d’alcool et les rendez-vous amoureux en public.
Je me souviens d’une conversation hilarante que j’ai eue avec quatre étudiantes dans la vingtaine au cours d’une Conférence la semaine dernière à propos du nombre de femmes portant le Tchador qui se maquillaient ouvertement (plus de 60%), de la rapidité avec laquelle la société iranienne changeait et de la quantité de cheveux que certaines femmes montraient en public. Je leur ai demandé si cela n’était pas interdit par une Fatwa et comment elles géraient cela. Les réponses ont fusé. Aucune d’entre elles n’avait vu la « police des mœurs » dont l’Occident fait tant de cas, depuis longtemps. Apparemment elle se fait rare. Une jeune fille a dit qu’en effet elle portait son hijab en laissant voir les deux-tiers de sa tête et a-t-elle dit: « si un de ces types osaient me dire quelque chose, je lui répondrais de s’occuper de ses affaires ou si je suis de bonne humeur je ferai semblant d’être très très surprise, je hausserais les épaules, lui ferais un clin d’œil et je lui dirais quelque chose comme: « Oh je suis vraiment désolée, vraiment! Ça doit être le vent qui a repoussé mon voile et je ne m’en suis pas rendu compte! Même s’il n’y a pas eu de vent depuis des jours. »
Les Iraniennes sont intelligentes, volontaires, parfois même un peu sans gêne et naturellement séduisantes. Qui voudrait faire partie d’une unité de « police des mœurs »? D’après ces jeunes filles, ce qui peut vous arriver de pire si cette police vous arrête dans la rue et que vous lui dites d’aller se faire voir ou même pire, c’est une amende et que vos parents soient obligés de venir au poste de police pour signer un papier comme quoi vous promettez de vous améliorer et d’avoir un comportement plus modeste en public. Ce qui n’est pas du tout la même chose que ce que MSM nous raconte en Occident.
Et qu’on se trouve à une conférence internationale sur l’Hollywoodisme à l’hôtel Azadi (liberté) qui était le Hyatt avant la révolution, ou dans le métro de Téhéran (beaucoup plus propre que celui de New York), ou au Souk, ou en train de visiter le Musée de la Sainte Défense (dont le thème est la guerre de 8 ans Irak-Iran), ou de visiter la maison de l’Imam Ruhollah Khomeini qui a mené la Révolution de 1979 jusqu’à sa mort le 3 juin 1989, ou en train de marcher vers le Square Azadi en compagnie de presque 2 millions de gens pour commémorer l’anniversaire du renversement de l’agent des Étasuniens, le Shah Reza Palavi, on se rend clairement compte que les Iraniens sont aussi aimables qu’ils sont doués.
Quand je suis rentré dans le métro bondé de Téhéran, deux jeunes gens se sont immédiatement levés pour me donner leurs places. Nous avons eu une conversation animée et passionnante. L’un des deux, Hamzeh, a dit: « Vous savez, nous comprenons les États-Unis et il nous semble que nous devrions être amis. Nos deux pays sont uniques culturellement parlant. Votre pays s’est développé à partir de la culture européenne mais a évolué dans une toute autre direction. Et nous, ce sont les Arabes qui nous ont apporté l’Islam mais, comme vous avez pu vous en rendre compte j’en suis sûr, notre identité est tout à fait différence de celle des nations arabes. »
Mahmoud a ajouté: « Notre société est aussi composée de nombreuses minorités mais nous avons une identité iranienne unique et nous sommes très fiers de notre culture. Nous connaissons bien les coutumes occidentales. Au cours des deux siècles derniers nous nous sommes ouverts au monde occidental et la culture européenne nous a influencés même si certaines de ses idées, comme la démocratie, n’ont jamais pu se développer correctement ici sans que nous y renoncions. Mais nous savons aussi ce que cela signifie d’être une superpuissance. Nous en étions une autrefois et nous continuons de jouer un rôle important dans cette partie du monde depuis, c’est pourquoi il nous est impossible de nous soumettre à un pouvoir occidental ou oriental. »
Rien n’est plus bouleversant pour les Étasuniens en général et moi en particulier que de visiter la résidence de l’Imam Kohmeini et d’entendre ses voisins et ses étudiants parler de ce grand érudit et révolutionnaire. Sa maison et Hassineyeh sont restés comme ils étaient à sa mort et un voisin nous a raconté que Khadije Saghafi, la femme de Khomeini qui est morte en 2009, lui avait dit qu’il n’y avait qu’une seule chose que l’Iman avait refusée de faire pour elle toute sa vie. Et c’était de lui demander un verre d’eau au moins une fois. Il ne voulait rien imposer aux autres et s’il l’avait pu, il aurait même empêché le vent de balayer trop vivement le visage des siens. Un autre voisin a ajouté: « Quand nous allions chez lui, nous le trouvions souvent en train de faire la vaisselle, de balayer ou de participer à d’autres travaux domestiques ».
Selon d’autres personnes qui le connaissaient bien, l’Iman menait une vie très pieuse. Pendant les durs hivers de Qom, il se réveillait chaque nuit, faisait ses ablutions (purification rituelle avant la prière) avec de l’eau glacée et faisait ses prières de la nuit. Il fallait refaire la reliure de son Mafatih (calendrier de prières) toutes les semaines tant il s’en servait. Avant d’enseigner à ses étudiants le militantisme politique, il insistait sur l’importance de la spiritualité et sur la nécessité de se rapprocher d’Allah. La modestie et la simplicité du style de vie du leader de la révolution iranienne, Imam Khomeini, touchent tout le monde, y compris beaucoup d’Etasuniens.
Il y a toutes les raisons du monde pour que Washington tende la main à l’Iran, pas seulement en paroles mais en actes. Le peuple iranien et de nombreux Étasuniens le désirent ardemment et ce serait bénéfique pour les deux sociétés. Les contacts, les visites et les discussions ouvertes contribueraient à détendre les relations entre l’Iran et les États-Unis. Et on peut espérer que les deux peuples finiront par faire pression sur leurs gouvernements pour qu’ils oublient le passé et se tournent vers l’avenir en recréant des liens d’amitié.

Franklin Lamb fait de la recherche en Syrie. On peut le joindre à:  fplamb@gmail.com

Pour consulter l’original: suivre ce lien

Traduction: Dominique Muselet

12 mars 2013

Théologie de la libération et théologie de la domination. St Paul, Constantin et Jésus. Par Roger Garaudy




Saint Paul et la judaïsation du christianisme
Le message de saint Paul est très proche de celui d'autres
réformateurs juifs, notamment du « maître de justice » de la secte
juive essénienne de Qumram. Comme lui, il a reçu de Dieu le don
de découvrir le sens caché de l'Ancien Testament, ce qui lui permet — comme le maître de justice — d'évoquer une « nouvelle alliance » (texte de Qumran, TII, p. 168 : le document de Damas).
Il annonce : « C'est lui [Dieu] qui nous a rendus capables d'être
ministres d'une Nouvelle Alliance non de la lettre mais de
l'esprit. » (II, Cor. III, 6.) Tout comme Jérémie ( X X X I , 3i) • «Je
ferai avec les maisons d'Israël et de Juda une alliance nouvelle. » Il
est vrai que la Nouvelle Alliance s'étend à d'autres peuples. Mais
cela aussi Zacharie l'avait annoncé : « Des peuples nombreux
s'attacheront au Seigneur en ce jour-là. Ils deviendront notre
propre peuple. » (Zach. II, 15.)
Le maître de justice de la secte juive des esséniens reprend le
même thème (textes de Qumran, tome II, p. 168. Documents de
Damas).
A la différence du « maître de justice » (antérieur à Jésus), Paul
a pour but essentiel, dans sa prédication, de démontrer, à partir
d'une lecture plus intériorisée des textes de l'Ancien Testament et
de leur « sens caché », « que la foi en Jésus ressuscité est impliquée
dans l'espérance d'Israël » (TOB, p. 432).
Caractéristique à cet égard est son argumentation dans son
entretien avec le roi Agrippa • « T u crois aux prophètes, Roi
Agrippa? [...] » Agrippa dit alors à Paul : « Encore un peu et tu
vas me persuader que tu as fait un chrétien. » (Actes X X V I , 27-
28.)
La mort de Jésus a jeté la consternation chez ses disciples qui,
pour un temps, doutent à ce point de Lui qu'ils se cachent à l'heure
de son agonie.
Pour la plupart des Juifs, qui attendaient d'un Messie la
restauration du royaume davidique, l'échec total de Jésus était la
preuve qu'il n'était pas le Messie attendu.
Pour eux le Messie devait être un conquérant et non un vaincu.
Et surtout pas un crucifié, car, dans leur tradition juive, « quelqu'un
de pendu au bois est un homme maudit de Dieu ». (Dt X X I ,
23.) Paul cite d'ailleurs à deux reprises ce texte. (Gai. III, 13; I,
Cor. X I I , 3.)
Pierre lui-même souligne ce qui peut révolter dans l'idée que le
Messie puisse souffrir, comme vient de l'annoncer Jésus (Me.
V I I I , 32). C'est en effet un scandale pour les Juifs (I, Cor. I, 2),
comme d'ailleurs une folie pour les païens.
Paul, pour sauver l'espérance des Juifs, a le génie d'abord d'unir
deux thèmes de l'Ancien Testament : celui du «Juste souffrant » et
celui du Messie. Dans la tradition juive, le Messie peut mourir (Is.
L U I , 10), mais i l a d'abord régné et restauré la gloire d'Israël.
Pour que Paul « atteste devant les Juifs que le Messie, c'est
Jésus » (Actes X V I I I , 5), i l fallait donc que Jésus ait finalement
remporté la victoire.
C'est le deuxième thème de Paul : i l transforme la Croix en
« char triomphal » (Col. II, 15). « L a mort a été engloutie par la
victoire. » (I, Cor. X V , 55.) « Dieu l'a souverainement exalté. »
(Phil. II, 9-12.) « C'est par la puissance de Dieu qu'il vit. » (II,
Cor. X I I I , 4.)
Tout ceci sera illustré par les paroles des prophètes : « Vous
verrez le Fils de l'homme siégeant à la droite du Tout-Puissant et
venant sur les nuées du ciel dans la plénitude de la puissance et de
la gloire. » (Mt. X X I V , 30.)
Du dieu qui s'est fait homme, Paul refait un dieu, un dieu de
puissance.
Les Evangélistes apportent, par leur témoignage sur la vie de
Jésus, des arguments nouveaux à l'idée maîtresse de saint Paul :
intégrer Jésus à la tradition juive.
La dernière et la plus complète synthèse est l'Évangile de saint
Matthieu dont la Synopse de Jérusalem dit : « L'ultime rédacteur
malthéen a systématiquement aligné le texte de Matthieu intermédiaire
sur celui du Marc intermédiaire » (Vol. II, p. 34), et
précise : « Le rédacteur matthéen ajoute un grand nombre de
citations de l'Ancien Testament. Les plus caractéristiques sont
celles qui sont introduites par la même formule stéréotypée : " afin
que s'accomplît ce qui a été dit par U n tel le prophète ", qui
implique toute une théologie. » (Vol. II, p. 35.) Cette théologie est
précisément celle de saint Paul, c'est-à-dire celle d'un Ancien
Testament réformé substituant Jésus au Messie davidique. Jésus
est fils de David, « descendant de David selon la chair » (Rom. I,
3), fils de David comme le répétait Marc trois fois, Luc deux fois,
Matthieu quatre fois.
Dans l'Évangile selon saint Matthieu, chaque action et chaque
parole de Jésus est présentée comme l'illustration d'un texte de
l'Ancien Testament. Les formules de référence, en dehors de la
citation directe, sont invariablement :" Vous avez appris ce qui a
été dit aux anciens [...] Pour que s'accomplisse ce qui a été écrit
[...] Il est aussi écrit [...]." Ceci soixante et onze fois pour les vingthuit
paragraphes de cet Évangile.
Ce désir de faire concorder, pour renforcer la thèse de saint Paul,
les événements de la vie de Jésus avec les prophètes de l'Ancien
Testament, et de prouver que le message de Jésus est l'accomplissement
des promesses messianiques, conduit Matthieu (et les
autres évangélistes) à rendre équivoque la mission décisive de
Jésus : si Dieu s'est fait pleinement homme, il est inquiétant que sa
naissance, sa vie et sa mort ne soient pas pleinement celles d'un
homme.
A la différence de tous les hommes, il est né de façon
surnaturelle, d'une femme vierge, et cela conduit à une curieuse
manipulation concernant sa généalogie : il faut absolument inscrire
le charpentier dans la lignée du roi David pour conjuguer la
naissance virginale (prophétisée par Ésaïe V I I I , 8) avec la filiation
davidique (Mt. I, 6). L'ange du Seigneur conseille à Joseph de
reconnaître l'enfant afin que sa paternité légale fasse de Jésus un
authentique « fils de David ». (Synopse de Jérusalem,
p. 64.) Car c'est Joseph qui est descendant de David, et non Marie.
A la différence de tous les hommes, i l opère des miracles : i l
guérit une « main sèche » (Mt. X I I , 12) comme Moïse dans
l'Exode (IV, 7); comme le prophète Élie (I.R. X V I I , 23), il
ressuscite une morte (Mt. I X , 25), ce qui lui vaut d'être acclamé
comme « Fils de David » (Mt. V I I I , 26.) Comme Jonas (Jon. I,
15), i l apaise la tempête.
A la différence de tous les hommes, sa mort est orchestrée par un
déchaînement cosmique : " la terre trembla, les rochers se fendirent,
les tombeaux s'ouvrirent, les corps de nombreux saints
ressuscitèrent " (Mt. X X V I I , 51), dans une mise en scène reprise
de la vision d'Ézéchiel sur le Jugement dernier (Ez. X X X V I I , 12).
Jésus ressuscite au bout de trois jours, et Matthieu nous explique
la raison de ce délai : « comme Jonas était dans le ventre du
monstre marin trois jours et trois nuits » (Mt. X I I , 39-40.)
Jésus ressuscite d'ailleurs d'une manière étrangement matérielle
puisque le tombeau vide en serait la preuve : « Il n'est pas ici car il
est ressuscité. Venez voir l'endroit où il gisait. » (Mt. X X V I I I , 6.)
Tertullien, au IIe siècle, dans son Traité sur la résurrection des morts,
ne nous laisse aucun doute sur cette résurrection corporelle.
Invoquant lui aussi l'Ancien Testament (notamment la vision
d'Ézéchiel ( X X X V I I , 1-14)) qu'il cite longuement ( chapitre 69),
et se référant à saint Paul, i l déclare : « C'est proprement de la
résurrection des corps qu'il s'agit à chaque fois que l'on parle de la
résurrection des morts. » ( X V I I I , 12.)
Jésus est promu Seigneur et Roi, souverain et juge, comme les
anciens dieux des Juifs et des Grecs.
« Notre Seigneur Jésus-Christ [...] le bienheureux et unique
souverain, le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs [...] A lui
gloire et puissance éternelle. » (I, Tim. V I , 15.) L'apocalypse
surenchérira : « Jésus-Christ le souverain des rois de la terre. » (I,
Paul répond ainsi à l'attente des Juifs en inscrivant le « Christ-
Jésus » dans le calendrier du projet divin qui va de la promesse à
l'accomplissement : « la promesse faite aux pères, Dieu l'a pleinement
accomplie [...] quand il a ressuscité Jésus ». (Actes, X I I I , 32-
33.)
Car s'il n'a pas triomphé des rois de la terre, il a triomphé de la
mort.
Sa résurrection est la preuve de sa messianité.
Par cette « greffe » (Rom., X I , 16-24) d'une branche nouvelle
sur l'arbre de l'Ancien Testament, Paul a fait de ce qui n'était, au
temps de Jésus, qu'une petite secte de dissidents, un mouvement de
masse parmi les juifs qui acceptaient l'interprétation paulinienne
de l'Ancien Testament, et, dans un deuxième temps, parmi les
non-Juifs.
Paul intégrant ainsi Jésus au plan de Dieu tel que l'avait déployé
l'Ancien Testament, dans toutes ses missions s'adresse en priorité
aux Juifs, qui furent les médiateurs nécessaires pour apporter le
salut.
« Le salut vient des Juifs », écrira Jean (IV, 22), dans la voie
tracée par Paul.
Le but premier de Paul est de convaincre les Juifs que Jésus est
bien le Messie annoncé par les prophètes. C'est pourquoi, au cours
de ses missions, telles que les racontent les Actes des Apôtres, i l
commence toujours sa prédication dans les synagogues : à Salamine
(Actes X I I I , 5) ; à Antioche de Pisidie (XIII, 14) ; à Iconium
(XIV, 1); à Théssalonique (XVII, 1); à Bérée (XVII, 12); à
Corinthe ( X V I I I , 4 et 19) ; à Éphèse ( X I X , 8). À Rome enfin, i l
invite d'abord les «notables juifs» ( X X V I I I , 17). La T OB
souligne à ce propos (p. 438, note g) : « A Rome comme ailleurs,
Paul s'adresse aux Juifs avant de s'adresser aux païens. »
L'extension de sa mission aux païens, i l la trouve justifiée par
l'Ancien Testament : « Des peuples nombreux s'attachent au
Seigneur [...] Ils deviendront mon propre peuple. » (Zach. II, 15).
Ou encore : « des foules de nations vont être émerveillées » (Es. II,
1 5 ).
C'est donc dans la continuité de l'Ancien Testament et en se
référant à lui que Paul étend aux païens sa mission.
La priorité, pour Paul, appartient aux Juifs : i l le rappelle à
quatre reprises dans son Epître aux Romains : le salut « du Juif
d'abord, puis du Grec » (I, 17). « Dieu aurait-il rejeté son peuple?
Certes non. » (XI, 1.) « Ceux de ma race selon la chair, les
Israélites à qui appartiennent l'adoption, la gloire, les alliances, la
loi, le culte, les promesses. » (IX, 3-5.) Dieu s'est fait serviteur des
circoncis pour accomplir les promesses faites aux pères (Rom. X V ,
8), mais il est écrit : « j e te célébrerai parmi les nations païennes »
(Rom X V , 9).
Certes, i l y eut trahison, mais les prophètes ont annoncé qu'un
« reste » serait sauvé. De même, dans le temps présent, i l y a un
« reste » qui sera sauvé ( X I , 5). Ce « reste » est constitué par ceux
qui ont accepté son interprétation de l'Ancien Testament, les
« Judéo-chrétiens », mais aussi les Grecs : « gloire à quiconque fait
le bien, au juif d'abord, puis au Grec » (II,10), d'autant plus que
la majorité des Juifs refusent sa réforme. A Antioche de Pisidie,
Paul a prêché dans la synagogue pour montrer que la Résurrection
est l'accomplissement de la Promesse faite aux Pères, leur accordant
même le Salut que la Loi de Moïse n'a pu leur apporter (Actes
X I I I , 39). Lorsqu'il est conspué par la foule des Juifs, l'apôtre
répond : « C'est à vous d'abord que devait être adressée la parole
de Dieu! Puisque vous la repoussez [...], alors nous nous tournerons
vers les païens, car tel est bien l'ordre du Seigneur. » (XIII,
46-47.)
Il cite Esaïe ( X L I I , 6), où Dieu dit au peuple juif : « Je t'ai établi
lumière des nations pour que tu apportes le salut aux extrémités de
la terre. »
Paul, par une mission personnelle qui lui a été assignée par Jésus
lors de son apparition dans le Temple, doit apporter cette lumière
aux païens ; « Il me dit : " Va, c'est au loin vers les nations
païennes que je vais, moi, t'envoyer. " » (Actes X X I I , 21.)
Paul, dans une assemblée avec les disciples, que l'on appelle
parfois « le Concile de Jérusalem », arrive à un compromis avec
ceux (Jacques notamment, mais aussi Pierre) qui hésitaient à
reconnaître la légitimité de la prédication aux païens. Matthieu
reflète, en un verset, l'opinion des courants les plus fermés voulant
limiter la mission de Jésus en lui faisant dire : « ma mission se
borne aux brebis perdues d'Israël » (Mt. X V , 24).
Paul défend sa position : le salut dépendait, dans l'ancienne
Alliance, de l'obéissance à la Loi, i l dépend désormais non de la
Loi, mais de la foi en Jésus-Christ.
Les « païens » peuvent donc être « sauvés » sans passer par la
Loi ni la circoncision : « L a Loi a été notre gardienne en attendant
le Christ afin que nous soyions justifiés par la foi. » (Gai. III, 25.)
Il est alors «opposé ouvertement à Pierre» (Gai. II, 11), lui
demandant : « Comment peux-tu contraindre les païens à se
comporter en Juifs?» (Gai. II, 14.)
Les plus sectaires soutiennent pourtant « qu'il fallait circoncire
les païens et leur prescrire d'observer les lois de Moïse »
(Actes X V , 5.)
Jacques propose un compromis : «Je suis d'avis de ne pas
accumuler les obstacles devant ceux des païens qui se tournent vers
Dieu. » (XV, 19.)
Il faut donc décider de ne pas imposer la circoncision à ceux qui
n'étaient pas juifs, et de leur prescrire seulement quelques-unes des
exigences de la Loi. Le point de vue de Paul a presque entièrement
triomphé : entièrement sur la circoncision, qui reste réservée aux
chrétiens d'origine juive; et partiellement en ce qui concerne la
Loi, car, puisque Paul enseigne que seule la foi en Jésus assure le
salut, la Loi n'est plus la voie du salut : « La Loi a été notre
surveillant en attendant le Christ afin que nous soyons justifiés par
la foi. Mais après la venue de la foi, nous ne sommes plus soumis à
ce surveillant. Car tous vous êtes, par la foi, fils de Dieu en Jésus-
Christ [...] Il n'y a plus ni Juif ni Grec; i l n'y a plus ni esclave ni
homme libre, i l n'y a plus l'homme et la femme. » (Actes I V , 23-
28; Rom. X , 12; Gai. III, 28; Col. III, 11.)
Ce merveilleux universalisme comporte en fait, chez Paul, de
sérieuses limites. Comme nous le verrons, ce propos ne signifie
pour lui, ni l'abolition de l'esclavage, ni l'égalité de la femme et de
l'homme (mais au contraire la discrimination de la femme), ni la
parité entre Juifs et Grecs, car les premiers gardent le privilège de
la promesse, et le salut n'est apporté aux autres que par leur
médiation, par le ralliement à Israël réformé, atténuant son
formalisme et intériorisant son message.
Le compromis de Jérusalem n'est pas seulement doctrinal, i l
comporte aussi un partage des terres de mission : « L'évangélisation
des incirconcis m'avait été confiée, comme à Pierre celle des
circoncis. » (Gai. II, 7.)
C'est en effet dans ce secteur que les missions de Paul
remportent les plus grands succès.
Sa manière d'y présenter le message est d'une extrême habileté.
Il s'efforce de le rattacher aux modes de pensée et de croyance de
ses auditeurs. Son discours à Athènes est exemplaire.
D'abord, comme on peut s'y attendre, il ne parle pas de la vie de
Jésus, ni même de sa mort, mais seulement à la fin de son discours,
interrompu par les moqueries de l'assistance, de sa résurrection.
Tout le reste de son exposé fait exclusivement référence à la
tradition grecque.
Avec humour et pour capter leur bienveillance, i l déclare qu'il
les considère comme des hommes presque « trop religieux »
( X V I I , 22) ; i l a, dit-il, remarqué dans Athènes une stèle dédiée
« au dieu inconnu » (en réalité, i l n'en existe pas de telle, mais
seulement « aux dieux inconnus », pour le cas où l'on en aurait
oublié quelques-uns, ce qui priverait le peuple de leurs menus
services).
Par une audacieuse assimilation, i l leur dit : « Ce que vous
vénérez ainsi sans le connaître, c'est ce que je viens, moi, vous
annoncer : le Dieu qui a créé l'univers [...] et qui est le Seigneur du
ciel et de la terre. » (XVII, 23-24.)
Aussitôt, i l multiplie les allusions, les références, les citations
même des maîtres de la culture gréco-romaine.
Ce dieu, dit-il « n'a pas besoin du service de mains humaines ».
( X V I I , 25.) Ceci pour exclure la fabrication des idoles. Thèse
défendue, à cette époque, par Sénèque.
Il poursuit avec une citation du poète Epiménide (vie siècle
avant notre ère) : « en lui nous avons la vie, le mouvement et l'être,
comme l'ont dit certains de vos poètes » (XVII, 28), comme
Platon, imaginant la triade de la vie, du mouvement et de l'être.
Il enchaîne sur le thème stoïcien de l'unité du genre humain :
« Nous sommes de sa race. » (XVII, 28), citation tirée des
Phénomènes d'Aratos (philosophe du IIIe siècle avant Jésus-Christ,
proche du stoïcien Cléanthe).
Ainsi, la première tentative d'universalisation chrétienne du
message d'Israël rendait inévitable l'élaboration d'une théologie
gréco-romaine. Après la destruction de Jérusalem et la dispersion
des Juifs, l'orientation donnée par Paul s'avérera la plus efficace, et
cette hellénisation du christianisme, avec saint Justin le martyr,
puis avec Clément d'Alexandrie, dominera pendant des siècles la
théologie chrétienne.
L'intégration du christianisme dans la perspective juive, en
s'étendant à la diaspora juive, va conduire à intégrer la philosophie
grecque.
Nous reviendrons sur cette hellénisation du christianisme historique.
Examinons d'abord les conséquences de la judaïsation du
christianisme par Paul.
La notion clé, pour le rôle moral, politique et social que va jouer,
pendant vingt siècles et jusqu'à aujourd'hui, le christianisme, est sa
conception du Royaume de Dieu, à partir de laquelle se définissent
les fins dernières des sociétés.
Comment Paul a-t-il conçu le Royaume de Dieu, et quelles
conséquences sociales en découlent?
Le Royaume de Dieu, tel que l'annonce saint Paul, n'est pas
fondamentalement différent de celui de l'Ancien Testament.
Comme lui d'abord, i l est la fin de l'histoire. D'une histoire
linéaire, celle d'un plan divin de salut, allant de la création et de la
promesse, à travers des chutes et des tribulations, à son accomplissement.
Dans la variante paulinienne cet accomplissement n'est pas la
restauration du Royaume de David triomphant de ses ennemis,
mais la Résurrection de Jésus triomphant de la mort.
Toutefois, avec cette résurrection nous n'atteignons pas la fin de
l'histoire : Jésus doit revenir pour établir enfin le Royaume.
Curieusement, on appelle « parousie » ce retour alors que le mot
grec signifie « présence ».
La « présence » du Christ ressuscité ne semble pas suffire à Paul.
Le Royaume n'est pas « déjà là », avec Jésus, i l n'est « pas
encore ». Mais tout proche.
« Le Royaume des cieux est proche », répète inlassablement
saint Matthieu (Mt III, 2; IV, 17; X , 7). «Nous sommes à la
recherche de la cité future », avait promis saint Paul. (Hébr. X I I I ,
14-)
Il a été dit que cette « proximité » du Royaume, présentée
parfois comme devant survenir avant même la mort de ceux à qui
Paul fait cette promesse, avait pour conséquence de ne pas
comporter un changement social ou de réformes institutionnelles ;
si le jour annoncé peut être demain, à quoi bon essayer de changer
quelque chose à l'ordre social ? Tout juste a-t-on le temps de se
repentir, et d'attendre.
Mais cette volonté de maintenir l'ordre social tel qu'il est, ne
découle pas de l'imminence de l'irruption du Royaume, mais du
fait que ce Royaume sera octroyé par un dieu tout-puissant.
Le « théisme » du Dieu tout-puissant, chez Paul comme dans
l'Ancien Testament, comme en Mésopotamie et en Egypte, comme
chez les Grecs et les Romains, implique invariablement la sacralisation
de l'ordre du monde créé et gouverné par Dieu.
Paul s'inscrit dans cette tradition. Dans l'Épître aux Romains, la
plus complète expression de sa théologie, le principe fondamental
est hautement proclamé : « Que tout homme soit soumis aux
autorités qui exercent le pouvoir, car i l n'y a d'autorité que par
Dieu, et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi celui qui
s'oppose à l'autorité se rebelle contre l'ordre voulu par Dieu. »
(Rom. X I I I , 1-2.)
Tel est, sans la moindre équivoque, le fondement de toute
théologie de la domination. De cette sacralisation de l'autorité
découle une pratique de résignation et de soumission. « Que
chacun vive selon la condition que le Seigneur lui a donnée en
partage. C'est ce que je prescris dans toutes les Églises. »
(I, Cor. V I I , 6.)
Mieux encore : il faut prier pour toutes les autorités établies. «Je
recommande avant tout que l'on fasse des prières, des actions de
grâce pour tous les hommes, pour les rois et tous ceux qui
détiennent l'autorité. » (I, Tim. II, 1-2.) (La T O B fait remarquer
à propos de ce verset : « On se souviendra qu'à l'époque
où l'apôtre demandait de prier pour tous ceux qui détenaient
l'autorité, l'empereur de Rome s'appelait Néron. » (p. 640,
note 9).
Cette sacralisation de la « hiérarchie » (étymologiquement, le
mot associe l'idée de pouvoir à l'idée de sacré) s'applique à tous les
niveaux de la vie sociale, qu'il s'agisse des autorités de l'État, de la
situation des esclaves ou de celle des femmes.
« Esclaves, obéissez à vos maîtres d'ici-bas avec crainte et
tremblement, d'un coeur simple, comme au Christ. » (Éphésiens,
V I , 5.)
« Que les esclaves soient soumis à leurs maîtres en toutes choses
[...] Ainsi feront-ils honneur en tout à la doctrine de Dieu notre
Seigneur. » (Tite II, 9.)
En ce qui concerne les femmes, la même soumission est exigée et
de manière plus répétitive encore : « Ce n'est pas l'homme qui a été
tiré de la femme, mais la femme de l'homme. Et l'homme n'a pas
été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme. (I, Cor. X I ,
8-9.)
De cette inégalité théologique découle une pratique : « Femmes,
soyez soumises à vos maris. » (Éph. V , 22; Col. III, 18.)
« Que les femmes se taisent dans les assemblées. » (I, Cor. X I V ,
34; I. Tim. II, 12.)
« Si la femme ne porte pas le voile, qu'elle soit tondue. »
(I. Cor. 6).
Le dualisme de cette théologie de la domination, sur tous les
plans, de l'État et de ses sujets, du maître et de l'esclave, de
l'homme et de la femme, découle d'un dualisme fondamental :
celui de l'âme et du corps, de Dieu et de l'homme.
« Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? » s'écrie
Paul (Rom. V I I , 24), car « demeurer dans ce corps, c'est vivre en
exil loin du Seigneur [...]. Nous préférons quitter ce corps pour
aller demeurer auprès du Seigneur. » (II, Cor. V , 6-8.)
Le corps est exclu du Royaume. « L a chair et le sang ne peuvent
hériter du Royaume de Dieu. » (I. Cor. X V , 50.)
La déchirure n'est pas moindre, en dépit de « l'incarnation » de
Jésus, du « vrai homme et du vrai Dieu », entre l'homme et Dieu.
Dieu agit en l'homme par sa grâce de façon si gratuite que
l'initiative et la responsabilité de l'homme n'ont plus guère de
place : « C'est Dieu qui fait en vous et le vouloir et le faire. »
(Philipiens II, 13.) C'est par la grâce que vous êtes sauvés [...].
Vous n'y êtes pour rien, c'est le don de Dieu. » (Éph. II, 10.)
De ce dualisme, qui restaure une transcendance abrupte de
Dieu, naîtra, dans toute l'histoire du christianisme, par exemple
chez saint Augustin dans sa lutte contre le pélagianisme qui
exaltait la responsabilité et l'effort de l'homme, jusqu'à Calvin
enseignant la « prédestination », une tendance à tout enlever à
l'homme pour tout accorder à Dieu, comme s'il y avait entre eux
un rapport d'extériorité, et même de rivalité, entre un dieu
législateur de décrets éternels et un homme qui ne pourrait
coopérer à l'avènement du Royaume que dans l'angoisse et dans
l'attente.
Saint Paul fut ainsi le fondateur du christianisme historique
institutionnel.

Constantin et l'hellénisation du christianisme
Rejudaïsé au I e r siècle par Paul, le message de Jésus est
réhéllénisé au IIe et au IIIe siècle.
La dispersion des Juifs et des Judéo-chrétiens après la destruction
de Jérusalem (70) a déplacé le centre de la réflexion religieuse
vers le centre de la culture hellénistique : Alexandrie.
La pensée juive, puis la pensée chrétienne, en ce milieu nouveau,
vont tenter de s'exprimer dans le langage et la philosophie des
Grecs.
Philon d'Alexandrie, qui vécut de 20 avant J.-C. à 45 après J . - C . ,
fut un pionnier.
Penseur juif, i l est le premier à s'engager dans la voie où la
sagesse grecque conduira l'homme vers Dieu.
Il utilise, pour interpréter la Thora (le Pentateuque), la méthode
allégorique employée par les stoïciens pour Homère ou Hésiode.
Sous les récits et les faits, i l dégage le symbole et le sens.
L'Exode, par exemple, devient pour lui le symbole de l'itinéraire
de l'âme. L'Egypte, c'est l'esclavage, celui du corps et des sens
dont l'homme doit se libérer. Dans la traversée de la mer Rouge,
les passions sont englouties dans les eaux. Le passage du désert est
purification de l'âme sous l'inspiration de Moïse, pour aller vers la
source de la sagesse. C'est un thème qui pénètre la méditation
chrétienne jusqu'à nos jours.
Les théologiens chrétiens d'Alexandrie suivent la voie ouverte
par Philon le juif et s'engagent plus encore dans le rapprochement
de la pensée grecque et de la foi.
Pour Justin, qui mourut martyr en 165, le christianisme est une
philosophie au sens grec du mot. Le logos divin (verbe de Dieu), qui
s'est révélé et incarné avec Jésus, n'a jamais cessé de se manifester
dans le monde, en particulier chez les philosophes grecs : « Ceux
qui ont vécu selon la raison, écrit-il, sont chrétiens, eussent-ils pu
passer pour athées. » (I, Apol. 46.)
Il semble que pour lui Jésus ait continué et couronné l'oeuvre de
Socrate (I, Apol. 3-4.)
Sous le nom de logos, il englobe à la fois la raison humaine et la
parole révélée de Dieu. La philosophie grecque est ainsi une
préparation à la foi révélée.
Ce qui n'était, chez Justin, qu'éclectisme, devient, avec Clément
d'Alexandrie (fin du IIe siècle et début du IIIe ) , une théologie
systématique. Dans ses trois grands traités : l'Exhortation aux Grecs,
le Pédagogue et les Stromates, l'apologétique chrétienne change
profondément : en Palestine, et avec Paul, la préoccupation
essentielle était d'établir la correspondance entre l'Ancien et le
Nouveau Testament. Avec Clément d'Alexandrie s'affirme une
orientation nouvelle, n'excluant pas la première, qui met l'accent
sur la correspondance entre la révélation chrétienne et les philosophes
et les poètes de la Grèce.
La philosophie, écrit-il, « conduisait les Grecs au Christ comme
la Loi y conduisait les Hébreux ».
Ses doctrines préférées sont celles de Platon et de Pythagore,
mais aussi celles d'Aristote et du stoïcisme. Le christianisme est
pour lui la vraie philosophie, en laquelle s'accomplissent toutes les
autres.
Comme Philon le juif, il pratique l'exégèse allégorique (Stromates
V I , 15-16), qui lui permet d'établir un nouveau rapport : il y a des
hommes qui vivent simplement de la foi commune, la pistis
(croyance) de Platon; elle s'élève, chez les philosophes, à la
« gnose », qui est connaissance de Dieu. La gnose suppose la foi, et
la foi contient en germe la « gnose ». « Voilà le chant nouveau [...]
[celui de Jésus, « le logos de Dieu », qui vient de briller parmi
nous] du Logos qui était au commencement et préexistait. » (Exhortation
aux Grecs, ou Protreptique I, 6). Clément évoque « l'apôtre
inspiré de Dieu », c'est-à-dire Paul, qui a enseigné ce chemin.
Cette osmose avec la culture grecque apporte un éclairage
nouveau à la théologie.
Dieu est bien, chez Clément, le Dieu personnel des Évangiles,
mais aussi le Dieu transcendant de Platon chez lequel i l découvre
une ébauche de la Trinité (Pédagogue I, 2; Stromates V, 14). Le
second terme de la Trinité est le logos, incarné dans le Fils, bien que
leur unité n'apparaisse pas avec clarté chez Clément, surtout
lorsqu'il s'agit de 1' « incarnation », difficilement assimilable dans
la perspective du dualisme grec, selon lequel, dit-il, l'homme a
deux âmes : l'une charnelle et sensible, l'autre raisonnable, qui
n'est pas engendrée par le corps (Stromates VI, 6.)
Jésus-Christ lui-même a un corps matériel mais affranchi des
nécessités naturelles (comme de boire et de manger) et son âme,
comme celle des stoïciens, ne participe pas au mouvement des
passions. Elle a 1' « impassibilité » stoïcienne (apatheia).
Le père Laberthonnière a souligné « l'opposition du christianisme
et de la philosophie grecque » (Réalisme chrétien, 1904,
p. 274), et rien ne fait plus fortement apparaître le danger
théologique et politique de ces « confusions » que le paradoxe du
concile de Nicée (325) définissant la foi chrétienne dans le langage
et la philosophie des Grecs radicalement étrangère à cette expérience.
Ce concile montre de manière exemplaire la liaison d'une théorie
et d'une pratique : comment une formulation théologique entraîne
un comportement politique qui faussera l'histoire pendant plus de
seize siècles de constantinisme.
Après la rejudaïsation du christianisme par Paul, le Dieu des
chrétiens était redevenu un dieu puissant comme ceux des Grecs, le
« dieu des armées » comme celui des Juifs.
La réhellénisation rendait possible une alliance durable entre
cette religion de masse devenue majoritaire dans les lointaines
provinces de la partie orientale de l'Empire et le pouvoir romain.
En cette partie de l'Empire régnait l'autre empereur, Licinius,
qui avait pris, depuis 320, des mesures contre les chrétiens.
L'empereur d'Occident, Constantin, se .donna pour le protecteur
des chrétiens (comme i l l'avait fait en Afrique lors des affrontements
avec les « donatistes »).
Il eut l'occasion d'intervenir dans les problèmes religieux en
Orient lors des controverses soulevées par un prêtre d'Alexandrie,
Arius.
A Alexandrie, alors carrefour des cultures du monde, de
multiples tentatives étaient faites pour réaliser la difficile synthèse
entre le dieu transcendant et impersonnel des Grecs (le « Bien » de
Platon), le « moteur immobile » d'Aristote, 1' « U n » de Plotin, le
dieu tout-puissant des Juifs et son dessein de salut. Paul avait
ajouté un chapitre avec Jésus-Christ. Pour contribuer à un effort de
rapprochement : la méthode analogique de Philon.
Arius, au début du IVe siècle, veut préserver l'unité de dieu
contre la tendance à lui substituer un Jésus-Dieu, créateur de
toutes choses, comme déjà l'avait dit saint Paul : «Jésus-Christ,
par qui toute chose existe. » (I Cor. V I I I , 4.) « Tout est créé par
lui et pour lui. » (Col I, 15.)
Toutes les oeuvres d'Arius, à l'exception d'une lettre, ont été
détruites par l'orthodoxie : nous ne pouvons reconstituer hypothétiquement
sa position qu'à partir de ce que nous en ont rapporté
ses adversaires, en particulier Hilaire de Poitiers.
Son essai de synthèse semble avoir plusieurs sources. Certainement
le Dieu de Platon, et celui d'Aristote. L'exégèse de Philon
aussi, dégageant, par l'interprétation allégorique, la pure transcendance
du Dieu juif. Et peut-être plus encore la vision de Plotin
(204-270), dont l'intuition centrale, telle qu'elle s'exprime dans la
Ve et la VIe Ennéade, est en rupture radicale avec le rationalisme grec.
L ' U n que cherche Plotin ne peut se confondre avec l'Un de
Parménide, ni avec celui de Platon.
La méthode pour l'atteindre, d'abord, diffère : Plotin ne cherche
pas par voie discursive, mais par l'expérience immédiate de la présence,
au plus profond de nous-mêmes, de la nature entière en son unité :
« L a nature divine est infinie [...]. Elle est présente en toute
chose. » (Ennéades V I , 5, 5.) Son but est de « sentir sa présence ».
Cette expérience de l'intériorité réciproque du moi et des choses
ne s'atteint pas par un raisonnement mais par une ascèse de la vie
entière par laquelle, rompant tout ce qui nous limite à notre
individualité, nous vivons en nous la présence de la totalité et de
l'Un. Cette expérience est étrangère au « Connais-toi toi-même »
de Socrate. Elle est toute proche des Upanishads et de « l'identité »
suprême du Brahman et de l'Atman chez les Hindous.
Dire que Brahman est identique à Atman, c'est dire : la force qui
crée incessamment le monde est ce que nous trouvons en nous
comme notre vrai « moi » lorsque nous le dépouillons de ses
attachements partiels, lorsque nous brisons toutes les limites qui
nous séparent du Tout.
« Nous ne sommes pas séparés de l'être mais nous sommes en
lui. Il n'est pas séparé de nous. Tous les êtres ne font qu'un. » (VI,
5, 4.)
Dans une telle perspective, qui n'est ni juive, ni grecque, ni
chrétienne, Arius s'efforce de situer Jésus par rapport à Dieu.
Le mot clé de l'arianisme est le verset de saint Jean : « Le Père
est plus grand que moi » ( X I V n 28), et toutes les formulations qui
excluent l'identité : «Je monte vers mon Père et votre Père, vers
mon Dieu et votre Dieu» (Jn. X X , 17), que saint Hilaire de
Poitiers cite pour le réfuter, ainsi que la formule de Paul : « Le fils
lui-même se soumettra alors à celui qui lui a tout soumis. » (I. Cor.
X V , 26-28.)
Jésus, selon Arius, « procède » de Dieu (une expression de Plotin
inspirée de l'Inde), comme d'ailleurs toutes les créatures. Il est,
comme tous les hommes, à l'image de Dieu. Il en est la plus
parfaite image : celle d'un messager entièrement fidèle à tout ce qui
découle de l'unité divine, et en témoignant par sa vie et sa mort. Il
est donc l'image visible du Dieu invisible. « Qui m'a vu a vu le
Père. »
Le succès de cette prédication d'Arius est tel que la polémique
divise toutes les Églises d'Orient.
Constantin, dont l'objectif est l'unité de son Empire, voit dans
ces déchirements un trouble de l'ordre public.
Il essaye d'abord la conciliation, envoyant à Alexandrie son
conseiller religieux, Ossius de Cordoue, pour rapprocher Arius de
son plus inflexible adversaire : Athanase, évêque d'Alexandrie.
La tentative de conciliation ayant échoué, Constantin décide
d'employer la manière forte. Il vient de battre son rival l'empereur
d'Orient Licinius, et i l entre victorieusement dans sa capitale,
Nicomédie, en 324. Aussitôt, i l convoque un Concile dans une ville
proche, Nicée, en 325, pour condamner le rebelle Arius, en une
formule abrupte qui permette de distinguer le rebelle des sujets
soumis. L'empereur fait savoir aux Pères du concile que quiconque
n'acceptera pas la décision finale sera exilé sur-le-champ.
D'après le témoignage même d'Athanase, présent au concile, et
fer de lance de l'attaque contre Arius, les Pères « avaient d'abord
espéré pouvoir extirper les blasphèmes des ariens [...] par des mots
empruntés aux Écritures » (Sur les décrets du Synode de Nicée, cité par
le Père Boularand, op. cit. II, p. 304.)
Ils n'y parvinrent pas, car Arius et ses partisans acceptèrent
toutes les formulations des Écritures. Mais l'empereur voulait un
critère clair pour distinguer une orthodoxie qui réaliserait l'unité
idéologique de son empire, et une hérésie qu'il se chargeait de
réprimer.
C'est alors que ses conseillers choisirent l'expression de « omoousios
» pour dire que le Fils était « de la même substance » que le
Père. Choix apparemment étrange, car la foi chrétienne tentait
ainsi de s'exprimer dans une forme purement grecque, liée au
concept fondamental de la philosophie grecque, celle de « l'être »
(ousia), totalement étrangère à la fois à la tradition juive d'un dieu
vivant, créateur, et à la tradition évangélique où Dieu est amour,
relation et non pas « être », au sens grec.
Ce mot « omoousios » venait de la tradition gnostique et avait été
condamné, un demi-siècle auparavant, par le concile d'Antioche
(268), déclarant hérétique et excommuniant l'évêque d'Antioche,
Paul de Samosate, pour avoir employé ce mot qui ne figurait nulle
part ni dans l'Ancien ni dans le Nouveau Testament. Il était donc
sûr que ni Arius ni ses amis ne l'accepteraient. C'est ce que voulait
l'empereur. Les Ariens durent s'exiler aussitôt, et trois autres
évêques qui, après le concile, déclarèrent n'avoir voté que par
crainte de l'empereur et se rétractèrent, furent destitués par
Constantin et exilés en Gaule.
Le fond du problème n'était pas doctrinal, mais politique et
disciplinaire.
Il fallut à Nicée obéir aux injonctions de l'empereur qui
entendait se débarrasser d'une image de Jésus insupportable à tout
pouvoir. Il importait donc au salut de l'empire que ce Jésus entrât
dans le droit commun des dieux, comme ce Jupiter dont Constantin
était, et restera jusqu'à sa mort, le Pontifex maximus (le souverain
Pontife), le seul qui incarne la volonté de Dieu sur la terre.
« L'empereur se pense tout naturellement comme le chef du
peuple chrétien : nouveau Moïse, nouveau David, à la tête du
véritable Israël, celui de la Nouvelle Alliance. » (Jean Danielou,
Nouvelle Histoire de l'Église, T. I, p. 283.)
L'opération n'était pas sans danger, car inintelligible pour
quiconque n'était pas de culture grecque, ou familier avec ce
langage et ces manières de penser. Les hérésies se mirent à
pulluler, car l'expérience « christique » était irréductible à ces
concepts et à cette logique.
La confusion s'accrut lorsqu'on passa du grec au latin, où la
subtile distinction grecque entre la « substance » (ousia) et les trois
« hypostases » disparut en latin : la traduction littérale d ' « hypostase
» (Upostasios) était « sub-stance », « ce qui est l'être vrai sous
l'apparence extérieure ».
Une lettre de saint Jérôme de Syrie au pape Damase, en 377,
témoigne de cette confusion : i l demande s'il doit confesser les
« trois hypostases » puisque, dit-il, la « substance » est unique (cité
par le père Boularand, La Foi de Nicée, p. 432).
Plus d'un siècle plus tard, après Origène, Tertullien et saint
Augustin, au concile de Chalcédoine (451), on traduisit « hypostases
» par « personnes » (prosopôn), liées non par leurs substances,
mais par leurs relations. Un seul Dieu en trois « personnes » était
encore étrange, car l'Esprit (dont il est dit sèchement en cinq mots
grecs, sans commentaire, que l'on y croit) peut difficilement se
réduire à une personne.
Saint Grégoire de Nysse (335-394) qui, au concile de Constantinople
(381), sera chargé de rédiger le symbole confirmant les
formulations de Nicée, plaisante sur l'inintelligibilité de la formule.
Dans un texte, que cite Jean Danielou dans son Histoire de l'Église
(T. I. p. 309), Grégoire de Nysse évoque le changeur qui, si on lui
demande le cours d'une monnaie, répond par une dissertation sur
l'engendré et l'inengendré ; on entre chez un boulanger : « le Père,
vous dit-il, est plus grand que le Fils ; aux thermes, vous demandez
si le bain est prêt : on vous allègue que le Fils est issu du néant ! »
(Sur la divinité du Fils et de l'Esprit Saint, P. G. T. X L V I . 557 B.)
Il est remarquable que dans sa Catéchèse de la f o i , destinée à
convaincre Juifs et Grecs de la doctrine trinitaire, même aux
chapitres consacrés à " L'Union des deux natures " et au " Mystère
de l'Incarnation " (chap. X et X I ) , Grégoire de Nysse
n'emploie jamais l'expression « omoousios ».
L'empereur s'intéresse si peu à la doctrine que trois ans après
Nicée, i l change d'avis, réhabilite Arius et ses partisans. Il appuie
désormais les adversaires de Nicée et ne se fera baptiser qu'en 337,
à la veille de sa mort, par un évêque arien.
Ainsi commençait une nouvelle étape de l'histoire^ de l'Église
jusque-là persécutée : celle du « constantinisme » . L'Église devenait
une institution d'État.
Les évêques peuvent discuter, mais c'est l'empereur qui décide :
en 355, par exemple, au Synode de Milan, le nouvel empereur
Constance, arien, fait condamner Athanase et, malgré les protestations
d'évêques, proclame : « Ce que je veux doit être considéré
comme la loi dans l'Église. »
La contestation continuant, après Nicée, dans les Églises
d'Orient, le problème de l'unité idéologique de l'Empire sera
résolu, en 381, au concile de Constantinople, où sera reprise
définitivement la formule de Nicée : « Paul a directement inspiré
les rédacteurs du concile de Nicée », écrit le père Boularand (op. cit.
t. II, p. 355) par son Jésus-Christ créateur, à quoi l'on ajoute le
mot « consubstantiel » (omoousios) pour atteindre à la formulation
définitive : le Fils unique de Dieu, « vrai Dieu de vrai Dieu,
engendré mais non créé, consubstantiel au père, par qui tout a été
fait ».
Le symbole devient, par décret impérial, la foi officielle, seule
permise dans tout l'Empire romain.
Après la prise de Rome par les Goths d'Alaric, en 410,
l'aristocratie païenne prétend que ce malheur vient de ce que
Rome, à cause du christianisme, a abandonné ses anciens dieux.
C'est le problème auquel répond saint Augustin dans sa Cité de
Dieu qui, pendant des siècles, va jouer un rôle politique déterminant.
Saint Augustin distingue deux cités : l'une terrestre, aboutissant
aux empires, une autre spirituelle, qui est la vraie patrie du
chrétien. Mais ce « lâchage » de l'Empire romain, proclamant la
supériorité du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel, n'empêche
pas d'exiger l'obéissance à ce dernier, dans l'esprit de Paul (cf. s. p.
I, 18). Saint Augustin précise : « Même à des monstres pareils à
Néron, la puissance souveraine n'est donnée que par la Providence
du Dieu suprême, quand il juge que les hommes méritent de tels
monstres. » (Cité de Dieu, V. 19.)
La primitive Église d'Orient, qui a marqué tant de réticences à
l'égard des décisions de Nicée, échappe partiellement à cette
mainmise de l'Empire sur l'Église.
La patristique de langue grecque est née en rupture avec les
tendances du judéo-christianisme.
Moins par conversion à l'hellénisme que par ouverture sur les
spiritualités de l'Orient.
Déjà Clément d'Alexandrie, à l'encontre du mythe du « miracle
grec », interpellait ainsi la culture grecque : « D'où te vient,
Platon, cette allusion à la vérité ? Qui te fournit de discours pour
vaticiner sur la religion? Les races " barbares " [...] (Proteptrique
V I , 70, 1). » Il lui rappelait l'héritage de ses maîtres, Égyptiens,
Babyloniens, Assyriens, et même les Hébreux. Dans ses Stromates
(I, 15; 66-33), i l va plus loin encore dans cette évocation des
sources : « les Prophètes d'Egypte, les Chaldéens d'Assyrie, les
Druides de Gaule, les Mages de Perse, les Gymnosophistes de
l'Inde. »
Cet héritage oriental, déjà présent chez Plotin, apparaît avec
évidence chez ces Pères de l'Église où saint Clément d'Alexandrie,
qui connaissait fort bien le bouddhisme, écrit : « Si l'on se connaît
soi-même, l'on connaît Dieu, et, connaissant Dieu, l'on devient
Dieu. » (Pédagogue I, 3.)
« Dieu s'est fait homme pour que l'homme puisse devenir
Dieu », ne cessent de dire les Pères de l'Orient depuis saint
Irénée.
Cette « théosis » (divinisation de l'homme) ne doit rien à
l'hellénisme, sauf le mot, utilisé en un sens radicalement différent.
Car il s'agit d'une participation de l'homme non à la « substance »
du Père ou à son « essence », radicalement inaccessible, mais à son
« énergie », constamment participable en son perpétuel « épanchement
» créateur : « Ce qu'est l'homme, le Christ a voulu l'être pour
que l'homme puisse être ce qu'est le Christ. » (Saint Cyprien, Les
idoles ne sont pas des dieux, X I , 15.)
La richesse de cette expérience vécue de la Trinité vient de ce
que les Pères « grecs » et les théologiens de Byzance ont vécu cette
expérience sans pour autant rompre totalement avec les sagesses et
les spiritualités de l'Orient, de l'Iran à l'Inde.
On peut souligner ici, une fois encore, la malfaisance et l'esprit
« annexionniste » de l'Occident à propos de ce qu'on appelle
inexactement les « Pères grecs » (comme on l'a fait pour les
philosophes dits « présocratiques »), qui n'avaient de grec que la
langue, et n'avaient pas perdu le contact avec les sagesses de
l'Orient, où ils vivaient et pensaient, dans une satrapie de l'Empire
perse.
Qui sont les Pères « grecs »?
Tous vivent et méditent au Proche-Orient ou en Egypte, à
Alexandrie. Justin ( 165) est né à Naplouse, en Palestine; Irénée
« de Lyon » est né à Smyrne et saint Clément est d'Alexandrie
(f 215), comme Origène; saint Hilaire de Poitiers est exilé en
Orient, où i l écrit ses oeuvres majeures ; Basile le Grand, Grégoire
de Naziance et Grégoire de Nysse sont les « Pères de Cappadoce »
(actuelle Turquie) ; Ephrem le Syrien, Cyrille de Jérusalem,
Cyrille d'Alexandrie, sont, comme Jean Chrisostome, nés à
Antioche (actuelle Syrie). Tous sont des Orientaux, non seulement
par la naissance, mais par l'esprit profond avec lequel ils ont vécu
l'expérience de la Trinité chrétienne sans la mutiler des dimensions
des spiritualités de l'Orient.
La « transfiguration du vocabulaire de l'hellénisme » (comme
l'écrit Olivier Clément dans L'Église orthodoxe, p. 13) est saisissante
lorsque Grégoire de Chypre, au concile de 1285, puis Grégoire de
Palamas dont la vision trinitaire est consacrée par les conciles de
Constantinople de 1341 et de 1351, mettent l'accent sur la
« distinction-identité » du « Dieu caché » et de ses « énergies »
participables à l'homme entier, corps et âme (si proche de
« l'identité suprême » de l'Inde et des Upanishads).
Nous sommes loin ici du dualisme grec de la « substance » et de
la séparation de l'âme et du corps. Saint Grégoire de Naziance,
déjà, soulignait que la pensée chrétienne doit procéder « à la
manière des apôtres et non d'Aristote. » « Les concepts, disait saint
Grégoire de Nysse, créent des idoles de Dieu. »
Par la suite, en effet, d'une unité conçue dans les termes
aristotéliciens d'une philosophie de l'Être, « substantialiste », « les
latins, écrit Palamas, ne peuvent échapper au reproche d'introduire
deux principes de l'Esprit ». Et, ajoute un « orthodoxe »
contemporain : « en définitive, on n'arrive pas à distinguer en elle
les trois hypostases [les trois personnes] sans les confondre d'une
manière ou d'une autre avec la " substance " ». (Vladimir Lossky,
La Procession du Saint-Esprit, p. 14.)
Il ne s'agit pas d'abstraction théologique, mais de manière de
vivre : la sainteté est participation à l'énergie divine. Les orthodoxes
contemporains, de Troubetzkoï à Féodorov, rappelant que la
conscience personnelle n'est pas conscience de soi mais de la
communauté totale de Dieu, ont pu dire : « Le dogme de la Trinité
est notre doctrine sociale », le chrétien ayant pour tâche de
transformer toute société en universelle communion (Olivier
Clément, op. cit., p. 63).
Un exemple de la richesse de cette contribution de l'Église
d'Orient, est la méditation du théologien Dimitriu Staniloae sur la
Trinité du point de vue des rapports du temps et de l'éternité.
Comment Dieu peut-il entrer en relation d'amour historique avec
nous tout en restant immuable en lui-même ?
En opposition avec le concept d'être, « la personne est relation »
(Dimitriu Staniloae, Dieu est amour, p. 33). « CeciA entraîne une
révision de la conception parménidienne de l'Être [...]. La
théologie occidentale actuelle a peur de l'éternité et glorifie le
temps. » (Ibid., p. 38.)
« L'Occident ne connaît que la fausse éternité d'une substance
immuable, ou celle — tout aussi fausse — d'un devenir continuel.
Pendant longtemps i l a opté pour Parménide et Thomas d'Aquin,
et aujourd'hui il passe à Heraclite et à Hegel. Mais la vraie éternité
est au-delà de cette alternative, c'est celle de la Sainte-Trinité. »
(Ibid., p. 48.)
La « Trinité » n'est pas seulement affaire de théologiens méditant
sur Dieu, mais affaire de tous les hommes conscients de cette
« structure trinitaire » de l'homme, avec sa dimension cosmique,
c'est-à-dire sa relation avec la nature (le monde entier est mon
corps), avec les autres hommes (la culture entière de l'humanité,
dans la totalité de son histoire, habite mon esprit), et avec Dieu qui
est « plus intérieur à moi que moi-même », présent en moi, sans
aucune extériorité, comme ouverture de l'homme à l'infini, c'est-àdire
à une infinité de possibles.
La « Trinité », coeur de la vision chrétienne de Dieu, n'est pas un
problème spécifiquement chrétien car, à travers la méditation des
« dimensions » internes de Dieu, est posé le problème des « dimensions
» de toute réalité : celui des rapports réciproques entre
l'homme, le monde et Dieu. Le problème de la réalité plénière dont
Jésus est l'expression la plus haute, avec sa dimension humaine, sa
dimension divine et sa dimension cosmique»
Cette expérience « christique » universelle de la relation entre
l'homme et Dieu, entre l'homme et la nature, ne peut être
transmise, comprise par des concepts.
Jésus a vécu cette Trinité et nous la fait vivre sans jamais la
nommer.
Cet aspect capital a pu échapper longtemps aux commentateurs
des Évangiles, parce qu'ils ne pouvaient penser en dehors de la
tradition juive ou de la pensée grecque.
Le sens du message de Jésus devient pourtant clair si l'on ne le
sépare pas des illuminations des sagesses de tous les mondes. Le
père Raimundo Pannikar (1) , qui a vécu l'expérience des deux
cultures, celle de l'Inde et celle de l'Occident, dans son livre sur la
Trinité, écrit qu'il ne peut la comprendre pleinement sans avoir
vécu Yadvdita vedantin permettant de dépasser les limites de son
expression dans le langage et les cultures des Juifs et des Grecs.
« L a nuit védantine, écrit le père Le Saux, n'est-elle pas une voie
royale et incomparable pour atteindre jusqu'aux derniers secrets
du mystère de la bienheureuse " Trinité " ? » (La Rencontre de
l'hindouisme et du christianisme, p. 49.)
C'est ce qu'avait déjà perçu le père Montchanin dans Mystique
hindoue et mystère chrétien.
L' h'advàïta (non-dualité), c'est, dans les Upanishads, une expérience
spirituelle qui ne conçoit pas Dieu comme une volonté
souveraine, une « transcendance » conçue en termes d'extériorité
(le tout-autre) ni même comme une personne (un « T u ») autre
que nous. L'advaïta (caractère non-duel de la réalité), c'est
l'expérience de l'impossibilité d'ajouter Dieu au monde ou le
monde à Dieu (2) .
La philosophie grecque de 1' « être » est une philosophie
radicalement dualiste depuis Socrate. A chaque concept, clairement
défini, correspond un « être » en soi.
Ce verbe « être » , écrit un philosophe tunisien, Moncef Chelli
(La Parole arabe, p. 92) « condense en lui toute l'astuce de
l'Occident » .
Nos concepts et nos mots constituent en dehors de nous des
objets, et, derrière eux, sans eux, une « substance » qui en serait la
référence absolue. Ils n'expriment pas un rapport des choses entre
elles mais un rapport avec nos besoins opérant, dans la trame
continue du réel, ce découpage qui nous permet de classer et de
hiérarchiser les choses, de les manipuler.
Toute la philosophie occidentale, depuis Socrate, est une
philosophie de l'Etre. C'est-à-dire dualiste, séparant l'apparence et
la substance, le sujet et l'objet, l'homme et la nature, l'homme et
Dieu.
Aristote en a, pour des siècles, défini la structure fondamentale :
l'intelligence reçoit l'intelligible comme les sens reçoivent le
sensible.
Même lorsque Kant fait la critique de ce dualisme, i l maintient
encore, fût-ce sous forme fantomale, « une chose en soi ».
Cette philosophie de l'être posait évidemment de faux pro-
blêmes, tel que celui de la « liberté » : si l'on considère l'Être
comme une totalité rigide, morte, dont la loi était appelée, selon les
époques, fatalité, prédestination ou déterminisme, i l faut un coup
de force idéologique pour y nicher la liberté : depuis cette
inexplicable « déviation » (clinamen) des atomes qu'imaginait Épicure
pour qu'un monde se créât à partir de leurs chutes solitaires,
jusqu'à Sartre parlant d'une aussi arbitraire « fissure de néant »
dans l'être pour y insérer la liberté.
L'adoption du langage et de la philosophie des Grecs, partant de
Dieu comme d'un être, de l'Être par excellence, rendait inintelligible
par exemple la Création. Elle contraignait à d'interminables et
vaines querelles entre le « monisme », invoquant l'unité de l'être,
et le dualisme, opposant l'âme et le corps, la nature et la grâce,
l'homme et Dieu.
Si Dieu et l'homme faisaient deux, Dieu ne serait pas Dieu,
puisqu'il faudrait imaginer quelque chose de mitoyen de l'infini, et
par conséquent sa limite. L'homme ne serait pas l'homme, mais
simplement un être fini, privé de sa dimension d'infini, comme tous
les objets lorsqu'on ne voit en eux qu'une chose, et non un « signe »
nous renvoyant au-delà d'eux-mêmes.
Si Dieu et l'homme ne faisaient qu'un, Dieu serait une addition
de ces deux êtres, la simple totalité de ces éléments. Ce qui définit
le panthéisme. Ou bien chaque partie contiendrait l'un et le tout,
et, prendre le partiel pour le tout, c'est de l'idolâtrie.
Si l'on prétend définir Dieu comme un Être, on ne peut le
concevoir à la fois comme transcendant, comme créateur, et
comme révélé.
Comment un dieu uniquement transcendant, c'est-à-dire sans
commune mesure avec quoi que ce soit, pourrait-il établir une
relation d'extériorité ou de succession avec une réalité qui serait
autre que lui, qui est le Tout ?
Qu'est-ce qui pourrait s'ajouter à l'infini pour constituer une
création ?
Une « création » suppose un avant et un après. Il y aurait donc
un créateur et, ensuite, une création. Saint Augustin dira (Confessions,
Livre XI) : « Le temps est dans la création et non la création
dans le temps. »
Peut-on concevoir un Être en dehors des êtres ?
S'ennuyait-il dans sa solitude quand lui vint le désir de les créer ?
En un mot, l'idée de création du monde est inintelligible si l'on
fait de Dieu un être, fût-il l'Être suprême. Il est vain de vouloir
« prouver » un dieu « en dehors de » ou « avant » la création qui le
manifeste, qui en est le « signe » et n'a d'existence, de sens, de
réalité, que par référence à lui, à sa totalité sans limites.
Si nous ne cédons pas à notre perspective d'individu dominateur
qui veut classer et dominer les choses, il n'y a pas d'être séparé des
autres et du tout. Ce que nous appelons des êtres sont des relations,
non seulement avec tout ce qui les entoure, mais avec la totalité
vivante et toujours créatrice. Saint Thomas d'Aquin écrit dans sa
Somme théologique (I, ap., Q, 45 et 46) : « Considérée dans la
créature, la création n'est autre que sa relation à Dieu. »
Transcendance, création, révélation sont des métaphores pour
exprimer des expériences vécues, irréductibles à l'abstraction du
concept, et à la projection, derrière elle ou sous elle, d'un « être »
ou d'une substance.
Dire que Dieu est mon « créateur », c'est une métaphore pour
exprimer l'expérience de ma « dépendance » : je ne me suis pas
donné à moi-même l'existence.
Dire : « Dieu est transcendant », c'est une autre métaphore pour
exprimer qu'aucun de nos projets, fût-il pleinement réalisé, ne peut
prétendre être une fin dernière : à la différence de tous les autres
« dépassements » partiels, relatifs à une situation antérieure. La foi
en la « transcendance » d'un dieu signifie que je ne puis à aucun
moment réinstaller dans une vérité achevée ou un ordre définitif.
La transcendance est le contraire de la « suffisance » : elle est un
horizon qui recule sans fin lorsque j'avance. Cet inaccessible par
lequel je mesurera leur aune tous mes succès est en moi l'exigence
la plus intime. A la fois un appel et la force toujours renaissante
pour y répondre.
Dire que Dieu est « révélé », c'est employer une image empruntée
à la vision pour désigner l'expérience d'une présence irréductible
aux concepts par lesquels je prétendais la saisir. Je ne puis
« démontrer » la présence de la lumière du soleil.
Dire que l'union de cette triple expérience de Dieu, que cette
« Trinité » est un « mystère », ne signifie pas qu'elle est irrationnelle,
mais simplement qu'elle déborde, comme tout ce qui est
vivant, la dissection des concepts et des mots, et la logique
antivitale d'Aristote, celle que domine le principe de non-contradiction
appliqué à la fiction de l'Être.
La « révélation », à chaque étape, se déploie en dehors de la
logique calamiteuse de l'Être des Grecs. On peut mesurer
l'ampleur de la mutation du message de Jésus lorsqu'on l'incarcéra
dans le langage et la philosophie de l'être propre aux Grecs, à
partir de l'expression la plus achevée de cette tentative : la
« preuve » de l'existence de Dieu par l'argument dit « ontologique
», de saint Anselme à Descartes, en passant par saint Thomas
d'Aquin et tous les héritiers d'Aristote, de son concept de l'être et
de sa logique.
Ils poussent à sa limite extrême la prétention d'atteindre
« l'être » à partir du concept.
L'essai de concevoir un dieu au terme d'un raisonnement qui en
donne la « preuve » est une démarche typiquement grecque.
Platon, au Livre X de ses Lois, donne le premier modèle :
distinguant le mouvement transmis du mouvement spontané, il
essaye, pour « expliquer » les origines, de faire de ce dernier,
baptisé « âme du monde », le moteur premier.
Aristote définissant autrement le mouvement fondamental
comme passage de la puissance à l'acte, poursuivra la même
illusion de remonter ainsi à un mouvement ultime : celui d'un
moteur immobile, et qui serait, de surcroît, « pensée de la pensée »
(Physique VIII et Métaphysique X I I ) .
Pauvre Dieu, si humainement décharné, qu'après avoir mis en
branle la machine du monde, i l n'a plus à y être présent ! Le grand
horloger de l'univers devient inutile après la « chiquenaude
initiale ».
Les chrétiens qui s'engagèrent dans cette voie ne purent établir
que les mêmes abstractions exsangues sans rapport avec un dieu et
un Jésus vivant dans nos vies : « l'idée de Dieu », pauvrement
pensée par saint Anselme (1033-1109) comme «l'être auprès
duquel rien de plus grand ne peut être pensé ».
Descartes ne nous fait pas avancer d'un pas : un être fini ne peut
tirer de lui-même l'idée de l'infini, donc l'infini existe. On conçoit
qu'à titre personnel, i l ait complété sa « démonstration » par « la
religion de [sa] nourrice », qui devait sans doute évoquer pour lui
une réalité plus naïve mais plus « sensible au coeur ».
Hegel est le dernier à avoir tenté cet effort pour sauter par-dessus
son ombre, c'est-à-dire pour passer du concept à la réalité, en
construisant, en une philosophie de l'histoire, l'ultime et grandiose
synthèse de la pensée occidentale : déployer l'histoire linéaire du
monde, de l'homme et de sa pensée, avec un commencement et une
fin, selon le schéma de l'Ancien Testament, et couler ce schéma
dans le moule de la raison grecque où le concept est le terme de ce
dont les arts ou la religion n'étaient que provisoires balbutiements.
Il croyait ainsi avoir mis fin à la tentative de Kant de rompre le
désastreux consensus millénaire sur le mythe de l'être. L a critique
de Kant montrait enfin que tout ce que je dis de Dieu, de l'homme
ou de la nature, c'est un homme qui le dit. Ce géant même n'avait
pu exorciser entièrement le démon occidental de l'être, qui
continue à errer, à l'horizon de sa critique : le fantôme de la chose
en soi.
De même, la tyrannie du concept demeure, et la logique
d'Aristote : c'est avec ces concepts et ces « catégories » qu'il
reconstruit le monde des phénomènes. Lorsqu'il passe à la morale,
au-delà de toutes les dérisoires tentations discursives des prétendues
« preuves », i l redécouvre la foi comme « postulat », mais ne
conçoit la cohérence du monde fondé sur ce postulat que selon les
vieilles méthodes tenues pour rationnelles : celles du dogmatisme
de la « Loi » et de ses « impératifs ».

1. L a Trinidady la experiencia religiosa, Éd. Obelisco, Barcelone, 1989.
2. Le cardinal Nicolas de Cues (1401-1464), qui connaissait fort bien la
spiritualité orientale, notamment à travers Avicienne et Ghazali (Algazel),
dans son Traité De la docte ignorance (1440), donnait déjà une expression
non-aristotélicienne de la vision trinitaire de Dieu et du monde.
ROGER GARAUDY
LES FOSSOYEURS
Un nouvel
appel aux vivants
Editions L'Archipel

Pages 233 à 254

Illustration: "Crucifixion" par Georges Rouault (vers 1939). Oeuvre expliquée par Garaudy dans son livre "60 oeuvres qui annonçèrent le futur" (Skira, p. 242 à 245)