Colonisation et esclavage :
pour François Fillon, un « partage de culture »
par Claude Ribbe (*)
Le
dimanche 28 août 2016, à Sablé-sur-Sarthe, dans le parc du château,
François Fillon, candidat à la primaire de la droite et du centre pour
l'élection présidentielle de 2017, a choisi de réviser la définition
communément admise de la colonisation et de dégager la responsabilité de
la France dans la pratique de l'esclavage d’État, déclarant à
l’emporte-pièce :
"Non, la France n'est pas coupable d'avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique du Nord ! Non, la France n'a pas inventé l'esclavage !"
Cette
saillie de François Fillon n’était pas tout à fait conforme à l'héritage
de son mentor, Philippe Seguin, qui avait demandé en juin 2002 au
conseil de Paris de remettre en place la statue, place du
général-Catroux, d’un ancien esclave, le général Dumas. Elle marquait
également un certain décalage par rapport aux valeurs léguées par Joël
Le Theule, ministre de l’outre-mer, auquel Fillon doit sa carrière.
D'aucuns ont d’ailleurs jugé que le lieu choisi par François Fillon pour
faire cette déclaration n'était pas un hasard : Sablé-sur-Sarthe, ville
natale de Joël Le Theule, est en effet la commune dont Raphaël Elizé,
un descendant d'esclaves de la Martinique, fut le maire socialiste de
1929 jusqu'à sa destitution par les autorités de Vichy en 1941 et sa
déportation à Buchenwald, où il mourut en 1944, ce que François Fillon
ne pouvait ignorer, puisqu'il a succédé à Raphaël Élizé et à Joël Le
Theule à la mairie de Sablé-sur-Sarthe, où il fut élu de 1983 à 2001.
La date du
28 août est proche de celle du 23 août, fixée par l'UNESCO pour
commémorer la traite et l'esclavage. C'est en effet le 23 août 1791 que
les esclaves de Saint-Domingue (depuis république d'Haïti) se sont
soulevés contre la colonisation esclavagiste française, accélérant
l'abolition générale de l'esclavage, entérinée le 4 février 1794 par la
Convention.
Même si
François Fillon, lorsqu'il était Premier ministre, avait signé une
circulaire tendant à affaiblir le caractère solennel de la journée du 10
mai -la date choisie par Jacques Chirac en 2006 pour la commémoration
de l'esclavage, et devenue depuis institutionnelle- il ne pouvait
ignorer qu’une loi de 2001 reconnaît que l’esclavage tel que la France
l’a pratiqué officiellement aux dépends de six millions d’Africains de
1635 à 1848, est un crime contre l’humanité.
La
déclaration de François Fillon du 28 août 2016 lui a sans doute valu la
sympathie et les voix de la droite extrême et de l'extrême droite, qui
lui ont permis de passer en quelques jours, dans les semaines qui ont
suivi son discours de Sablé-sur-Sarthe, d’une estimation de 12 % dans
les sondages à 44 % de suffrages exprimés et de devancer Alain Juppé,
jugé plus ouvert sur ces questions.
Mais elle a
été sanctionnée, le 20 novembre 2016, par les Français des anciennes
colonies esclavagistes au premier tour de la primaire de la droite et du
centre. Les suffrages se sont en effet massivement portés sur Alain
Juppé, le maire de Bordeaux, vainqueur en Guyane (avec 47,6 %), en
Guadeloupe (43,4 %), en Martinique (35,36 %) et en Seine-Saint-Denis
(35,8 %).
Outre
l’indignation de l’outre-mer et des Français issus de la colonisation de
l’Afrique, cette proclamation du 28 août 2016 n’a pu que susciter des
interrogations dans les 47 pays qui, durablement ou non, partiellement
ou en totalité, subirent la colonisation française : Algérie, Anguilla,
Antigua, Bénin, Brésil, Burkina Faso, Cambodge, Cameroun, Canada,
Chine, Comores, Côte d’Ivoire, Djibouti, Dominique, Égypte, États-Unis,
Gabon, Gambie, Grenade, Guinée, Haïti, Inde, Laos, Liban, Madagascar,
Mali, Malte, Maroc, Mauritanie, Montserrat, Niger, République
centrafricaine, République du Congo, Saint-Christophe, Saint-Domingue,
Sainte-Croix, Sainte-Lucie, Saint-Eustache, Saint-Vincent, Sénégal,
Syrie, Tanzanie, Tchad, Tobago, Togo, Tunisie et Vietnam.
Pour
presque toutes ces nations, la colonisation française, qui a imposé le
travail forcé aux indigènes de 1900 à 1946, fut violente et criminelle.
Pour ne prendre qu'un exemple, à Madagascar, de 1883 à 1960, elle a
occasionné plus de 500 000 morts : 17 % de la population initiale. Les
Malgaches, traumatisés par cet épisode, n'y ont jamais vu aucun "partage
de culture" et il leur arrive de le reprocher encore à leurs plus
proches voisins français : les Réunionnais.
Est-il besoin de rappeler par ailleurs les horribles épisodes qui ont accompagné la colonisation française en Afrique ?
Si la
France n'a évidemment pas inventé l'esclavage en général, elle a
néanmoins été l’une des premières nations à développer l'esclavage
d'État, subventionné par des primes, et légalisé par le code noir. C'est
cette forme officielle et institutionnelle d'esclavage (et non
l'esclavage en général) qui est commémorée tous les 10 mai.
L'esclavage
a été rendu possible par la propagation du racisme. Et la France n'a
aucune leçon à donner à cet égard, puisqu'elle compte malheureusement
des théoriciens qui, les premiers, ont mis en doute l'unité de la nature
humaine. C’est ce que fit Isaac La Peyrère en 1655. Et peu après, en
1684, c’est François Bernier, un médecin français, qui inventait l'idée
absurde de prétendues « races » humaines. C’est la République française,
prise en otage par Napoléon, qui a rétabli l’esclavage dans un bain de
sang en 1802, après l'avoir aboli (ce qu'aucun pays au monde n'a jamais
osé faire). C'est en outre un Français qui a inventé le mot de racisme
en 1892, non pas pour dénoncer ce préjugé, mais pour en faire un mot
d'ordre positif. Et nombreux sont les intellectuels français, comme
Vacher de Lapouge, qui ont directement inspiré ou approuvé l'idéologie
nazie.
Le passé
colonial et esclavagiste de la France, même s'il est très déplaisant,
fait partie intégrante de son histoire. Évoquer de tels faits sans les
édulcorer n'a rien à voir avec une quelconque demande d'une prétendue
"repentance". C'est un préalable nécessaire pour dépasser cette histoire
et en effacer les séquelles, dont le racisme, qui fait peser
aujourd’hui une lourde hypothèque sur l’avenir de la France, est le plus
évident et le plus dangereux.
Nicolas
Sarkozy, après avoir inauguré son quinquennat en déclarant d’entrée de
jeu à Dakar, alors que François Fillon était son Premier ministre, que
l’homme africain n’était «pas suffisamment entré dans l’histoire», a
tenté, au cours de la campagne de la droite et du centre, de faire
admettre aux Français de toutes origines qu'ils descendaient de
"Gaulois". François Fillon est bien resté dans cette voie en flattant
les préjugés de l'électorat ultraréactionnaire de la droite extrême et
la mouvance identitaire, qui se reconnaît en lui, comme en témoigne le
soutien affiché du raciste et eugéniste Henry de Lesquen.
En une
période de troubles et d'attentats, il faut prendre garde à ne pas
dresser les Français les uns contre les autres, à ne pas mettre en
danger l'outre mer, les banlieues et le pays tout entier. Et il faut
aussi s’attacher à ne pas blesser les anciennes colonies françaises, qui
sont aujourd’hui des partenaires économiques essentiels, par des propos
dédaigneux.
"L'homme
de l'avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue", écrivait
Nietzsche. La courte mémoire condamne à être longtemps confronté à ce
passé qu'on ne veut pas admettre.
Le 3
novembre 2016, sur France 2, lors du second débat de la primaire,
François Fillon est revenu malgré lui sur sa déclaration du 28 août. Il a
dû reconnaître que l'esclavage et la colonisation étaient bien des
crimes. Il a cependant maintenu ses propos, adoptant, face à Élie
Domota, qui lui reprochait le caractère raciste d'une phrase relevant,
selon le syndicaliste, de l'apologie de crime contre l'humanité, une
attitude où certains observateurs originaires d'outre mer et d'Afrique
n'ont vu qu'arrogance et mépris.
Fillon a
évoqué, pour se dédouaner, un discours prononcé à propos de la mort
d'Aimé Césaire à l'assemblée nationale, le 13 mai 2008. Mais, dans cette
allocution, il est surtout question de poésie, comme si Césaire n'était
pas aussi l'auteur du Discours sur le colonialisme. Et les mots
d'esclavage et de colonisation y sont soigneusement évités. L’ancien
maire de Sablé-sur-Sarthe y fait allusion au "passé douloureux et
enchaîné des peuples noirs" auquel Césaire était, selon lui, « fidèle ».
Mais l'ancien Premier ministre ne semble pas directement concerné :
comme si cette histoire n'était pas la sienne, comme s'il y avait bien
eu des victimes, mais jamais de bourreaux. Et comme si les victimes, les
"peuples noirs", du seul fait de leur couleur, étaient destinées de
toute éternité à l'enchaînement et à la douleur.
(*) écrivain et réalisateur, auteur d’Une Autre Histoire (2016, le cherche midi éditeur)