21 novembre 2016

Aux origines de la décadence du Parti communiste français




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Roger Garaudy
Biographie du 20e siècle
1984 Tougui éditeur
Pages 257 à 263





Son effondrement électoral en 1984 n'est que
l'expression superficielle d'un drame profond : il est, depuis
seize ans, aveugle au mouvement de l'histoire, et sans projet.
Sa chute ne date pas de son échec aux européennes en 1984,
mais de 1968. L'on peut en dater l'origine avec précision. Tout
comme on peut dater le point de départ de la crise économique
mondiale : la panique à la Bourse de New-York, le 6 octobre
1929. Le Parti communiste français est tombé sur les
bas-côtésde l'histoire, le 3 mai 1968, avec l'article de
Georges Marchais dans 1' « Humanité » : De faux 
révolutionnaires à démasquer.Ce jour-là, le Parti n'a
pas perçu ce qui, sous forme chaotique,
commençait à émerger : jusque-là, les grandes
convulsionssociales naissaient à des moments de crise. 
En 1968 le systèmese portait bien : taux de croissance
satisfaisant, pas dechômage, peu d'inflation.
C'est alors que, pendant deux mois,
se manifeste la plus forte explosion de notre histoire : des
millions de salariés en grève, toutes les Universités en
bouillonnement. Dans la confusion, c'est vrai, naissait une
conscience nouvelle : le système est plus dangereux pour
l'écrasement de l'homme et son aliénation, par ses succès que
par ses ratées. Être révolutionnaire, jusque-là, c'était faire la
théorie des crises, et montrer comment libérer la production
des entraves des rapports sociaux anciens. Marx l'avait fait
admirablement, un siècle plus tôt. Être révolutionnaire,
désormais, c'est-à-dire, selon la méthode de Marx, dégager
les contradictions spécifiques d'une époque, et, à partir de là,
élaborer le projet capable de les surmonter, c'est, en cette fin
du XXe siècle, découvrir une alternative au modèle occidental
de croissance qui a conduit le monde à l'impasse.
Cette mutation fondamentale, le Parti ne la voit pas et la
refuse : il n'y voit que gesticulation anarchique. Et, pendant deux
mois, i l n'aura de cesse de rétablir le « cours normal » des
choses au lieu de se sentir sommé par l'événement de découvrir
un nouveau modèle de croissance et un nouveau modèle de
culture. Au Comité Central de Nanterre, le 8 juillet 1968,
analysant cette mutation et cette occasion manquée de l'histoire,
j'ai dit à Marchais : « Tu seras le fossoyeur de notre Parti. »
Je fus, alors, le seul de cet avis.

Ce n'est pas une question de personne. Le fond du
problème, c'est que la décadence du Parti Communiste
français est due à trois erreurs théoriques fondamentales qui
l'ont empêché de percevoir le réel et d'apporter des réponses
nouvelles à des problèmes nouveaux :

1°) Marx avait, dans LE CAPITAL, établi un rapport
algébrique entre la production des moyens de production et
celle des produits de consommation pour assurer une
croissance optimale. (C'est, selon le Manuel de Samuelson,
prix Nobel d'économie, la seule théorie de la croissance qui
reste valable après un siècle.)
Rappelons1 que Marx avait fait ainsi une théorie
descriptive du développement du capitalisme anglais au m i l i eu
du X I X e siècle. Les dirigeants et les « théoriciens » soviétiques,
et ceux des partis communistes qui les ont imités, en ont fait
une théorie normative du développement du socialisme au
xxe siècle. C'était intégrer le socialisme au modèle occidental,
capitaliste, de croissance, qui consiste à produire de plus en
plus et de plus en plus vite n'importe quoi, utile, inutile,
nuisible, ou même mortel.
Dans la pratique politique, cela se traduit, pour le Parti
Communiste français, par l'impuissance de sa Direction à voir,
par exemple, que le nucléaire et l'armement étaient les deux
mamelles du chômage, pour une raison simple : ce sont les
branches qui exigent les plus forts investissements par emploi
créé. La Direction du Parti s'est ralliée à un programme
nucléaire démentiel et au mythe de la « dissuasion ». La
direction du Parti a partagé toutes les illusions sur
« Concorde », et elle n'a pas vu venir la crise de l'automobile
(entraînant celle de la sidérurgie) alors que la saturation du
parc était aisément prévisible. Elle mène aujourd'hui une
campagne sur l'emploi à maintenir sans rien changer, au lieu
de faire l'effort d'imagination pour définir un plan de
reconversion nécessaire pour créer des emplois productifs dans
la perspective d'un autre modèle de croissance.

2°) La deuxième erreur théorique mortelle découle de la
première. Elle consiste à maintenir la fiction selon laquelle
l'Union Soviétique serait un pays « socialiste » dont le bilan
serait « globalement positif ». Il est contradictoire de
reconnaître à chaque instant les monstruosités de ce régime
et de continuer à l'appeler « socialiste ». Quelle image
donne-t-on ainsi du socialisme au peuple français ? A quoi
sert-il, par exemple, de réprouver un jour l'invasion de la
Tchécoslovaquie pour se taire dès le lendemain, et ne pas
rechercher, dans la logique même d'un système, et non pas
dans une « erreur » des hommes, la source de chaque crime.
L'Union soviétique est un cas particulier : les problèmes de
la construction du socialisme y ont toujours interféré avec ceux
de la lutte contre le sous-développement antérieur. Le socialisme
ne pouvait y être ce que concevait Marx : le dépassement
des contradictions d'un capitalisme parvenu à son plein épanouissement,
et qui pouvait donc être pacifique. Lénine, dans
une situation différente de celle envisagée par Marx, a inversé
le schéma, et fait une révolution volontariste, au nom d'un
prolétariat qui existait à peine (3 % de la population active en
1917). L'« Eurocommunisme », c'était la prise de conscience
que la situation, en Europe occidentale, était plus proche de
celle de Marx que de Lénine. Berlinguer et le parti italien en
ont seuls tiré toutes les conséquences. Ce parti n'a cessé de
grandir. Au Portugal, Alvaro Cunhal a condamné l'eurocommunisme,
et maintenu, contre vents et marées, le mythe de
l'infaillibilité de l'Union Soviétique. Son parti ne régresse pas
(car bien des politiques vivent sur des mythes : Reagan, par
exemple, qui soutient, à travers le monde, les dictatures les plus
corrompues, se prétend le champion d'une liberté mythique).
Le parti communiste français a oscillé entre les deux
attitudes : il a perdu sur les deux tableaux.

3°) La troisième erreur théorique, c'est l'absence d'une
vision planétaire. Si les élections européennes ont été le
révélateur, c'est que, sur ce problème, toutes les contradictions
apparaissent sous un fort grossissement. Que signifie cette
participation à « l'Europe » lorsqu'on reprend les slogans
chauvins : « Achetez français. » et qu'on s'oppose à l'entrée
de l'Espagne, du Portugal, de la Grèce, dans l'Europe, comme
si c'était une catastrophe pour la classe ouvrière, dont on se
prétend le défenseur, si les tomates, les artichauts, le vin, le
beurre ou la viande coûtaient moins ! L'on préfère courtiser
une clientèle électorale paysanne, là encore sans lui apporter
les vrais remèdes, avec les inéluctables reconversions qu'ils
impliquent. Et surtout, la participation à l'Europe, c'est la
participation aux crimes de l'Occident, avec ses frigorifiques
regorgeant de viande et de beurre quand les deux-tiers du
monde meurent de faim. L'avenir de la France n'est ni
atlantique, ni soviétique, ni européen. La tâche essentielle,
planétaire, pour une paix que l'on prétend défendre, c'est de
briser la logique suicidaire des deux blocs. L'Europe seule n'est
pas capable d'accomplir cette tâche : elle ne peut constituer
une troisième puissance qu'avec le Tiers-Monde, en changeant
ses rapports avec lui. Alors que le parti, pas plus que le
gouvernement ou l'opposition, n'ont de politique africaine,
sinon de soutenir les dictatures les plus corrompues.
Pas de politique arabe sinon de louvoyer entre la peur du
lobby sioniste israélien, et le besoin des pétroles du Golfe et
de ses pétro-dollars.
A l'égard des peuples, c'est le bulldozer contre les Maliens,
ou le refus des mosquées.

Telles sont les trois erreurs théoriques qui ont conduit au
désastre. La première a fait le lit du patronat et de la réaction,
dont la croissance aveugle est l'affaire (dans tous les sens du
mot) ; la seconde a fait le lit du Parti socialiste, qui ne portait
pas le boulet soviétique ; la troisième a fait le lit de l’extrême-droite,
insurpassable sur le plan du nationalisme et du racisme.
Un parti conservateur peut se passer de théorie et de projet :
« l'empirisme organisateur » suffit pour maintenir des intérêts
et un passé. L'opposition n'a pas d'autre « projet » que de
revenir au pouvoir. Un parti communiste ne peut vivre sans
une vue claire du mouvement de l'histoire et un projet d'avenir
exaltant.
Le problème n'est pas celui de la disparition du parti : avec
la réserve de sacrifices et de fidélité de militants souvent
admirables, le bunker peut tenir longtemps, et ceux qui sont
à la base de cette force sont une composante irremplaçable
de notre histoire. Il ne suffit pas de changer les dirigeants ;
un renouveau véritable exige de tout repenser : l'analyse du
mouvement historique réel, l'écoute des masses et de leurs
aspirations, la méthode de pensée, d'organisation et d'action,
le projet global d'avenir et de culture.
La résurrection du socialisme en France exige une
mutation radicale. Et il n'y a pas de rupture sans ouverture
de l'homme à ce qui le dépasse.
Le problème de la décadence du Parti Communiste français
est celui de la décadence d'une société. Prétention de maintenir
le passé, ou dépassement.