[ Nous commencons aujourd'hui la publication d'une série de trois textes dactylographiés de Roger Garaudy regroupés par lui sous le titre "DE
LA SECESSION DE L'OCCIDENT AU DIALOGUE DES CIVILISATIONS". Les titres de chacun de ces textes sont de l'administrateur du blog]
par Roger
GARAUDY
L'enjeu
du dialogue des civilisations dépasse largement les problèmes de l'histoire
et même ceux de la culture.
Quatre
siècles de domination sans partage de l'Occident du XVIe siècle au milieu
du XXe, ont conduit à imposer au monde entier le modèle faustien de culture
occidentale, c'est-à-dire une conception "unidimensionnelle" de l'homme
voué au scientisme positiviste et à la technique au service de la
volonté
de puissance de l'individu. Ce modèle de culture commande un
modèle
de développement caractérisé par une croissance quantitative sans fin
de
la production et de la consommation.
Le
colonialisme, et ses séquelles d'aujourd'hui, a consisté à intégrer, par la
force
ou la ruse, tous les autres continents à ce modèle de culture et au modèle
de
croissance qui en découle.
L'ambition
cartésienne et faustienne de domination de la et
d'affirmation
de la toute puissance de l'homme a abouti à son contraire :
-
des rapports avec la nature qui réduisent la nature à n'être qu'un
réservoir
de matières premières et un dépotoir pour les déchets industriels
n'ont
pas conduit à la maîtriser mais à en épuiser les ressources et à détruire
l'environnement
de l'homme ;
-
des rapports avec l'homme qui réduisent l'homme à n'être que
producteur
ou consommateur, ou citoyen abstrait, ont conduit les sociétés
occidentales
à osciller constamment entre individualisme de jungle et un
totalitarisme
de termitière ;
-
des rapports avec l'avenir conçus par une futurologie positiviste sous la
seule
forme d'une extrapolation technologique à partir du passé et du présent,
ont
abouti à exclure toute réflexion sur les finalités propres à l'homme, à
mutiler
l'homme de sa dimension spécifiquement humaine : la transcendance,
la
possibilité permanente de rupture avec son passé pour permettre
L'objectif
principal du dialogue des civilisations est d'aider à la prise de
conscience
- non pas seulement par quelques spécialistes ou quelques
philosophes,
mais par les masses populaires profondes - de ce que les
problèmes
mondiaux qui se posent aujourd'hui, et dont les plus importants
ont
été engendrés par une trop longue et exclusive hégémonie occidentale, ne
peuvent
être résolus que par un dialogue avec les civilisations non-
occidentales
afin de concevoir et de vivre des rapports nouveaux entre
l'homme
et la nature, entre l'homme et l'homme, entre l'homme et le sacré.
Notre
entreprise rejoint ainsi les principes formulés dans le "Projet de
plan
à moyen terme de l'UNESCO, M. Amadou Mahtar M'Bow, énonçait ainsi
la
règle d'or : "C'est à l'intérieur d'une société, d'une culture, au sens le
plus
large,
que se posent les questions de croissance". Et i l proposait une voie
propre
à
stimuler la créativité "endogène" en chaque pays, afin que le
développement
ne
s'opère pas au prix du sacrifice de l'identité culturelle;
Ainsi
seulement peut être ouverte la perspective d'une culture planétaire,
fondant
une véritable unité humaine non pas sur un mélange éclectique, mais
sur
une conception non plus hégémonique mais symphonique de la culture.
C'est
la voie royale pour que les peuples longtemps assujettis à l'Occident
échappent
enfin aux lois d'un développement exogène étranger à leur culture
propre
et imposé par le colonialisme.
C'est
la voie royale aussi pour la survie même de l'espèce humaine dont
les
découvertes de la science, en physique et en biologie, rendent aujourd'hui
techniquement
possible la totale destruction.
Il
ne s'agit nullement de nier les apports de l'Occident, mais au contraire
de
leur donner leur place, toute leur place, mais rien que leur place, et surtout
d'ordonner
les pouvoirs de la science et des techniques à des fins conscientes
proprement
humaines.
Ainsi
seulement pourra se poursuivre humainement l'épopée humaine
commencée
il y a trois millions d'années.
Un
cosmonaute, foulant le sol de la lune, écrivait son retour : "Vue d'ici
la
Terre était belle, lumineuse ; elle était une et pacifique". Pour la
première
fois
un oeil humain apercevait la terre dans sa totalité. Sans frontières, dans un
espace
sans horizon borné.
Parviendrons-nous
à la saisir ainsi dans le temps ? Dans l'unité de son
histoire
? Depuis les premières aurores des civilisations, depuis les
premières
incandescences de la pensée et de l'amour, jusqu'à notre espérance et
notre
projet d'unité humaine.
Avec
l'outil, avec le premier silex éclaté, l'homme a pris ses distances avec
le
réel. L'avenir commence à exister pour lui. L'homme devient responsable de
son
histoire : il ne la subira plus, il la fera. Serons-nous aujourd'hui capable
d'assumer
cette responsabilité.
Lorsque
s'éveillent les premières civilisations dans les deltas limoneux
des
fleuves : du Tigre et de l'Euphrate, du Nil , de l'Indus, de l'Hoang-ho,
commencent
les échanges et la fécondation réciproque ; la Mésopotamie
rencontre
l'Egypte par le "fertile croissant" et l'Inde naissante d'Harappa et
de
Mohenjo-Daro
par la voie des mers.
De
l'Hoang-Ho, il y a dix-huit mille ans, des hommes par le détroit de
Behring,
atteignent l'Amérique, et, en quelques milliers d'années, la Terre de
Feu,
véhiculant des techniques et des arts dont les analogies sont encore
aujourd'hui
saisissantes, de la Chine aux Mayas, tandis que des radeaux fragiles
suivaient
d'île en île la route des moussons.
Les
premiers réseaux de civilisation sont contemporains de ses premiers
berceaux.
Ces
quatre premiers îlots des civilisations, déjà si fortement liés par
l'échange
et le dialogue, que leurs créations se répondent de l'une à l'autre
comme
les rimes d'un seul poème, un cyclone universel allait-il les balayer ?
De
l'an mille à l'an 600, un vaste cataclysme naturel : une descente des
glaces
et du froid poussa des peuples nomades des steppes, du fleuve Amour
jusqu'au
Don, à se ruer, pour pouvoir subsister, sur les quatre riches vallées du
Sud.
Les
premières civilisations des deltas seront-elles submergées et anéanties?
La première époque de la création de l'homme s'achèvera-t-elle dans les
La première époque de la création de l'homme s'achèvera-t-elle dans les
flammes
des villes incendiées ?
Déjà
mille ans avant notre ère la menace de la régression et de
l'anéantissement.
Les
hommes sauront-ils inventer leur futur ?
Les
peuples de la guerre furent refoulés : les Huns par les Chinois, les
Assyriens
par les Perses.
Et
lorsque les vagues successives des invasions devinrent étales, les
cultures
se fécondèrent mutuellement : l'art animalier des nomades des
steppes,
aux formes dansantes et stylisées, donna une vie nouvelle aux
symétries
et aux rythmes statiques des civilisations agraires fixées au sol. Les
jades
et les bronzes de la Chine, comme les trésors de Zygwie en Iran, portent
témoignage
de cette fécondation réciproque.
L'humanité
connut alors, au Vie siècle avant notre ère, la plus
merveilleuse
floraison.
Sur
tous les points du monde à la fois l'homme se dresse dans toute sa
grandeur
et pose les questions dont nous vivons encore.
En
un seul siècle ont retenti sur le monde :
-
la voix des Oupanishads et celle du Boudha en Inde,
-
de Zarathoustra en Perse,
-
de Lao-Tseu et de Confucius en Chine,
-
d'Heraclite et de Pythagore en Grèce,
-
pendant que fleurissent en Amérique, les civilisations de Chavin au
Pérou
et des Olmèques au Mexique,
-
en Afrique la civilisation Nok, qui continuera d'inspirer, des siècles plus
tard,
celles d'Ifé et des Yoroubas.
De
toutes ces illuminations, l'humanité vit encore. Parviendront-elles à
se
joindre ? Si elles y parvenaient demain, l'homme remporterait la victoire
dans
sa divine épopée.
A
partir de toutes les illuminations du VIe siècle avant notre ère, le
monde
pouvait s'embraser comme un seul feu, comme un seul monde,
comme
une seule victoire de l'homme.
Mais
non : il y aura plusieurs mondes qui s'ignoreront ou qui
s'opposeront
Pour
deux millénaires.
L'Amérique
derrière ses océans.
L'Afrique
au delà de ses déserts.
Et,
dans le bloc, que la terre pourtant rassemble, de l'Asie et de sa
péninsule
d'Europe, la faille la plus grande : celle de l'esprit.
Au
siècle d'or de l'humanité, le Vie avant notre ère, l'homme, dans
toutes
les civilisations, était à la fois habité par Dieu, et un résumé de la nature
entière.
C'est
alors que survint la première sécession de l'Occident, le choix décisif
par
lequel il se sépara du reste de l'univers.
L'occident,
c'est d'abord l'Europe, cette partie du monde, la seule où n'est
jamais
née une grande religion.
Le
choix de l'Occident fut de prendre possession du monde par la mesure
et
de traiter la nature en conquérant.
L'expression
la plus haute de cette première affirmation de la volonté de
puissance
de l'homme occidental, c'est, au Ve siècle, le "Prométhée" d'Eschyle,
rappelant
qu'il a apporté aux hommes savoir et technique, arts et moyens, et
proclamant
: "Je hais tous les dieux".
L'homme
occidental se coupe ainsi de la nature : il veut n'en faire plus
partie
mais en être le maître et le possesseur.
Et
il se mutile de sa dimension divine, c'est-à-dire de cette ouverture aux -
multiples
possibles de l'avenir qui est la transcendance, et de cette finalité
divine
de l'homme se sentant responsable de la totalité de l'univers et habité
par
elle. Il n'y a plus d'autres buts à l'action, désormais, que ceux du
"petit moi"
individuel
et de ses désirs.
Cet
homme "unidimensionnel", coupé de la nature et de Dieu, devient,
avec
les sophistes, "la mesure de toute chose". Les sophistes (selon
Platon)
définissent
ainsi sa visée : "Avoir les désirs les plus forts possibles et trouver les
moyens
de les satisfaire". La conception occidentale actuelle de la croissance
aveugle
est fondée sur cette mutilation et cette perversion.
Sans
doute Socrate - "cet homme anormal", dit Nietzsche, anormal par sa
prétention
de réduire toute réalité au concept - Socrate réfutera les ambitions
individualistes
des sophistes, mais au nom de la seule raison. Et Platon, son
disciple,
leur opposera l'idéal d'un Etat fondé sur un système de castes. Le
dernier
grand philosophe de cette lignée : Aristote, concevant le monde comme
une
hiérarchie rigoureuse des idées, à l'image d'une monarchie universelle,
sera
le précepteur d'Alexandre qui, parce qu'il avait, de la Méditerranée
jusqu'au
Nord de l'Inde, reconstitué, trois siècles après Cyrus, l'Empire
Achéménide,
créa le mythe d'un empire universel unifiant le monde par la
force.
Ce
mythe trouva son expression la plus sombre dans la domination de
l'Empire
romain, vivant de la spoliation de tous les peuples du pourtour de la
Méditerranée.
Rome, et après elle, quinze siècles de l'histoire de l'Occident, ont
eu
la double illusion de détenir l'empire du monde et d'abolir le monopole de
la
"civilisation" contre la "barbarie", alors qu'échappaient
entièrement à leur
visée
les peuples et les cultures de l'Iran, de l'Inde, de la Chine, sans parler de
l'Afrique
noire et des Amériques.
Ce
qui demeure, c'est qu'à l'extérieur de ce dérisoire "oecumène" tout
ce
qui
tentait d'échapper à cette glaciale raison, calculatrice et dominatrice, était
broyé
ou récupéré.
Lorsqu'au
Proche-Orient naquit le christianisme, avec le message du
Christ,
la spiritualité de l'Orient enseignant une fois encore que le
"Royaume"
est
au delà de celui du monde sensible, de ses apparences et de ses pouvoirs,
cette
parole se répandit d'abord d'Antioche à Alexandrie, c'est-à-dire en Asie et
en
Afrique.
Elle
annonçait une radicale inversion de toutes les valeurs, en identifiant
Dieu
non pas avec la toute puissance de l'Empereur déifié des romains, mais
avec
le Crucifié.
A
l'eros platonicien elle opposait l'amour inconditionnel dont la Croix
était
le symbole et le gage.
Mais
lorsque cette foi gagna, comme un incendie, les peuples courbés sous
le
joug romain, lorsque les faibles devinrent ainsi une force, Constantin,
l'Empereur
de Rome, pour se servir de cette force, se proclama converti au
Christianisme,
transformant la foi en un Christ qui se révélait dans la matière
de
la Croix, en l'Eglise d'un Dieu tout puissant, garant des hiérarchies
humaines.
Le temps n'est pas loin où le Christ apparaîtra, dans une mosaïque,
sous
l'uniforme d'un général byzantin.
C'est
la grande défaite historique de l'espérance chrétienne, intégrée
désormais
au projet prométhéen de l'Occident et de ses maîtres.
L'Occident
entrait dans sa nuit du Haut moyen âge, alors que se
succédaient
les apogées des cultures de l'Orient.
Et
d'abord, à partir du Ille siècle, celle de l'Inde des Guptas, qui vit
s'épanouir,
dans un empire libéré des menaces des Huns, les formes les plus
hautes
de la spiritualité et des arts, avec les peintures et les sculptures d'Ajanta,
d'Ellore,
d'Elephanta, avec les poèmes et le théâtre de Kalidasa, avec les
mathématiques
et l'astronomie les plus avancées du monde de cette époque,
avec
la philosophie de Nagarjuna. Un siècle après la fin de la dynastie Gupta la
spiritualité
atteindra, l'un de ses plus hauts sommets humains avec
Cankaracharya.
Sa philosophie permet de prendre conscience du contraste le
plus
saisissant entre la conception de l'homme de l'Occident et celle de l'Orient
:
en Occident, l'individu est un atome enfermé sur lui-même et séparé des
autres
par un vide. Cankara, comme toute la tradition orientale, voit en
l'homme
une vague habitée par l'océan, s'identifiant à lui et n'ayant tout son
sens
que par lui :
"O
Seigneur, je suis en toi.
Tu
n'es pas en moi.
Les
vagues appartiennent à l'Océan.
L'Océan
n'appartient pas aux vagues."
La
chine atteint son apogée, aussitôt après l'Inde (et, pour une large part,
grâce
au dialogue avec l'Inde des Guptas), avec les Tang et les Song. Sa poésie
s'épanouit,
de Li-Po à Sou Tong po, et, avec elle, la plus belle peinture de
paysage
que le monde ait connue, alors que de la rencontre entre le
bouddhisme,
venu de l'Inde, et le taoisme, naît l'illumination Tch'an qui
deviendra
le Zen au Japon.
Ces
civilisations à l'heure de leur décadence vont être rapprochées par
l'Islam
qui déferle, comme un cyclone fécondant, de la mer de Chine à l'Océan
Atlantique.
Loin
de nier les civilisations des différents peuples, l'Islam intègre les
apports
de leur culture et les fait rayonner sur trois continents.
En
Iran, à l'empire sassanide, il emprunte ses arts raffinés et les répand
dans
le monde : des motifs sassanides vont ainsi se retrouver en France sur les
chapiteaux
des cathédrales de Moissac et de Vézelay : les peintures des
miniatures
persanes, chinoises et indiennes se fécondent mutuellement, et de
la
synthèse de la vieille culture iranienne, de la religion de Zarathoustra et de
l'Islam,
naîtra la philosophie prophétique de Sohravardi et la poésie des grands
mystiques
de l'Iran, d'Attar et de Roumi, d'Hafez et de Saadi.
Du
monde hellénique, de Byzance à Alexandrie, l'expansion islamique
sauvegarda
les sciences et les philosophies de la Grèce. Bien des siècles plus
tard,
l'Europe les réapprendra dans les traductions arabes.
L'un
des grands ancêtres du dialogue des civilisations, Ibn Arabi, dès le
Xlle
siècle, dans livre : "La sagesse des prophètes" a esquissé la vision
de
"l'homme
universel", calife de dieu pour la sauvegarde divine du monde. Il a
reconnu,
en chaque religion, les messagers et les témoins de Dieu, d'Adam à
Abraham,
de Moïse à Jésus et à Mohammed, nous révélant que "Dieu est le
miroir
dans lequel tu te vois toi-même".
La
culture et la civilisation musulmanes, riches à la fois d'une science de
la
nature puissante et d'une mystique si proche des voyants de l'Inde, de la
Chine,
de l'Iran, pouvaient être le lieu de la rencontre entre l'Orient et
l'Occident.
Elles pouvaient charrier toutes les forces de vie de l'une à l'autre
rive.
C'est
alors que se produisit la deuxième sécession de l'Occident. L'occident
prononçait
son deuxième refus : celui des Croisades.
Des
prédicateurs fanatiques jetèrent sur des routes qui leur furent
mortelles
des malheureux innombrables à l'illusoire conquête d'un tombeau
que
l'on savait vide, et excitèrent les convoitises de seigneurs aventuriers ou
d'armateurs
et de trafiquants Vénitiens hallucinés par les richesses de l'Orient.
Après
avoir en vain guerroyé deux siècles pour des royaumes éphémères,
à
Antioche et à Jérusalem, le dernier croisé dût rembarquer à Saint Jean d'Acre
en
1291.
Déferlent
alors les vagues d'invasion des Turcs de Bayazid, puis des
Mongols
de Tamerlan.
i
Après
la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 l'Occident est
coupé,
pour quatre siècles, de rapports directs avec l'Orient. Coupée la route de
la
soie qui véhiculait, de la Chine à la Méditerranée, avec les caravanes des
marchands,
les raffinements des arts, de la pensée et de la civilisation chinoises
qui,
au XHIe siècle, éblouissaient Marco Polo. Coupée la route des épices, celle
de
l'Inde et du Golfe Persique, avec les joyaux de leurs miniatures, de leurs
ivoires,
de leurs rêves fabuleux.
Coupés
de l'Orient à l'Est de la Méditerranée, les négociants de Gênes, du
Portugal,
de l'Espagne, cherchèrent à l'atteindre par d'autres voies, en
contournant
l'Afrique ou en franchissant l'Océan.
Méditerranéenne
depuis vingt siècles, la civilisation occidentale devenait
désormais
atlantique.
Et
pourtant, au delà de l'Eglise belliqueuse et mercantile des Croisades et
du
trafic des Indulgences, le feu de l'Evangile a été préservé. Le souffle
prophétique
d'un christianisme enraciné dans les illuminations de l'Orient :
que
le "moi" meure pour que Dieu demeure ! Souffle de Jésus pour qui
l'homme
"éveillé" à cette vie véritable, comme dans les Oupanishads de l'Inde
ou
les Soufis de l'Islam, devient le miroir de Dieu.
Contre
les richesses et les pouvoirs de l'Eglise, les Cathares, nourris de la
gnose
musulmane d'Egypte et du Manichéisme d'origine iranienne,
entraînent,
au Xlle siècle, toute l'Occitanie.
Au
XlIIe siècle Dante continue la tradition des "Fidèles d'amour" de
Ruzbehan
de Chiraz : "C'est dans le livre de l'amour humain qu'on déchiffre
l'amour
divin". Saint François d'Assise cherche les traces terrestres de cet
amour
divin dans les plus humbles créatures, et i l va, sans armes, en pleine
Croisade,
en 1219, rencontrer en Syrie le Sultan el Kamel, qui le reçoit avec
admiration.
C'est Joachim de Flore, si proche de la philosophie prophétique de
Sohravadi
qu'il a pu connaître dans ses voyages au Proche Orient. C'est Maître
Eckhardt,
se référant à Ibn Sina, et découvrant au coeur de l'homme, comme
les
grands inspirés de l'Inde et de l'Islam, la plus haute réalité de Dieu.
Ce
christianisme-là, la Renaissance, c'est-à-dire la naissance simultanée du
capitalisme
et de l'aventure coloniale, tente de le détruire en exaltant la
volonté
de puissance de l'individu, de plus en plus indifférent au divin, et en
faisant
de la science, séparée de la sagesse, la servante des appétits de
domination
sur la nature et sur les hommes.
En
Amérique, des aventuriers possédés par la fièvre de l'or, massacrent les
hommes
et détruisent les civilisations de tout un continent.
L'aventure
coloniale a commencé avec le génocide indien.
Elle
a continué avec le plus atroce attentat contre l'unité humaine : la
traite
des nègres d'Afrique. Dix millions d'esclaves sont déportés en Amérique
pour
remplacer le travail forcé des indiens décimés. Dix tués pour un captif.
Cent
millions d'hommes détruits.
C'est
alors qu'en Occident Dieu a commencé à mourir.
C'est
alors qu'en Occident a commencé le culte des idoles dorées de la
puissance
et de la croissance.
La
Renaissance proclamait une liberté qui niait la liberté de l'indien et du
nègre.
Elle proclamait un humanisme qui n'était que celui du "moi" européen,
celui
de Descartes et des "conquistadores".
Tel
est le drame qui se noue à la Renaissance et dont nous vivons, en cette
fin
du XXe siècle, les dernières convulsions.
Les
grandes révolutions bourgeoises, qui se prétendaient
"universalistes",
demeuraient
occidentales : la Révolution américaine n'abolit pas l'esclavage, et
la
Révolution française, malgré sa "Déclaration des droits de l'homme"
confirmait,
par son décret du 8 mars 1790, la propriété des colons sur leurs
esclaves.
Cette
unité humaine du dialogue des civilisations, que les révolutions du
XVIIIe
siècle n'ont pas réalisée, est entrevue d'abord par les artistes, par les
peintres
ou les poètes.
Par
Durer reconnaissant le premier la grandeur de l'art des Aztèques. Par
Rembrandt,
copiant, après Bellini, des miniatures persanes.
Les
premières tentatives de synthèse véritable naîtront seulement à l'aube
du
XIXe siècle, avec le "Divan oriental-occidental" de Goethe, qui
retrouve,
dans
les poèmes indiens de Kalidasa, dans les poèmes persans de Hafez et de
Saadi,
ce qu'il appelle "une seconde puberté".
Delacroix
s'enchante, au Maroc, des formes que l'on ne cherchait autrefois
que
dans l'antiquité grecque. Les impressionnistes commencent à se libérer des
conventions
picturales de la Renaissance grâce à l'estampe japonaise. Les
expressionnistes
allemands, puis les cubistes et les surréalistes, découvrent,
dans
les sculptures de l'Afrique et de l'Océanie, une inversion profonde dans la
signification
de l'art : non plus transposer les apparences, mais "rendre visible
l'indivisible".
Paul Klee et Matisse disent ce qu'ils doivent aux arts de l'Islam,
de
la miniature à la décoration architectural.
Aujourd'hui
le temps est révolu du monologue culturel de l'Occident. De
ses
sécessions et de son hégémonie.
Le
temps est venu du dialogue des civilisations si l'homme veut franchir
sans
mourir le troisième seuil de son histoire.
Le
premier seuil fut la naissance de l'homme avec l'outil.
Le
second fut la naissance de la civilisation avec l'agriculture.
Le
troisième est celui de la manipulation de l'atome au coeur de la
matière
et de la manipulation des gènes au coeur de la vie. L'homme a
désormais
le pouvoir d'annuler toutes ses conquêtes antérieures. Il a le
pouvoir
technique, par la manipulation des gènes, de ramener l'homme à
l'animal
qu'il fut avant l'outil. Il a le pouvoir technique, par la manipulation
de
l'atome, d'abolir toute trace de vie sur la terre.
Les
rêves de domination de la nature de Descartes et de Faust conduisent à
la
souillure du monde et à l'épuisement des ressources naturelles.
Ils
conduisent aussi à la transformation de l'homme en un robot avide et
à
la manipulation des cerveaux et des coeurs.
D'autres
civilisations, celle de l'Asie, des Américaines, de l'Afrique, de
l'Islam,
ont conçu et vécu d'autres rapports avec la nature, avec l'homme, avec
le
divin.
Les
problèmes ainsi posés à l'échelle planétaire exigent des réponses à
l'échelle
planétaire.
Nous
ne résoudrons ces problèmes que si nous parvenons à recréer le
tissu
humain désintégré par quatre siècles de colonialisme et d'hégémonie
occidentale.
Nous ne les résoudrons que si nous parvenons à développer, entre
toutes
les cultures du monde, un véritable dialogue des civilisations.
Et
il n'y a de véritable dialogue que lorsque chacun est convaincu au
départ
qu'il a quelque chose à apprendre de l'autre.
Il
n'y a de véritable dialogue des civilisations que si chacun est pénétré de
cette
certitude que l'autre homme c'est ce qui lui manque pour être pleinement