Parce que cette intégration est
nécessaire au
développement du marxisme, il m'est
arrivé souvent
de dire : le marxisme s'appauvrirait
si saint
Paul, saint Jean de la Croix ou
Pascal lui devenaient
étrangers. La réciproque aujourd'hui
est
vraie : le christianisme
s'appauvrirait si le
marxisme lui devenait étranger.
A quels niveaux peut s'opérer cette
fécondation
réciproque?
Si le marxisme n'est pas conçu comme
une philosophie
dogmatique de la nature dont la
philosophie
de l'histoire ne serait qu'un cas
particulier, mais s'il
est conçu comme Marx le concevait,
c'est-à-dire
comme une méthodologie de
l'initiative historique
permettant de concevoir et de
réaliser, à partir des
contradictions présentes d'une
société, un possible
futur, la recherche marxiste se
développe à trois
niveaux, qui peuvent être ceux de la
rencontre avec
l'approche chrétienne de l'homme et
de son histoire:
1° Une analyse historique de la
société, de
l'homme, et de leurs contradictions;
2* Un projet historique lié à cette
analyse;
3" Une méthode et des moyens
pour réaliser ce
projet.
Quels sont les apports de chacun et
quelle peut
être la fécondation réciproque, à
ces trois niveaux
de la rencontre entre le
christianisme et le
marxisme?
1° Au plan de la conception de
l'homme, de la
société et de leur tension.
Le thème central de la réflexion de
Marx, sur ce
point, nous l'avons déjà évoqué (p.
51 sq), c'est
celui de l'aliénation et de la «
praxis » propre à la
surmonter.
Dès les manuscrits de 1844, Marx
pose ce problème
dans toute son ampleur et à tous ses
niveaux
(de l'aliénation économique du
travail à ses conséquences
philosophiques et spirituelles),
mais avec
les concepts et le langage de la
philosophie allemande,
de Fichte, de Hegel et de Feuerbach.
Dans
le Capital Marx s'attache surtout aux aspects
économiques
de cette aliénation, qu'il analyse
d'une
manière beaucoup plus rigoureuse et
beaucoup plus
concrète à partir de la notion de «
fétichisme de la
marchandise » comme racine de
l'exploitation
sociale, de l'oppression politique
et de la mystification
spirituelle. Cela ne l'empêche
nullement,
sans sortir de l'analyse économique,
de marquer le
point d'insertion des problèmes
philosophiques :
«l'inversion des rapports du sujet et de
l'objet»
{Capital, Ed. Sociales, t. VI, p. 63).
Marx, dans le Capital (comme
dans les manuscrits
de 1844), dégage les moments
historiques de
cette aliénation à partir de sa
conception de la
naissance de l'homme : lorsqu'il
définit le travail,
sous sa forme spécifiquement humaine
par opposition
à toutes les formes du travail
animal (de
l'abeille ou de la fourmi, du castor
ou du singe)
comme travail précédé de la conscience
de ses fins,
(Capital, t I, p. 181) i l montre comment, avec
l'homme et son projet, émerge un
niveau qualitativement
différent du devenir de la nature :
celui
de l'histoire humaine par rapport à
l'évolution biologique.
L'homme, souligne Marx, fait désormais
sa
propre histoire alors qu'il n'a pas
fait celle de la
nature (Capital, t II, p. 59
note).
L'aliénation du travail, dans toute
société de
classe, faisant de la détermination
des fins et des
méthodes de travail (et de
l'appropriation de son
fruit) un privilège du propriétaire
des moyens de
production, tend à dépouiller ce
travail de son
caractère spécifiquement humain, et,
par conséquent,
à régresser jusqu'à des formes
d'histoire
humaine ressemblant au développement
de la
nature.
L'analyse de Marx, dont je viens de
rappeler
seulement le principe et la
trajectoire d'ensemble,
apporte au chrétien une contribution
capitale. Trop
souvent, au cours de l'histoire du
christianisme,
l'on a considéré comme une
conséquence et une
punition du « péché originel » la
plupart des conséquences
de la division de la société en
classes, et
cette division elle-même qui se
trouvait ainsi légitimée,
sanctifiée. Nous ne remonterons pas
à un
passé lointain où, par exemple, de
saint Augustin
à Bossuet, l'on a considéré
l'esclavage comme la
« sanction du péché » (saint
Augustin, Cité de D i e u ,
L. XIX.15). « C'est pourquoi, ajoute
saint Augustin
(ibidem) l'Apôtre recommande aux esclaves eux
mêmes
d'être soumis à leur maître. »
Plus près de nous, tout ce qu'il est
convenu d'appeler
la « doctrine sociale de l'Eglise »,
à l'époque
du capitalisme, depuis Léon XIII
jusqu'à nos jours,
est fondé sur cet axiome, formulé
dans toute sa
généralité par Pie X, le 18 décembre
1903 : « La
société humaine, telle que Dieu l'a
établie, est composée
d'éléments inégaux. En conséquence i
l est
conforme à l'ordre établi par Dieu
qu'il y ait dans
la société humaine des princes et
des sujets, des
patrons et des prolétaires... »
Ce principe de base de l'inégalité
de droit divin
auquel les Encycliques depuis lors
ont donné des
formulations moins choquantes mais
sans mettre en
cause le fond, implique deux
corollaires inévitables :
« Le système capitaliste n'est pas
intrinsèquement
mauvais, mais il a été vicié »
(Encyclique Quadragesimo
Anno) et, par contre : «Le communisme est
intrinsèquement pervers. » (Pie XII
en 1948.)
L'évolution politique majeure d'un
nombre crois
sant de chrétiens a tendu à inverser
radicalement
cette position, c'est-à-dire à
condamner le capitalisme
dans son principe et le socialisme
dans ses
perversions. Ce qui implique une
conception radicalement
différente de 1'« ordre établi par
Dieu»,
et plus encore le refus de voir dans
la division en
classe et dans la lutte de classe
une conséquence
et une expiation du péché. (Avec ce
que tout cela
comporte de résignation,
d'acceptation et de conservatisme.)
Le « péché originel » sous la forme
où i l est traditionnellement
présenté, disait déjà le père
Teilhard
de Chardin, est « une tentative
d'explication
du mal dans une conception fixiste
du monde ».
De ce point de vue, l'intégration,
par les chrétiens,
de l'analyse marxiste de
l'aliénation, leur permet
de «purifier» leur conception du
péché. Un nombre
croissant de chrétiens refuse
d'expliquer (et
par conséquent de justifier et de
sacraliser) par
une mythologie, une métaphysique ou
une théologie
du péché qui les présenterait comme
faisant
partie d'une condition éternelle de
l'homme, et,
par conséquent, les soustrairait à
sa responsabilité
personnelle et à son action des maux
proprement
historiques, découlant de telle
structure sociale et
dont l'élimination relève d'une
action scientifique
et militante des hommes. En un mot
l'analyse
marxiste de l'aliénation permet
d'empêcher la
confusion mortelle par laquelle on
risque de mettre
sur le compte du péché originel, ce
qui découle de
l'histoire de l'homme et relève de
sa responsabilité.
Mais réciproquement si l'on élimine
ainsi du
péché originel tout ce qui peut
ressembler à une
étrange malédiction première
imprescriptible, tout
ce qui permettrait d'en faire, à peu
de frais, une
« explication » ou une «
justification » de réalités
historiques qu'il nous appartient de
combattre au
lieu de faire obligation et vertu de
nous y résigner,
n'est-il pas nécessaire au marxiste
de réfléchir sur
la signification profonde de cette
exigence chrétienne?
Sans intervenir le moins du monde
dans l'interprétation
théologique, ni dans la manière dont
le
chrétien « vit » personnellement
cette expérience,
est-ce que, même rabattu par un
athée (mais un
athée soucieux de ne mutiler l'homme
d'aucune de
ses dimensions) sur le plan de sa
vie personnelle de
militant, comme de notre histoire, i
l n'y a pas, au
fond de cette exigence chrétienne,
le fertile refus
de toute « suffisance » ?
Symétriquement à la leçon de «
purification »
historique du péché par la critique
marxiste de
l'aliénation, n'y a-t-il pas pour le
marxiste une
leçon d' « ouverture » à recevoir,
sur ce plan de
l'expérience chrétienne vécue dans
sa profondeur?
Concrètement, cette réflexion non
seulement peut
nous éviter de tomber dans
l'illusion selon laquelle,
le socialisme étant instauré, toute
aliénation disparaît
avec la suppression de
l'exploitation de
l'homme par l'homme (selon la thèse
naïve que
m'opposait le dirigeant communiste
allemand
Kurella à l'occasion d'une polémique
sur Kafka) ;
non seulement elle peut nous éviter
de croire que,
les bases économiques du socialisme
étant réalisées,
un homme nouveau en naîtra
nécessairement;
mais plus encore, elle peut nous
aider à prendre
conscience, au-delà de toutes ces «
suffisances »
d'un marxisme dogmatique perverti,
de l'exigence
d'infinité que comporte la
dialectique du développement
de la société et de l'homme.
Non seulement le socialisme,
première étape du
communisme, mais le communisme
lui-même ne
mettra pas fin à toutes les
aliénations. Certes les
plus monstrueuses, engendrées par
les sociétés de
classe, par les oppressions
politiques, par les manipulations
culturelles, peuvent être, pour
l'essentiel,
vaincues, mais à aucun moment i l ne
nous sera
possible de nous retourner vers
notre oeuvre et de
dire, comme un Dieu trop vite
satisfait au 7e
jour
de la Création : cela est bien !
Le communisme ne sera que le
«huitième jour
de la création », suivi de bien
d'autres jours, celui
d'une création sans fin de l'homme
par lui-même
et de son histoire.
Marx ne concevait pas le communisme
comme
la fin de l'histoire, mais seulement
comme la fin
d'une préhistoire faite
d'affrontements humains.
La dialectique ne sera pas bloquée
par la victoire
de la société sans classe. Elle
deviendra seulement
alors une dialectique spécifiquement
humaine en
laquelle i l n'y aura pas, entre
l'homme et ses projets
d'avenir, l'écran et l'obstacle de
servitudes et
d'aliénations historiques désormais
surmontées,
mais une contradiction sans fin et
une contradiction
vivifiante entre le réel réalisé et
les possibles réalisables.
L'homme continuera d'être compliqué
et
grand, de se poser des problèmes, de
connaître les
tensions et les efforts de la
création, avec les pesanteurs
de son passé, avec ses chutes
possibles, c'est-àdire,
avec tout ce qu'un marxisme soucieux
de ne
mutiler l'homme d'aucune de ses
dimensions se
doit d'intégrer de l'expérience
chrétienne de l'angoisse
et de 1' « avenir absolu », comme le
dit le
père Rahner.
2° Au niveau du projet historique,
l'espérance
chrétienne et l'espérance marxiste
s'excluent-elles
réciproquement ?
En ce qui concerne le contenu du
programme
historique, i l ne saurait se poser
de problèmes graves.
Si les marxistes ne confondent pas
les fins du
communisme : faire de chaque homme
un homme
c'est-à-dire un créateur, à tous les
niveaux, de l'économie,
de la politique, de la culture, avec
les
moyens pour y parvenir, c'est-à-dire
la suppression
dé la propriété privée des moyens de
production,
l'espérance marxiste ne se limite
pas à la victoire
sur le capitalisme. Et si le
chrétien ajoute : faire
de l'homme un créateur à l'image de
Dieu qui
nous a créés créateurs, cela ne crée
nul antagonisme
sur notre programme historique commun.
Pas davantage
si le chrétien tient à rappeler que,
quelle
que soit l'étape atteinte dans cette
voie, cette réalisation
historique, « terrestre », ne
s'identifiera pas
avec le « Royaume de Dieu ». Il faut
dire clairement
que la volonté de réaliser l'homme
et chaque
homme dans sa plénitude sur cette
terre, dans l'histoire,
n'est pas nécessairement liée à la
négation
du ciel. L'expérience de plusieurs
années de dialogue
a montré que, sur cette question du
programme
historique, la difficulté ne venait
pas de ce
que nous avions des solutions
différentes et opposées
à la question de la lutte contre les
aliénations
de l'homme, son exploitation, son
oppression, sa
manipulation, mais de ce que nous
n'avions pas de
solution qui se soit révélée
historiquement efficace
pour y mettre fin : en un millénaire
et demi de
primauté l'Eglise chrétienne, même
lorsqu'elle en
a eu le pouvoir temporel, n'a jamais
réussi à réaliser
ou à inspirer un système social
libérateur, et
le marxisme, qui est devenu un
système politique
réel depuis un demi-siècle, a connu,
lui aussi, de
telles perversions, qu'en dépit de
réalisations irrécusables
dans la lutte contre l'exploitation
économique,
i l n'a pas fait reculer
sensiblement ni l'oppression
politique ni la manipulation des
esprits.
C'est pourquoi le problème du
dialogue n'est pas
de s'affronter en comparant les uns
le christianisme
tel qu'il devrait être au communisme
tel qu'il est,
et les autres le marxisme tel qu'il
devrait être au
christianisme tel qu'il est, mais
d'organiser, plus
modestement, la recherche commune.
Il est vrai que, là encore, un lourd
contentieux
historique pèse sur le dialogue :
l'interlocuteur
marxiste, prévenu par l'expérience
du passé, a
spontanément tendance à croire que
l'espérance
chrétienne est aliénante et
démobilisatrice pour un
révolutionnaire, et le chrétien que
l'espérance
marxiste est aliénante et mutilante
pour le croyant.
Dans quel cas, dans quelle
interprétation, chacune
de ses espérances peut-elle devenir
une aliénation ?
Il est certain que l'espérance
chrétienne est aliénation
chaque fois que le chrétien
considère que,
pour se tourner vers Dieu, il doit
tourner le dos au
monde, chaque fois qu'il sous-estime
ou dévalue
l'action ou le combat historiques,
terrestres, pour
transformer le monde, au nom d'un
au-delà, qui
seul aurait pleine valeur, comme si
l'on pouvait
accéder au «Royaume de Dieu», sans passer
par
la transformation de la terre des
hommes. Une telle
attitude de détachement et d'évasion
est en effet
aliénante. Mais cette attitude
appartient de plus en
plus au passé. Ce n'était pas le
moindre mérite du
père Teilhard que d'exalter la
sanctification par
« traversée » du monde et non par
abandon, et celui
du pasteur Bonhoeffer de rappeler
que la rencontre
de Dieu se réalise dans
l'accomplissement de
l'homme et non dans ses échecs.
Nombreux sont
les chrétiens conscients aujourd'hui
que 1' « autre
monde» n'exclut pas mais au
contraire exige un
monde autre, et qui pensent, avec le
père Chenu,
contre toute conception dualiste de
l'autre monde
et de celui-ci, que « Dieu n'a pas
créé un univers
tout fait... Il a appelé l'homme à
coopérer avec lui
à l'organisation progressive d'un
univers dont il
doit être, lui, image de Dieu, le
démiurge et la
conscience ».
Il est certain que l'espérance
marxiste est aliénation
chaque fois qu'elle oublie que «
l'homme est
trop grand pour se suffire à
lui-même », selon l'expression
du père Girardi. C'est-à-dire chaque
fois
qu'elle cède à l'illusion qu'en
changeant le système
de propriété, ou même un ensemble
plus vaste de
rapports sociaux, un « homme nouveau
» naîtra
nécessairement.
Sans aucun doute le changement des
structures
est indispensable pour rendre
possible un changement
profond de l'homme (de chaque homme
et de
tous les hommes). C'est l'apport
essentiel du
marxisme aux sciences humaines et à
l'action militante.
Mais il faut dire très clairement
que la prétendue
« lecture » de Marx faite par les
théoriciens
d'un structuralisme doctrinaire les
conduisant à un
« antihumanisme théorique » selon
lequel, comme
l'écrit l'un d'eux, «l'homme est une
marionnette
mise en scène par les structures »,
n'est pas une interprétation
du marxisme : elle n'a rien à voir
avec
le marxisme. L'histoire telle que la
conçurent Marx
et Lénine ne se réduit pas à ce
mécanisme, ni à ce
déterminisme, même si on le baptise
d'un nom nouveau
: « causalité structurale ». Ni pour
Marx ni
pour Lénine la révolution socialiste
n'était une certitude
automatique ou fatale : elle est un
projet, qui
ne peut se réaliser que par une
connaissance des
structures, mais qui comporte
toujours un risque,
des possibilités d'échecs, un
«pourrissement» de
l'histoire n'étant jamais exclu,
précisément si l'on
s'abandonne à un prétendu
déterminisme des structures.
Lorsque au contraire Marx, dans son
analyse du
travail, définit l'homme par le
projet, i l souligne,
par là même, ce qui est
spécifiquement humain
dans l'homme : n'être pas le simple
produit du
passé et de ses structures, mais
être incessante création
de possibles futurs. Le marxisme
n'est pas un
humanisme clos. Précisément parce
qu'il est l'héritier
de toute la culture antérieure, i l
a intégré, en
particulier à travers Fichte, cette
dimension essentielle
de l'homme : l'homme est un être
dont la
réalité est toujours à inventer.
Marx a toujours
tenu les deux bouts de la chaîne :
l'homme, écrit-il
(notamment à la première page du 18-Brumairé)
fait sa propre histoire, mais il
ne la fait pas arbitrairement,
il la fait toujours dans des
conditions
structurées par le passé.
Le christianisme comme « religion de
l'avenir
absolu » (Rahner) même s'il
considère l'espérance
marxiste, la conception marxiste de
l'avenir,
comme insuffisante, ne peut donc y
voir un obstacle
ou une aliénation; tout au plus
peut-il considérer
que cette étape réalisée a v e c les
marxistes, i l est
nécessaire d'aller au-delà.
Pour aller jusqu'au bout de ma
pensée je dirai,
bien que ne partageant pas les
perspectives de
l'espérance chrétienne, que cette
interpellation permanente,
lancinante, sur l'insuffisance de
toute réalisation
historique, est nécessaire au
marxisme pour
ne pas s'enfermer dans
l'autosatisfaction d'un humanisme
clos, pour élargir et approfondir
toujours
son image de l'homme.
L'enrichissement que peut nous
apporter à ce
niveau le christianisme est celui
d'une « anthropologie
négative » (au sens où l'on parle
d'une
« théologie négative ») nous
rappelant en chaque
moment ce que l'homme n'est pas, ce
à quoi i l ne
se réduit pas. Peut-être est-ce la
condition nécessaire
d'une ouverture totale à l'avenir :
en chaque
moment un avenir imprévisible peut
surgir, imprévisible
dès lors qu'il n'est pas une simple
extrapolation
du passé.
Je ne sous-estime pas la différence
profonde
entre la conception chrétienne et la
conception
marxiste de cette ouverture et de
cette rupture. En
acceptant la révélation du « Dieu
caché » et du Dieu
qui toujours vient et appelle, et
par là même, l'avènement
et la promotion de 1' «homme caché»,
de
l'homme qui vient, que nous portons
en nous sans
le savoir, et qui peut demain
commencer ou reco-
mencer sa vie, en acceptant qu'en
chaque moment
une crise puisse être ouverte dans
nos sécurités, le
chrétien accepte que sa vie lui soit
donnée.
Mais je me demande si un marxiste,
pour être
pleinement fidèle aux exigences sans
fin de sa propre
dialectique, de son propre
humanisme, ne doit
pas affronter le risque de cette
ouverture totale à
l'avenir, accepter aussi que sa vie
lui soit donnée
par l'autre — disons :
l'autre homme — à la
manière dont le chrétien accepte
qu'elle lui soit
donnée par le Tout-Autre, qu'il
appelle Dieu.
Je ne puis expliciter davantage ce
point qui
n'est pas encore, pour moi, tout à
fait clair. Mais,
par contre, ce qui est tout à fait
clair, à la lumière
de l'expérience historique de la
construction du
socialisme dans ce dernier
demi-siècle et du développement
des partis communistes, c'est que le
marxisme est invariablement mutilé
lorsqu'il refuse
la possibilité de la remise en
question des «modèles
» de construction ou d'organisation
qui ont
pu être efficaces, voire nécessaires
à tel ou tel
moment du développement.
Peut-être, pour prévenir de
nouvelles scléroses,
faut-il réfléchir, fût-ce en la
transposant profondément,
sur l'exigence de Péguy, souhaitant
à des
âmes cuirassées de vertus et de
suffisance, « une
fissure pour la grâce ». Assez
d'échecs et d'illusions
détruites ont ouvert dans le
socialisme cette fissure,
parfois cette lézarde, pour que nous
fassions l'effort
plus modeste de penser que nous ne
disposons
pas d'une « science » toute faite, à
apporter « du
dehors », mais que nous avons
besoin, pour que le
marxisme demeure une science, qu'il
accepte,
comme toute science, la possibilité
de remises en
question d'hypothèses même
fondamentales, et qu'il
accepte de l'autre, c'est-à-dire
de la masse de ceux
qui veulent le socialisme, une
nécessaire et permanente
interpellation.
Espérance chrétienne et espérance
marxiste ont
ainsi l'une et l'autre besoin de
l'autre pour ne point
devenir aliénation : une espérance
chrétienne qui
n'accepterait pas l'incessant rappel
marxiste à l'histoire
et à la terre des hommes, court le
risque de
s'aliéner en une conception
dogmatique de l'eschatologie
comme fin et but de l'histoire, et
de s'en
remettre à d'illusoires providences
extérieures, où
l'homme cesse d'être un homme,
c'est-à-dire où i l
n'est plus un être actif et
responsable de ses propres
actes, mais un être à qui i l arrive
quelque
chose.
Réciproquement une espérance
marxiste qui
n'accepterait pas le défi
prophétique, court le risque
de s'aliéner dans ce déterminisme
scientiste,
principe de tous les réformismes,
comme de l'orthodoxie
stalinienne, et qui limiterait le
militant au
rôle d'exécutant d'un dessein conçu
sans lui, en
dehors et au-dessus de lui.
La fécondation réciproque permet
d'éviter ce
double écueil. Contrairement au
rationalisme
dogmatique des Grecs qui a parasité
à la fois le
SIGNIFICATION HUMAINE DU SOCIALISME 141
christianisme et le marxisme et les
a pervertis en
leur faisant perdre le sens de l'historicité
véritable,
de la responsabilité personnelle
inaliénable de chaque
homme à l'égard de ses actes et de
son avenir,
elle permet de rendre à l'homme une
vie authentiquement
historique, c'est-à-dire, contre la
conception
grecque intemporelle de l'ordre du
cosmos ou
de la cité, une vie faite de
décisions engageant
pleinement la responsabilité
personnelle.
Un socialisme digne de ce nom — cela
découle de
la première partie de cet essai —
implique non
seulement le respect, mais
l'épanouissement de
cette dimension humaine. Sa
réalisation requiert
les efforts conjugués des marxistes
et des chrétiens.
3° Se séparent-ils au niveau des
méthodes et des
moyens?
Sur ce point nous pouvons être très
brefs car nous
avons ici affaire à beaucoup de faux
problèmes, à
de fausses antithèses comme, par
exemple, celle de
la violence révolutionnaire et de
l'amour chrétien.
Dans un beau livre A m o u r
chrétien et v i o l e n ce
révolutionnaire1 un théologien italien, le père
Girardi, a posé le problème du point
de vue chrétien
en constatant qu'au procès de la
violence, on
1.
Editions du Cerf, 1970.
entre en juge ou même en accusateur,
et l'on sort
en accusé.
Partant d'une analyse concrète de la
violence
institutionnelle, il fait les constations suivantes :
« Avant d'être d'ordre moral, notre
problème est
d'ordre historique : la lutte est
dans les choses, que
nous le voulions ou non. Nous
n'avons pas à nous
demander si nous devons admettre la
lutte des
classes, mais de quel côté nous
devons nous placer...
Nier le fait ou vouloir, d'une façon
quelconque, se
mettre « au-dessus de la mêlée »
revient, en définitive,
à se ranger du côté de l'ordre
établi ».
(P. 61.) Ce fut, il y a vingt ans,
l'expérience majeure
des « prêtres-ouvriers ». C'est,
aujourd'hui, dans les
batailles du tiers monde,
l'expérience de Don Helder
Camara.
«Comment nier, poursuit-il (p. 76),
que nous
avons été et que nous sommes encore
beaucoup
plus sensibles à la violence qui
ébranle l'ordre...
qu'à celle qui le défend?» Si le
choix était entre
violence et non-violence i l n'y
aurait, pour le chrétien
et d'ailleurs pour quiconque, aucune
hésitation
possible. «Mais, historiquement, ce
n'est pas ainsi
que le problème se pose; en réalité
i l faut choisir...
entre la violence des oppresseurs et
celle des opprimés...
» (P. 56.) D'où il tire ces deux
corollaires :
a) «N'est pas violent celui qui
conteste le système
fondé sur la violence mais celui qui
l'accepte
et le défend. » (P. 38.)
b) « L'Eglise du silence n'est pas
seulement celle
qui se tait parce qu'elle est en
conflit avec les
puissants, mais aussi et surtout
celle qui se tait
parce qu'elle est leur alliée. » (P.
45.)
Sa démonstration, arrachant le
masque de toutes
les hypocrisies, repose sur la
distinction si simple
entre la violence de l'assassin et
celle de celui qui
veut l'arrêter, au risque même de le
tuer. Le commandement
de ne pas tuer n'implique-t-il pas
celui
de ne pas laisser tuer? (P. 80 et
83.)
L'amour chrétien peut-il aujourd'hui
se limiter
aux seuls rapports individuels sans
risquer de devenir
inactuel ? Le problème est collectif
et une charité
« artisanale » est impuissante. Le
pape Pie XI luimême
parlait d'une charité « politique ».
Cette prise
de conscience de la réalité
historique ne met nullement
en cause le pouvoir créateur de
l'amour dans
les rapports interindividuels, mais
un amour qui
ne serait pas, en même temps, au
service de la
transformation du monde est-il
aujourd'hui concevable?
C'est pourquoi tant de chrétiens et
de théologiens,
parmi les plus grands, se posant le
problème
concrètement, constatent que « dans
la conscience
de beaucoup de chrétiens — non de
tous ni même
du plus grand nombre — est en train
de mûrir le
sentiment d'un rapport
historiquement nécessaire
entre amour et révolution. »
(Girardi, p. 56.)
Certaines hypocrisies évidentes sur
le problème
des « moyens » accélèrent cette
prise de conscience :
si, dans des nations très
chrétiennes l'on n'interdit
pas de tuer en Angola ou au Vietnam
(quand
on ne bénit pas la tuerie!), comment
est-il possible
d'interdire de participer à une
révolution
ou à une guérilla, sinon parce que
l'on approuve
les fins des colonisateurs, et pas celles des
colonisés?
Ainsi, sur ce plan des méthodes et
des moyens,
chrétiens et marxistes s'opposent
surtout non par
l'esprit qui les anime mais par sa
perversion. Sans
aucun doute serait incompatible avec
un christianisme
authentique un marxisme qui
prétendrait
que le changement de l'homme est
possible par le
seul changement des structures. Sans
aucun doute
serait incompatible avec un marxisme
authentique
un christianisme qui prétendrait
résoudre les problèmes
historiques par une simple
prédication
morale et une charité artisanale.
L'efficacité historique exige que
l'on s'attaque
à la fois aux structures et aux
consciences. Il est
vrai que le marxisme historique a
toujours eu une
certaine propension à mettre trop
exclusivement
l'accent sur le premier terme, et le
christianisme
historique l'accent sur le second.
N'est-ce pas là le
signe d'une complémentarité
nécessaire? Mais si
nous ne voulons pas qu'une telle
rencontre se situe
simplement au niveau des « appareils
», à partir
d'une confortable reconnaissance de
1' «irréductibilité
» ou de F « incompatibilité »
définitive des
visées fondamentales de chacun, ce
qui ne laisse
plus place qu'à des alliances
tactiques, diplomatiques,
provisoires, et interdit la
construction com-
mune d'un avenir à long terme, il
faut reconnaître
que la logique du dialogue implique
des contraintes.
Il n'est pas vrai qu'un dialogue est
possible entre
un chrétien intégriste et un
marxiste dogmatique :
c'est la loi du dialogue d'obliger
les intégrismes et
les dogmatismes au recul. C'est
d'ailleurs ce qui
fait sa fécondité.
Une authentique et humaine rencontre
exige de
chacun des partenaires un profond
changement de
lui-même, non pas au sens où l'on
demanderait au
chrétien de n'être pas chrétien ou
de l'être moins,
ou au communiste de n'être plus
communiste ou de
l'être moins, mais en ce sens que
cette rencontre
exige de chacun qu'il sache
distinguer, dans sa propre
attitude, ce qu'il y a de
fondamental et ce qui
découle des formes culturelles ou
institutionnelles
que le christianisme ou le marxisme
ont pu prendre
au cours de leur histoire. Non pour
leur reprocher
naïvement d'avoir été historiquement
conditionnés,
mais pour leur demander d'en prendre
conscience, de considérer que ce
risque est toujours
actuel, et de nous aider
mutuellement, à partir
d'une distanciation critique à
l'égard du passé, qui
est notre trace, à construire
ensemble l'avenir, qui
est notre dessein.
Il existe un stalinisme chrétien
comme i l existe un
cléricalisme marxiste. L'un conduit
aux inquisitions
et aux Syllabus, l'autre aux
socialismes bureaucratiques
et despotiques.
Nous ne pouvons nous libérer de nos
perversions
que par cette permanente et
réciproque interpellation
de ce que chacune de nos communautés
porte
en elle de meilleur.
A un moment où l'homme atteignant
pourtant un
sommet de puissance l'espoir semble
partout vaciller,
il est à la fois nécessaire et
possible que nous
unissions nos efforts pour une tâche
qui n'est rien
moins que réorienter l'histoire
humaine.
La plus grande révolution reste à
faire.
Nul d'entre nous ne peut la faire
seul.
Ce serait un malheur historique que
nous ne la
fassions pas ensemble.
Janvier 1971.
Roger Garaudy
Reconquête de l’espoir
Grasset, 1971, pages 126 à146
Grasset, 1971, pages 126 à146
FIN DE LA SERIE MARXISME ET CHRISTIANISME