14 février 2017

Le troisième héritage (4). "Dieu est plus grand que le plus grand des Rois"

Nous poursuivons la publication de notre série consacrée à l'Islam qui sera suivie de trois autres séries, sur les théologies de la libération, sur le marxisme et sur le dialogue des cultures et des civilisations.


Nous suivrons, par cercles concentriques de plus en plus vastes,
comme ceux des musulmans dans le monde entier, tournés vers la
Ka'aba à l'heure de la prière, les orbes successifs de l'expansion de
l'Islam et de son message universel.
La parole du Messager, continuant celle d'une longue lignée de
prophètes — notamment d'Abraham, de Moïse, de Jésus —, surgit à
un moment de fracture de l'histoire.
Et d'abord dans le microcosme de La Mecque où s'affrontent au
début du VIIe siècle, deux formes de vie sociale et de vision du monde :
celle du désert et celle de l'oasis, la tribu et la cité.
La tribu préislamique est fondée sur le lien et l'unité du sang, de la
famille, et non pas, comme les sociétés urbaines, sur la possession du
sol ou sur la complémentarité des fonctions. La solidarité nécessaire
pour survivre dans le désert ne naît pas de la communauté d'un but,
d'un projet extérieur à l'existence de la tribu. Cette existence même
est sa propre finalité. Elle est la condition de l'identité personnelle de
chacun de ses membres sans les assujettir à la « division du travail
ébauchée lors de la formation des cités dans les oasis. Cela ne signifie
nullement que la tribu est vouée à l'immobilisme : la vie nomade du
bédouin est perpétuel arrachement; la très belle poésie tribale
préislamique (la « Qasidah ») commence toujours par l'évocation du
campement abandonné, la nostalgie de la bien-aimée dont on a
retrouvé les traces. Elle évoque ensuite l'odyssée-du désert, les
tempêtes de sable. C'est enfin l'exaltation de la communauté tribale et
de ses vertus : l'honneur, la générosité, le courage, la solidarité, une
solidarité qui n'exclut pas, niais au contraire implique, l'affirmation
personnelle, aussi bien dans les plaisirs que dans l'amour ou le
sacrifice de soi.
Dans les oasis,, devenues villes, avec leur agriculture, leur artisanat
et leur commerce, leur propriété privée et leur hiérarchie sociale et
politique» se sont créées puis dégradées d'autres formes de communauté:
la division croissante du travail et la complémentarité des
fonctions a suscité des liens nouveaux, mais aussi des concurrences et
des inégalités, des désirs de possession et de puissance, des goûts de
luxe et des appétits de domination.
Ces deux formes de communauté, celle du désert et celle de l'oasis,
coexistaient et s'entrepénétraient : à l'intérieur de la cité se perpétuaient
les communautés tribales et leurs rivalités. Les bédouins
éleveurs de chameaux avaient besoin des cultivateurs sédentaires. Le
nomade pasteur avait, grâce à ses montures rapides, une supériorité
militaire sur le paysan, l'artisan et le commerçant fixés au sol ; il
assurait une certaine protection aux caravanes marchandes, moyen-
nant redevance ou, à défaut, percevait le tribut sous forme de razzia.
Au sud seulement de la péninsule arabique, où les montagnes
arrêtaient les moussons venues de l'océan Indien, des pluies régulières
permettaient de plus riches cultures de céréales, de fruits, de légumes,
de vignes et de fleurs ; le développement de l'irrigation, de l'architecture
et de l'urbanisme, de la navigation, avait fait de cette partie
méridionale de l'Arabie une région prospère où s'épanouissait une
civilisation raffinée en liaison avec l'Inde, l'Afrique et, au-delà, par
l'Egypte, avec la Méditerranée, de la Grèce à la Syrie, et peut-être
même avec l'Asie centrale. Les liens de cette « Arabie heureuse »,
comme disaient les Anciens, avec les Arabes du désert et des oasis
étaient complexes : ils utilisaient volontiers les bédouins comme
guerriers mercenaires pour la protection de leurs trafics caravaniers.
Dans cette Arabie du début du VIIe siècle, dont nous avons évoqué
la diversité sociale, le désarroi spirituel était grand; l'atmosphère,
celle de l'attente anxieuse et troublée d'une nécessaire mutation.
La multiplicité des croyances religieuses des tribus rendait précaire
tout équilibre entre elles, malgré les périodiques trêves religieuses
trop souvent violées par ce que les chroniqueurs arabes d'alors
appelaient des « guerres de profanation ».
Le fait que l'Arabie, et, notamment, le triangle de La Mecque, de
Médine et de Taïf au sud, était le carrefour des courants commerciaux
entre l'Europe, l'Inde et la Chine, comme entre la Mésopotamie et
FAbyssinie, contribuait à multiplier et à brasser les croyances et les
cultures.
Parmi les religions autochtones, les diverses formes de polythéisme
proliféraient, avec des esprits ou des dieux invisibles, comme les
« djinns » du désert, des divinités à forme animale ou humaine ; des
idoles de pierre ou des sites sacrés, constituant des lieux de pèlerinage
où se célébraient des rites magiques.
Se superposant à ce polythéisme, s'exprimait pourtant une aspiration
assez générale à un dieu sinon unique du moins supérieur aux
autres : au Hedjaz, les trois déesses principales étaient tenues pour
filles d'un même dieu : Allah.
La crise de conscience née des affrontements de ces croyances, alors
que le « code d'honneur » des bédouins représentait une référence
morale au-dessus de ces idolâtries concurrentes, avait incité des
hommes à la recherche d'une cohérence vitale plus haute à vivre selon
une loi et un dieu uniques. Ce furent les « hanifs », qui se séparaient
du polythéisme.
Leurs origines étaient multiples : sans doute y eut-il parmi eux
d'anciens polythéistes, plus exigeants dans la rigueur de leur foi et de
leur vie, qui passèrent d'un dieu supérieur aux autres à un dieu
unique : le dieu (al-ilâh). D'autres, surtout au nord-est de la
péninsule, qui avaient pu entrer en contact avec les religions de l'Iran,
se sentirent-ils mobilisés comme les disciples de Zarathoustra dans la
lutte du Bien, d'Ahura-Mazda contre les forces du Mal dans le
monde ? Il y eut surtout ceux qui aspiraient à un retour à la foi
primordiale d'Abraham, celle de l'abandon total à la volonté d'un
dieu unique dont les commandements dépassent nos sagesses et nos
morales humaines.Et, parmi ceux-là, pas seulement des jujfs mais
des hommes qui, par-delà les ritualismes et les particularismes juifs,
remontaient à la source. Mais encore des chrétiens las de vivre dans
une atmosphère de querelles théologiques réglées le plus souvent par
la violence des répressions impériales ou des règlements de compte
entre sectes.
Le concile de Nicée (325) avait été réuni par l'empereur Constantin,
non point pour des raisons de foi mais pour des raisons politiques :
donner à son Empire menacé le ciment d'une unité idéologique.
L'expérience vécue de l'amour — celle d'un dieu qui n'est pas défini
dans sa puissance solitaire et dominatrice de législateur comme dans
l'Ancien Testament, mais dont l'image humaine la plus proche est
celle d'un amour humain qui ne s'enferme pas dans un égoïsme à
deux, mais demeure ouvert à l'autre, à tous les autres infiniment —,
fut donc traduite à ce concile dans le langage et la culture de la
philosophie grecque, totalement étrangère à cette révélation chrétienne
fondamentale.
La nouvelle manière de vivre révélée par Jésus de Nazareth, si
directement accessible aux masses populaires, et qui avait suscité tant
de témoins héroïques, de martyrs, face aux persécutions romaines,
devenait, dans le jargon d'Aristote, une spéculation abstraite,
incompréhensible au peuple spectateur et victime de querelles
« byzantines » entre sectes théologiques qui s'entre-égorgeaient.
La « bonne nouvelles, l’Evangile révélant comment une vie
d'homme pouvait être divinement vécue dans l’amour  jusqu'au
sacrifice suprême de la Croix, créateur d'une vie nouvelle, celle dela
résurrection, s'enlisait dans le galimatias d'une langue «morte»,
c'est-à-dire d'une langue dont plus personne n'avait besoin pour
exprimer l'expérience vécue de son amour ou de sa foi. On allait
 désormais s'exclure et se battre pendant des siècles pour des formules
 étrangères à l'Evangile : le Fils est-il « consubstantiel » au Père ? Des
multitudes d’ « hérésies» naquirent des réponses données à ce faux
problème de philosophie grecque sans aucun rapport avec le message
chrétien.
Au temps du Prophète, tqut chrétien étant  « l'hérétique » d'un
autre (du moins au niveau des chefs de sectes des Eglises d'Alexandrie,
de Constantinople, d'Antioche, de Rome ou d'ailleurs) et les
débats étant finalement tranchés par quelque empereur politicien, la
tendance dominante en Orient était celle des « nestoriens ». Se
réclamant de Nestorius, patriarche de Constantinople en 428, lui-même
disciple de Théodore de Mopsueste, ils affirmaient que seul
Dieu (le Père) ne pouvait être ni créé ni engendré, que Jésus de
Nazareth ne saurait donc être mis sur le même plan et que, par
conséquent, Marie ne pouvait être appelée « mère de Dieu » mais
mère de Jésus. Ce nestorianisme avait pris racine en Perse et e'est
celui que le Prophète a vraisemblablement connu
lorsqu’il conduisait jusqu'en Syrie les caravanes de sa
future épouse Khadija.
En Ethiopie, où Mohammed conseilla à certains de ses disciples
d'émigrer lorsqu'ils étaient, à La Mecque, en butte aux persécutions,
la nuance prépondérante était le « monophysisme » reconnaissant
dans le Christ une seule nature : divine et non humaine.
En Espagne, se répand une « hérésie » originale, le « priscillanisme» ,
dont le fondateur, l'évêque d'Avila, Priscillien fut exécuté à
Trêves en 385. Sa doctrine était influencée par le « gnosticisme »
selon lequel Dieu pouvant être atteint par la connaissance et la
présence directe, Jésus n'était qu'un grand prophète.
Enfin, subsistaient en Egypte des « ariens », disciples d'Arius,
prêtre d'origine libyenne et enseignant à Alexandrie, au moment du
concile de Nicée qui le condamna. Selon Arius, puisque le Père seul
est inengendré, il est le seul Dieu. Le Fils n'est qu'un intermédiaire
entre Dieu et le monde créé.
Le contexte relîgjeux, au moment de la levée du Prophète, dans sa
bigarrure, est donc fait d'idolâtries polythéistes vidées de signification
humaine, de ritualisme juif desséché, et de « sectarisme » chrétien.
Toutes ces idéologies disparates, contradictoires et détachées de la
vie, aggravaient la désintégration sociale. C'est alors que le Prophète
révéla une foi simple et forte, l'âme d'une nouvelle communauté.
Il ne prétendit pas fonder une religion, mais conduire les hommes,
sous la dictée de Dieu, à se ressouvenir de la foi primordiale, celle
d'Abraham1. C'est-à-dire à n'honorer qu'un seul dieu donc repousser les
superstitions parasites et les rites dévitalisés. Ce n'était pas
seulement éliminer toutes les formes de polythéisme et d'idolâtrie,
mais relativiser tout pouvoir, tout avoir et tout savoir.
Dieu est plus grand que le plus grand des rois, et à lui seul est due
une absolue révérence. II y a là le principe d'un droit inaliénable à la
résistance à toute tyrannie et à la contestation de toute autorité, le
fondement divin d'une égalité de tous les hommes par-delà toute
hiérarchie sociale. Quand il s'adressa pour la dernière fois à ses
compagnons, Mohammed, à La Mecque, lors du « Pèlerinage de
l'adieu », en mars 632, insista sur l'égalité de tous les hommes devant
Allah, sans discrimination de race, de richesse ou de sang, comme il
était dit dans le Coran : « Le plus noble d'entre vous aux yeux d'Allah
est le plus pieux » (XLIX, 13).

Roger Garaudy, "Promesses de l'Islam"