Roger Garaudy, dans vos livres, et en
particulier dans l'un des derniers, « L'Appel
aux Vivants », vous parlez beaucoup des religions,
des mystiques et des voies de recherche
intérieure orientales. D'après vous, et nous
nous limiterons à cela lors de cet entretien,
qu'est-ce que les religions orientales peuvent
apporter à la France ?
Je
crois que si ce problème a aujourd'hui une telle
importance,
c'est qu'il y a de fait une religion
régnante
en Occident : la religion de la croissance.
Et je
dis bien qu'il s'agit d'une religion qui comporte
ses
dogmes et sa liturgie. C'est précisément
parce
qu'elle nous conduit aujourd'hui, avec une
certaine
évidence, à la mort, que beaucoup pensent
à
retrouver ou à trouver une voie qui soit différente.
Je dis
que c'est une religion, car elle comporte en
effet
un certain nombre de dogmes, le principal de
ces
dogmes étant, si je veux le formuler simplement,
tout ce
qui est techniquement possible, souhaitable et
nécessaire.
On peut aller dans la lune et on y va ; mais
il
n'est pas sûr du tout que ce soit une priorité humaine
fondamentale.
On peut faire Concorde et on le fait ; je
suis
tout à fait sûr que ce n'est pas une priorité nationale
fondamentale.
On peut maintenir en vie quelqu'un à
tout
prix, même sous forme végétative, et on fait cette
performance
thérapeutique ; là aussi, je ne suis pas sûr
que
cela témoigne d'un véritable respect de la vie.
Autre
dogme : le désir est le moteur principal de l'individu,
de
l'homme ; la satisfaction du désir est le moteur
de la
vie sociale, comme le désir lui-même serait le
moteur
de la vie personnelle. Il y a toute une série de
ces
dogmes qui ont une conséquence très grave, parce
qu'à
partir du moment où l'on considère que l'objet de
la
croissance est de produire de plus en plus et de
consommer
de plus en plus, ceci nous conduit par
exemple
à une volonté délibérée de dépenser le plus possible
d'énergie,
et nous a conduit au développement du
nucléaire
et autres choses de ce genre... puisque la motivation
principale
de l'Electricité de France, dans les
nombreuses
brochures de propagande qu'elle fait, c'est
de nous
dire : « Nos besoins de croissance exigent beaucoup
d'énergie,
et ces besoins d'énergie ne peuvent pas
être
satisfaits par d'autres voies que celles du nucléaire,
et en
tout cas, le nucléaire en est une composante
indispensable.
»
La liturgie de la croissance
Elle a
sa liturgie, cette religion de la croissance, qui est
la
publicité, qui est le marketing, pour essayer de développer
tout
cela. Or, l'ensemble de ces dérives entraînées
par
cette religion implicite, par cette croissance qui est
le dieu
caché de nos sociétés, dont la publicité est la
liturgie
démentielle, nous conduit à un certain nombre
d'impasses.
Par exemple, lorsqu'on affirme la loi du doublement
nécessaire
de l'énergie tous les dix ans, je ne
sais
pas si ceux qui l'ont formulée se sont aperçus qu'au
bout de
cent ans, cela représenterait la quantité d'énergie
produite
multipliée par 1026 exactement ; ce qui,
même si
nous disposions des moyens de le faire entraînerait
un tel
échauffement de l'atmosphère que ce serait
une
catastrophe sans précédent: fonte des calotes
polaires,
etc., et par conséquent, créerait l'inondation
de
toutes nos grandes villes portuaires.
Alors,
je crois que c'est parce que cette religion implicite,
profondément
immanente à notre société, règne sans
partage,
qu'elle a pour elle l'appui de tous ceux qui sont
dominés
soit par un appétit de profit, soit par une
volonté
de puissance — qu'il s'agisse des Etats ou des
multinationales
—, que depuis 68 en particulier, toute
une
jeunesse s'est révoltée et a pris conscience du danger
que comporte
cette religion implicite. Elle a pris
conscience
aussi que ceci était lié à notre mode occidental
de
culture, qui est un modèle de type faustien, fondé
sur la
maîtrise, la domination de la nature, l'idée du
Faust
de Marlowe : « Homme, par ton cerveau puissant,
deviens
un dieu, le maître et le seigneur de tous les
éléments
» ; l'idée de Descartes de nous rendre maîtres et
possesseurs
de la nature, avec tout ce que cela va comporter
comme
catastrophes écologiques, comme catastrophes
dans
les rapports avec la nature, dans les rapports entre
les
hommes, et avec une atrophie radicale du rapport
avec le
divin. De là ce besoin de répondre à ce problème,
qui
s'est manifesté à l'échelle planétaire du fait de
l'hégémonie
de l'Occident depuis quatre siècles ; car
depuis
la Renaissance, ce modèle a été imposé au monde
entier.
D'où la volonté de résoudre ce problème qui
se pose
à l'échelle planétaire, et de le résoudre à l'échelle
planétaire,
c'est-à-dire en interpellant des sagesses ou
des
prophétismes qui ont conçu et qui ont vécu d'autres
rapports
avec la nature, d'autres rapports de l'Homme
avec
l'Homme, et d'autres rapports de l'Homme avec
le
Divin. Il était significatif, qu'en 68, parmi toutes les
pancartes,
tous les portraits qui figuraient dans les défilés,
il n'y
avait pas un visage blond. Il y avait Che
Guevara,
il y avait Ho Chi Minh, i l y avait Mao, i l y avait
Lumumba,
mais i l n'y avait pas un seul Européen. Je
ne dis
pas que cela résolvait un problème, mais cela
p
o s a i t un problème : la volonté de recherche.
L'homme et l'Homme
Alors,
je crois que ce qu'aujourd'hui, nous sommes en
train,
obscurément, de chercher à tâtons, c'est précisément
d'autres
rapports avec la nature, qui ne fassent
pas de
la nature simplement un réservoir de matières
premières
et un dépotoir pour nos déchets. Et l'on trouve
souvent
dans ces doctrines d'Orient, pas seulement dans
ces
doctrines, dans cette manière de vivre en Orient...
(je
pense à ce qui est révélé par le Taoïsme dans la
peinture
Song) cette idée que nous appartenons à la
nature
et non pas que la nature nous appartient. Deuxièmement,
des
rapports entre l'Homme et l'Homme, qui
n'oscillent
pas comme ils ne cessent de le faire dans
notre
tradition occidentale, surtout depuis la Renaissance,
entre
un individualisme de jungle et un totalitarisme de
termitière.
De là la recherche d'une certaine conception
de la
communauté, telle qu'elle s'est réalisée dans certaines
sociétés
africaines, dans des sociétés asiatiques.
Et
enfin des rapports avec la religion, qui me paraît
assez
significative aujourd'hui de l'expansion de l'Islam.
Si
l'Islam, par exemple, gagne si fortement du terrain,
c'est
qu'il repose sur deux piliers essentiels : transcendance
et
communauté. Quand les Iraniens crient « Allah
Akbar
», « Dieu est plus grand », c'est une manière
d'affirmer
une transcendance, un absolu, qui relativise
tout :
mes petits besoins, mes petits désirs, mais aussi
les
lois sociales, les puissances, le rois, etc. ; et qui, par
conséquent,
fondent la seule véritable liberté de l'Homme
à
l'égard et de soi-même et des institutions de la société.
Deuxièmement,
sur cette conception de la transcendance,
l'Islam
a fondé déjà avec la communauté de Médine, du
prophète,
une forme radicalement nouvelle de communauté
qui
n'était plus fondée sur des liens du sang,
comme
chez les tribus nomades, ni sur l'appartenance
d'un
sol, la propriété d'un sol, comme chez les sédentaires,
ni même
comme dans les nations modernes la
communauté
d'un marché, mais une communauté qui
ne soit
pas fondée sur le passé : ni le passé biologique,
ni le
passé social, ni sur le passé tout court, mais sur un
grand
dessein, un grand projet commun de vivre ce
rapport
de transcendance avec Dieu. Il y a là une communauté
nouvelle,
fondée sur l'avenir, et non pas sur le
passé,
qui était capable d'intégrer toutes les dimensions
existantes
dans les autres civilisations : celle de Byzance,
celle
des Perses, des Sassanides.
Je crois
donc qu'aujourd'hui nous recherchons probablement
ces
deux dimensions essentielles. Je crois qu'aucune
communauté
authentiquement humaine ne peut vivre
sans
cette dimension de transcendance, et sans cette
conception
de la communauté.
Mais, on peut peut-être reprocher quand même à cette
vision de favoriser une espèce de désir de fuite
dans une
non-action personnelle
?
Je
crois que ce serait une erreur fondamentale, parce
que,
tout au contraire, il n'y a guère que la philosophie
occidentale
qui soit une manière de penser; partout
ailleurs,
c'est une manière de vivre. Par conséquent, cette
foi,
qui est le contraire de la foi inavouée dans la croissance,
est une
manière de vivre autrement, d'agir autrement.
Il ne
s'agit pas du tout d'aller faire des communautés
séparées
en dehors de ce monde ; il s'agit de
retransformer
toutes nos institutions sociales, comme
de nous
transformer nous-mêmes en fonction de cette
vision
nouvelle.
Mais croyez-vous par exemple que le genre de
méditation
qui s'est répandu en France, comme la méditation Zen,
ou comme, à un niveau qualitatif moindre, le yoga,
peuvent vraiment apporter une paix, un silence
intérieur,
une nouvelle façon de voir le monde ?
Oui,
pas seulement une paix intérieure mais une nouvelle
façon
d'agir, de se situer dans le monde. Ce qui me
frappe,
c'est que les grands mystiques — je suis passionné
par les
grands mystiques — étaient souvent de
très
grands hommes d'action. Il serait donc absolument
faux
d'opposer la mystique et l'action. A mon avis, c'est
diastole
et sistole au moment du repliement sur soi ;
une
fois qu'on a retrouvé le sens, qu'on a retrouvé toutes
les
dimensions de l'Homme, alors on peut agir véritablement.
Alors pour vous, la mystique, c'est cela : retrouver
toutes
les dimensions
de l'Homme ?
Je
crois, oui. Et en particulier, ses dimensions transcendantes.
Celles
perdues par la croissance ; la croissance,
c'est
l'immanentisme le plus radical qui soit. Une société
n'est
faite que de ses petits atomes, de ses individus,
qui
sont des atomes séparés de tout le reste par un
vide,
chacun étant le centre et la mesure de toute chose,
chacun
n'agissant qu'en fonction de ses propres désirs.
Toute
notre histoire, depuis trois siècles, a montré l'erreur
fondamentale
de l'utilitarisme, dont le postulat
était
que si chacun poursuit son intérêt propre, l'intérêt
général
sera réalisé ; comme s'il y avait une main invisible
qui
organisait cela. Or, je crois que trois siècles de
cette
expérience ont démontré que c'était absolument
erroné.
Par conséquent, je ne pense pas qu'une communauté
puisse
vivre si elle est faite de ces petits atomes
qui se
brassent... En réalité, une société ne peut vivre
de
façon proprement humaine que dans la mesure où
chacun
dé ceux qui la composent est habité par le Divin,
a
conscience de cette transcendance qui est la sienne.
Mais pensez-vous qu'en France par exemple on puisse
petit à petit, et je ne sais pas comment, voir
l'éveil d'une
nouvelle religion qui serait u n mélange de traditions
d'ici
et de traditions
orientales...
Je ne
crois pas tellement à la naissance d'une nouvelle
religion
; ce qui me paraît évident, c'est que nos problèmes
actuels
ne peuvent pas être résolus d une manière
seulement
politique. Ce n'est pas possible sans un immense
renouveau
de la foi... Je ne dis pas religion parce
que la
religion, comme dit Ricoeur, c'est une aliénation
de la
foi. C'est-à-dire la foi telle qu'elle peut se réaliser
ou se
penser à travers la culture et les institutions d'une
époque
déterminée. Ça, c'est Mgr Lefèvre et l'intégrisme,
ça ne
m'intéresse pas. Mais, la foi vivante, c'est autre
chose,
et à mon avis, cette foi vivante, nous n'avons pas
besoin
d'en inventer une. L'Europe a ce malheur qu'elle
a été
le seul continent qui n'ait jamais vu naître une
grande
religion. Le christianisme est né au Moyen-Orient
et il
s'est développé d'abord à Antioche, c'est-à-dire en
Asie,
puis à Alexandrie, c'est-à-dire en Afrique. Et lorsqu'il
est
arrivé en Occident, c'est-à-dire en Grèce et puis
à Rome
surtout, i l a commencé à se pervertir au contact
du
rationalisme et du dualisme grecs, et, ce qui est encore
plus
grave, de l'organisation romaine. H a chaussé les
bottes
de l'Empire romain. Par conséquent, si nous
retrouvons
un christianisme... le christianisme originel,
le
christianisme avant sa perversion occidentale, nous
retrouverons
en lui les grandes composantes de toutes les
religions
du monde. Le sous-titre d'un de mes livres,
c'était
« L'Occident est un accident » ; je crois en effet
que,
comme le disait René Guenon, si l'on essayait de
représenter
l'ensemble des cultures de l'humanité, i l n'y
aurait
pas un trône avec deux embranchements Orient-
Occident
; il y aurait un seul grand tronc et puis, un
surgeon
aberrant qui est né là. La déviation, elle a commencé
surtout
à la Renaissance. Mais déjà avec Socrate,
on
voulait tout réduire au concept, tout réduire à la manipulation
des
choses, puis finalement, à la manipulation
des
hommes.
Je
crois donc qu'il s'agit de retrouver, de reprendre
conscience
de cette unité, et du christianisme pour nous
Occidentaux.
Parce que c'est Alhazali, je crois, qui disait
« C'est
l'endroit où il est né qui détermine la question de
savoir
si un homme sera juif, musulman ou chrétien ».
Nous
n'avons pas besoin d'inventer une religion, elle
existe
; il s'agit simplement de bien distinguer la religion
et la
forme culturelle, ou plutôt la foi et la forme culturelie
ou
institutionnelle qu'elle a pu prendre à tel
moment
de son histoire. Je prends un exemple qui me
paraît
typique: en 1977, il y a eu à Abidjan un colloque
de
théologiens chrétiens noirs. La thèse générale qui
s'est
dégagée — c'était d'ailleurs sous la présidence de
l'archevêque
d'Abidjan — est la suivante : Après tout, nos
cultures
autochtones africaines pouvaient fournir à
l'épanouissement
du christianisme un humus au moins
aussi
fertile que la culture gréco-romaine. Je crois que
c'est à
partir de là que nous devons repartir.
Pour
moi, c'est la raison d'être du dialogue des civilisations
qui, je
le répète, n'est pas une sorte de curiosité
intellectuelle
ou un phénomène d'histoire, mais qui est
une
nécessité absolue pour résoudre nos problèmes pratiques
y
compris économiques. Tant que nous continuerons
à
croire faussement que l'Occident est le seul centre
d'initiatives
historiques et le seul créateur de valeur,
tant
que nous penserons que nous n'avons rien à
apprendre
des autres cultures, l'ordre économique mondial
restera
ce qu'il est parce que l'ordre culturel mondial
restera
ce qu'il est.
Vous avez beaucoup pratiqué les auteurs taoïstes et
les
textes sacrés en général; est-ce que vous voyez,
pour
terminer cet entretien, une phrase, un proverbe à citer...
chinois ou japonais ou indien, qui vous semble être
une
sorte de message de sagesse à l'Occident ?
Par
exemple, pour relativiser le concept, j'aime beaucoup
ce
proverbe bouddhiste qui dit : « Lorsque le doigt
"montre
la lune, l'imbécile regarde le doigt. » C'est-à-dire
qu'au-delà
du concept qui maîtrise l'objet, i l y a l'amour
qui
permet de saisir le sujet et i l y a le mythe qui désigne
le
projet. C'est cela, le symbole du doigt. Je crois que
c'est
d'une grande sagesse. J'ai lu Tchouang Tseu et Lao
Tseu,
et cela me paraît essentiel; mais je dirais que le
taoïsme,
pour moi, parle par la peinture Song. La peinture
Song,
le paysage Song, joue pour le taoïsme le rôle
que
l'icône byzantine a joué pour le christianisme. C'està-
dire,
pour reprendre une expression de Paul Klee,
qu'il
employait à propos de l'art musulman qui l'avait
inspiré
: « Rendre visible l'invisible. » Ce qui me paraît
être la
destination de l'art...
PROPOS RECUEILLIS PAR MARC DE SMEDT
FONDATEUR
LOUIS PAUWELS
N°40
Janvier 1981
Si le réseau de communications tissé
sur le vaisseau spatial terre
peut nous donner l'illusion de vivre
en ce village planétaire
dont parlait Mac Luhan, la vérité
demeure dramatiquement tout autre.
Les quelques réflexions recueillies en ce numéro
sur le thème Orient-Occident
prouvent toutefois que chaque culture
peut nous enseigner un essentiel
qui toujours nous manque et nous questionne.
Essentiel dont l'énigmatique Licorne
en son bois fleuri
nous entretient, répétant sans cesse :
que faites-vous de votre propre vie ?
Marc de Smedt,
directeur